L’Empire chinois/Volume 1 - Chapitre VIII

Gaume (Tome Ip. 330-372).
Volume I


CHAPITRE VIII.


Arrivée à Pa-toung, ville frontière de la province du Hou-pé. — Examens littéraires. — Caractère du bachelier chinois. — Condition des écrivains. — Langue écrite. — Langue parlée. — Coup d’œil sur la littérature chinoise. — Le Céleste Empire est une immense bibliothèque. — Étude du chinois en Europe. — Embarquement sur le fleuve Bleu. — Douane de sel. — Mandarin contrebandier. — Argumentation avec le préfet de I-tchang-fou. — Un mandarin veut nous enchaîner. — Système des douanes en Chine. — I-tou-hien, ville de troisième ordre. — Aimable et intéressant magistrat de cette ville. — Connaissances géographiques des Chinois. — Récit d’un voyageur arabe en Chine, dans le neuvième siècle de l’ère chrétienne.


Après avoir laissé le Sse-tchouen derrière nous, quelques heures de marche nous conduisirent jusqu’à Patoung, petite ville de la province du Hou-pé. Quoique n’étant plus dans un pays soumis à la juridiction du vice-roi Pao-hing, nous fûmes reçus comme nous l’avions été dans toutes les villes du Sse-tchouen ; car notre feuille de route devait conserver sa valeur et son autorité jusqu’à Ou-tchang-fou, capitale du Hou-pé. Les autorités de Pa-toung nous traitèrent donc avec le cérémonial accoutumé ; mais, à peine arrivés, nous remarquâmes une transformation subite, une métamorphose soudaine parmi les gens de notre escorte ; mandarins, satellites, soldats, tout le monde avait changé de ton et de manière avec cette souplesse qui est le fond du caractère chinois. Nos gens étaient d’une tranquillité et d’une modestie admirables. C’est qu’ils venaient d’entrer, en quelque sorte, dans un pays étranger ; ils n’étaient plus chez eux ; de peur de se compromettre, ils avaient laissé toute leur fierté à la frontière de leur province, se réservant, bien entendu, de la reprendre au retour. Pour le moment, il n’était question que de bien rapetisser son cœur, pour continuer la route sans encombre.

Le vice-roi du Sse-tchouen nous avait prévenus que dans la province du Hou-pé, les palais communaux étaient rares et peu convenables. A Pa-toung nous n’en trouvâmes pas du tout ; mais nous y perdîmes peu, car nous allâmes loger au kao-pan, comme qui dirait à l’Institut. Le kao-pan, théâtre des examens, est, comme le wen-tchang-koun, palais des compositions littéraires, un édifice appartenante la corporation des lettrés. Celui de Pa-toung n’avait rien de remarquable dans sa construction ; il était seulement d’une propreté exquise, et avait, comme tous les établissements de ce genre, des salles vastes et, par conséquent, d’une grande fraîcheur. Les examens avaient eu lieu depuis peu de jours, et nous trouvâmes encore en place les diverses décorations disposées pour la cérémonie. Nous eûmes dans la soirée la visite d’une foule de lettrés, parmi lesquels plusieurs nous parurent d’une assez grande insignifiance.

La corporation des lettrés a été organisée dans le onzième siècle avant l’ère chrétienne ; mais le système des examens tel qu’il existe maintenant, et qui sert de base au choix des mandarins pour l’administration, ne remonte qu’au huitième siècle, vers le commencement de la grande dynastie des Tang. Avant cette époque les magistrats étaient nommés par le peuple. Aujourd’hui, comme nous l’avons déjà dit, le suffrage universel a été seulement conservé dans les communes, pour élire des maires qui portent le nom de ti-pao dans le midi, et sian-yo dans le nord.

Les examens littéraires sont en voie de décadence et de dégénération comme tout le reste. Ils n’ont plus ce caractère sérieux, grave et impartial, qui, sans doute, leur fut imprimé à l’époque où ils furent institués. La corruption qui, en Chine, s’est glissée partout sans rien épargner, a pénétré également et les examinateurs et les examinés. Le règlement qu’on doit suivre dans les examens est d’une grande sévérité, dans le but d’éloigner toute espèce de fraude et de découvrir le véritable mérite du candidat ; mais on est parvenu, moyennant finance, à rendre inutiles toutes ces précautions. Ainsi, quand on est riche, on peut connaître à l’avance les sujets désignés pour les diverses compositions, et, qui pis est, les suffrages des juges sont vendus au plus offrant.

