L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 4/Chapitre 3

Hachette (Tome 1p. 237-258).


CHAPITRE III


La domination tatare, ses effets sur les mœurs et le caractère national. — Sur la souveraineté et l’état politique. — Causes et caractères de l’autocratie moscovite. — En quoi la Russie du dix-septième siècle différait-elle de l’Occident. — Lacunes de l’histoire russe.


L’invasion des Mongols coupa, au commencement du treizième siècle, le fil des destinées de la Russie. Les conséquences de ce terrible événement lui furent particulières, les causes ne l’étaient point. Cette catastrophe, en apparence isolée, ne fut qu’un incident de la grande lutte de l’Europe et de l’Asie, dont les croisades formèrent le principal épisode. Dans ce choc entre deux mondes, la même cause était en jeu des steppes russes aux sierras espagnoles. Vis-à-vis de l’immense armée convergente qui, de l’Asie et de l’Afrique, formait comme un gigantesque croissant prêt à envelopper l’Europe par ses extrémités, la Russie défendait l’aile gauche de la chrétienté, comme l’Espagne l’aile droite, pendant que, par une offensive hardie, la France et l’Angleterre, l’Italie et l’Allemagne, assaillaient dans les croisades le centre de l’ennemi. La Russie avait dans ses déserts du sud, en face des Petchénègues, des Polovtsy et autres nomades de race turque, soutenu cette lulle contre l’Asie longtemps avant la grande invasion du treizième siècle. Placée au poste le plus périlleux, dans le voisinage du plus vaste réservoir de barbares, abandonnée de l’Europe dont elle couvrait la frontière, elle devait succomber. Les princes russes, réunis contre les armées de Ginghiz-Khan, avaient vaillamment soutenu le premier choc sur la Kalka (1224). Une seconde invasion ne rencontra de résistance que derrière les murs des villes. Les deux capitales Vladimir et Kief, et avec elles la plupart des cités, furent prises d’assaut. Il sembla que la nation russe allait disparaître et que ces immenses plaines, qui prolongent l’Asie, allaient définitivement devenir asiatiques.

La nature, qui avait préparé l’invasion, lui marquait elle-même une limite. Les Tatars, maîtres des steppes du sud-est, où ils semblaient se retrouver dans leur patrie, se sentaient mal à l’aise dès qu’ils s’enfonçaient dans les forêts du nord. Ils ne s’y établirent point. À ces régions trop européennes pour leurs mœurs à demi-nomades, les Asiatiques demandèrent des tributaires plutôt que des sujets. Les kniazes reçurent leurs principautés en fief des Mongols ; ils durent avoir auprès d’eux une sorte de résidents tatars, des baskaks chargés de faire le recensement et de lever l’impôt. Obligés d’aller à la Horde, au cœur de l’Asie, recevoir leur investiture des héritiers de Ginghiz, ils finirent par devenir les vassaux d’un vassal du grand-khan. À ce prix, la Russie garda sa religion, ses dynasties, et, grdce à son clergé et à ses princes, sa nationalité.

Jamais peuple ne fut mis à une telle école de patience et d’abjection. Saint Alexandre Nevsky, le saint Louis des Russes, est le type des princes de cette époque, où l’héroïsme se devait plier à la bassesse. Vainqueur des Suédois et des chevaliers allemands de la Baltique, qui, au lieu de la secourir, disputaient à la Russie quelques lambeaux de territoire, Alexandre Nevsky dut, pour protéger son peuple, se fairo petit devant les Tatars. Vis-à-vis d’eux, les princes russes n’avaient d’autres armes que la prière, les présents et l’intrigue. Ils en usaient largement pour le maintien ou l’agrandissement de leur puissance, s’accusant et se calomniant les uns les autres auprès des maîtres étrangers. Sous cette avilissante et appauvrissante domination, les germes de culture déposés dans les anciennes principautés se flétrirent. Seule, la maigre et marécageuse région du nord-ouest, le pays de Novgorod et de Pskof, mis par l’éloignement à l’abri de l’invasion, put, sous une sujétion nominale, mener une vie libre et européenne.

Des multiples effets du joug, les conséquences morales sont peut-être les moins obscures. Pour les peuples, comme pour les individus, l’esclavage est malsain ; il leur courbe l’âme si profondément que, même après l’affranchissement, il leur faut des siècles pour se redresser. Toutes les nations, toutes les races opprimées s’en ressentent : la servitude engendre la servilité, l’abaissement la bassesse. La ruse prend la place de la force devenue inutile, et la finesse, étant la qualité la plus exercée, devient la plus générale. Le joug tatar développa chez les Russes des défauts et des facultés dont leurs rapports avec Byzance leur avaient déjà apporté le germe, et qui, tempérés par le temps, ont depuis contribué à leurs talents diplomatiques.

L’isolement aux deux extrémités de l’Europe et la domination musulmane qui en fut la conséquence ont, à bien des égards, fait à l’Espagne et à la Russie des destinées comparables. Entre le développement politique et religieux de ces deux pays si divers, cette double analogie a créé de singulières ressemblances ; sur le caractère des deux peuples, un joug en apparence identique a eu les conséquences les plus opposées. L’Espagnol assujetti et jamais soumis, le Castillan qui pour chasser l’infidèle n’eut recours qu’à l’épée, garda de l’invasion des Maures une fierté outrée, un orgueil national excessif, une raideur dédaigneuse de l’étranger. Le Russe, contraint de rendre les armes, le Moscovite, obligé de mettre tout son secours dans la patience et la souplesse, a gardé du joug tatar un caractère souvent moins digne, mais dont, pour le progrès de sa patrie, les défauts mêmes sont moins redoutables que les qualités espagnoles. L’oppression de l’homme, ajoutée à l’oppression du climat, creusa plus profondément certains traits déjà marqués par la nature dans l’âme du Grand-Russe. La nature l’inclinait à la soumission, à la tristesse, à la résignation : l’histoire confirma ces penchants. Comme le climat, l’histoire aussi l’endurcissait.

