L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 3/Chapitre 2

Hachette (Tome 1p. 149-164).


CHAPITRE II


Le caractère russe et la lutte contre le climat. — Le Nord loin d’être toujours la patrie naturelle de la liberté. — Résignation, passivité et endurcissement au mal. — Esprit pratique et instincts réalistes — Impressions de la nature, sa tristesse. — Sa grandeur et sa pauvreté. — Effets de ce contraste. — Des prétendus goûts nomades des Russes. — La monotonie de la Grande-Russie et le manque d’originalité.


L’influence directe du climat sur l’organisme et sur les habitudes, sur les conditions physiques et économiques de la vie, n’est ni la seule, ni peut-être la plus profonde. La nature exerce indirectement une action considérable sur les idées, sur les sentiments, sur le caractère tout entier, par les passions qu’elle provoque et les facultés qu’elle met en jeu. La première remarque que suggère le sol de la Grande-Russie, c’est que la vie y est, plus que partout ailleurs, une lutte contre la nature, lutte corps à corps contre un ennemi toujours présent et jamais vaincu. Sous ce ciel, l’homme ne peut, comme dons nos pays tempérés, oublier son adversaire ; il n’en peut triompher complètement, et, tout en lui disputant pied à pied le terrain, il doit souvent céder à une force supérieure. De là plusieurs des traits en apparence opposés du caractère national russe. Celle guerre est avant tout une école de patience, de résignation, de soumission. Ne pouvant rejeter de sa tête le joug de la nature, le Grand-Russe a supporté plus patiemment celui de l’homme ; le premier la plié au second. La tyrannie du climat l’avait préparé au pouvoir absolu. Tout son effort étant de vivre, le despotisme lui a paru moins lourd. Il ne faut point admettre sans distinction l’ancienne théorie qui vouait les peuples du Nord à la liberté, ceux du Sud à la servitude. À une certaine latitude, dans un ensemble donné de conditions physiques, le Nord peut courber les âmes comme les corps, et la civilisation seule être capable de les redresser. Le grand avantage du Nord, c’est que chez lui cette efficacité libératrice de la civilisation est toujours possible, tandis que dans les contrées tropicales le succès final en semble encore douteux.

Une des qualités que le climat et la lutte contre la nature ont le plus développées chez le Grand-Russien, c’est le courage passif, l’énergie négative, la force d’inertie. L’endurcissement au mal est depuis longtemps l’idéal populaire du Grand-Russe. Ce sentiment se faisait jour dans un vieux jeu national, une sorte de pugilat rustique qui, au lieu d’un assaut de force ou d’adresse, était un assaut de patience, le vainqueur étant non pas celui qui terrassait son adversaire, mais celui qui recevait le plus de coups sans demander grâce. La vie, d’accord avec l’histoire, a formé le Grand-Russe à un stoïcisme dont lui-même ne comprend pas l’héroïsme, stoïcisme provenant d’un sentiment de faiblesse et non d’un sentiment d’orgueil, et parfois trop simple, trop naïf, pour paraître toujours digne. Personne ne sait souffrir comme un Russe, personne, mourir comme lui. Dans son tranquille courage devant la souffrance et la mort, il y a de la résignation de l’animal blessé ou de l’Indien captif, mais relevée par une sereine conviction religieuse.