Les étudiants qui ne sont pas de force suffisante pour subir les examens, et qui n’ont pu se procurer le programme des questions qu’ils auront à traiter, vont tout bonnement s’adresser, le salaire en main, à quelque gradué réduit à la misère. Celui-ci prend le nom du candidat, va subir l’examen à sa place et lui rapporte son diplôme. Cette industrie s’exerce presque publiquement, et les Chinois, dans leur langage pittoresque, ont donné à cette race de lettrés le nom de bacheliers en croupe.

Le nombre des bacheliers est très-considérable ; mais, faute de ressources, soit pécuniaires, soit intellectuelles, il en est très-peu qui puissent parvenir aux grades supérieurs, et, par suite, aux fonctions publiques. Ceux qui sont dans l’aisance jouissent à loisir du bonheur incomparable de porter un globule doré au haut de leur bonnet. Ils aiment les réunions, les parades et les cérémonies publiques, où ils se font remarquer par un grand étalage de prétentions. Quelquefois ils s’occupent de littérature par désœuvrement, composent quelques nouvelles ou des pièces de poésie, qu’ils lisent à leurs confrères, dont les éloges ne tarissent jamais, à condition, bien entendu, qu’on leur rendra la pareille.

Les lettrés pauvres et sans emploi forment dans l’empire une classe à part et mènent une existence indéfinissable. D’abord tout travail pénible est en dehors de leurs goûts et de leurs habitudes. S’occuper d’industrie, de commerce ou d’agriculture, serait trop au-dessous de leur mérite et de leur dignité. Ceux qui tiennent le plus à gagner sérieusement leur vie se font maîtres d’école et médecins, ou cherchent à remplir quelque emploi subalterne dans les tribunaux ; les autres mènent une vie très-aventureuse, en exploitant le public de mille manières. Ceux des grandes villes ressemblent beaucoup à des gentilshommes ruinés ; ils n’ont d’autre ressource que de se visiter les uns les autres, pour s’ennuyer à frais communs, ou se concerter sur les moyens à prendre pour ne pas mourir de faim. Ils s’en tirent ordinairement en faisant des avanies aux riches et quelquefois aux mandarins pour leur extorquer de l’argent. Comme ces derniers ont ordinairement de gros péchés d’administration sur la conscience, ils n’aiment pas trop à avoir pour ennemis des bacheliers inoccupés et affamés, et toujours disposés à ourdir quelque intrigue, à dresser quelque guet-apens. Les procès sont encore une de leurs grandes ressources. Ils s’appliquent à les fomenter, à envenimer les parties ; puis ils se chargent, moyennant une honnête rétribution, de leur parler la paix, comme ils disent en leur langage, et de leur faire des commentaires sur le droit. Ceux dont l’imagination n’est pas assez vive et féconde pour leur fournir tous ces moyens d’industrie, cherchent à vivre de leur pinceau, qu’ils manient, pour la plupart, avec une admirable habileté. Ils font un petit commerce de sentences, écrites en beaux caractères sur des bandes de papier peint, et dont les Chinois font une prodigieuse consommation pour orner leurs portes et l’intérieur de leurs appartements. Il serait superflu d’ajouter que les littérateurs incompris du Céleste Empire sont naturellement les agents les plus actifs des sociétés secrètes et les agitateurs du peuple en temps de révolution. La proclamation, le pamphlet et le placard sont des armes qu’ils manient pour le moins aussi bien que leurs confrères de l’Occident.

Quoique la littérature soit très-encouragée par le gouvernement et par l’opinion, cependant ces encouragements ne vont jamais jusqu’à donner des revenus aux littérateurs. En Chine, on ne fait pas fortune en écrivant des livres, surtout quand ces livres sont des nouvelles, des romans, des poésies ou des pièces de théâtre. Quelque bien faits que soient ces ouvrages, les Chinois n’y attachent jamais une grande importance. Ceux qui sont capables de les apprécier les lisent sans doute avec plaisir, en admirent les beautés ; mais, après tout, ce n’est pour eux qu’un jeu, une récréation. On ne pense pas à l’auteur, qui, du reste, n’a pas jugé à propos de signer ses chefs-d’œuvre. On lit, en Chine, à peu près comme lorsque, pour se distraire, on va faire une promenade dans un beau et agréable jardin. On admire l’arrangement des allées, la verdure, les arbres, l’éclat et la variété des fleurs ; mais c’est là tout, on s’en retourne sans s’être occupé du jardinier, sans même avoir songé à demander son nom.