Un des effets de la domination tatare et de toute l’histoire russe, c’est l’importance donnée au culte national. Par là, la Russie rappelle de nouveau l’Espagne. Le malheur ouvre à la foi aussi bien l’âme des peuples que le cœur de l’individu, la religion puise une vigueur nouvelle dans les calamités publiques comme dans les deuils privés. Une telle impulsion devait être durable dans un siècle comme le treizième, en un pays comme la Russie. De tous côtés surgissaient les prophéties et les apparitions, chaque ville avait son image miraculeuse qui arrêtait l’ennemi. Au milieu de la pauvreté universelle, les richesses avec les offrandes affluaient aux églises : les noires icônes byzantines se révélaient d’argent ou d’or massif et s’entouraient de ces splendides parures de pierres précieuses qui étonnent le voyageur. Les hommes se pressaient dans les monastères, dont les murailles crénelées étaient le seul asile de la sécurité du corps comme de la paix de l’âme. La politique des Tatars tournait au profit de la religion ou du clergé. Désireux de ménager le culte des vaincus, les khans s’en faisaient presque les protecteurs. Par eux, les biens des églises furent dégrevés d’impôts, et, comme les grands-princes, les métropolitains reçurent de la Horde la confirmation de leur dignité.

Le joug d’un ennemi étranger au christianisme fortifiait l’attachement au culte chrétien. Religion et patrie ne faisaient qu’un ; la foi tenait lieu de nationalité et la conservait. Déjà s’établissait l’opinion qui lie encore la qualité de Russe à la profession de l’orthodoxie grecque et fait de celle-ci le principal garant du patriotisme. De pareils faits se sont rencontrés chez d’autres peuples ; ce qui est propre à la Russie, c’est que toutes les guerres de son histoire ont eu le même effet. Grâce aux différences de culte, ses luttes contre le Polonais, le Suédois ou l’Allemand ont pris un aspect religieux, aussi bien que sa longue croisade contre le Tatar et le Turc. Pour ce peuple, toute guerre devenait une guerre de religion, et le patriotisme se renforçait de la piété ou du fanatisme. Dans ses combats contre l’infidèle, l’hérétique ou le latin, le Russe apprit à considérer son pays, la seule terre orthodoxe affranchie du joug musulman ou papiste, comme une terre bénie, un sol sacré. Il finit par se regarder, à la façon du Juif, comme le peuple de Dieu, et, rempli pour sa patrie d’un respect religieux, il l’appela la sainte Russie.

Sur la souveraineté politique la domination tatare eut deux effets connexes ; elle hâta l’unité nationale, elle renforça l’autocratie. Le pays qui, sous le régime des apanages y semblait tomber en dissolution, fut relié ensemble par l’oppression étrangère comme par une chaîne de fer. Suzerain des grands-princes, qu’il élevait et détrônait à volonté, le khan leur conférait son pouvoir. La tyrannie asiatique, dont ils étaient les délégués, autorisait les grands-princes à gouverner tyranniquement. Leur {{{2}}} vis-à-vis des Russes avait son principe dans leur servitude vis-à-vis des Tatars. Grdce à la Horde, il y eut ainsi dans les mains du veliki-kniaz de Moscou, transformé en agent général des Tatars, une concentration territoriale des différentes principautés, en même temps qu’une concentration politique des pouvoirs. Toutes les libertés, tous les droits ou privilèges disparurent. La cloche du vetché cessa d’appeler les villes aux assemblées populaires. Les boïars et les anciens princes apanagés n’eurent plus d’autres dignités que celles que leur conféra le souverain. Aristocratique ou démocratique, tout germe de gouvernement libre fut étouffé. Il ne resta plus qu’un pouvoir, le grand-prince, l’autocratie, qui après plus de cinq cents ans demeure encore la base de l’empire.

C’est aux Mongols, disait au commencement du siècle Karamzine, que Moscou est redevable de sa grandeur et la Russie, de l’autocratie. Cette opinion est aujourd’hui contestée par le patriotisme russe : il préfère chercher les fondements de l’autocratie moscovite dans les conditions physiques et économiques de la Grande-Russie, dans le caractère même du Grand-Russien, dans ses institutions à forme primitive ou patriarcale, dans sa conception de la famille et de la souveraineté domestique.

Autrefois on expliquait toute la Russie, le caractère de la nation comme la nature du gouvernement, par la domination mongole. De nos jours cette opinion a perdu presque tout crédit. Parmi les historiens contemporains, la plupart regardent le long règne des Tatars comme une simple superposition d’un élément étranger dont le poids, il est vrai, a lourdement pesé sur le peuple conquis, mais sans que les mœurs ou l’esprit de l’envahisseur asiatique aient aucunement pénétré dans le foyer ou dans l’âme de ses vassaux russes. À ce contact de trois siècles avec les héritiers de Genghiz, on ne reconnaît qu’une influence extérieure, superficielle, toute mécanique. À cette longue période de la Tatarchtchina on n’attribue guère d’importance que par ses effets indirects, par l’isolement où elle a jeté la Russie, par le brusque arrêt apporté à sa croissance normale[1].