La première fois que j’ai rencontré le paysan russe, c’était en 1868, en Palestine, au mois de mars, au commencement du carême. Je campais sous la tente au bord des étangs de Salomon, non loin de Bethléem. La nuit avait été troublée par une de ces tempêtes de vent et de pluie assez fréquentes en Syrie dans cette saison. Nous avions été rejoints par un groupe de ces pèlerins russes qui parcourent la Terre Sainte en troupe, à pied, un bâton à la main, sans autre bagage qu’une besace et une écuelle. C’étaient tous des paysans ; il y avait parmi eux des hommes et des femmes, la plupart étaient âgés[1]. Fatigués par les privations d’un long voyage et d’une longue marche, ils cherchaient autour de nos tentes, ou au pied de murailles en ruine, un abri contre les rafales de pluie. À l’aube, ils voulurent regagner le couvent grec de Bethléem ; mais, bien que la distance ne fût que de quelques kilomètres, le froid, la lassitude, empêchèrent plusieurs d’y arriver. Quand leurs forces étaient à bout, ils se laissaient tomber à terre, et les autres passaient en silence à côté, les abandonnant comme ils s’abandonnaient eux-mêmes. Nous les suivîmes de près à cheval, transis, fatigués nous aussi, et allant chercher un refuge au couvent latin de Bethléem. Je rencontrai ainsi deux de ces mougiks couchés sur le roc dans le sentier changé en ruisseau. J’essayai en vain de les relever, de les ranimer avec du rhum, de les hisser à cheval : ils semblaient ne vouloir que mourir. Arrivés à Bethléem, nous pûmes envoyer à leur recherche : on avait déjà enterré dans la matinée un homme et deux femmes russes trouvés morts sur les chemins des environs.

C’est avec le même sentiment, le même calme et doux fatalisme, qu’au temps de la guerre de Crimée les soldats russes se laissaient acheminer à travers les steppes du Sud, marchant jusqu’à l’épuisement et mourant le long des routes par centaines de mille, sans un cri de révolte, presque sans une plainte ou un murmure. C’est avec la même patience » la même énergie résignée que, dans les guerres du Balkan, ils ont supporté toutes les extrémités du froid, de la chaleur, de la fatigue, de la faim. Le soldat russe est le plus endurant de l’Europe ; sous ce rapport on ne saurait lui comparer que son adversaire séculaire, le soldat turc. L’un et l’autre ont une capacité de souffrance étrangère aux peuples de l’Occident. Avec cela le peuple russe est naturellement le moins guerrier, le moins belliqueux du monde. Il ne l’a jamais été, à aucune époque. Quelques conquêtes qu’il ait faites, il n’a rien des instincts d’un conquérant. Essentiellement pacifique, il ne voit dans la guerre qu’un fléau auquel il se soumet par obéissance à Dieu et au tsar.

De cette lutte contre le climat, qui l’a si bien formé à la résignation, sont venues au Grand-Russe deux qualités opposées. Comme elle lui a communiqué une singulière alliance de force et de faiblesse, de ténacité et d’élasticité, cette guerre avec la nature lui a donné un curieux mélange de rudesse et de bonhomie, d’insensibilité et de bonté. En l’endurcissant pour lui-même, l’âpreté du monde physique lui a souvent appris à s’attendrir pour autrui. Sachant ce qu’est la souffrance, il compatit à celle de son prochain, et le secourt selon la mesure de ses forces. Les sentiments de famille, la bienfaisance pour les pauvres, la pitié pour les malheureux de toute sorte, sont parmi les traits les plus accusés du caractère populaire. Contrairement à un vulgaire préjugé, le Russe, sous sa rude écorce, est le plus souvent un homme affectueux, doux, tendre même ; mais rencontre-t-il un obstacle, entre-t-il en lutte avec un adversaire, la rudesse et l’âpreté reprennent le dessus. Habitué à un combat sans trêve contre une nature inexorable, il s’est fait aux cruelles lois de la guerre et les applique comme il les subit, avec inflexibilité.