Les Chinois sont pleins de vénération pour les livres sacrés et classiques. Leur estime pour les grands ouvrages d’histoire et de morale est, en quelque sorte, un culte, le seul, peut-être, qu’ils professent sérieusement, parce qu’ils sont habitués à considérer les belles-lettres par leur côté grave, sérieux et utile. Pour ce qui est de cette classe de littérateurs que nous nommons écrivains, ils ne sont, à leurs yeux, que des désœuvrés, qui cherchent à passer le temps en s’amusant à faire des vers ou de la prose. On n’y trouve, assurément, rien à redire, puisque tel est leur plaisir. On est même assez juste pour convenir qu’il vaut autant se récréer en maniant le pinceau qu’en jouant aux osselets ou au cerf-volant ; cela dépend de l’attrait de chacun.

Les habitants du Céleste Empire ne pourraient revenir de leur étonnement, s’ils savaient jusqu’à quel point une œuvre de style est, en Europe, une source d’honneur et souvent de richesse. Si on leur disait que, chez nous, il suffit quelquefois d’avoir composé un roman ou un drame pour avoir droit à une grande célébrité, ils ne voudraient pas le croire, ou plutôt ils trouveraient, peut-être, que cela s’accorde merveilleusement avec l’idée qu’ils ont de notre manque de jugement. Que serait-ce, si on leur parlait de la renommée et de la gloire qui peuvent environner un joueur de violon ou une danseuse ?… si on leur apprenait que l’un ne peut donner un coup d’archet, ni l’autre faire un saut quelque part, sans qu’aussitôt des milliers de gazettes volent en répandre la nouvelle dans tous les royaumes de l’Europe ? Les Chinois sont trop positifs, trop utilitaires, pour aimer les arts à notre façon. Chez eux, on est digne de l’admiration de ses semblables quand on remplit bien ses devoirs sociaux, et surtout quand on sait se tirer d’affaire mieux que les autres. On est homme d’esprit et d’intelligence, non pas parce qu’on se distingue dans l’art d’écrire, mais parce qu’on sait régler sa famille, faire fructifier ses terres, trafiquer avec habileté et réaliser de gros profits. Le génie pratique est le seul qui, à leurs yeux, ait quelque valeur.

Dans un chapitre précédent, nous avons essayé de donner une idée du système d’enseignement adopté en Chine ; pour compléter cet aperçu, puisque nous sommes au kao-pan, ou théâtre des examens, nous allons jeter un coup d’œil sur la langue et la littérature chinoises, dont on a généralement des notions assez inexactes.

« C’est un contraste piquant et singulier, a dit M. Abel Rémusat, que celui de la vive curiosité avec laquelle nous recherchons tout ce qui tient aux mœurs, aux croyances et au caractère des peuples orientaux, et de la profonde indifférence qui accueille, en Asie, nos lumières, nos institutions, et jusqu’aux chefs-d’œuvre de notre industrie. Il semble que nous ayons toujours besoin des autres, et que les Asiatiques seuls sachent se suffire à eux-mêmes. Ces Européens, si dédaigneux, si enorgueillis des progrès qu’ils ont faits dans les arts et dans les sciences depuis trois cents ans, sont continuellement à s’informer comment pensent, raisonnent et sentent des hommes qu’ils regardent comme leur étant fort inférieurs sous tous les rapports ; et ceux-ci ne s’inquiètent pas si les Européens raisonnent, ou même s’ils existent. On s’adonne à la littérature orientale à Paris et à Londres, et l’on ne sait, à Téhéran ou à Péking, s’il y a au monde une littérature occidentale. Les Asiatiques ne songent pas à nous contester notre supériorité intellectuelle ; ils l’ignorent et ne s’en embarrassent pas, ce qui est incomparablement plus mortifiant pour des hommes si occupés à s’en targuer et si disposés à s’en prévaloir. »

En Europe, en France surtout et en Angleterre, on semble porter, depuis quelques années, un vif intérêt à tout ce qui se passe dans le Céleste Empire. Tout ce qui vient de ce pays pique la curiosité, et on cherche de toute manière à connaître ces originaux qui veulent absolument vivre à part dans le monde. Or, il nous semble qu’on doit, avant tout, rechercher la cause de la bizarre existence de ce peuple dans l’excentricité de sa langue. C’est surtout en parlant des Chinois qu’il est vrai de dire que la littérature est l’expression de la société.