On ne saurait s’étonner de cette réaction contre les anciens historiens et les anciennes opinions. Tous les peuples aujourd’hui refont à peu près leur histoire dans le même sens, s’efforçant de réduire ou d’éliminer de leur vie nationale tout ce qui vient de l’étranger et surtout de la conquête. Ainsi font souvent les Anglais pour la conquête normande, ainsi faisons-nous nous-mêmes pour les invasions germaniques. Cela tient à deux raisons. D’un côté, dans l’histoire des nations comme dans celle du globe, l’historien, à l’instar du géologue, diminue de plus en plus l’importance des révolutions et des catastrophes soudaines, en faveur des actions lentes ou continues et des causes permanentes. D’un autre côté, par une sorte de patriotisme souvent inconscient, on écarte les impulsions du dehors et le choc violent des envahisseurs pour ne rien devoir qu’à soi-même, pour ne considérer que le développement spontané et interne du génie national. Les nouvelles habitudes scientifiques, les tendances, pour ainsi dire, naturalistes et biologistes de la critique ou de l’histoire fortifient ce penchant. On se plaît à considérer les peuples comme des êtres vivants dont chacun possède en soi le principe et la loi de sa propre croissance. D’accord avec cette conception, chaque peuple aime à revendiquer la spontanéité de son génie et de son développement historique.

Ce que font les Russes à l’égard des Tatars, les Espagnols le font pour les Arabes. La péninsule qui, plus malheureuse que la Russie, a, durant des siècles, été presque tout entière directement gouvernée par des Sémites ou des Berbères, se défend d’avoir été moralement façonnée par ses maîtres musulmans.

En de telles revendications il y a une grande part de vérité : ce n’est ni le Tatar qui a fait la Russie, ni le Maure qui a fait l’Espagne. Si, par une naturelle réaction contre des opinions anciennes et outrées, on tombe parfois aujourd’hui dans l’excès inverse, oubliant trop qu’un peuple n’a pu, sans en garder la marque, passer des siècles dans la sujétion, il semble incontestable qu’autrelois on a singulièrement exagéré l’influence musulmane sur la Russie, oubliant trop que, outre leur religion, les Russes ont toujours conservé leur propre gouvernement et leurs propres lois, et que tout cela les défendait contre une servile imitation du maître étranger.

Les nomades des steppes d’Asie sont loin d’avoir été les seuls précepteurs historiques de la Moscovie. À côté de l’influence asiatique des dominateurs mongols ou turcs, la Russie, nous l’avons dit, a subi de bonne heure une influence plus discrète et non moins puissante, à la fois antérieure et postérieure à celle des Tatars, et qui, au lieu d’être combattue par les croyances ou les préjugés du peuple, était fortifiée por ses sympathies et ses superstitions. De Vladimir à Pierre le Grand, la Russie n’a jamais entièrement échappé à l’ascendant byzantin qui s’exerçait par le clergé, par les écoles, par les lois, par la littérature. L’autocratie moscovite, par exemple, ne doit-elle pas autant à la cour orthodoxe des empereurs du Bosphore, qu’au sérail à demi nomade des Khans mongols ? Si le régime de la Horde, que l’on pourrait aussi décorer du nom de patriarcal, a pu donner une couleur asiatique au tsarisme, grandi à son ombre, n’est-ce pas à Byzance et aux Grecs du Bas-Empire que les princes russes ont emprunté le type et le modèle, avec les formes, l’étiquette et le nom même de l’autocratie, comme après la chute de Constantinople Ivan III empruntait aux Paléologues l’aigle impériale[2].

Ce qui est vrai du gouvernement et de l’autocratie semble l’être de bien d’autres choses. Une grande part de ce que dans les mœurs, les modes, les arts, les lois moscovites, on est tenté d’attribuer aux Tatars peut en fait revenir aussi bien aux Byzantins. À Byzance autant qu’aux Tatars reviennent le voile et la claustration des femmes enfermées dans le terem[3] ; à Byzance peut-être aussi les prosternations et le « battement du front » (tchélobitié) avec les formules humiliantes de la cour des grands princes ; à Byzance encore les longs vêtements, le caftan et l’armiak[4], toujours portés par les vieux Russes ; à Byzance même et aux codes des empereurs les verges si ce n’est le knout, les châtiments corporels et les supplices raffinés. On peut se poser la même question pour l’art et pour la poésie, où l’on s’était trop souvent pressé de découvrir une inspiration asiatique. Il est permis de mettre en doute l’opinion des savants qui, dans les chants populaires historiques, dans les bylines russes, ont cru reconnaître des imitations de chants tatars[5], ou des archéologues qui, dans les coupoles russes aux formes bulbeuses, se sont flattés de retrouver un type mongol, en vogue du Gange au Dniepr, partout où régnèrent les successeurs de Genghiz et de Timour[6].

Le plus souvent, dans la vie privée comme dans la vie publique, il est malaisé de faire la part de l’oppresseur musulman et du précepteur orthodoxe, les pacifiques instructions de l’un ayant d’ordinaire confirmé les rudes exemples de l’autre. Entre les enseignements pris à l’école de deux maîtres si différents, il est d’autant plus difficile de distinguer que, à travers toutes les oppositions des deux peuples et des deux civilisations, Byzantins et Tatars donnaient en somme à la jeune Russie des leçons analogues. De Byzance et de Saraï, de la cour amollie du vieil empire en enfance et du camp à demi nomade de pasteurs incultes, des pâles héritiers des traditions classiques et des Tatars, devenus, grâce à leur conversion à l’Islam, les disciples des Arabes et des Persans, ce qui venait surtout à la Russie c’étaient des modèles de despotisme et des exemples de servitude. Aussi, dans la trame grossière de la vie russe, est-il souvent difficile de démêler ces deux fils également orientaux, tant les couleurs nous en paraissent semblables. Pour le malheur des Russes, la civilisation usée de leurs instituteurs chrétiens et la barbarie stationnaire des conquérants musulmans, au lieu de se corriger ou de se neutraliser l’une l’autre, corroboraient chez eux les mêmes défauts. Loin de se faire contrepoids, la double impulsion, qui leur venait du dehors, les poussait dans le même sens et les isolait presque également de l’Europe. Vassal du Tatar ou élève du Byzantin, le Moscovite respirait un air oriental si ce n’est asiatique, car la Byzance du Bas-Empire relevait autant de l’Asie que de la Grèce ou de Rome.