C’est dans les luttes, où l’existence même de la Russie semble en jeu, que se montre tout ce contraste. Autrement, nous l’avons vu dans la campagne de France en 1814 comme dans la guerre de Crimée, le Russe reste le plus généreux ennemi. Doux et prompt à la commisération comme homme privé, il peut, dans ses luttes nationales ou civiles, devenir impitoyable comme soldat ou comme homme public ; mais, après la victoire, il redevient souvent aussi naïvement bon qu’il s’était montré ingénument dur. Dans le pays qui a eu le triste privilège d’attirer ses rigueurs, en Pologne, j’ai entendu parfois raconter des traits touchants de ce contraste de caractère. En voici un exemple qui nous a été redit par des Polonais. Dans une des funestes insurrections dont les suites pèsent encore si lourdement sur ce malheureux pays, un sous-officier russe, cantonné dans une famille polonaise, se permit d’embrasser l’enfant de la maison. Aux yeux de la mère, patriote exaltée comme toutes les femmes polonaises, ce baiser russe était une outrageante souillure ; elle était alors grosse et eut l’imprudence de donner à l’audacieux un soufflet. Au lieu de se fâcher ou de se plaindre à ses chefs, le sergent russe tendit l’autre joue et se laissa mettre à la porte de la salle. Peu de temps après, il quittait la ville, et, s’étant fait informer par un camarade de la naissance du nouvel enfant, il lui envoyait de petits cadeaux pour son baptême.

D’ordinaire, le Russe comprend peu les résistances que l’espoir du succès n’encourage point ; accoutumé à se courber sous la fatalité, il trouve juste que les autres plient comme lui devant elle. S’il n’a point le culte de la force, il en a le respect. On rencontre quelque chose de cette alliance de sentiments chez les Allemands, chez les Prussiens surtout, mais chez ces derniers le côté affectueux est plus exclusif, plus tourné en dedans, plus égoïstement domestique, le côté rude et brutal est plus en dehors, et recouvert d’une morgue d’habitude étrangère aux Russes.

La faculté que la lutte contre cette froide et implacable nature a le plus éveillée chez le Grand-Russien, c’est l’esprit pratique et positif ; par là surtout, il se distingue du Petit-Russe comme des Slaves occidentaux ou méridionaux. Cette qualité dominante se montre partout chez lui et tout sert à l’expliquer. Selon la remarque d’un de ses écrivains[2], c’est dans les peines séculaires de la colonisation de la Grande-Russie que s’est formée celle disposition à voir en toute chose le but immédiat et le côté réel de la vie. De là sont nés cet esprit de ressources, cette fécondité de moyens, ce tact des hontmes et des choses, qui distinguent le Grand-Russe. Apparente dans les mœurs, la politique, la littérature, cette tendance n’est pas moins saillante dans les choses d’où elle semblerait devoir être le plus absente, la poésie et la religion. Les chants populaires du Grand-Russe montrent peu de goût pour les abstractions ou les personnifications d’aucune sorte. Nul peuple n’a l’esprit moins métaphysique, nul ne se préoccupe moins de l’essence des choses. Ses sciences favorites, celles qui déjà l’attirent le plus, sont les sciences physiques, les sciences naturelles, les sciences sociales. Il règne dans la nation, dans les sphères instruites comme dans les masses ignorantes, un positivisme plus ou moins réfléchi. La qualité qu’estime le plus le paysan est le bon sens ; le plus grand mal qu’il puisse dire du Polonais, c’est de l’appeler tête sans cervelle. Il y a peu de peuples aussi dépourvus de sentimentalité et s’en faisant davantage un mérite.

Chez lui la prétention à l’esprit pratique va quelquefois jusqu’à une sorte de brutalité. N’est-ce pas un Russe qui a dit qu’un morceau de fromage valait mieux qu’un Pouchkine ? Ces instincts réalistes sont sensibles dans la littérature et dans toutes les branches de l’art, dans la peinture notamment, dans la critique, dans l’histoire, dans la philosophie, ou mieux dans l’absence de philosophie et de métaphysique. Comme le classicisme du siècle précédent, le romantisme de la première moitié du dix-neuvième siècle n’a guère été, malgré le génie de Pouchkine et de Lermontof, qu’une importation du dehors. Aujourd’hui, et depuis longtemps déjà, la littérature nationale appartient presque tout entière au réalisme ou au naturalisme. De tous les écrivains étrangers, le plus lu et le plus goûté est M. Zola, qu’un de leurs romanciers[3] appelle l’Hercule cule du naturalisme, M. Zola, qui a longtemps compté plus d’admirateurs parmi les Russes que dans sa propre patrie.