Ce qui distingue la langue chinoise de toutes les autres, c’est son originalité surprenante, sa grande antiquité, son immutabilité, et surtout sa prodigieuse extension dans les contrées les plus peuplées de l’Asie. De toutes les langues anciennes, non-seulement c’est la seule qui soit encore parlée de nos jours, mais elle est encore la plus usitée de toutes les langues actuelles. On écrit le chinois et on le parle, suivant différentes prononciations, dans les dix-huit provinces de l’empire, en Mantchourie, en Corée, au Japon, en Cochinchine, au Tonquin et dans plusieurs îles du détroit de la Sonde. C’est, sans contredit, la langue la plus généralement répandue dans le monde, et celle qui transmet les idées du plus grand nombre d’hommes.

La langue chinoise se divise réellement en deux langues bien distinctes, l’une écrite et l’autre parlée. La langue écrite ne se compose pas de lettres combinées ensemble pour la formation des mots ; elle n’est pas alphabétique ; c’est la réunion d’une immense quantité de caractères, plus ou moins compliqués, dont chacun exprime un mot, représente une idée ou un objet. Les caractères primitifs usités par les Chinois furent d’abord des signes, ou plutôt des dessins grossiers qui représentaient imparfaitement des objets matériels. Ces caractères primitifs furent au nombre de deux cent quatorze. Il y a quelques caractères pour le ciel, d’autres pour la terre et l’homme, les parties du corps, les animaux domestiques, tels que le chien, le cheval, le bœuf ; les plantes, les arbres, les quadrupèdes, les oiseaux, les poissons, les métaux, etc. Depuis cette première invention de l’écriture chinoise, les formes de ces peintures grossières ont changé ; mais, au lieu de les perfectionner, on semble s’être occupé de les corrompre ; on n’a gardé que les traits primitifs, et c’est avec ce petit nombre de figures que les Chinois ont composé tous leurs caractères, et ont trouvé moyen de satisfaire aux nombreux besoins de leur civilisation.

Les premiers Chinois durent bientôt comprendre l’insuffisance de leurs deux cent quatorze signes primitifs ; à mesure que leur société se perfectionnait, le cercle de leurs connaissances s’élargissant graduellement, et de nouveaux besoins se faisant sentir, il fallut, de toute nécessité, augmenter le nombre des caractères, et, pour cela, recourir à de nouveaux procédés ; car il ne pouvait pas être question de tracer de nouvelles figures qui auraient fini par se confondre en se multipliant. Comment de grossiers dessins auraient-ils permis de distinguer un chien d’un loup ou d’un renard, un chêne d’un pommier ou d’un arbre à thé ? comment, surtout, auraient-ils pu exprimer les passions humaines, la colère, l’amour ou la pitié, et les idées abstraites et les opérations de l’esprit ? Au milieu de ces difficultés il n’y eut jamais aucune tentative pour l’introduction d’un système alphabétique ou même syllabique ; les Chinois ne pouvaient guère en prendre l’idée chez les nations barbares et illettrées dont ils étaient environnés ; d’ailleurs, ils ont toujours eu la plus haute estime pour leur langue écrite, qu’ils regardent comme une invention céleste, dont le principe a été révélé à Fou-hi, fondateur de leur nationalité. Ils ont donc été forcés d’avoir recours aux combinaisons des figures primitives, et ils ont formé, par ce procédé, une innombrable multitude de signes composés, le plus souvent arbitrairement, mais qui offrent quelquefois des symboles ingénieux, des définitions vives et pittoresques, des énigmes d’autant plus intéressantes, que le mot n’en a pas été perdu.

Pour les êtres naturels, et pour une foule d’autres objets qui purent y être assimilés, on les classa par familles à la suite de l’animal, de l’arbre ou de la plante, qui en était comme le type dans les deux cent quatorze caractères primitifs ; le loup, le renard, la belette et les autres carnassiers furent rapportés au chien ; les diverses espèces de chèvres et d’antilopes, au mouton ; les daims, le chevreuil, l’animal qui porte le musc, au cerf ; les autres ruminants, au bœuf ; les rongeurs, au rat ; les pachydermes, au cochon ; les solipèdes, au cheval. Le nom de chaque être naturel se trouva ainsi formé de deux parties, l’une qui se rapportait au genre, l’autre qui déterminait l’espèce par un signe indiquant ou les particularités de conformation, ou les habitudes de l’animal, ou les usages qu’on en pourrait tirer. Par cet ingénieux procédé se trouvèrent formées de véritables familles naturelles qui, à quelques anomalies près, pourraient être avouées des naturalistes modernes.

