L’Empire chinois/Volume 2 - Chapitre III

Gaume (Tome IIp. 84-128).
Volume II


CHAPITRE III.


Arrivée à Han-tchouan. — Les habitants de la ville offrent une paire de bottes à un mandarin disgracié. — Influence des placards et des affiches. — Préfet d’une ville de second ordre destitué et chassé par ses administrés. — Franchises et libertés dont jouissent les Chinois. — Association contre les joueurs. — Fameuse confrérie du Vieux Taureau. — Liberté de la presse. — Lecteurs publics. — Préjugé des Européens au sujet du despotisme des gouvernements asiatiques. — Insouciance des magistrats. — Souvenir des souffrances du vénérable Perboyre. — Navigation sur un lac. — Iles flottantes. — Population de la Chine. — Ses causes et ses dangers. — Pêche au cormoran. — Quelques détails sur les mœurs des Chinois. — Mauvaise réception à Han-yang. — Nous suivons une fausse politique. — Passage du fleuve Bleu. — Arrivée à Ou-tchang-fou.


Nos conducteurs, maître Ting surtout, supportèrent d’assez mauvaise humeur les sarcasmes et les plaisanteries dont le jeune mandarin militaire du Hou-pé ne cessait de les poursuivre. Bien convaincus pourtant, par plusieurs mésaventures, qu’ils se trouvaient quelque peu en pays étranger, ils finirent par en prendre leur parti, ce qui eut pour résultat immédiat de faire tomber les petites invectives de leur malin confrère.

Après quelques étapes où nous ne remarquâmes rien qui mérite d’être mentionné, nous arrivâmes à Han-tchouan, ville de second ordre. Le soleil venait de se lever ; beaucoup de curieux stationnaient en dehors des remparts ; mais les groupes étaient plus nombreux aux environs de la principale porte d’entrée. Nous eûmes la fatuité de penser que tout ce monde se trouvait là réuni pour nous voir passer : il n’en était rien pourtant. Au moment où nous allions entrer dans la cité, un brillant cortège, suivi d’une foule immense, se présenta de l’autre côté, et nous dûmes nous arrêter pour lui laisser le passage libre. Le principal personnage de ce cortège était un mandarin militaire, d’un âge assez avancé, et qui portait les insignes de tou-sse, grade assez important dans l’armée chinoise. Il était monté sur un cheval richement enharnaché, et entouré d’un grand nombre d’officiers militaires d’un rang inférieur. Aussitôt que le cortège eut traversé la porte, il s’arrêta tout près de nos palanquins, et la foule se groupa avec empressement, en faisant retentir les airs de vives acclamations. Deux vieillards à noble figure, magnifiquement vêtus et chacun portant à la main une botte en satin, s’approchèrent du tou-sse ; ils fléchirent le genou, ôtèrent respectueusement les bottes que portait le cavalier, et lui en mirent une paire de neuves. Pendant cette cérémonie, tout le peuple était prosterné. Deux jeunes gens prirent les bottes que le mandarin venait de quitter, les suspendirent à la voûte de la porte de la ville, et le cortège continua sa route, accompagné d’une nombreuse multitude qui faisait entendre des cris de douleur et des lamentations. Nos palanquins se remirent aussi en chemin, et nous entrâmes dans Han-tchouan. Les rues étaient encombrées de monde ; mais à peine daignait-on honorer d’un regard le passage de deux diables occidentaux, tant on était préoccupé de ce qui venait d’avoir lieu en dehors des remparts.

Lorsque nous fûmes arrivés au palais communal, nous nous empressâmes de demander au gardien des renseignements sur le personnage qui avait été l’objet de la cérémonie dont nous avions été témoins à l’entrée de la ville. On nous dit que le mandarin militaire que nous avions vu partir en si grande pompe était disgracié ; victime de faux rapports qu’on avait adressés contre lui à Péking, il était déchu d’un grade dans la hiérarchie militaire, et envoyé dans un poste moins important. Cependant le peuple, qui n’avait eu qu’à se louer de sa paternelle administration pendant son séjour à Han-tchouan, avait voulu protester contre cette injustice par une solennelle manifestation. On lui avait donc offert, selon l’usage, une paire de bottes d’honneur, en témoignage de sympathie, et l’on avait gardé celles dont il s’était déjà servi, pour les suspendre à une des portes de la ville, comme un précieux souvenir de sa bonne administration.

Cet usage singulier de déchausser un mandarin quand il quitte un pays est très-répandu et remonte à une haute antiquité : c’est un moyen adopté par les Chinois pour protester contre les injustices du gouvernement, et témoigner leur reconnaissance et leur admiration au magistrat qui a exercé sa charge en Père et Mère du peuple. Dans presque toutes les villes de la Chine, on aperçoit, aux voûtes des grandes portes d’entrée, de riches assortiments de vieilles bottes toutes poudreuses et tombant quelquefois de vétusté. C’est là une des gloires, un des ornements les plus beaux de la cité. L’archéologie de ces antiques et honorables chaussures peut donner, d’une manière approximative, le nombre des bons mandarins qu’une contrée a eu le bonheur de posséder. La première fois que nous remarquâmes, au haut de la porte d’une ville chinoise, ce bizarre étalage de vieilles bottes, nous fîmes vainement des efforts incroyables d’imagination pour deviner ce que cela pouvait signifier. Pour être un établi de savetier, c’était évidemment trop haut placé et trop mal tenu. Un chrétien qui nous accompagnait nous en donna la véritable explication ; mais nous eûmes beaucoup de peine à y croire, et ce ne fut qu’après avoir vu un grand nombre de portes armoriées de cette façon que nous commençâmes à nous convaincre qu’on n’avait pas voulu se moquer de nous.

Les Chinois, tout soumis qu’ils sont à l’autorité qui les gouverne, trouvent toujours moyen de manifester leur opinion et de faire parvenir le blâme ou l’éloge à leurs mandarins. L’offrande d’une paire de bottes est déjà une manière assez originale de complimenter quelqu’un et de lui témoigner sa sympathie. Mais leurs ressources ne se bornent pas là. Une large et puissante voie ouverte à l’opinion publique, c’est l’affiche, et on en use partout avec une habileté qui témoigne d’une longue habitude. Quand on veut critiquer une administration, rappeler un mandarin à l’ordre et lui faire savoir que le peuple est mécontent de lui, l’affiche chinoise est vive, railleuse, incisive, acerbe et pleine de spirituelles saillies ; la pasquinade romaine pâlirait à côté ; elle est placardée dans toutes les rues, et surtout aux portes du tribunal où réside le mandarin qu’on veut livrer aux malédictions et aux sarcasmes du public. On se rassemble autour de ces affiches, on les lit à haute voix et sur un ton déclamatoire, pendant que raille commentaires plus satiriques, plus impitoyables que le texte, se produisent de toutes parts au milieu des éclats de rire.

Quelquefois ce moyen d’opposition devient une forme de récompense nationale instituée en faveur des mandarins qui ont su se rendre populaires ; alors l’éloge pompeux et emphatique remplace l’épigramme, et l’idole de la multitude ne manque jamais d’être comparée aux saints personnages les plus fameux de la vénérable antiquité. Il est à remarquer, cependant, que les Chinois réussissent toujours moins dans l’apologie que dans la satire, et que leurs affiches savent beaucoup mieux insulter que louer leurs mandarins.

Les Chinois n’ont pas l’habitude de se tenir toujours aussi courbés qu’on se l’imagine sous la verge de leurs maîtres. On peut dire, et c’est une justice à leur rendre, qu’ils respectent ordinairement l’autorité ; mais, lorsqu’elle est par trop tyrannique, ou simplement tracassière, ils savent quelquefois se redresser devant elle avec une énergie irrésistible et la faire plier. Pendant que nous traversions une des provinces de l’ouest, nous arrivâmes un jour dans une ville de troisième ordre nommée Ping-fang, où nous trouvâmes le peuple entier en mouvement, avec des airs qu’on n’est pas accoutumé à lui trouver. Voici ce qui venait de se passer :

L’administration supérieure avait nommé à la préfecture de cette ville un mandarin dont les habitants ne paraissaient pas se soucier ; on savait que, dans le district qu’il venait de quitter, son administration avait été arbitraire et tyrannique, et que le peuple avait eu beaucoup à souffrir de ses injustices et de ses rapines. La nouvelle de sa nomination excita donc une réprobation générale, qui se manifesta d’abord, selon l’usage, par les placards les plus satiriques et les plus violents. Une députation des plus notables bourgeois de la ville partit pour la capitale de la province, afin de présenter au vice-roi une requête dans laquelle on le suppliait très humblement d’avoir pitié du pauvre peuple et de ne pas lui envoyer, au lieu d’un Père et Mère, un tigre pour le dévorer. La requête n’eut pas de succès, et il fut décidé que le mandarin irait prendre possession de son poste au jour déterminé.

Les députés s’en retournèrent reporter cette malheureuse nouvelle à leurs concitoyens. Aussitôt la ville fut plongée dans la consternation ; mais on ne se borna pas à se désoler en secret. Les chefs de quartiers se réunirent et tinrent un grand conseil où furent appelés les personnages les plus influents. Il fut décidé qu’on ne permettrait pas au nouveau préfet de s’installer, et qu’on le chasserait poliment de la ville.