Rien n’est complexe comme le caractère d’un homme, à plus forte raison comme celui d’une nation ; après en avoir décrit une face, il faut montrer la face opposée, sous peine d’en donner une fausse ressemblance. En Russie comme ailleurs la nature, qui influe sur l’homme de tant de façons diverses et détournées, ne l’incline pas toujours dans le même sens. Elle n’agit pas seulement sur le tempérament par le climat, par le régime et les habitudes, sur le caractère par les besoins qu’elle impose ou les facultés qu’elle stimule ; elle agit d’une manière non moins puissante, sur l’imagination et l’âme tout entière par ses aspects, par les tableaux qu’elle présente, par les impressions qu’elle éveille. Or la nature n’étant nulle part plus simple, plus une qu’en Russie, nulle part ces impressions ne sont plus nettes. Une des premières qu’éprouve le voyageur, c’est un sentiment de tristesse. Cette tristesse émane du ciel et du climat : les peuples du Nord en sont tous plus ou moins atteints ; en Russie elle s’exhale non moins de la terre plate et monotone. Le Russe du Sud, le Petit-Russe n’y est pas moins sujet que celui du Nord[4].

L’âme russe est mélancolique. Si l’ennui incurable, si l’hypocondrie ou le spleen britannique sont plus rares qu’en Angleterre, c’est que, en étant plus âpre, le climat est beaucoup moins humide et moins nébuleux, c’est peut-être aussi que la tristesse du Russe est voilée ou dissipée par sa sociabilité, une des qualités les plus générales chez les Slaves, une de celles qu’en Russie la réclusion même de l’hiver et ses longues nuits ont le plus contribué à développer. Le goût du Russe pour le plaisir ou les émotions, son amour des voyages, sa passion pour le jeu, son penchant même à l’ivresse, ne sont souvent, comme chez d’autres nations du Nord, qu’un effort pour se distraire ou combler un vide intérieur.

C’est dans la poésie et la musique populaires, dans les pesny et les chansons de la Grande-Russie que Herzen appelait des larmes sonores, dans ces airs d’un rythme lent et en tons mineurs, que perce le mieux la mélancolie du sol et du climat. Entre les chants russes et les canzoni de Naples ou de Sicile, qui sont comme imprégnés de soleil, il y a toute la distance des antipodes. Dans les chants du peuple une teinte de tristesse douce colore de nuances élégiaques le fond réaliste du caractère national ; dans la littérature et la poésie cultivée, cette tristesse prend une saveur plus pénétrante et plus amère. De Lermontof et Pouchkine à Nékrasof et à Tioutchef, la poésie de toutes les écoles en est imbue ; on la sent dans la vie, comme dans l’œuvre de tous ces poètes, pour la plupart, morts jeunes et souvent de mort tragique. « Tristesse, scepticisme, ironie, sont les trois cordes de la littérature russe, » écrivait jadis Herzen qui eût pu se citer en exemple. « Notre rire, ajoutait-il, n’est qu’un ricanement maladif[5]. » Le fait est que la gaieté sarcastique de Gogol est parfois plus navrante que les plus sombres humoristes anglais.

Cette sorte de mélancolie, inspirée par le climat et entretenue par le régime politique, incline parfois l’âme russe à un mysticisme qui triomphe de ses instincts réalistes ou s’allie avec eux d’une manière étrange, témoin plus d’une secte populaire et plus d’un écrivain national, tels que Joukovsky, Gogol, Dostoievsky, Tolstoï. Entre cette tristesse spontanée, parfois coupée d’accès de jovialité, et l’espèce de pessimisme, si marqué dans plus d’une secte ignorante comme dans le nihilisme de la jeunesse lettrée, il est également aisé de trouver un lien.