Quant aux notions abstraites et aux actes de l’entendement, la difficulté était plus grande, et elle ne fut pas moins ingénieusement étudiée. Pour peindre la colère, on mit un cœur surmonté du signe d’esclavage ; une main tenant le symbole du milieu désigna l’historien, dont le premier devoir est de n’incliner d’aucun côté, le caractère de la rectitude et celui de la marche désignèrent le gouvernement, qui doit être la droiture même en action ; pour exprimer l’idée d’ami on plaça deux images de perles à côté l’une de l’autre : il est si difficile de rencontrer deux perles exactement appareillées ! La plupart des mots ne présentent pas ce caractère, et leur composition est, le plus souvent, arbitraire ; mais il y en a une foule qu’il serait très-intéressant d’analyser ; les missionnaires anciens en ont cité quelques-uns, et ils sont loin d’avoir épuisé la matière, ou même de l’avoir étudiée sous le rapport le plus curieux. On ne saurait compter les traditions, les allusions, les rapprochements inattendus, les traits piquants et épigrammatiques, qui sont ainsi renfermés dans les caractères comparés, et il est impossible d’imaginer combien on pourrait en faire jaillir de lumières sur les anciennes opinions morales ou philosophiques des peuples primitifs de l’Asie orientale ; il suffirait d’étudier avec soin, et en se garantissant de l’esprit de système, ces expressions symboliques où les Chinois se sont peints sans y penser, eux, leurs mœurs et tout l’ordre de choses dans lequel ils vivaient, et que l’histoire nous fait si imparfaitement connaître, parce qu’il date du temps où il n’y avait pas encore d’histoire.

On traçait primitivement les caractères chinois avec une pointe métallique sur des planchettes de bambou, et ce fut pour faciliter leur exécution qu’on modifia peu à peu leur première forme ; ils perdirent ainsi presque entièrement leur type figuratif ; la roideur des traits fut adoucie depuis le troisième siècle avant notre ère, après deux découvertes importantes, l’art de confectionner du papier avec l’écorce du mûrier ou du bambou, et l’art non moins précieux de préparer la substance colorée que nous appelons encre de Chine ; le pinceau remplaça le poinçon ; on introduisit des modifications successives dans la configuration, et enfin on arriva à l’écriture actuelle, formée de la combinaison d’un certain nombre de traits, ou droits, ou légèrement courbés.

L’écriture chinoise, au premier aspect, est désagréable et choque la vue par son étrangeté ; mais, quand on y est accoutumé, on la trouve réellement belle et même gracieuse ; tous ces traits, vigoureusement dessinés à coups de pinceau, peuvent acquérir un degré incomparable de moelleux et de délicatesse ; une écriture digne de fixer l’attention doit être à la fois gracieuse et hardie ; à l’aide de leurs doigts maigres et effilés, les Chinois savent manier le pinceau avec une légèreté et une précision surprenantes. Ils écrivent leurs caractères les uns au-dessous des autres, en ligne verticale, et cette disposition, contraire à celle de nos yeux, ne permet pas au lecteur de voir à la fois toute une phrase, comme dans l’écriture horizontale ; ils commencent leurs lignes par la droite de la page, et, d’après cette habitude, le titre de leurs livres se trouve aussi sur la première page à droite ; en un mot, ils procèdent absolument à l’inverse des Européens sur ce point comme sur tant d’autres.

Le nombre des caractères, successivement introduits par la combinaison des traits, s’élève à trente ou quarante mille dans les dictionnaires chinois ; mais les deux tiers sont à peine usités, et en retranchant les synonymes, la connaissance de cinq à six mille caractères, avec leurs diverses significations, suffit amplement pour entendre couramment tous les textes originaux. On a dit et répété partout que les Chinois passaient leur vie à apprendre à lire, et que les vieux lettrés s’en allaient de ce monde sans emporter la consolation d’avoir pu réussir dans cette difficile entreprise. L’idée est fort plaisante ; mais, heureusement pour les Chinois, elle est aussi très-inexacte. Si, pour savoir une langue, on était obligé d’en connaître tous les mots, combien de Français pourraient se vanter de comprendre toutes ces innombrables locutions techniques qui composent la majeure partie de nos dictionnaires ? On s’est encore imaginé, et on a affirmé dans des ouvrages très-sérieux, que l’écriture chinoise était purement idéographique. C’est une erreur ; elle est idéographique et phonétique en même temps. La démonstration intrinsèque de cette vérité ne pouvant être bien ccmprise que par ceux qui ont une connaissance suffisante du mécanisme de cette langue, nous nous contenterons de donner une preuve qui sera à la portée de tout le monde. Les caractères chinois sont tellement phonétiques, que, dans toutes nos missions, ceux qui apprennent à servir la messe ont, à leur usage, un petit cahier où les prières latines sont transcrites avec des caractères chinois. Comment cela pourrait-il se faire, s’ils étaient simplement idéographiques ? Comment pourraient-ils rendre et exprimer exactement les sons de nos langues d’Europe ? Dans les bibliothèques des pagodes, la plupart des livres de prières, que les prêtres bouddhistes sont obligés d’apprendre, ne sont, d’un bout à l’autre, que des transcriptions chinoises des livres sanscrits. Les bonzes les étudient et les récitent sans en comprendre le sens, parce que, au moyen de ces caractères prétendus idéographiques, on a fait une traduction du son, et nullement de l’idée. On peut dire que tout caractère chinois est composé de deux éléments qu’on distingue, le plus souvent, avec beaucoup de facilité : l’un idéographique, et l’autre phonographique. Cela n’existe-t-il pas ainsi dans toutes les écritures ? C’est aux philologues, et non à nous, qu’il appartient de prononcer sur ces questions.