Cependant celui-ci se mit en route à l’époque fixée, et arriva à son poste, accompagné d’une suite nombreuse. Il n’y eut pas d’émeute sur son passage, pas même le plus petit signe d’opposition. Tout le monde, au contraire, s’était prosterné à son approche, pour rendre hommage à sa dignité. Il demeura donc convaincu que tout allait bien, et que ses craintes d’une mauvaise réception étaient chimériques et sans fondement. À peine fut-il entré dans son tribunal, avant même d’avoir eu le temps de prendre une tasse de thé, on lui annonça que les notables de la ville demandaient audience. Il les fit entrer avec empressement, bien persuadé qu’on venait le féliciter de son heureux voyage. Les notables se prosternèrent, conformément aux rites, devant leur nouveau préfet, puis l’un d’eux, prenant la parole, lui annonça, avec une politesse exquise et une grâce infinie, qu’ils venaient, au nom de la ville et de ses dépendances, pour lui signifier qu’il devait se remettre en route immédiatement, et s’en retourner d’où il était venu, parce que, absolument, on ne voulait pas de lui. Le préfet, brusquement désillusionné, essaya de caresser d’abord, puis d’intimider ses chers administrés ; mais il ne fut, en cette circonstance, comme s’expriment les Chinois, qu’un tigre de papier. Le chef des notables lui dit, avec beaucoup de calme, qu’on n’était pas venu pour délibérer ; que la chose avait été déjà faite, et qu’il était bien arrêté qu’on ne le laisserait pas coucher dans la ville ; et, afin de ne laisser aucun doute à ce pauvre magistrat sur leurs véritables intentions, il ajouta qu’un palanquin l’attendait devant le tribunal ; que la ville payerait les frais du voyage ; et que, de plus, elle lui fournirait une brillante escorte pour le reconduire jusqu’à la capitale de la province, et le remettre sain et sauf entre les mains du vice-roi.

Il est incontestable qu’on ne saurait mettre quelqu’un à la porte avec plus de galanterie. Le préfet feignit pourtant de faire encore le difficile ; mais une immense multitude s’était rassemblée aux alentours du tribunal ; les clameurs qu’elle faisait entendre et qui paraissaient être d’une nature peu bienveillante, avertirent le préfet qu’il ne serait pas prudent de résister davantage. Il dut donc céder à sa destinée et se résigner à rebrousser chemin. Les notables l’accompagnèrent avec beaucoup d’égards et de respects jusqu’à l’entrée du tribunal, où, en effet, on avait préparé un très-beau palanquin. On l’invita à vouloir bien entrer dedans ; puis on se mit en route pour la capitale de la province, sous l’escorte des principaux lettrés de la ville.

Aussitôt qu’on fut arrivé, on se rendit tout droit au palais du vice-roi. Le principal représentant de Ping-fang lui présenta le préfet en disant : La ville de Ping-fang, en vous renvoyant ce premier magistrat, vous supplie très-humblement de lui en donner un autre ; pour celui-là, on n’en veut à aucun prix. Voilà l’humble requête de vos enfants… Et, en prononçant ces mots, il remit au vice-roi un long cahier en papier rouge, sur lequel se trouvait une supplique, suivi des nombreuses signatures des citoyens les plus importants de la ville de Ping-fang. Le vice-roi, après quelques signes de mécontentement, parcourut avec attention le cahier rouge et dit ensuite aux députés que, leurs réclamations étant fondées en raison, on y ferait droit ; qu’ils pouvaient s’en retourner en paix et annoncer à leurs concitoyens qu’ils auraient bientôt un préfet selon leurs désirs.

Au moment où nous arrivâmes à Ping-fang, il y avait seulement quelques heures que les députés étaient de retour de la capitale de la province, apportant l’heureuse nouvelle que leur démarche si pleine de hardiesse avait été couronnée d’un succès complet.

Des faits analogues se reproduisent assez fréquemment dans l’empire chinois. Il arrive souvent que des manifestations populaires, persévérantes et énergiques, font justice de la mauvaise administration des mandarins et forcent le gouvernement à respecter l’opinion publique. On se trompe beaucoup en pensant que les Chinois vivent toujours parqués dans une enceinte de lois impitoyables et sous la verge d’un pouvoir tyrannique, qui réglemente toutes leurs actions el dirige leurs mouvements. Cette monarchie absolue, mais tempérée par l’influence et la prépondérance des lettrés, donne au peuple une indépendance bien plus large qu’on ne saurait se l’imaginer. On trouve en Chine un grand nombre de libertés qu’on chercherait vainement dans certains pays qui ont pourtant la prétention d’avoir des constitutions très-libérales.

On a écrit et l’on croit assez communément en Europe que les Chinois sont tenus d’exercer la profession paternelle ; que la loi fixe à chacun le métier qu’il doit faire ; que personne ne peut abandonner sa résidence pour aller se fixer ailleurs sans l’autorisation des mandarins ; qu’on est enfin assujetti à une foule de servitudes qui révoltent les instincts des libres citoyens de l’Occident. Nous ne savons ce qui a pu donner lieu à de pareils préjugés ; car il est bien certain que, dans toute l’étendue de l’empire chinois, chacun exerce la profession qui lui convient, ou même n’en exerce pas du tout, sans que le gouvernement s’en mêle en aucune manière. On est artisan, médecin, maître d’école, agriculteur, commerçant avec toute la liberté imaginable ; on n’a besoin d’aucune patente, d’aucun permis, d’aucune autorisation de qui que ce soit. On prend, on quitte et on reprend un état, sans que personne s’en occupe le moins du monde. Pour ce qui est des voyages et de la circulation des citoyens, il n’existe peut-être nulle part autant de liberté et d’indépendance ; on peut aller et venir tant qu’on veut dans les dix-huit provinces, se fixer où on le juge convenable et de la manière qu’on l’entend, sans avoir rien à démêler avec les mandarins. Tout le monde a le droit de se promener librement d’un bout de l’empire à l’autre ; personne ne s’occupe des voyageurs, qui sont bien assurés de ne rencontrer nulle part des gendarmes pour leur demander leur passe-port. Si, par malheur, le gouvernement chinois s’avisait un beau jour d’adopter l’ingénieuse invention du passe-port, les pauvres missionnaires se trouveraient immédiatement réduits à un bien pitoyable état. Il leur serait impossible de faire un pas, à moins d’obtenir à prix d’argent des passe-ports falsifiés, ce qui, nous n’en doutons pas, leur serait extrêmement facile, mais répugnerait certainement à leur conscience.

Il y a bien une loi qui enjoint aux Chinois de rester dans les limites de l’empire et qui leur défend de franchir les frontières pour aller vagabonder chez les peuples étrangers, y puiser de mauvais exemples et perdre le fruit de leur bonne éducation ; mais les nombreuses migrations des Chinois, qui vont peupler les colonies des Espagnols, des Anglais et des Hollandais, leur affluence en Californie, tout prouve que le gouvernement ne veille pas avec beaucoup de sévérité à l’exécution de cette loi. Elle est inscrite au Bulletin, comme beaucoup d’autres dont on ne tient pas plus de compte.

La faculté de pouvoir circuler librement et sans entraves dans toutes les provinces est un besoin en quelque sorte indispensable pour ces populations, continuellement lancées dans les opérations du grand et du petit négoce. On conçoit que la moindre gêne apportée à leurs voyages ralentirait cet essor commercial qui est en quelque sorte la vie et l’âme de ce vaste empire.

La liberté d’association est aussi nécessaire aux Chinois que celle de circulation ; aussi la possèdent-ils pleinement et sans réserve. À part les sociétés secrètes, organisées dans le but de renverser la dynastie mantchoue, et que le gouvernement ne manque pas de poursuivre à outrance, toutes les associations sont permises. Les Chinois ont, du reste, une aptitude remarquable pour former ce qu’ils appellent des houi ou corporations. Il y en a pour tous les états, pour tous les genres d’industrie, pour toutes les entreprises et toutes les affaires. Les mendiants, les voleurs, tout le monde s’organise en associations plus ou moins nombreuses ; personne ne reste isolé dans sa sphère. C’est comme un instinct qui rapproche certains individus et les sollicite à mettre en commun ce qu’ils peuvent avoir de ressources pour les faire valoir ensemble. Il arrive quelquefois que les citoyens se réunissent pour veiller à l’observance des lois, dans certaines localités où l’autorité se trouve trop faible ou trop insouciante pour maintenir l’ordre. Nous avons été témoin nous-même de quelques faits de ce genre dont les résultats ont été très-satisfaisants.