C’est une terrible et admirable histoire que celle de l’autocratie de Moscou, grandie à l’ombre de la Horde. Jamais d’aussi modestes débuts n’atteignirent aussi rapidement à la grandeur, jamais il n’y eut plus frappant exemple de la puissance de la tradition dans une maison souveraine qui, avec le sang et l’héritage, se transmet le but et la tâche, dont les vues, d’abord bornées, vont s’élargissant de génération en génération et où les facultés même semblent s’accroître par une sorte de sélection.

Hommes rusés, avides, peu chevaleresque, peu scrupuleux, qui préparent patiemment la grandeur par la bassesse ; princes pour la plupart d’un esprit médiocre, loin de se distinguer par les brillantes qualités des kniazes de l’époque précédente ; figures ternes, de peu de relief, de peu d’individualité, dont à distance les traits semblent se confondre[7], ces Ivan et ces Vassili du quatorzième siècle accumulent des richesses dans leur trésor et agrandissent leur patrimoine à la façon d’un héritage privé, et cela, semble-t-il d’après leurs traités et leurs testaments, sans idée politique bien nette, plutôt en propriétaires, jaloux d’arrondir leurs domaines, qu’en souverains, ambitieux d’étendre leurs États[8]. Ce caractère, privé, domanial, le vaste empire moscovite le conservera dans son gouvernement et son administration, à travers tous ses succès et toutes ses conquêtes jusqu’à la réforme de Pierre le Grand[9].

L’établissement de l’hérédité directe donna à Moscou la constitution qui lui valut de triompher de tous ses rivaux asiatiques ou européens. Un kniaz de Moscou, Jean Kalita, obtient de la Horde vers 1330 le titre de grand-prince ; se faisant le fermier général des impôts tatars, il augmente rapidement sa puissance avec ses richesses. Son petit-fils, Dmitri Donskoî, le seul héros de la famille, se sent déjà assez fort pour tenter contre la Horde le sort des armes. Vainqueur à Koulikovo, sur les bords du Don (1380), il expie par des revers une victoire prématurée. Parfois en révolte contre les khans, le plus souvent leurs humbles tributaires, les successeurs de Dmitri rétablissent par la finesse la puissance moscovite un instant compromise par la vaillance. Pendant que sous leur main la Russie s’unifiait, la Horde d’or se démembrait en trois khanats. À la fin du quinzième siècle paraît Ivan III, vrai grand monarque à la façon des plus grands de ses contemporains, de Louis XI ou de Ferdinand le Catholique. Ivan III réduit le khanat de Kazan au vasselage ; son petit fils Ivan VI assujettit Kazan et Astrakan. Ivan III dépouille les princes apanagés, Ivan IV abaisse les boïars et les anciennes familles. Le premier soumet Novgorod, le second en achève la ruine par les supplices et les déportations. Les dernières principautés, les dernières villes libres, disparaissent, et avec elles tout droit des princes, des grands ou du peuple. La Russie est unifiée de la Caspienne à la mer Blanche, et dans cet empire, déjà le plus vaste de l’Europe, il n’y a qu’un pouvoir, le tsar. Sous Jean IV, Ivan le Terrible, l’autocratie, arrivée à son apogée, aboutit à une espèce de terreur méthodique. Fourbe mystique, d’une piété inhumaine et d’une atrocité sarcastique, réformateur sanguinaire, élevé au milieu des soupçons et des complots, esprit singulièrement libre et curieux pour son temps et son pays[10], mêlant le sens pratique du Russe à des bizarreries d’halluciné, assassin de son fils et mari d’autant de femmes qu’Henri VIII, Ivan IV, l’ennemi des boïars, est comme Néron demeuré populaire. Trop honni jadis, peut-être trop vanté aujourd’hui, ce tsar niveleur est le sauvage précurseur de Pierre le Grand, avec lequel les ballades rustiques l’ont parfois confondu[11], et qui, lui aussi, eût mérité le nom de Terrible.

Affranchis de la domination tatare, les Russes s’étendent en tout sens sur leurs vastes plaines. Descendant le Volga, ils débouchent dans la Caspienne, sur le chemin du Caucase et de l’Asie centrale ; remontant la Kama, ils franchissent l’Oural, et un brigand cosaque conquiert la Sibérie.

Avec les Tatars, le champ (pole), la steppe du Sud avait temporairement assujetti la forêt du Nord sans pouvoir se l’assimiler. Avec les tsars moscovites, la région forestière, devenue le siège d’un État agricole, stable et centralisé, tel qu’il ne s’en pouvait former dans la mer sèche[12] des steppes, soumet à son tour la région déboisée et, par la défaite des nomades, par la colonisation et l’agriculture, l’incorpore à l’Europe.