Les Chinois distinguent généralement, dans la langue écrite, trois sortes de styles. Le style antique ou sublime, dont le type se trouve dans les anciens monuments littéraires, et qui ne présente que des formes grammaticales très-rares ; le style vulgaire, remarquable par un grand nombre de ligatures et par l’emploi des mots composés pour éviter l’homophonie des caractères et faciliter la conversation ; enfin le style académique, qui participe des deux précédents, étant moins concis que le style antique et moins prolixe que le style vulgaire. Une connaissance approfondie du style antique est indispensable pour lire les livres anciens et, en général, tous les ouvrages qui traitent de sujets historiques, politiques ou scientifiques, parce qu’ils sont toujours écrits dans un style qui se rapproche du style antique. Le style vulgaire est employé pour des productions légères, les pièces de théâtre, les lettres particulières, et les proclamations destinées à être lues à haute voix.

La langue parlée est composée d’un nombre limité d’intonations monosyllabiques, quatre cent cinquante, qui, par la variation très-subtile des accents, se multiplient jusqu’à seize cents environ. Il résulte de là que tous les mots chinois se groupent nécessairement en séries homophones, d’où peuvent résulter un grand nombre d’équivoques, soit dans la lecture, soit dans le langage ; mais on évite cette difficulté en accouplant des mots synonymes ou antithétiques. De cette manière, les équivoques disparaissent et la conversation ne se trouve nullement embarrassée.

La langue appelée kouan-hoa, c’est-à-dire langue universelle ou commune, est celle que les Européens désignent à tort par le nom de langue mandarine, comme si elle était exclusivement réservée aux mandarins ou fonctionnaires du gouvernement. Le kouan-hoa est la langue universelle, commune, que parlent les personnes instruites des dix-huit provinces de l’empire. On distingue la langue commune du Nord et celle du Midi. La première est celle de Péking ; elle se fait remarquer par un usage plus fréquent et plus sensible de l’accent guttural ou aspiré. Elle est parlée dans tous les bureaux administratifs, dont les employés affectent d’imiter la prononciation de la capitale, qui, en Chine comme ailleurs, est la régulatrice du beau langage. La langue commune du Midi est celle des habitants de Nanking, qui ne savent pas faire sentir l’accent guttural comme ceux du Nord, mais dont la voix plus flexible rend plus exactement la différence des intonations. Il est probable que, au temps où Nanking[1] était capitale de l’empire, sa prononciation devait être la plus estimée.

Outre les deux subdivisions de la langue universelle, ou langue mandarine, suivant la locution européenne, il existe, dans différentes provinces chinoises, des idiomes locaux ou patois particuliers, dont la prononciation diffère singulièrement de la prononciation pure de la langue universelle. Il arrive quelquefois que, d’un côté à l’autre d’une rivière, on ne se comprend plus ; mais, comme ce n’est qu’une affaire de prononciation et qu’au fond la langue est toujours la même, on a recours au pinceau. Outre ces divers patois, on distingue, en Chine, les dialectes propres aux provinces du Kouang-tong et du Fo-kien.