Le jeu est prohibé en Chine ; cependant, on joue partout avec une frénésie dont rien n’approche ; nous en parlerons ailleurs. Un gros village qui avoisinait notre mission, non loin de la grande muraille, était renommé pour ses joueurs de profession. Un chef de famille, joueur lui aussi comme les autres, se dit un jour qu’il fallait réformer le village et convertir les joueurs. Il envoie donc des lettres d’invitation aux principaux habitants du lieu pour les inviter à un banquet. Vers la fin du repas, il prend la parole, et, après quelques considérations sur les inconvénients du jeu, il propose à ses convives de former une association ayant pour but d’extirper ce vice du village. La proposition étonna d’abord ; mais, après une délibération sérieuse, elle fut adoptée. On dressa un acte, signé de tous les associés, par lequel on s’engageait non-seulement à ne plus jouer, mais encore à surveiller le village pour s’emparer des joueurs pris en flagrant délit, et les conduire au tribunal afin d’être punis suivant la rigueur des lois. L’existence de l’association fut notifiée aux habitants du village, et tout le monde fut bien averti qu’elle était prête à fonctionner immédiatement.

Quelques jours après, trois des plus forcenés joueurs, qui, sans doute, n’avaient pas pris très au sérieux les prohibitions de leurs concitoyens, furent surpris les cartes à la main. Aussitôt on les garrotta, et six membres de l’association les conduisirent au tribunal de la ville voisine, où ils furent fouettés sans pitié et condamnés à une forte amende. Nous sommes resté assez longtemps dans ce pays, et nous avons pu constater par nos propres yeux combien ce moyen avait été efficace pour corriger les mauvaises habitudes du village. On a été tellement frappé des heureux succès de cette association, que, dans le voisinage, il s’en est formé plusieurs autres, organisées sur le même modèle.

Quelquefois ces sociétés, qui prennent ainsi naissance avec une remarquable spontanéité et en dehors de toute influence gouvernementale, présentent un caractère de force qui étonne. On les voit exercer leur autorité avec une énergie et une audace dont les plus fiers mandarins seraient incapables. Non loin de l’endroit où nous vîmes se former l’association contre les joueurs, nous fûmes témoins de l’organisation d’une société bien autrement redoutable. Ce pays, habité par une population moitié chinoise et moitié mongole, est entrecoupé d’un grand nombre de montagnes, de steppes et de déserts. Les villages situés dans les gorges et dans les vallées ne sont pas assez importants pour que le gouvernement ait jugé à propos d’y placer des mandarins. Cette contrée, un peu sauvage, se trouvant éloignée de tout centre d’autorité, était devenue le repaire de plusieurs bandes de voleurs et de scélérats qui, jour et nuit, exerçaient impunément le brigandage dans tous les environs. Ils pillaient les troupeaux et les moissons, allaient attendre les voyageurs dans les défilés des montagnes, les dépouillaient sans pitié et souvent les mettaient à mort ; quelquefois même ils se précipitaient sur un village et en faisaient le saccagement. Nous avons été forcé de voyager souvent dans cet abominable pays, pour visiter nos chrétiens ; mais il était toujours nécessaire de se réunir en grand nombre et de ne se mettre en route que bien armés de pied en cap. À plusieurs reprises on s’était adressé aux mandarins des villes les plus rapprochées, et aucun n’avait jamais osé engager une lutte avec cette armée de bandits.

Ce que les magistrats avaient redouté d’entreprendre, un simple villageois l’essaya et réussit. — Puisque les mandarins, dit-il, ne peuvent pas ou ne veulent pas venir à notre secours, nous n’avons qu’à nous proté ger nous-mêmes, associons-nous, formons un houi. — Il est d’usage, en Chine, que les associations s’organisent dans un repas. Le villageois ne recule pas devant la dépense ; il tue un vieux bœuf et expédie des lettres d’invitation dans tous les villages de la contrée. Tout le monde approuva l’idée de cette sorte d’assurance mutuelle, et l’on fonda une société qu’on appela Lao-niou-houi, c’est-à-dire « Société du Vieux Taureau, » pour conserver le souvenir du repas qui avait présidé à sa formation. Le règlement en était court et simple. Les membres devront chercher à enrôler le plus de monde possible dans la société. Ils s’engageront à se prêter partout et toujours un mutuel appui pour traquer les voleurs, grands et petits. Tout voleur ou recéleur aura la tête coupée immédiatement après avoir été arrêté. Il n’y aura ni procès ni enquête. Peu importe que l’objet volé soit une futilité ou de quelque importance… Et comme il était facile de prévoir que des expéditions de ce genre entraîneraient nécessairement des démêlés avec les tribunaux, tous les membres étaient solidaires. La société tout entière prenait la responsabilité de toutes les têtes coupées. Un procès intenté à un associé devenait le procès de tout le monde.

Cette formidable société du Vieux Taureau se mit à fonctionner avec un ensemble et une énergie sans exemple ; outre les nombreuses tètes de grands et de petits voleurs qu’elle abattait avec une effrayante facilité, une nuit les associés se réunirent, en grand nombre et en silence, pour aller s’emparer d’un tsey-ouo, « nid de voleurs. » C’était un mauvais village caché dans le fond d’une gorge de montagne ; la société du Vieux Taureau l’investit de toutes parts, y mit le feu, et tous les habitants, hommes, femmes et enfants, furent brûlés ou massacrés. Nous vîmes, deux jours après cette affreuse expédition, les débris encore fumants de ce nid de voleurs.

Il ne fallut que peu de temps pour extirper ou intimider tous les brigands de la contrée, et y faire respecter la propriété, à un tel point, que tout le monde aurait passé devant un objet égaré sur un chemin sans oser y toucher.

Ces rapides et sanglantes exécutions mirent en émoi les mandarins des villes voisines. Les parents des victimes firent retentir les tribunaux de leurs plaintes, et demandèrent à grands cris la mort de ceux qu’ils appelaient des assassins. La société, fidèle à sa consigne, se présenta comme un seul homme, pour répondre à toutes les accusations et soutenir le procès monstre qui lui était intenté ; elle n’en fut nullement effrayée, parce que, dès le commencement, elle avait prévu un dénoûment semblable. L’affaire alla jusqu’à Péking, et la cour des crimes, après avoir dégradé et condamné à l’exil un grand nombre de fonctionnaires dont la négligence était cause de tout ce désordre, approuva la société du Vieux Taureau. Le gouvernement voulut pourtant lui donner une existence légale en la plaçant sous la direction des magistrats ; il modifia les règlements, exigea que les membres porteraient, pour être reconnus, une plaque délivrée par le mandarin du district, et que, de plus, le titre de Société du Vieux Taureau serait remplacé par celui de Tai-ping-che, c’est-à-dire Agence de pacification générale ; c’était le nom qu’elle portait quand nous quittâmes le pays pour entreprendre le voyage du Thibet.

On peut voir, d’après ce que nous venons de dire, que les Chinois savent user largement de leur liberté d’association, et en conclure qu’ils ne sont pas tout à fait aussi esclaves de leurs mandarins qu’on se l’imagine en Europe. La liberté de la presse est encore une de ces vieilles chinoiseries que les Occidentaux se figurent avoir inventée, bien qu’ils ne sachent trop comment s’y prendre pour lui faire jeter des racines sur leur sol : tantôt ils sont passionnés pour cette liberté, elle les rend fiévreux jusqu’au délire, et tantôt ils n’en veulent plus ; ils sont, en quelque sorte, ravis de n’avoir plus le droit d’écrire et de faire imprimer ce qu’ils pensent. C’est que, dirait un Chinois, les barbares des mers occidentales ont le sang trop vif, trop chaud ; il leur est impossible de prendre les choses avec calme et modération ; ils ne savent pas se fixer dans ce milieu invariable dont parle Confucius. Nous autres Chinois, nous faisons imprimer ce que nous voulons, des livres, des brochures, des feuilles volantes, des placards pour afficher au coin des rues, et nos mandarins ne s’en occupent pas ; nous sommes même imprimeurs à volonté ; la seule condition, c’est de ne pas trouver la chose trop ennuyeuse, et d’avoir assez d’argent pour faire stéréotyper des planches. Nous usons donc, tant qu’il nous plaît, de la liberté de la presse ; mais nous ne sommes pas dans l’habitude d’en abuser ; nous imprimons des choses qui peuvent récréer ou instruire le public, sans compromettre les cinq vertus fondamentales et les trois rapports sociaux. Nous aimons peu à nous occuper des affaires du gouvernement, parce que nous sommes convaincus que l’empire ne marcherait pas mieux si trois cents millions d’individus prétendaient le faire aller chacun suivant son idée. Il arrive bien quelquefois qu’on imprime des livres capables de troubler la tranquillité publique et de porter atteinte au respect dû à l’autorité ; alors les mandarins cherchent à découvrir l’auteur de ce crime et le punissent très-sévèrement. Ce n’est pas une raison, pour cela, d’empêcher les autres de se servir de leur pinceau, et de faire graver leurs écrits sur des planches en bois pour composer des livres. Le péché d’un mauvais citoyen ne doit pas entraîner le châtiment de l’empire tout entier. Mais il paraît que, dans les contrées qui sont par delà les mers occidentales, les choses ne se passent pas de la sorte ; cela ne doit pas étonner, puisqu’on sait que les peuples ont des goûts et des tempéraments particuliers. Le tempérament des Occidentaux est de s’emporter jusqu’à la colère, tantôt dans un sens et tantôt dans un autre ; leur goût est de trouver un jour tous les gouvernements mauvais, et un autre jour de les trouver tous bons. Avec des goûts et des tempéraments semblables, il est difficile qu’on puisse laisser les pinceaux aussi libres que chez nous ; la confusion serait à son comble. Il peut être bon quelquefois de changer de gouvernement ; mais les successions ne doivent être ni trop fréquentes ni trop rapides. Un de nos plus fameux philosophes a prononcé cette sentence : Malheureux les peuples qui ont un mauvais gouvernement ; plus malheureux encore ceux qui, en ayant un passable, ne savent pas le garder. »