Chez l’homme du peuple, celle mélancolie inconsciente se marie fréquemment à un fatalisme résigné, et par suite, à une tranquillité, à une sorte de placidité qui surprend. Dans les jeux, dans les foules, dans l’ivresse même, le Grand-Russe est généralement paisible et peu bruyant. Parmi les hommes, comme parmi les enfants, il y a peu de luttes, peu de tumulte. La foule est silencieuse comme la nature, comme la neige qui, dans les rues des villes, éteint le bruit des pas.

Pour en mieux comprendre les sentiments, représentons-nous les impressions séculaires des colons de l’Occident durant leur lent établissement sur le sol de la Grande-Russie. Devant ces espaces aussi illimités que la mer, l’homme se sentait petit. La conscience de sa force s’affaiblissait devant l’amplitude de la terre qui l’environnait, et que, jusqu’à notre temps, il était incapable de remplir. Ces lacs et ces marais sans bornes ou sans nombre, ces fleuves dont aucun pont ne pouvait joindre les rives, ces forêts sans fin, ces steppes sans autre horizon que le ciel, lui rappelaient son infériorité.

En veut-on analyser les principaux traits extérieurs, on voit que toutes les impressions de la nature russe se résument en un contraste : les tableaux, que présente à l’homme la Grande-Russie, lui montrent sa propre petitesse sans lui rendre sensibles les énergies de la nature. C’est par l’étendue seule que la terre y diminue l’homme : elle invite l’imagination au rêve et au vague, sans lui fournir, comme dans le Midi, ce qui la remplit et l’échauffe, ce qui la forme à cette riche poésie que nous admirons dans les poèmes de l’Inde ou de la Grèce. Plaie et nue, terne et inerte, cette nature a peu de stimulant pour l’esprit, peu d’aliments pour la poésie et l’art. Elle est peu propre à suggérer de fortes conceptions ou de brillantes images. Par sa maigre fertilité même, le sol russe est souvent inférieur au désert dans sa nudité, où rien au moins ne diminue l’impression de l’immensité.

L’ancienne Moscovie est dépourvue de tous les spectacles grandioses qui exaltent ou étonnent l’esprit ; elle n’a ni les montagnes, ni la mer, et manque de l’impulsion que donne à l’individualité la vie de la mer et des montagnes. Ses forêts, basses et clairsemées, ont peu de majesté ; la plupart de ses nombreux lacs ont des bords plats comme des mares. La Russie est privée des grandes scènes du Nord ; elle n’a ni les côtes battues par les vagues, ni les îles escarpées, ni les golfes et les fiords aux replis sinueux, ni les rochers de granit, ni les glaciers, ni les torrents et les cascades. Elle n’a rien de cette puissante nature septentrionale qui a enfanté la rude mythologie du Nord ; elle a peu de ce qui aiguillonne la personnalité.

La nature russe a deux caractères opposés : l’amplitude et la vacuité, l’étendue de l’espace et la pauvreté de ce qui l’occupe. Sur des surfaces énormes, elle ne montre ni variété de formes, ni variété de couleurs. Dans la nature vivante et dans la nature inanimée, il y a une égale indigence de grandeur et de force. Le pittoresque est absent ou réduit à une échelle minime qui le rend d’abord imperceptible à l’œil de l’étranger. Le voyage dans ces plaines mamelonnées, où les villes et les villages sont rares, donne presque le même sentiment de satiété qu’une traversée en mer. On peut, pendant de longs trajets en chemin de fer ou en bateau à vapeur, fermer les yeux le soir et les rouvrir le lendemain sans s’apercevoir que l’on a changé de place. Seules, quelques villes étagées au bord des fleuves ou des lacs, avec leurs vieilles murailles et leurs coupoles de couleur, ainsi que Kief, les deux Novgorod, Pskof, Kazan, offrent de loin un spectacle imposant. La grandeur même des rivières en diminue la beauté : en vain se dresse sur une de leurs rives une falaise élevée, parfois couverte de grands arbres ; ces berges sont d’ordinaire trop basses pour la largeur du fleuve et en sont écrasées. Cette disproportion gâte les plus beaux passages du Dniepr, du Don, du Volga, dans le grand coude de ce dernier, par exemple, entre Stavropol et Syzrane, alors que « la mère Volga » s’ouvre une route à travers une rangée de collines escarpées, aussi hautes peut-être que celles du Rhin, du Danube ou du Nil : le fleuve, étant plus large que ces falaises ne sont hautes, les rapetisse et en amoindrit l’effet. Tout souffre en Russie de ce manque de proportion entre la coupe verticale et le plan horizontal des paysages. Ce qui est peut-être le plus réellement pittoresque, ce sont les calmes étangs des forêts désertes, les ravins creusés dans la steppe par la fonte des neiges, les gorges boisées où serpente en silence une lente rivière.