En même temps, les Russes se retournent brusquement vers l’Occident, vers la Baltique et le Dniepr, vers leur point de départ européen. L’invasion mongole avait séparé la Grande-Russie moscovite du berceau de l’empire de Rurik, de la Russie-Blanche et de la Petite-Russie, tombées aux mains des Lithuaniens et des Polonais. Au nord, les Suédois et les chevaliers teutoniques, après les Porte-glaives, détenaient les rives de la Baltique. La Moscovie était ainsi comprimée entre deux rangées d’États ennemis, qui semblaient devoir l’étouffer : à l’est les Tatars, à l’ouest les Lithuaniens et l’ordre teutonique. Une fois délivrée des Tatars, il restait, entre la Russie et l’Occident, une épaisse barrière chrétienne, une muraille hostile, construite de ses propres débris. Elle avait à percer jusqu’à l’Europe et à la mer : de là sa lutte avec la Suède, héritière des chevaliers allemands de la Baltique, avec la Pologne, héritière de la Lithuanie, lutte qui, après avoir été sur le point d’anéantir la Moscovie, finit par coûter l’existence à la Pologne.

La mort des fils d’Ivan le Terrible ouvrit une crise où la Russie faillit tomber en pièces ; à peine achevée, l’œuvre laborieuse des princes moscovites sembla près de périr avec leur famille. Dans ce pays, où elle était tout, la souveraineté manqua. L’état de la Russie rappelait l’état de la France à la mort de Charles VI, lorsqu’à Paris régnait un roi anglais. La maison tsarienne éteinte, le Kremlin était disputé entre une suite d’usurpateurs et d’imposteurs soutenus par l’étranger ; un moment, les Polonais campaient dans Moscou, et Ladislas, fils du roi de Pologne, était proclamé tsar. La nationalité russe et l’orthodoxie grecque, également en péril, se sauvèrent par leur union. C’est du fond de ce peuple, inerte en apparence, que partit le mouvement qui mit fin à l’anarchie intérieure et à la domination étrangère. Un boucher de Nijni, Minine provoqua le soulèvement national dirigé par le prince Pojarski. Les Polonais repoussés, une nouvelle famille, celle des Romanof, est appelée au trône par le zemskii sobor, sorte d’états généraux. Chez ce peuple qui venait de se sauver lui-même, la vacance du trône n’avait éveillé ni le sens ni le goût de la liberté. Selon le mot du slavophile Khomiakof, le peuple, ayant rétabli l’ordre et refait un tsar, donne sa démission de la politique. La nouvelle maison tsarienne aura le même pouvoir que l’ancienne ; elle lui redonne seulement un caractère plus religieux, plus paternel. En vain l’exemple de la noblesse polonaise ou de l’aristocratie suédoise excite l’émulation des boïars ; en dépit de quelques formules[13], en dépit du zemskii sobor, l’autocratie reste la loi de la Russie. La servitude du paysan, définitivement lié à la glèbe par l’usurpateur Boris Godounof, est le seul privilège des nobles : ni minorités, ni interrègnes, ni invasions n’ont pu donner à aucune classe de la nation de droits ou de libertés vis-à-vis du souverain.

À un Russe qui lui disait que l’autocratie avait relevé la Russie abattue par les Tatars, un étranger répondait qu’elle l’avait relevée à genoux. Les formules habituelles des Moscovites, vis-à-vis de leurs souverains, laissent bien loin derrière elles tout ce qu’inventa jamais la servilité des cours de l’Occident. Dans les pétitions ou les déclarations publiques, grands et petits s’intitulaient les serfs, les esclaves ou kholopy du tsar. Catherine II fut la première à montrer quelque répugnance pour ces abjectes qualifications ; elles étaient si bien dans les habitudes nationales qu’elles sont souvent employées comme synonymes de sujets. Dans ses fameuses lettres au prince Kourbsky, Ivan IV appelle le roi de Pologne un esclave d’esclaves, voulant dire qu’il était le sujet de ses sujets. Pierre le Grand lui-même, en rendant compte du siège d’Azof à Romodanovski, auquel il s’amusait à faire jouer le rôle de tsar, prenait, vis-à-vis de ce souverain de parade, la qualification de serf[14]. Sous Pierre comme sous Ivan, ce n’était pas là un vain mot ; le souverain disposait à son caprice des biens, comme de la vie de ses sujets. Habitués à se prosterner devant leurs maîtres en frappant la terre de leur front, les Russes ont appelé battement du front, tchélobitié les suppliques remises au tsar. Pour se rapetisser devant leur prince, alors même qu’ils n’étaient point admis en sa présence, les boïars moscovites, au lieu de signer de leur nom, employaient dans leurs pétitions des diminutifs serviles. Ces formes avilissantes descendant de classe en classe, chacun se faisant petit devant ses supérieurs, la bassesse, avec l’arrogance, pénétrait de degré en degré jusqu’au fond de la nation.

Chez ce peuple esclave, ces formules, pour nous si répugnantes, étaient ennoblies par le sentiment religieux et une naïve sincérité : il s’y mêlait aussi quelque chose de cet esprit patriarcal qui se retrouve partout en Russie. Le tsar, comme le seigneur, était appelé père, petit père, et ces noms, empruntés aux liens les plus chers de la famille, qui aujourd’hui encore donnent à la politesse populaire un caractère si primitif et si affectueux, n’étaient point pour le peuple de vains titres. La dernier des paysans pouvait parler au tsar en le tutoyant, il voyait en lui un protecteur naturel contre l’oppression des boïars, et tous les tsars se sont regardés comme tels. Le souverain était à la fois le père investi d’une autorité absolue sur ses enfants, et le maître, le propriétaire disposant de la terre et de toutes choses comme de son bien.