La littérature chinoise est certainement la première de l’Asie par l’importance de ses monuments ; leur nombre est prodigieux. On en peut juger par le catalogue de la bibliothèque impériale de Péking, qui contient douze mille titres d’ouvrages, avec des notions détaillées. Dans les principaux catalogues, la littérature chinoise est divisée en quatre grandes sections. La première section est celle des livres sacrés et classiques ; nous en avons déjà parlé dans un chapitre précédent. La seconde est celle des ouvrages historiques. Les Chinois comptent, en tout, vingt-quatre histoires complètes des différentes dynasties antérieures à la dynastie mantchoue, sans compter un grand nombre de chroniques et de mémoires. La première grande collection d’anciens monuments historiques sur la Chine et les pays voisins est due au célèbre Ssema-tsien, historien impérial du premier siècle avant notre ère. Elle est composée de cent trente livres divisés en cinq parties. La première comprend la chronique fondamentale des empereurs ; la seconde est formée de canons chronologiques ; la troisième traite des rites, de la musique, de l’astronomie, de la division des temps, etc. ; la quatrième présente des biographies de toutes les familles qui ont possédé des principautés ; la dernière enfin, composée de soixante et dix livres, est consacrée à des mémoires sur les pays étrangers et à des biographies de tous les hommes illustres. Au milieu du onzième siècle, Sse-ma-kouang, celui dont nous avons fait connaître le poétique Jardin[2], a rédigé les annales complètes, depuis le cinquième siècle avant Jésus-Christ jusqu’à l’an 960, date de l’avènement de la dynastie des Song, sous laquelle il vivait. Le P. de Mailla a donné une traduction française de ces annales sous le titre de Histoire générale de la Chine, en la continuant jusqu’aux premiers empereurs de la dynastie mantchoue. Vers la fin du treizième siècle, Ma-touan-lin publia sa célèbre encyclopédie intitulée : Recherches approfondies sur les documents anciens de toute nature. Ce fameux historien ne se contente pas d’enregistrer les documents, il les discute et les explique. Son ouvrage est la mine la plus riche qu’on puisse consulter pour tout ce qui se rapporte à l’administration, à l’économie politique, au commerce, à l’agriculture, à l’histoire scientifique, à la géographie et à l’ethnographie.

La troisième section est celle des ouvrages spéciaux relatifs aux sciences et aux professions. Elle comprend : 1° les traités moraux, les entretiens familiers de Confucius, les leçons élémentaires et les conversations du célèbre Tchu-hi, des traités sur les passions et sur l’éducation tant des hommes que des femmes ; 2° les ouvrages sur l’art militaire ; 3° les traités spéciaux sur les lois pénales ; 4° le traité sur l’agriculture des vers à soie ; 5° les traités de médecine et d’histoire naturelle, qui comprennent la description des espèces animales, végétales et minérales ; 6° les traités pratiques d’astronomie et de mathématiques ; 7° les traités de la science divinatoire ; 8° les traités des arts libéraux, comprenant la peinture, l’écriture, la musique et l’art de tirer l’arc ; 9° des mémoires sur la fabrication de la monnaie, de l’encre, du thé, etc. ; 10° des encyclopédies générales avec figures ; 11° les ouvrages descriptifs et illustrés des peuples anciens et modernes ; 12° les traités de la religion bouddhique ; 13° les nombreux traités des adeptes de la secte du Tao ; 14° les ouvrages mythologiques.

La quatrième et dernière section comprend les œuvres de littérature légère, telles que les poésies, les drames, les romans et les nouvelles.

En Chine, il n’existe pas, comme en Europe, des bibliothèques et des salons littéraires. Cependant ceux qui ont le goût de la lecture et le désir de s’instruire peuvent satisfaire leur inclination avec une extrême facilité ; car, en aucun pays, les livres ne se vendent à si bas prix. D’ailleurs, les Chinois trouvent partout à lire. Ils ne peuvent aller nulle part sans avoir aussitôt sous leurs yeux quelques-uns de ces caractères dont ils sont fiers. On peut dire que la Chine est, en quelque sorte, comme une immense bibliothèque ; les inscriptions, les sentences, les maximes ont tout envahi. On en rencontre partout, écrites de toutes couleurs et dans toutes les dimensions. Les façades des tribunaux, des pagodes et des monuments publics, les enseignes des marchands, toutes les portes des maisons, l’intérieur des appartements, les corridors, tout est rempli des plus belles citations des meilleurs auteurs. Les tasses à thé, les assiettes, les vases de toute forme, les éventails sont autant de recueils de poésies ordinairement choisies avec goût et gracieusement imprimées. Les Chinois n’ont pas besoin de se donner beaucoup de peine pour se régaler des plus beaux morceaux de leur littérature. Ils n’ont qu’à prendre leur pipe et puis courir à l’aventure, et la tête en l’air, les rues de la première ville venue. Qu’on entre dans la plus pauvre maison du plus chétif village ; souvent le dénûment y sera complet, les choses les plus nécessaires à la vie y manqueront ; mais ou est toujours sûr d’y trouver quelques belles maximes écrites sur des bandes de papier rouge. Ainsi ces grands et larges caractères, qui effarouchent tant nos yeux, font les délices des Chinois, et, si réellement il y a de la difficulté à les apprendre, ils ont su trouver mille moyens pour les étudier comme en se jouant, et les graver sans effort dans leur mémoire.