Sur le sol sans relief s’étale une végétation de peu de variété comme de peu de vigueur. La nature répète partout les mêmes espèces, les mêmes plantes, les mêmes arbres. L’homogénéité des conditions de la vie entraîne l’uniformité des êtres vivants, la rigueur du climat fait leur faiblesse, leur débilité. La nature libre a dans la Grande-Russie la monotonie qu’ailleurs l’homme donne à la nature asservie ; elle n’en a pas l’air de force et de santé. À cet égard, la zone boisée, qui comprend la plus vaste et la plus vieille partie de la Grande-Russie, diffère peu de la zone dénudée d’arbres. Les forêts sont peut-être plus pauvres d’aspect que les steppes, car, au printemps, la steppe a sa luxuriante végétation herbacée. Les beaux arbres sont rares et ne se rencontrent guère que dans quelques contrées privilégiées du Centre ou de l’Ouest. Ce sont les mêmes essences qu’en Suède et en Norvège, mais elles n’y ont pas la même vigueur. Au lieu de faire éclater la fécondité, la richesse, l’énergie d’une nature toujours jeune, ces forêts donnent le sentiment de l’impuissance, de l’indigence, de la lassitude. Tantôt les arbres sont malingres et rabougris, petits en paraissant vieux, tantôt ils sont minces et longs sans être hauts, et jettent peu d’ombre sur la terre nue au-dessous d’eux. Ce qui frappe le plus l’œil, c’est l’éternel contraste du pin au tronc rougeâtre avec le bouleau à l’écorce blanche, — le pin droit et nu avec une maigre tête, le bouleau aux rameaux ténus, au feuillage grêle.

Les champs offrent encore moins de diversité d’aspects que les bois. La terre n’y reçoit point des mains de l’homme la vie et la variété qu’elles lui prêtent parfois ailleurs. La campagne cultivée a la même monotonie que la végétation spontanée. Partout, peu de ces cultures différentes et juxtaposées qui donnent tant d’animation à nos campagnes d’Occident. C’est comme le même champ qui se prolonge à l’infini, interrompu seulement par de vastes jachères. Point de hameau, point de maison ou de ferme isolée. Sur la steppe comme dans les forêts, le Russe semble avoir peur de se trouver seul dans l’immensité qui l’environne. La propriété commune, en usage chez les paysans, augmente le défaut de la nature ; il prive la Russie de ces enclos, de ces haies aux formes capricieuses qui sont pour beaucoup dans le charme des villages d’Angleterre et de Normandie. De là en partie la triste platitude, le morne ennui de cette campagne impersonnelle et collective, dont les champs restent confondus, ou coupés en longues bandes égales et symétriques.

Ce goût pour la propriété en commun, pour l’association et pour ce que le Russe appelle la vie d’artel, a souvent été attribué au sang slave. Il est plus probable qu’il a ses principales sources moins dans la race que dans la nature d’un côté, dans l’état de civilisation de l’autre. La persistance des communautés agricoles dans la Grande-Russie, ce besoin de se rapprocher, de se grouper pour vivre, n’a certainement pas été sans lien avec cette froide immensité où l’homme isolé se sentait comme perdu et impuissant.