Un épisode de l’histoire du seizième siècle met nettement en relief, avec les rigoureuses sévérités du tsarisme, la soumission des sujets, digne et touchante jusque dans ses abaissements. C’est la réduction de Pskof, la république sœur de Novgorod, par Vassili, fils d’Ivan III, père d’Ivan IV, tous deux décorés par leurs contemporains de ce nom de terrible ou menaçant (grozny) qui semble l’attribut de la dynastie ou du régime. « Ton patrimoine, la ville de Pskof, se jette à tes pieds, » disaient à Vassili, venu pour leur enlever leurs dernières franchises, les envoyés d’une des deux ou trois villes russes qui ont connu la liberté ; « fais grâce à ton vieux patrimoine. Nous, tes enfants orphelins, nous te sommes attachés, à toi et aux tiens, jusqu’à la fin du monde. À Dieu et à toi tout est permis dans votre patrimoine[15] » Vassili fait savoir qu’il veut la suppression du vetché et de tous les privilèges que ses ancêtres ont par serment confirmés à Pskof. « Il est écrit en nos annales, dit un bourgeois dans la dernière assemblée de la ville, que les hommes de Pskof ont juré fidélité au grand-prince et que celui ci leur a permis de vivre librement selon leurs coutumes. Il est dit que la colère divine frappera celui qui ne tiendra pas son serment. Par la grâce de Dieu, notre souverain dispose aujourd’hui selon sa volonté de Pskof, son patrimoine, de nous tous et de la cloche qui nous rassemblait. Nous n’avons pas été parjures à notre serment, nous ne lèverons pas la main contre notre souverain : nous nous réjouissons de sa présence et le supplions seulement de ne pas nous anéantir tout à fait. » Les Pskovites descendirent en pleurant la cloche qui, depuis des siècles, les convoquait au vetché. Vassili, étant entré dans la ville, les assura de ses bonnes grâces, et, ayant réuni les principaux habitants, il leur fit annoncer qu’ils devaient, avec leurs femmes et leurs enfants, quitter leur ville natale pour s’établir dans le centre de la Russie et « y vivre heureux par la grâce du tsar ». La nuit même, 300 familles étaient dirigées sur Moscou, et bientôt des Moscovites du bassin du Volga venaient, par ordre de Vassili, occuper aux bords du lac Peipous la place des Pskovites déportés. Des procédés semblables, renouvelés de Ninive ou de Babylone, avaient été employés avec Novgorod ; c’est ainsi que les tsars unifiaient et nivelaient leur empire. De tels exemples font comprendre l’autocratie russe de Pierre le Grand à Nicolas.

Cette autocratie, cette concentration de tous les pouvoirs et de toute la vie nationale en une seule main, était-elle tout entière sortie de l’histoire, sortie de l’oppression tatare ou des leçons byzantines ? Nullement, les écrivains russes sont en droit de le nier. C’est dans la nature et le sol même, dans les conditions physiques et économiques de la Russie, dans l’étendue et la pauvreté des maigres régions forestières où grandit l’État moscovite, c’est dans la disproportion entre l’immensité du territoire et la rareté de la population que, de Rurik à Pierre le Grand, il faut chercher les premières raisons de la forme du gouvernement russe, la cause première de la lenteur du développement politique et civil du pays. C’est par là que s’explique, pour la Russie, la durée de la période de formation, et, pour ainsi dire, de la vie historique embryonnaire ; par là que s’explique ce qu’un de ses historiens appelle, chez elle, la prolongation de la période d’état liquide[16]. Quoi de plus difficile, en effet, que d’asseoir quelque chose de solide, quelque chose de stable et de durable sur ces plaines sans limites où déferlait librement le flot des invasions, où la population semblait toujours sur le point de s’écouler et de se perdre, comme les ruisseaux dans le désert, si bien que, pour la retenir et la fixer au sol, il fallut recourir au servage ?

Dans un pareil pays, plus étaient frêles les liens entre l’homme et la terre, les liens entre les diverses régions et les diverses tribus, plus devait être fort le pouvoir capable de créer et de faire vivre l’État. C’est ainsi que Solovief a pu dire que l’énergie excessive, que la tension démesurée de l’organisme gouvernemental était une conséquence naturelle de la débilité et du développement incomplet du corps social. La faiblesse des liens internes et spontanés a été compensée par la centralisation extérieure, par la concentration mécanique de toutes les forces nationales aux mains de l’autocratie.

En quoi la Russie des premiers Romanof, la Moscovie du dix-septième siècle, appartenait-elle à l’Europe ? Construite sur des fondations slaves par des chefs germaniques, cimentée par le christianisme sous l’influence de la nouvelle Rome, la Russie que renversèrent les Tatars avait des bases européennes. Celle que Moscou éleva sur ses débris était faite de matériaux hétérogènes, en partie empruntés à l’Asie : c’était un édifice d’architecture bâtarde, mêlée de byzantin et de mongol, de gothique et de renaissance, un édifice ressemblant à la bizarre et presque monstrueuse église de Vassili-Blagennoï, bâtie à Moscou par Ivan le Terrible.

Une chose frappe dans l’histoire russe, c’est sa stérilité, son indigence relative ; à travers toutes ses péripéties, elle a manqué des grands mouvements religieux ou intellectuels, des grandes époques sociales ou politiques, qui ont marqué la vie si agitée et si active des peuples occidentaux.

À ses origines, la Russie avait connu les quatre grandes forces dont la lutte a fait l’histoire et les institutions des nations européennes. Elle aussi avait eu, au-dessous de l’Église et de la royauté, des germes d’aristocratie et de démocratie ; mais les uns et les autres avaient été de bonne heure étouffés, et l’Église elle-même, malgré son ascendant, n’avait guère été que l’auxiliaire respecté, mais docile, de la monarchie.