Quoique les Chinois, une fois lancés dans les révolutions, s’abandonnent facilement à tous les excès de la haine, de la colère et de la vengeance, il est cependant vrai de dire qu’ils n’aiment pas à s’occuper de politique et à s’ingérer dans les affaires du gouvernement. Sans cela il serait difficile de comprendre comment une nation de trois cents millions d’habitants pourrait avoir un seul instant de calme et de repos avec tant d’éléments de discorde et des leviers d’insurrection tels que la liberté d’association et la liberté de la presse. Il existe encore parmi les Chinois un usage bon et louable en soi, mais qui, exploité par des esprits turbulents et agitateurs, serait d’une puissance irrésistible pour exalter et fomenter les passions populaires ; nous voulons parler des chouo-chou-ti, ou « lecteurs publics. » La classe en est très-nombreuse ; ils parcourent les villes et les villages, lisant au peuple les passages les plus intéressants et les plus dramatiques de son histoire nationale, en les accompagnant toujours de commentaires et de réflexions. Ordinairement ces lecteurs publics sont diserts, beaux parleurs, et souvent très-éloquents. Les Chinois font leurs délices de les entendre discourir ; ils se groupent autour d’eux sur les places publiques, dans les rues, à l’entrée des tribunaux et des pagodes, et il est facile de comprendre, au seul aspect de leur physionomie, combien est vif l’intérêt qu’ils apportent aces récits historiques. Le lecteur public s’arrête quelquefois dans le cours de sa séance pour se reposer un peu, et il profite de ces interruptions pour faire une quête ; car il n’a d’autre revenu que les sapèques librement octroyées par ses auditeurs bénévoles. Ainsi voilà, en Chine, dans ce pays du despotisme et de la tyrannie, des clubs en plein vent et en permanence. Nous sommes persuadé que certains peuples très-avancés dans les idées libérales seraient effrayés de voir s’introduire chez eux une coutume semblable.

On se plaît, en Europe, à regarder l’Asie comme la terre classique de l’arbitraire et de la servitude ; cependant il n’est rien de plus contraire à la vérité. Nous pensons que le lecteur ne trouvera pas trop long le passage suivant de M. Abel Rémusat, dont l’autorité est grande en ces matières, parce, qu’il juge les choses de l’Orient avec ce coup d’œil sûr et impartial d’un savant qui sait se dégager des préjugés reçus et baser uniquement ses appréciations sur des données historiques.

« Un trait frappant au milieu de tant de variations dans la forme des gouvernements orientaux, c’est de ne trouver nulle part, et presque en aucun temps, ce despotisme odieux et cette servitude avilissante dont on a cru voir le génie funeste planer sur l’Asie tout entière. J’excepte les Etats musulmans, dont la condition et les ressorts réclament une étude particulière. Partout ailée leurs, l’autorité souveraine s’entoure des dehors les plus imposants et n’en est pas moins assujettie aux restrictions les plus gênantes, j’ai presque dit aux seules qui le soient effectivement. On a pris les rois de l’Asie pour des despotes, parce qu’on leur parle à genoux et qu’on les aborde en se prosternant dans la poussière ; on s’en rapporte à l’apparence, faute d’avoir pu pénétrer la réalité. On a vu en eux des dieux sur la terre, parce qu’on n’apercevait pas les obstacles invincibles qu’opposaient à leurs volontés les religions, les coutumes, les mœurs, les préjugés. Un roi des Indes, suivant le divin législateur Manou, est comme le soleil ; il brûle les yeux et les cœurs, il est air et feu, soleil et lune ; aucune créature humaine ne saurait le contempler ; mais cet être supérieur ne peut lever de taxe sur un brahmane, quand lui-même mourrait de faim, ni faire un marchand d’un laboureur, ni enfreindre les moindres dispositions d’un code qui passe pour révélé et qui décide des intérêts civils comme des matières religieuses. L’empereur de la Chine est le Fils du Ciel, et, quand on approche de son trône, on frappe neuf fois la terre du front ; mais il ne peut choisir un sous-préfet que sur une liste de candidats dressée par les lettrés, et, s’il négligeait, le jour d’une éclipse, de jeûner et de reconnaître publiquement les fautes de son ministère, cent mille pamphlets autorisés par la loi viendraient lui tracer ses devoirs et le rappeler à l’observation des usages antiques. On ne s’aviserait pas, en Occident, d’opposer de telles barrières à la puissance d’un prince ; mais il n’en est pas moins vrai qu’une foule d’institutions semblables doivent, quelles qu’en soient l’origine et la nature, mettre une digue aux caprices de la tyrannie, et que le pouvoir ainsi circonscrit est loin d’être sans frein et sans limites et peut difficilement passer pour despotique.

« J’ai parlé d’institutions, et ce mot, tout moderne et tout européen, peut sembler bien pompeux et bien sonore, quand il s’agit de peuples grossiers qui ne connaissent ni les budgets, ni les comptes rendus, ni les bills d’indemnité. Il ne saurait être ici question d’un de ces actes improvisés par lesquels on notifie à tous ceux qu’il appartiendra, qu’à dater d’un certain jour une nation prendra d’autres habitudes et suivra des maximes nouvelles, en accordant aux dissidents un délai convenable pour changer d’intérêts et de manière de voir. J’avoue qu’en ce sens, la plus grande partie de l’Asie n’offre rien qu’on puisse appeler institutions. Ces règles, ces principes, qui dirigent les actions des puissants et garantissent, jusqu’à un certain point, les droits des faibles, sont simplement les effets de la coutume, les conséquences du caractère national ; ils ont pour base et pour appui les préjugés du peuple, ses croyances ou ses erreurs, ses dispositions sociales et ses besoins intellectuels. C’est merveille qu’ils aient pu se conserver si longtemps ; il faut apparemment qu’ils soient bien profondément gravés dans les cœurs, pour qu’on n’ait jamais songé à les faire imprimer. On doit toujours excepter la Chine, qui, sur ce point encore, a devancé les autres États asiatiques, et s’est acquis des droits à l’estime dos Occidentaux ; car elle a depuis longtemps des constitutions écrites, et il est même d’usage de les renouveler de temps en temps et de les modifier par des articles additionnels. On y descend aussi à des détails négligés chez nous ; car, indépendamment des attributions des cours souveraines et de la hiérarchie administrative, qui y sont déterminées ou réformées, on y règle encore par des statuts particuliers le calendrier, les poids et mesures, la circonscription départementale et la musique, qui a toujours passé pour un objet essentiel dans le gouvernement de l’empire.

« Si donc on entend par despote un maître absolu, qui dispose des biens, de l’honneur et de la vie de ses sujets, usant et abusant d’une autorité sans bornes et sans contrôle, je ne vois nulle part, en Asie, de semblables despotes : en tous lieux, les mœurs, les coutumes antiques, les idées reçues et les erreurs même, imposent au pouvoir des entraves plus embarrassantes que les stipulations écrites, et dont la tyrannie ne peut se délivrer qu’en s’exposant à périr par la violence même. Je n’aperçois qu’un certain nombre de points où l’on ne respecte rien, où les ménagements sont inconnus, et où la force règne sans obstacle : ce sont les lieux où la faiblesse et l’imprévoyance des Asiatiques ont laissé établir des étrangers venus des contrées lointaines, avec l’unique désir d’amasser des richesses dans le plus court espace de temps possible, et de retourner ensuite en jouir dans leur pairie ; gens sans pitié pour des hommes d’une autre race, sans aucun sentiment de sympathie pour des indigènes dont ils n’entendent pas la langue, dont ils ne partagent pas les goûts, les habitudes, les croyances, les préjugés. Nul accord fondé sur la raison et la justice ne saurait se former ou subsister entre des intérêts si diamétralement opposés. La force seule peut maintenir un temps cet état de choses ; il n’y a qu’un despotisme absolu qui puisse préserver une poignée de dominateurs qui veulent tout prendre au milieu d’une multitude qui se croit en droit de ne rien donner. On observe les effets de cette lutte dans les établissements coloniaux en Asie, et les étrangers dont je parle sont les Européens.