Aux mêmes racines tient un penchant qui prend une direction contraire, c’est le goût des aventures, des voyages, du vagabondage, ce que, chez les Russes, l’étranger appelle du grand mot de goûts nomades. Il est facile d’expliquer le peu d’amour du paysan pour le travail de la terre, son peu d’attachement pour le sol ingrat et triste de la vieille Moscovie, bien que si le mougik mérite quelquefois ce reproche, il en faille accuser pour une bonne part les institutions, le servage et le mode de propriété.

Il y a de ce phénomène une autre raison qui tient, elle aussi, indirectement au sol, et qui diminue l’attachement à la demeure, à la maison de la famille : ce sont les matériaux mêmes des habitations, de l’izba du mougik en particulier, et, par suite, la fréquence des incendies.

En Russie, dans la Russie septentrionale surtout, pauvre en pierre et riche en forêts, dans ce que l’historien Solovief appelle l’Europe de bois, par opposition à notre Europe de pierre, tous les villages, depuis la cabane du paysan jusqu’à l’église et à l’ancienne maison seigneuriale, sont construits en bois de sapin. Il en était ainsi naguère encore de la plupart des villes, des capitales mêmes. En un tel pays, le feu, le coq rouge, comme les Russes rappellent vulgairement, est pour l’individu et pour la société un terrible ennemi. En vain, pour donner moins de prise au danger, les maisons des villages sont-elles bâties à une certaine distance les unes des autres ; toute maison est à peu près sûre de brûler un jour, c’est une affaire de temps. Les chances de durée d’une habitation peuvent, selon les régions, se calculer avec la même précision que celles de la vie humaine, et sont souvent notablement plus courtes. On sent ce qu’a de décourageant cette perspective d’incendie qui plane sur toute l’existence, combien elle entrave tout embellissement de la maison et par suite tout bien-être et tout progrès. À quoi bon s’attacher à cette frêle cabane de bois que le premier souffle de vent et la première étincelle peuvent consumer ? Aussi les paysans laissent-ils souvent, avec une nonchalante incurie, leur izba pencher sur sa base comme si elle allait s’affaisser, et semblent-ils attendre pour la relever qu’elle soit devenue la proie des flammes.

Indépendamment des chances d’incendie, la facilité, avec laquelle le mougik des contrées du nord se bâtit une maison, est peu faite pour lui inspirer des goûts sédentaires. La plupart des paysans, naguère encore du moins, étaient, en quelques semaines, capables de construire eux-mêmes leur habitation ; pour cela une hache leur suffisait. Au temps où le pays était moins déboisé, l’izba, bien qu’autrement vaste et confortable, se remplaçait presque aussi aisément que le gourbi de l’Arabe. Peut-être était-ce encore là une des causes de ces goûts nomades trop souvent attribués aux Russes. En tout cas, la fréquence des incendies reste, en dépit des assurances récemment introduites, un obstacle à l’esprit de suite, à l’idée de la durée et de la stabilité, au souci du lendemain. Ce fléau, toujours suspendu sur les villages, diminue l’affection pour la maison, pour le home, affection qui, partout, a été l’un des grands agents de moralité, d’ordre et d’économie, et qui serait plus naturelle aux Russes qu’à tout autre peuple, puisque, depuis l’émancipation, chaque paysan est propriétaire de la maison qu’il habite.

En général, les peuples du Nord ont moins d’attachement pour le sol que ceux du Midi. L’émigration leur coûte moins ; on le voit par l’Allemagne et l’Angleterre, on le voit par les pays Scandinaves, qui, avec une population peu dense, envoient chaque année au Canada et aux États-Unis un contingent d’émigrants considérable. Le Russe, le paysan du moins, quitte peu sa patrie ; il y est retenu par les institutions, par les préjugés, par la religion ; mais la Russie est assez grande pour ouvrir un champ à son humeur voyageuse. La plaine invite à marcher, à aller devant soi ; rien sur ce sol monotone n’engage à s’arrêter, à se fixer. De là en partie, chez l’ancien Cosaque et chez le simple paysan, cette facilité de déplacement, qui se manifeste de tant de façons, dans les foires, dans les pèlerinages, dans la recherche des terres nouvelles, et qui, selon les historiens, fut un des motifs de l’établissement du servage.