L’histoire de la Russie se distingue de l’histoire des autres nations européennes plutôt par ce qui lui fait défaut que parce qu’elle possède en propre, et, à chaque lacune de son passé, correspond dans le présent un vide que le temps n’a pu combler, une lacune dans la culture, dans la société, parfois dans l’esprit russe lui-même. Cette vacuité de l’histoire, cette absence de traditions et d’institutions nationales, chez un peuple qui n’a encore pu s’approprier celles d’autrui, me semble une des secrètes raisons des penchants négatifs de l’intelligence russe, une des causes lointaines du nihilisme ou « riénisme » moral et politique.

Dans cet état, déjà dix fois séculaire, rien n’a été consacré par le temps. Le pays est vieux et tout y est neuf. « Chez vous, écrivait à un Russe l’un des hommes qui ont le mieux connu la Russie, rien n’est respecté parce que rien n’est ancien[17]. »

Comparée à celle des peuples d’Occident, l’histoire russe parait toute négative. La Moscovie n’avait eu ni la féodalité qui, avec l’idée de la réciprocité des services et des devoirs, nourrit le sentiment du droit ; ni la chevalerie, d’où vint à l’Occident le sentiment de l’honneur, dont Montesquieu faisait le fondement de la monarchie, et qui, là où la liberté s’éteignit, maintint encore la dignité humaine. La Russie n’eut jamais de gentilshommes, et sa seule chevalerie, ce furent les Cosaques, armées de déserteurs et de serfs fugitifs, républiques d’aventuriers à demi croisés, à demi pirates, dont la steppe garantissait la sauvage liberté.

La Russie n’avait eu ni communes, ni chartes, ni bourgeoisie, ni tiers état. Novgorod, Pskof, Viatka, reléguées aux extrémités du pays, formaient une exception honorable pour le génie de la nation, insignifiante pour son développement. Les villes mêmes lui faisaient défaut ; dans la Moscovie sortie du joug tatar et nivelée par l’autocratie, il n’y avait guère qu’une ville, la résidence du souverain, et cette capitale n’était elle-même qu’un immense village. La Moscovie était un État de paysans, un empire rural : or sans villes, ni richesse, ni art, ni science, ni vie politique ;. selon l’étymologie, sans cité pas de civilisation.

Comme les pays de l’Occident, la Russie avait eu la centralisation monarchique : elle n’avait eu aucun des instruments ou des institutions des monarchies européennes, parlements ou universités, hommes de robe ou de plume. Elle avait des souverains : elle n’eut jamaisde cour. Enfermées dans le terem, gynécée tatar ou byzantin, les tsarines et les tsarevnas laissaient les tsars à la grossièreté de leur sexe. La Moscovie n’eut ni châteaux ni palais ; le Kremlin n’éiait qu’une forteresse et un couvent, où de vulgaires plaisirs de soldats alternaient avec une fastidieuse solennité ecclésiastique[18].

L’Église russe avait un clergé national, patriote et respecté ; elle avait ses monastères, elle eut ses synodes ou conciles nationaux ; elle n’eut ni les ordres religieux, ni la scolastique, ni les grandes hérésies, ni les grands conciles de l’Église latine. La Russie eut des sectes ignorantes, rustiques, sans discussion des textes originaux, sans connaissance des langues anciennes ; elle resta en dehors de la Reforme, des luttes savantes et lettrées qui, par la liberté de penscr, conduisirent à la liberté politique. Étrangère à la Réforme, elle le fut également à la Renaissance. L’antiquité, qui l’avait jadis à peine effleurée, ne fut pas chez elle, comme en Allemagne, naturalisée par une seconde éducation.

Liée à Byzance par la religion et le voisinage, la Russie reçut peut-être un plus grand nombre d’émigrants grecs que l’Italie et l’Occident. Après la chute de Constantinople et le mariage d’Ivan III avec l’héritière des derniers empereurs, les Grecs affluèrent à Moscou. Ils y apportèrent l’étiquette byzantine et des traités de dévotion ; ils n’avaient pas là, comme en Occident, les lettres et le génie classiques à ranimer sous les cendres de l’antiquité. La Russie, avec les Grecs, eut beau faire venir quelques artistes italiens, quelques techniciens allemands, elle n’eut ni l’art, ni la littérature de l’Europe, ni l’imprimerie, qui multipliait la pensée, ni les découvertes géographiques, qui, avec la conception du monde, élargissaient l’esprit moderne[19].

En sortant de l’invasion tatare, la Moscovie s’était réveillée en plein moyen âge : encore sans les croisades et la chevalerie, sans les troubadours ou les trouvères, sans les scolastiques et les légistes, n’avait-elle eu qu’un moyen âge tronqué. Sans la Réforme, sans la Renaissance, sans la Révolution, son histoire moderne a été plus incomplète encore. Des grands faits comme des grandes époques de l’Europe, du douzième au dix-huitième siècle, elle n’a ressenti qu’un lointain contre-coup. Que serait un peuple de l’Occident auquel tout cela aurait manqué, et par où combler de tels vides ?

Privée de tout ce qui remplit celles des nations occidentales, l’histoire de la Russie apparaît pauvre, terne et déserte comme ses plates campagnes du Nord ; souvent émouvante et dramatique, elle ressemble trop fréquemment à ces romans ou à ces pièces de théâtres dont tout l’intérêt est dans l’intrigue et les péripéties des faits. Nul peuple n’a reçu des siècles une éducation aussi défectueuse et en même temps aussi douloureuse. Il lui a été refusé de regagner en originalité ce qui lui a manqué en variété. La Russie a eu assez de voisins et de rapports avec eux pour toujours rester dans l’imitation. Elle a passé successivement sous le joug moral du Grec et du Tatar, du Lithuanien et du Polonais, pour finir par celui de l’Allemand et du Français. Toujours dans une sorte de vasselage intellectuel, copiant les usages, les idées, les modes de l’étranger, elle est demeurée presque également impuissante à acclimater chez elle les institutions d’autrui et à s’en donner de nationales.