« C’est, nous pouvons le dire entre nous, une race singulière que cette race européenne ; et les préventions dont elle est armée, les raisonnements dont elle s’appuie, frapperaient étrangement un juge impartial, s’il en pouvait exister un sur la terre. Enivrée de ses progrès d’hier, et surtout de sa supériorité dans les arts de la guerre, elle voit avec un dédain superbe les autres familles du genre humain ; il semble que toutes soient nées pour l’admirer et pour la servir, et que ce soit d’elle qu’il a été écrit que les fils de Japhet habiteront dans les tentes de Sem et que leurs frères seront leurs esclaves. Il faut que tous pensent comme elle et travaillent pour elle. Ses enfants se promènent sur le globe, en montrant aux nations humiliées leurs figures pour type de la beauté, leurs idées comme base a de la raison, leurs imaginations comme le nec plus ultra de l’intelligence ; c’est là leur unique mesure ; ils jugent tout d’après cette règle, et qui songerait à en contester la justesse ? Entre eux ils observent encore quelques égards ; ils sont, dans leurs querelles de peuple à peuple, convenus de certains principes d’après lesquels ils peuvent s’assassiner avec méthode et régularité ; mais tout cela disparaît hors de l’Europe, et le droit des gens est superflu quand il s’agit de Malais, d’Américains ou de Tongouses. Confiants dans les évolutions rapides de leurs soldats, armés d’excellents fusils, qui ne font jamais long feu, les Européens ne négligent pas pourtant les précautions d’une politique cauteleuse. Conquérants sans gloire et vainqueurs sans générosité, ils attaquent les Orientaux en hommes qui n’ont rien à en craindre, et traitent ensuite avec eux comme s’ils devaient tout en appréhender. Achevant à moins de frais par la diplomatie ce qu’ils n’ont pu faire par les batailles, ils rendent les indigènes victimes de la paix et de la guerre, les engagent en de pernicieuses alliances, leur imposent des conditions de commerce, occupent leurs ports, partagent leurs provinces et traitent de rebelles les nationaux qui ne peuvent s’accommoder à leur joug. À la vérité leurs procédés s’adoucissent envers les Etats qui ont conservé quelque vigueur, et ils gardent à Canton et à Nangasaki des ménagements qui seraient de trop à Palembeng ou à Colombo[1]. Mais, par un renversement d’idées plus étrange peut-être que l’abus de la force, nos écrivains prennent alors parti pour nos aventuriers trompés dans leur espoir ; ils blâment ces prudents Asiatiques des précautions que la conduite de nos compatriotes rend si naturelles, et s’indignent de leur caractère inhospitalier. Il semble qu’on leur fasse tort en se garantissant d’un si dangereux voisinage ; qu’en se refusant aux avances désintéressées de nos marchands, on méconnaisse quelque bienfait inestimable, et qu’on repousse les avantages de la civilisation. La civilisation, en ce qui concerne les Asiatiques, consiste à cultiver la terre avec ardeur pour que les Occidentaux ne manquent ni de coton, ni de sucre, ni d’épiceries ; à payer régulièrement les impôts, pour que les dividendes ne souffrent jamais de retard ; à changer, sans murmures, de lois, d’habitudes et de coutumes, en dépit des traditions et des climats. Les Nogais ont fait de grands progrès depuis quelques années, car ils ont enfin renoncé à la vie nomade de leurs pères, et les collecteurs du fisc savent où les trouver, quand l’époque du tribut est arrivée. Les anciens sujets de la reine Obeïra se sont bien civilisés depuis le temps du capitaine Cook, car ils ont embrassé le méthodisme, ils assistent tous les dimanches au prêche, en habit de drap noir, et c’est un débouché de plus pour les manufactures de Sommerset et de Glocester. Nos voyageurs ont vu aussi avec plaisir, en ces derniers temps, un prince des îles Sandwich tenir sa cour vêtu d’un habit rouge et d’une veste ; et ils regrettaient seulement que l’extrême chaleur l’eût empêché de compléter le costume ; mais peu importe que ces imitations soient imparfaites, maladroites, inconséquentes et grotesques, il faut les encourager pour les suites qu’elles peuvent avoir. Le temps viendra peut-être ce où les Indous s’accommoderont de nos percales au lieu de tisser eux-mêmes leurs mousselines, où les Chinois recevront nos soieries, où les Esquimaux porteront des chemises de calicot et où les habitants du tropique s’affubleront de nos chapeaux de feutre et de nos vêtements de laine. Que l’industrie de tous ces peuples cède le pas à celle des Occidentaux ; qu’ils renoncent en notre faveur à leurs idées, à leur littérature, à leurs ce langues, à tout ce qui compose leur individualité nationale ; qu’ils apprennent à penser, à sentir et à parler comme nous ; qu’ils payent ces utiles leçons par l’abandon de leur territoire et de leur indépendance ; qu’ils se montrent complaisants pour les désirs de nos académiciens, dévoués aux intérêts de nos négociants, doux, traitables et soumis ; à ce prix on leur accordera qu’ils ont fait quelques pas vers la sociabilité, et on leur permettra de prendre rang, mais à une grande distance, après le peuple privilégié, la race par excellence, à laquelle il a été donné de posséder, de dominer, de connaître et d’instruire [2]. »

On trouvera peut-être un peu sévères ces appréciations de notre savant et judicieux orientaliste. Cependant, lorsqu’on a parcouru l’Asie et visité les colonies des Européens, on est forcé de convenir que la race conquise est presque partout traitée avec morgue, insolence et dureté, par des hommes qui se piquent pourtant de civilisation et quelquefois même de christianisme.

Nous voilà bien loin de Han-tchouan et de son palais communal, et de cet heureux mandarin à qui la ville reconnaissante offrait solennellement une paire de bottes au moment de se séparer de lui. Le lecteur a sans doute oublié que c’est à propos de cette manifestation populaire que nous avons été amené à parler des éléments de liberté qu’on rencontre en Chine, et qui se manifestent quelquefois d’une manière si bizarre pour louer ou critiquer la bonne ou la mauvaise administration des magistrats.

Le plus bel éloge que la population de Han-tchouan faisait de son mandarin de prédilection, c’est qu’il avait toujours rendu la justice en personne et siègeant en public. Ce mérite, en effet, est bien aujourd’hui de quelque importance pour un magistrat chinois ; les choses sont tellement en décadence dans ce malheureux pays, que, la plupart du temps, les mandarins se dispensent de rendre eux-mêmes la justice, soit par paresse, soit pour ne pas étaler aux yeux du peuple leur incapacité. Ils se tiennent dans un cabinet privé, ordinairement séparé du tribunal par une simple cloison. Les parties discutent leur affaire en présence des scribes et des fonctionnaires ; ceux-ci vont de temps en temps exposer, selon leur fantaisie, l’état de la question à ces juges indignes qui, mollement couchés sur un divan, sont beaucoup plus préoccupés de leur pipe et de leur tasse de thé que de la vie ou de la fortune de leurs administrés. Ils ne sont pas même distraits par la sentence qu’ils auront à prononcer. On la leur apporte toute rédigée, et ils n’ont qu’à y apposer leur sceau. Cette manière de juger est tellement devenue à la mode, qu’un magistrat qui veut bien se donner la peine d’assister aux procès et d’interroger lui-même les parties est regardé comme un personnage extraordinaire et digne de l’admiration publique.

Nous fûmes forcés de nous arrêter à Han-tchouan deux jours entiers, durant lesquels le vent ne cessa de souffler avec une extrême violence. Personne n’était d’avis de s’embarquer sur le fleuve Bleu ; nous n’avions pas encore oublié le triste naufrage du secrétaire de Song-tche-hien et notre triple échouement sur le rivage. Les mandarins de Han-tchouan, très-peu désireux de garder chez eux nos illustres et précieuses personnes, aimaient encore mieux subir cet embarras qu’assumer la responsabilité d’un naufrage ; cependant, comme il nous en coûtait de ne pas profiter de cette petite tempête qui rafraîchissait singulièrement l’atmosphère, nous proposâmes à nos conducteurs de faire route par terre, espérant bien que le vent ne serait pas assez fort pour enlever les palanquins de dessus les épaules des porteurs, pour nous envoyer promener à travers les airs. Maître Ting nous objecta encore le péril du naufrage, bien plus à redouter, disait-il, en prenant la voie de terre que celle du fleuve Bleu. Cette crainte nous paraissant quelque peu chimérique, il nous avertit que, pour quitter Han-tchouan, il nous serait impossible d’éviter la navigation, parce que d’un côté nous avions le fleuve, et de l’autre un grand lac qu’il fallait nécessairement traverser. Les barques qu’on trouvait sur ce lac étaient tellement frêles et si mal construites, qu’elles ne pourraient résister à une tempête ; il fallait donc se résigner et attendre un peu de calme.

Quand le vent fut tombé, nous prîmes notre route par terre. Il y avait cinq ans qu’un missionnaire français avait fait le même chemin que nous, également escorté par des mandarins et des satellites, et conduit comme nous de tribunal en tribunal, mais en des situations bien différentes. Nous étions libres, entourés d’hommages et voyageant avec une certaine pompe ; lui, au contraire, était chargé de chaînes et abreuvé d’outrages par les bourreaux impitoyables qui l’escortaient, et cependant sa marche était, aux yeux de la foi, un véritable triomphe. Il s’en allait plein de force et de courage à un saint combat. Après avoir enduré avec une constance invincible de longues et affreuses tortures dans les divers prétoires de la capitale du Hou-pé, il a terminé glorieusement sa vie, la palme du martyre à la main et aux applaudissements du monde catholique. En suivant cette route de Han-tchouan, sanctifiée par les souffrances du vénérable Perboyre, les détails de ce long martyre, que nous avions eu la consolation de raconter nous-même jadis à nos amis d’Europe, se représentaient à notre mémoire et pénétraient notre âme d’une douce émotion, nos yeux étaient mouillés de larmes ; mais les pleurs que l’on verse au souvenir des tourments d’un martyr sont toujours pleins de suavité.