Cette disposition à aller devant soi, à l’aventure, correspond à une tendance morale peut-être plus digne d’être signalée, bien que moins remarquée : nous voulons parler des penchants aventureux de l’esprit russe, souvent avide de se jeter dans les spéculations les plus téméraires, esprit impatient des obstacles, qui ne s’effraie d’aucune hardiesse philosophique, sociale ou religieuse, qui, pour toutes, montre une complaisance ou une indulgence dont nous nous étonnons. La pensée du Russe ne connaît souvent pas plus de bornes que ses campagnes ou ses horizons, elle aime l’illimité, elle va droit à l’extrémité des idées, au risque de rencontrer l’absurde. L’esprit russe, présente par ce goût logique, par ce penchant pour l’absolu, une certaine ressemblance avec l’esprit français ; mais, chez lui, ce penchant a d’ordinaire pour correctif le sens pratique, positif, qui ne le laisse point sortir du domaine spéculatif. De là ce contraste frappant, chez tant de Russes, d’une grande audace dans la sphère intellectuelle et d’une égale timidité dans la vie réelle, d’une excessive témérité dans l’une, jointe à la plus prudente réserve dans l’autre.

La platitude du sol et la débilité de la nature me semblent encore responsables d’un des reproches le plus souvent et peut-être le moins justement faits au peuple russe : le manque d’individualité, le manque d’originalité, le manque de facultés créatrices. L’histoire et une civilisation longtemps arriérée n’en sont certainement pas innocentes ; mais si, ce dont il est permis de douter, ce défaut est général et incurable, c’est sur la nature qu’en doit d’abord retomber la faute. S’il manque de personnalité, le Russe ressemble encore en cela à ses campagnes. De leur pauvreté, de leur monotonie vient en partie la stérilité relative de la pensée russe. Cette terre n’offre guère d’images au poète, de couleurs au peintre ; elle renouvelle peu les impressions et les idées[6]. Si cette infécondité doit être corrigée dans l’avenir par les larges horizons qu’ouvrent de tous côtés sur le monde la science et la civilisation, n’est-ce pas au sol même qu’il faut, pour beaucoup, attribuer la longue infériorité du génie russe et slave, par exemple le manque de vie et de vigueur de l’ancienne mythologie des Slaves Russes, à côté des fables des Grecs ou des Scandinaves[7] ?



  1. Les soins du ménage et les autorités communales ne permettent guère en effet aux jeunes gens ces longs pèlerinages à l’intérieur ou à l’étranger, encore si goûtés de l’homme du peuple.
  2. M. Kavéline, Myti i sametki o Rousskoï istorii (Vêsinik Evropy, 1864).
  3. M. Doborikine.
  4. Tchoubinski : Travaux de l’expédition ethnogr.-statist. dans la Russie occidentale. — Iougo-sapadnyi oldél, tome VII, p. 346.
  5. Le peuple russe et le socialisme.
  6. A cet égard, je me permettrai de faire remarquer la grande et féconde influence qu’ont eue sur la littérature russe les régions montagneuses excentriques, plus ou moins récemment annexées à l’empire, la Crimée et le Caucase surtout. Grâce en gprande partie aux défiances d’une police ombrageuse, toujours prête à exiler les écrivains aux extrémités de l’empire, la poésie nationale a trouvé là, avec Pouchkine et Lermontof, une source d’inspiration dont le romantisme d’alors a largement profité. Sous ce rapport, on pourrait comparer l’influence du Caucase sur la poésie russe, dans la première moitié du XIXe siècle, à l’influence des Alpes sur les littératures française et allemande du XVIIIe siècle, depuis Rousseau.
  7. Sur les penchants religieux et les instincts mystiques de l’âme russe, voyez tome III, livre I.