Au dix-septième siècle, la Russie n’avait encore qu’un organisme rudimentaire, embryonnaire ; en dehors de l’Église, elle ne possédait que deux institutions, l’une à la base de l’État, l’autre au sommet, et toutes deux peu favorables au développement de l’individualité : la commune solidaire et l’autocratie, avec le servage pour lien. L’oppression tatare et la lutte contre la Pologne avaient absorbé toutes ses forces. À ceux qui lui demandaient ce qu’il avait fait pendant la Terreur, l’abbé Sieyès répondait : « J’ai vécu. » À semblable question sur son inertie séculaire, la Russie eût pu faire même réponse. Pour n’être pas écrasée par les Mongols, il lui avait fallu longtemps faire la morte. Tout le travail de la Moscovie avait été de se constituer matériellement en corps de nation. Comme un enfant d’un tempérament robuste, elle sortait fortifiée et endurcie d’épreuves qui la devaient tuer ; mais les assauts, qui lui avaient donné la vigueur physique, avaient entravé son développement intellectuel. Vis-à-vis des autres peuples de l’Europe, elle n’avait eu qu’une éducation rustique, grossière : les maîtres et le temps même de la culture de l’esprit lui avaient manqué.



  1. Le grand historien moscovite, M. Solovief, a été jusqu’à dire que les trois siècles de sujétion tatare n’avaient guère laissé plus de vestiges en Russie que les rapides incursions des Petchénègues et des Polovtsy.
  2. Le titre russe de Samoderjets n’est guère que la traduction littérale, le calque du titre grec autocrator.
  3. Malgré sa consonance avec l’arabe harem, le mot terem, nom du gynécée russe, vient du grec teremnos qui signifie chambre, maison.
  4. Le mot caftan vient cependant du turc ou tatar ; armiak vient d’Arménie.
  5. Sur l’origine aryenne on touranienne de ces chants, voyez M. A. Rambaud, la Russie épique.
  6. Viollet-le-Duc, dans son livre de l’Art russe (1877), a ainsi prétendu retrouver partout, dans l’architecture, dans l’ornementation, dans la calligraphie russes, une influence décidément tatare et indienne. Les savants russes, tels que le comte S. Strogonof et M. Bouslaef, ont montré tout ce qu’il y avait d’erreur et de fantaisie dans cette théorie ainsi généralisée ; ils ont prouvé, à l’aide des monuments, que la plupart des traits et des ornements, que l’architecte français voulait faire remonter aux Mongols et à l’Inde, proviennent en réalité des Slaves du sud et des Byzantine. (Voyez en particulier M. Bouslaef, dans la Krititcheskoe Obosrênié de Moscou (janvier et mars 1879), et aussi la brochure du savant P. Martyuof, l’Art russe, Arras, 1878).
  7. « Tous ces princes de Moscou, dit Solovief, se ressemblent : dans leurs faces sans passion, il est difficile pour l’historien de distinguer les traits caractéristiques de chacun. Ils sont tous imbus de la même idée, ils marchent tous dans le même chemin, et cela lentement, prudemment, mais d’uno manière interrompue et inflexible. » (Istoriia Rossii, t. IV.)
  8. Le mot gosoudar, qui aujourd’hui signifie souverain et n’est employé que pour l’empereur, avait lui-même à cette époque le sens de khoziaïn, propriétaire.
  9. Voyez particulièrement M. Tchitchérine, Opyiy po istorii Rousskago prava et Oblastnya outchregdéniia Rossii v XVII u.
  10. Voyez la curieuse correspondance d’Ivan IV avec le rebelle Koursbsky et avec la reine Elisabeth.
  11. Voy. Alf. Rambaud, la Russie épique.
  12. Soukhovoé moré, expression de l’historien Solovief.
  13. On connait la célèbre formule : « Les boïars ont délibéré, le tsar a ordonné. »
  14. Oustrialof. Histoire de Pierre le Grand. D’après les savants russes, il est vrai, ces qualifications, n’avaient à l’origine rien d’abject ; kholop ou esclave signifiant simplement serviteur.
  15. Chronique de Pskof, citée par Karamzine, t. VII. Cette comparaison entre Dieu et le souverain revient souvent dans les Chroniques russes et se retrouve encore dans les adages du paysan : Il a plu à Dieu et au prince, Dieu et le tsar aviseront », étaient des expressions proverbiales.
  16. Solovief, Sbornik Gosoudarsivennykh Znanii, 1879.
  17. Joseph de Maistre (lettre au prince Koslovski, da 24 oct. 1815). Tchnadaef exprimait vingt ans plus tard une idée au fond analogue, lorsqu’il disait : « La civilisation du genre humain ne nous a pas touchés. Ce qui, chez les autres peuples, est depuis longtemps passé dans la vie est jusqu’à présent demeuré pour nous spéculation et théorie. » Herzen lui-même ne disait pas autre chose lorsqu’il écrivait (Du développement des idées révolutionnaires en Russie) : « Nous sommes libres du passé parce que notre passé est vide, pauvre, étroit. »
  18. Voyez les ouvrages de M. Zabieline sur la Vie privée des tsarines et la Vie privée des tsars russes.
  19. Ivan le Terrible protégea l’introduction de l’imprimerie à Moscou ; mais les premières presses russes, mal vues du peuple, ne donnèrent que des livres de dévotion.