Nous suivîmes pendant deux heures des sentiers étroits et tortueux qui tantôt serpentaient à travers des collines de terre rouge, où croissaient en abondance le cotonnier et la plante à indigo, et tantôt glissaient dans les vallons le long de vertes rizières. Nous ne tardâmes pas à apercevoir le lac Ping-hou, dont la surface, d’un bleu mat, et légèrement ridée par une petite brise, réfléchissait les rayons du soleil, comme par d’innombrables pointes de diamant. Trois bateaux préparés à l’avance nous attendaient au rivage. Le convoi s’embarqua promptement ; on hissa de longues voiles en bambou, plissées comme des éventails, et nous partîmes. Plusieurs rameurs suppléaient à l’insuffisance du vent, qui n’était pas encore formé ; vers midi, il obtint plus de force et de régularité, nous prit par le travers et nous poussa avec assez de rapidité sur la vaste surface de ce lac magnifique. Nous rencontrâmes des barques de toute forme et de toute grandeur, qui transportaient des voyageurs et des marchandises, plusieurs étaient destinées à la pêche et se faisaient remarquer par de noirs filets suspendus au grand mât. Ces nombreuses jonques, se croisant dans tous les sens avec leurs voiles jaunes et leurs pavillons bariolés, le murmure vague et indéterminé qui arrive de toutes parts, les oiseaux aquatiques qu’on voit planer au-dessus du lac et plonger subitement pour saisir leur proie, tout cela offre aux regards un tableau plein de charme et d’animation.

Nous passâmes à côté de plusieurs îles flottantes, produits bizarres et ingénieux de l’industrie chinoise, et dont jamais, peut-être, aucun autre peuple ne s’est avisé. Ces îles flottantes sont des radeaux énormes, construits, en général, avec de gros bambous, dont le bois résiste longtemps à l’action dissolvante de l’eau. On a transporté sur ces radeaux une couche assez épaisse de bonne terre végétale, et, grâce au patient labeur de quelques familles d’agriculteurs aquatiques, l’œil émerveillé voit s’élever à la surface des eaux des habitations riantes, des champs, des jardins et des plantations d’une grande variété. Les colons de ces fermes flottantes paraissent vivre dans une heureuse abondance. Durant les moments de repos que leur laisse la culture des rizières, la pêche devient pour eux un passe-temps à la fois lucratif et agréable. Souvent, après avoir fait leur récolte au-dessus du lac, ils jettent leur filet et le ramènent sur le bord de leur île chargé de poissons ; car la Providence, dans sa bonté infinie, fait encore germer au fond des eaux une abondante moisson d’êtres vivants pour les besoins de l’homme. Plusieurs oiseaux, et notamment les pigeons et les passereaux, se fixent volontiers dans ces campagnes flottantes, pour partager la paisible et solitaire félicité de ces poétiques insulaires.

Vers le milieu du lac, nous rencontrâmes une de ces fermes qui essayait de faire de la navigation. Elle s’en allait avec une extrême lenteur, quoiqu’elle eût cependant vent arrière. Ce n’est pas que les voiles manquassent : d’abord il y en avait une très-large au-dessus de la maison, et puis plusieurs autres aux angles de l’île ; de plus, tous les insulaires, hommes, femmes et enfants, armés de longs avirons, travaillaient de tout leur pouvoir, sans imprimer pour cela une grande vitesse à leur métairie. Mais il est probable que la crainte des retards tourmente peu ces mariniers agricoles, qui sont toujours sûrs d’arriver à temps pour coucher à terre. On doit souvent les voir changer de place sans motif, comme font les Mongols au milieu de leurs vastes prairies ; plus heureux que ces derniers, ils ont su se faire, en quelque sorte, un désert au milieu de la civilisation, et allier les charmes et les douceurs de la vie nomade aux avantages de la vie sédentaire.

Il existe de ces îles flottantes à la surface de tous les grands lacs de la Chine. Au premier abord, on s’arrête avec enchantement devant ces poétiques tableaux ; on aime à contempler cette abondance pittoresque, on admire le travail ingénieux de cette race chinoise qui est toujours étonnante dans tout ce qu’elle fait. Mais, quand on cherche à pénétrer le motif pour lequel ont été créées ces terres factices, quand on calcule tout ce qu’il a fallu de patience et de sueur à quelques familles déshéritées, et qui, pour ainsi dire, n’avaient pu trouver en ce monde une place au soleil, alors le tableau, naguère si riant, prend insensiblement de sombres couleurs, et l’on se demande, l’âme accablée de tristesse, quel sera l’avenir de cette immense agglomération d’habitants que la terre ne peut plus contenir, et qui est forcée, pour vivre, de se répandre sur la surface des eaux. Lorsqu’on parcourt les provinces de l’empire, et qu’on s’arrête à réfléchir sur ce prodigieux encombrement d’hommes qui augmente, d’année en année, dans des proportions effrayantes, on serait presque tenté de souhaiter à la Chine, dans l’intérêt de sa conservation, une de ces grandes exterminations par lesquelles la Providence arrête, de temps à autre, l’essor et le développement des races trop fécondes.

La population de la Chine a été l’objet de grands débats entre les auteurs européens, qui n’avaient aucun moyen de la déterminer avec exactitude. Les Chinois tiennent pourtant avec assez de soin des états statistiques et des relevés de dénombrement. La population de chaque province est inscrite, par familles et par individus contribuables, sur des registres spéciaux, dont le résumé est publié dans les collections des ordonnances. Mais le mode adopté pour cet enregistrement a varié même dans les temps modernes, et des classes nombreuses d’individus non contribuables ont été laissées en dehors du recensement. De là résultent les différences sensibles qui s’observent entre les dénombrements de la population chinoise, rapportés à des époques peu distantes. Trois dénombrements principaux ont donné des résultats qui semblent également authentiques, et dont, néanmoins, le plus fort surpasse le plus faible de 183, 000, 000 ; les voici :

En 1743, selon le P. Amiot 150, 265, 475

En 1761, selon le P. Hallerstein 198, 211, 552

En 1791, selon lord Macartney 333, 000, 000

Les documents les plus récents, fournis par la collection des ordonnances de la dynastie mantchoue, élèvent ce chiffre à 361 millions. Nous n’avons pas les matériaux nécessaires pour constater ce résultat et prononcer avec entière connaissance de cause. Cependant, nous pensons qu’on ne peut pas rejeter le chiffre total de 361 millions, malgré son énormité.

Il est facile de se former des idées entièrement opposées sur la population de la Chine, selon la manière de voyager qu’on adopte : si, par exemple, on parcourt les provinces du Midi en prenant la voie de terre, on serait tenté de croire que le pays est bien moins populeux qu’on ne le prétend. Les villages sont moins nombreux et moins considérables ; on rencontre beaucoup de terrains vagues, quelquefois même on croirait voyager au milieu des déserts de la Tartarie ; mais qu’on traverse les mêmes provinces sur les canaux et en suivant le cours des fleuves, alors l’aspect du pays change entièrement. On rencontre fréquemment de grandes villes renfermant dans leur enceinte jusqu’à deux ou trois millions d’habitants ; de toute part on ne voit que gros villages se succédant presque sans interruption ; la population foisonne, et l’on ne peut comprendre d’où peuvent venir les moyens de subsistance pour ces multitudes innombrables dont les habitations paraissent occuper le sol tout entier ; à la vue de ces prodigieuses fourmilières d’hommes, il semble que le chiffre de trois cent soixante et un millions soit encore bien au-dessous de la réalité.

Un moraliste chinois, le célèbre Te-siou, fait remonter au tien, ciel, » la grande cause qui, tour à tour, diminue ou augmente la population de l’empire. Les événements, dit-il, qui préparent l’augmentation ou la diminution des hommes, sont si disparates et si étroitement liés, si lents et si efficaces, qu’il n’y a ni politique ni prévoyance à leur opposer. Il faut être bien étranger à notre histoire pour ne voir qu’un mécanisme de causes naturelles dans les conduites cachées du ciel sur les générations des hommes, pour les étendre ou les resserrer d’une manière conforme à ses vues sur tout l’empire ; il faut être bien peu philosophe pour ne pas voir que la guerre, la peste, la famine et les grandes révolutions, font crouler tout système par l’impossibilité démontrée d’en prévoir les causes, d’en suspendre les ravages, et d’en calculer les effets par rapport à la population présente et future. Les expériences des— dynasties passées sont perdues pour celle qui s’écoule ; les moyens mêmes qui ont réussi deviennent destructifs d’un siècle à l’autre. »

Tout en respectant la réserve du moraliste du Céleste Empire, il nous semble pourtant qu’on pourrait assigner plusieurs causes secondaires à la prodigieuse population de la Chine : ainsi les mœurs publiques de la nation, qui font du mariage des enfants la plus grande affaire des pères et des mères ; la honte de mourir sans postérité ; les adoptions fréquentes qui soulagent les familles et en perpétuent les branches ; le retour des biens à la souche par l’exhérédation des filles ; l’immutabilité des impôts qui, toujours attachés aux terres, ne tombent jamais qu’indirectement sur le marchand et l’artisan ; le mariage des soldats et des marins ; la politique de n’accorder la noblesse qu’aux emplois, ce qui l’empêche d’être héréditaire, en distinguant seulement les hommes sans distinguer les familles, et détruit de cette manière le vain préjugé des mésalliances ; la vie extrêmement frugale de toutes les classes de la société : voilà peut-être autant de causes capables de favoriser le rapide accroissement de la population chinoise ; mais c’est surtout la paix profonde dont l’empire a joui depuis plus de deux siècles qui a sans doute contribué plus que tout le reste à ce rapide développement.

Aujourd’hui cette paix n’existe plus dans la plupart des provinces ; l’insurrection qui a éclaté depuis trois ans menace l’empire d’un bouleversement général et de la chute de la dynastie tartare. Si cette révolution ressemble à celles qui l’ont précédée, et dont on ne peut lire, sans frémir, les horribles détails dans les Annales de la Chine ; si la guerre civile.se prolonge avec son lugubre cortège de massacres et d’incendies, il est à présumer que la population sera affreusement réduite, et que les Chinois qui survivront à ces grandes scènes de carnage et de destruction trouveront où se loger, sans avoir besoin, comme aujourd’hui, de construire des radeaux pour habiter sur la surface des lacs.

Quelques instants avant de terminer notre ravissante navigation sur le Ping-hou, nous rencontrâmes une longue file de petites barques de pêcheurs qui s’en retournaient au port à force de rames ; au lieu de filets, ces pêcheurs avaient un grand nombre de cormorans qui étaient perchés sur les rebords de leurs nacelles. C’est un curieux spectacle que de voir ces oiseaux, au moment de la pêche, plonger à toute minute au fond de l’eau, et remonter chaque fois avec un poisson au bec. Comme les Chinois se défient un peu du trop bon appétit de leurs associés, ils ont soin de leur garnir le cou d’un anneau en fer assez large pour leur permettre de respirer librement, mais trop étroit pour qu’ils puissent avaler le poisson qu’ils ont saisi ; afin de les empêcher de folâtrer au fond de l’eau, et de perdre ainsi le temps destiné au travail, une petite corde est attachée d’un côté à l’anneau, et de l’autre à une des pattes du cormoran ; c’est par là qu’on le ramène à volonté, au moyen d’une ligne à crochet, lorsqu’il lui arrive de s’oublier trop longtemps ; s’il est fatigué, il a le droit de remonter à bord et de se reposer un instant ; mais il ne faut pas qu’il abuse de cette complaisance du maître. Au cas où il ne comprendrait pas les obligations de son état, il reçoit quelques légers coups de bambou, et, sur ce muet avertissement, le pauvre plongeur reprend avec résignation son laborieux métier. Durant la traversée d’une pêcherie à l’autre, les cormorans se perchent côte à côte sur les bords du bateau ; ils s’y arrangent d’eux-mêmes avec un ordre admirable, avertis qu’ils sont, par leur instinct, de se placer en nombre à peu près égal sur bâbord et sur tribord pour ne pas compromettre l’équilibre de la frêle embarcation ; c’est ainsi que nous les vîmes rangés lorsque nous rencontrâmes sur le lac la petite flottille des pêcheurs.

Le cormoran est plus gros que le canard domestique ; il a le cou court, la tête aplatie sur les côtés, le bec long, large et légèrement recourbé à l’extrémité. D’une tournure ordinairement très-peu élégante, il est hideux à voir lorsqu’il a passé la journée à travailler dans l’eau. Ses plumes mouillées et mal peignées se hérissent sur son maigre corps, il se pelotonne, et ne présente plus qu’une masse informe et disgracieuse.

Après avoir traversé le lac Ping-hou, nous rentrâmes dans nos palanquins et nous arrivâmes, vers la nuit, à Han-yang, grande ville située sur le bord du fleuve Bleu. Déjà les marchands allumaient leurs lanternes sur le devant des boutiques, et les groupes nombreux d’artisans, après avoir terminé leur travail, s’en allaient en chantant et en folâtrant voir jouer la comédie. Les curieux se rassemblaient aux angles des rues, autour des escamoteurs et des lecteurs publics. Tout prenait enfin cette allure vive et animée des grands centres de population, lorsque, après les fatigues d’une journée laborieuse, chacun éprouve le besoin de prendre un peu de repos et de délassement.

Les Chinois n’ont pas l’habitude de la promenade ; ils n’en conçoivent ni les charmes ni les avantages hygiéniques. Ceux qui ont quelques notions des mœurs européennes nous trouvent fort singuliers, pour ne pas dire souverainement ridicules, d’aller et de venir sans cesse, sans avoir d’autre but que celui de marcher. Lorsqu’ils entendent dire que nous considérons la promenade comme une manière de nous délasser et de nous récréer, ils nous tiennent pour de grands originaux ou pour des hommes qui n’ont pas le sens commun.

Les Chinois des provinces intérieures, que leurs affaires conduisent à Canton ou à Macao, n’ont rien de plus pressé que d’aller voir les Européens à la promenade. C’est pour eux le spectacle le plus attrayant. Ils s’arrangent à l’écart le long des quais ; ils s’accroupissent sur leurs mollets, allument leur pipe, déploient leur éventail, et puis les voilà contemplant d’un œil goguenard et malicieux les promeneurs anglais et américains qui vont et viennent, d’un bout à l’autre, en marquant le pas avec une admirable précision. Les Européens qui arrivent en Chine sont tout disposés à trouver bizarres et ridicules les habitants du Céleste Empire ; les Chinois qui vont visiter Canton et Macao nous le rendent bien. Il faudrait les entendre exercer leur verve railleuse et caustique sur la tournure des diables occidentaux, exprimer leur indéfinissable étonnement à la vue de ces vêtements étriqués, de ces pantalons collants, de ces prodigieux chapeaux en forme de tuyaux de cheminée, de ces cols de chemise destinés à scier les oreilles et qui encadrent si gracieusement ces grotesques figures à long nez et aux yeux bleus, sans barbe et sans moustaches, mais, en revanche, portant sur chaque joue une poignée de poil rouge et crépu. La forme de l’habit les intrigue par-dessus tout. Ils cherchent, sans pouvoir y réussir, à se rendre compte de cet étrange accoutrement qu’ils nomment une moitié de vêtement, parce qu’il est impossible de le faire joindre sur la poitrine et que le prolongement des basques au-dessous de la taille manque complètement sur le devant. Ils admirent ce goût exquis et raffiné de suspendre derrière le dos de larges boutons semblables à des sapèques et qui, disent-ils, restent là éternellement sans avoir jamais rien à boutonner. Combien ils se trouvent plus beaux que nous, avec leurs yeux noirs, étroits et obliques, les pommettes des joues saillantes, leur nez en forme de châtaigne, leur tête rasée et ornée d’une magnifique queue qui descend jusqu’aux talons. Qu’on ajoute à ce type plein de grâce et d’élégance un chapeau conique recouvert de franges rouges, une ample tunique aux larges manches et des bottes en satin noir terminées par une semelle blanche d’une épaisseur exorbitante, et il sera incontestable qu’un Européen ne saurait jamais avoir la bonne façon d’un Chinois.

Mais c’est surtout dans les habitudes de la vie que les Chinois prétendent nous être de beaucoup supérieurs. En voyant les Européens exécuter, pendant de longues heures, des promenades gymnastiques, ils se demandent s’il n’est pas plus conforme à la bonne civilisation de passer son temps, quand on n’a rien à faire, tranquillement assis à boire du thé et à fumer sa pipe, ou encore s’il ne vaut pas mieux aller tout bonnement se coucher. L’idée des soirées ou de passer la majeure partie des nuits en fêtes et en réunions ne leur est pas encore venue. Ils en sont toujours aux habitudes de nos bons aïeux, qui n’avaient pas trouvé la méthode un peu bizarre de prolonger le jour jusqu’à minuit et la nuit jusqu’à midi. Tous les Chinois, même ceux de la haute classe, tiennent à commencer leur sommeil de manière à pouvoir se lever avec le soleil. Ils ne font exception qu’aux premiers jours de l’an et à certaines fêtes de famille. Alors ils ne se donnent pas un instant de repos et de relâche. À part certaines circonstances, ils se conforment assez régulièrement au cours des astres pour le partage du jour et de la nuit. Aux heures où l’on remarque le plus de mouvement et de tumulte dans les grandes villes d’Europe, celles de Chine jouissent du calme le plus profond ; chacun est retiré dans sa famille, toutes les boutiques sont fermées, les bateleurs, les saltimbanques, les lecteurs publics, ont terminé leur séance, et il ne reste plus en activité que quelques théâtres fonctionnant continuellement en faveur des amateurs de la classe ouvrière, qui ont seulement la nuit à leur disposition pour se donner le plaisir de voir jouer la comédie.

Nous mîmes près d’une heure à parcourir les longues rues de Han-yang. Enfin on nous déposa à l’extrémité d’un faubourg, dans une espèce de maison que nous ne savons comment étiqueter. Ce n’était ni un palais communal, ni un tribunal, ni une auberge, ni une prison, ni une pagode. C’est, nous dit-on, un établissement destiné à une foule d’usages et que les autorités du lieu ont désigné pour votre logement. Nous y fûmes reçus très-froidement par un vieux Chinois, petit mandarin retraité, qui nous introduisit dans une grande salle ayant pour tout ameublement quelques fauteuils disloqués et pour tout éclairage une grosse chandelle rouge, en suif végétal, qui répandait, avec beaucoup de fumée, une lueur triste et lugubre. Le vieux Chinois bourra sa pipe, l’alluma à la chandelle, s’assit à l’extrémité d’un banc, croisa ses jambes, et se mit à fumer sans rien dire, sans même nous regarder. Comme la mine de ce personnage était peu de notre goût, nous le laissâmes tranquille, et nous commençâmes à nous promener d’un bout à l’autre de cette grande salle, au risque de nous faire appeler barbares. Une journée entière passée en barque ou en palanquin nous donnait bien le droit de chercher à procurer à nos jambes un peu d’élasticité.

Pendant que nous nous promenions et que le vieux retraité fumait silencieusement sa pipe, nos conducteurs avaient disparu. Nous fûmes longtemps ainsi, et trouvant la position assez disgracieuse ; aucun mandarin de Han-yang, ni grand ni petit, ne vint nous honorer de sa présence ; personne n’eut l’attention de nous offrir une tasse de thé, et pourtant, à l’heure qu’il était, quelques rafraîchissements n’eussent pas été un hors d’œuvre. Notre Chinois gardait toujours la même attitude, ne s’occupant nullement de nous ; de notre côté, nous affections de ne faire aucune attention à lui. Enfin maître Ting parut ; nous lui demandâmes ce que tout cela signifiait et où on voulait en venir. Nous comprîmes à son étonnement qu’il ne voyait pas plus clair que nous dans la situation ; il fallait cependant un dénoûment à la chose. Nous allâmes interpeller le vieux Chinois qui en était à bourrer sa pipe au moins pour la dixième fois ; il nous répondit, sans se troubler, et en nous regardant à peine, que personne ne lui avait donné aucun ordre à notre sujet, qu’il ne savait pas qui nous étions, d’où nous venions et où nous allions, qu’il était lui-même assez surpris d’avoir vu tant de monde envahir à l’improviste, à une heure si avancée, l’établissement dont il était le gardien. Après nous avoir ainsi exprimé ses pensées avec beaucoup de flegme, il replaça l’embouchure de la pipe au coin de sa bouche et se remit à fumer. Évidemment il n’était pas possible d’entrer en négociation avec un personnage de cette trempe ; nous prîmes donc le parti d’exécuter une visite au tribunal du préfet.

La réception fut assez polie, mais pleine de froideur ; le préfet pensait que nous aurions voulu arriver le soir même à la capitale de la province, qui se trouvait sur la rive opposée du fleuve, et, en conséquence, disait-il, il n’avait rien organisé pour nous recevoir. Puisque vous n’allez pas ce soir à Ou-tchang-fou, ajouta-t-il, je vais donner des ordres pour qu’on ait soin de vous à la maison des hôtes, où l’on vous a conduits. Le préfet nous avait tout bonnement joué un tour à la chinoise pour s’épargner les frais et les embarras d’une réception officielle ; il savait bien mieux que nous qu’il n’était pas possible d’aller dans une journée de Han-tchouan à Ou-tchang-fou. et qu’on devait nécessairement passer la nuit à Han-yang. Nous crûmes que cela ne valait pas la peine de se fâcher ; nous agîmes comme si nous n’avions pas compris la tricherie, et nous retournâmes pacifiquement à la susdite maison des hôtes, avec la perspective de retrouver toujours à la même place notre imperturbable Chinois toujours occupé à fumer sa pipe.

Nous venions de commettre une faute en prenant congé du préfet si bénignement, et sans lui avoir parlé avec un peu de verve, car, s’imaginant que nous étions très-faciles à contenter, il ne manqua pas d’en abuser. Nous revîmes donc notre vieux Chinois, toujours assis sur son banc, et la chandelle rouge dont il ne restait plus qu’un bout, mais qui conservait encore presque entière sa grosse mèche entourée d’un peu de flamme et d’une épaisse fumée. Un domestique du préfet ne tarda pas à se présenter chargé d’un panier à plusieurs étages, et qui contenait le menu de notre souper. À cette vue, le gardien de la maison des hôtes se leva ; il alla chercher une table dans une pièce voisine, l’installa contre le mur, et plaça dessus la chandelle rouge qu’il moucha très-habilement en donnant une chiquenaude à la mèche. Maître Ting, qui était affamé, avait déjà pris place à côté de la table ; mais sa figure s’allongea piteusement quand il vit de quoi se composait le festin que nous envoyait le préfet. Une grande gamelle de riz cuit à l’eau placée entre deux petites assiettes, dont l’une contenait des morceaux de poisson salé et l’autre quelques tranches de lard, voilà quel était le service ; en vérité, ce préfet de Hanyang abusait du privilége qu’il croyait avoir de se moquer de nous. Maître Ting se leva bondissant de colère, et menaça de dévorer le pauvre domestique qui nous avait apporté, dans son panier, cette déplorable mystification. Nous eûmes besoin de toute notre influence pour le calmer, et lui faire comprendre qu’il n’était pas raisonnable d’imputer à ce brave homme le lard et le poisson salé qui se trouvaient sur la table. Notre amour-propre se trouva tellement froissé et humilié, que nous déraillâmes complètement de la ligne que nous avions résolu de suivre dans nos rapports avec les mandarins ; cédant à un puéril sentiment de fierté, nous dîmes avec calme au domestique du préfet de reporter ces mets à son maître, et de le remercier de sa généreuse obligeance ; en même temps nous priâmes maître Ting d’aller commander au restaurant le plus rapproché un souper convenable, parce que nous entendions vivre à nos frais à Han-yang.

Le majordome du préfet emporta la gamelle avec ses accessoires, et peu de temps après nous faisions à nos mandarins d’escorte les honneurs d’un magnifique souper qui nous coûta deux onces d’argent. Il nous sembla, sur le moment, que nous venions d’agir avec une dignité incomparable, et que nous nous étions majestueusement tirés de ce mauvais pas. L’amour-propre nous aveuglait el nous empêchait de voir qu’au bout du compte nous avions fait une sottise ; nous le comprîmes le lendemain après que le repas de la nuit nous eut ramenés à la réalité de notre position. Nous avions oublié que nous étions en Chine, et que les mandarins n’étaient pas des hommes avec lesquels il fût bon de se piquer d’honneur ; pour bien faire, il fallait commander un festin de première classe, le faire payer au préfet, puis nous reposer un ou deux jours à Han-yang. Ce système, merveilleusement adapté au caractère chinois, avait eu un plein succès sur toute la route. Nous eûmes le malheur de l’abandonner dans un moment d’égarement, et nous en fûmes les victimes ; il nous fallut, après cela, une peine incroyable pour reconquérir notre première influence.

Nous quittâmes Han-yang avec un vif sentiment de satisfaction, sans même regretter le vieux gardien de la maison des hôtes qui nous expédia avec autant de grâce et d’amabilité qu’il en avait mis à nous recevoir. Le chemin que nous avions à faire ce jour-là n’était pas long ; mais il présentait, disait-on, quelque danger. Nous n’avions qu’à traverser le fleuve Bleu ; nous nous rendîmes sur le rivage, et nous aperçûmes, de l’autre côté, les formes vagues et indéterminées d’une ville immense, presque entièrement enveloppée de brouillards ; c’était Ou-tchang-fou, capitale de la province du Hou-pé ; elle n’était séparée de Han-yang que par le fleuve, assez semblable en cet endroit, à un large bras de mer. Des multitudes de jonques énormes descendaient rapidement, ou remontaient avec lenteur ce fleuve enfant de la mer, comme le nomment les Chinois. Le vent soufflait du sud, et nous était assez favorable, puisqu’il devait nous prendre par le travers ; il était cependant d’une grande violence, et nous hésitâmes quelque temps avant de nous embarquer, car les bateaux de passage qui stationnaient au rivage ne nous paraissaient pas d’une construction assez solide pour résister à un coup de vent au milieu de ces eaux impétueuses. L’exemple de plusieurs voyageurs, qui ne firent pas difficulté de partir, nous ayant rassurés, nous entrâmes dans un bateau qui nous emporta bientôt avec une effrayante rapidité. Vers le milieu du fleuve nous essuyâmes une bourrasque ; notre barque fut tellement inclinée que la voilure plongea un instant dans l’eau. Enfin, après une traversée de trois quarts d’heure, nous arrivâmes, sans accident, à un des ports de Ou-tchang-fou, où nous restâmes plus de deux heures à nous frayer un passage parmi un encombrement prodigieux de jonques qui étaient au mouillage. Les courses que nous fîmes ensuite en palanquin dans cette vaste cité furent un véritable voyage. Il était plus de midi lorsque nous fûmes installés dans notre logement, non loin du palais du gouverneur de la province.

  1. M. Abel Rémusat parlait ainsi en 1829 ; il eût probablement supprimé cette phrase, s’il eût écrit en 1840, lors de la guerre des Anglais contre les Chinois.
  2. Mélanges asiatiques, p. 244.