L’étude du chinois a été longtemps regardée, en Europe, comme chose extrêmement difficile et presque impossible. Avec la conviction que les Chinois eux-mêmes ne pouvaient pas réussir à apprendre à lire, qui eût voulu s’engager dans des difficultés insurmontables pour les habitants du Céleste Empire ? Ce préjugé est enfin tombé maintenant ; les philologues sont persuadés que le chinois peut s’apprendre aussi aisément que les autres langues étrangères. M. Abel Rémusat est, peut-être, le premier qui se soit senti la force et le courage d’aborder franchement l’étude du chinois et de renverser les obstacles qui semblaient en défendre l’accès. Quand ce savant orientaliste a eu un peu aplani le terrain et démontré par son exemple qu’il était possible d’acquérir l’intelligence de la langue de Confucius, plusieurs savants sont entrés avec ardeur dans la route qu’il avait su tracer, et aujourd’hui on peut compter, en Europe, plusieurs sinologues distingués, à la tête desquels se trouve placé M. Stanislas Julien, qui est parvenu à se rendre tellement maître de cette langue, qu’en Chine même, nous en sommes convaincu, on trouverait avec peine un lettré capable de mieux entendre les ouvrages les plus difficiles de la littérature chinoise.

Pour ce qui est de la langue parlée, elle est loin de présenter les embarras et les difficultés de plusieurs de nos langues d’Europe ; la prononciation seule demande quelques efforts, surtout dans les commencements ; mais on finit par se plier insensiblement à toutes les exigences des aspirations et des accents lorsqu’on réside dans le pays, n’ayant jamais de relations qu’avec les indigènes. Nous avons cru faire plaisir à plus d’un de nos lecteurs en donnant ces notions sur la langue chinoise ; il est temps de reprendre notre itinéraire.

Maître Ting nous avait prédit bien souvent que, une fois parvenus dans le Hou-pé, nous regretterions beaucoup la province du Sse-tchouen ; il nous avait annoncé des habitants grossiers, observant mal les rites, parlant un langage inintelligible ; puis des chemins détestables, rarement des palais communaux, et, à la place, de mauvaises hôtelleries. Notre première halte à Pa-toung ne justifia nullement les sombres prévisions de notre conducteur ; nous étions dans la province du Hou-pé, sans nous sentir pour cela plus mal que les jours précédents ; nous y fûmes traités avec honnêteté, et le kao-pan, ou théâtre des examens, qui nous servit de logement, valait bien un palais communal.

Cependant on nous donna sur la route des renseignements peu agréables à entendre ; les mandarins et les lettrés que nous vîmes furent unanimes pour nous dire que les voyages par terre étaient désormais pénibles et difficiles, que les chemins étaient très-mal entretenus, et que, de plus, on trouvait rarement de bons porteurs de palanquin ; tout cela provenait de la proximité du fleuve Bleu. La navigation était si facile et si peu dispendieuse, que les voyages et les transports des marchandises s’effectuaient habituellement par eau ; quoique toujours en garde contre les mensonges et les tromperies des Chinois, leurs raisons, cette fois, nous parurent très-plausibles, et il fut décidé que nous suivrions, autant qu’il serait possible, le cours du fleuve, à condition, pourtant, de descendre à terre tous les soirs, et d’aller passer les nuits dans les villes désignées pour nos étapes.

Le premier jour, après avoir quitté Pa-toung, nous allâmes nous reposer à Kouei-tcheou, où, à part un grand mouvement commercial dans le port, il n’y eut rien qui soit digne de remarque. Le lendemain nous nous embarquâmes de grand matin, et on adjoignit à notre troupe un officier militaire et quelques soldats, pour nous protéger, disait-on, contre les pirates. Nous franchîmes sans accident un passage dangereux à cause de ses nombreux récifs : ce sont, du reste, les derniers qu’on rencontre sur ce beau fleuve, qui va ensuite s’élargissant de jour en jour, et répandant partout la richesse et la fécondité ; il n’en est certainement aucun dans le monde qui puisse lui être comparé pour l’innombrable multitude d’hommes qu’il nourrit et la quantité prodigieuse de navires qu’il porte sur ses eaux. Il n’est rien de grandiose et de majestueux comme le développement de ce fleuve, dont le cours est de six cent soixante lieues : à Tchoung-king, à trois cents lieues de la mer, il a déjà une demi-lieue de large ; il n’a pas moins de sept lieues à son embouchure.

Avant d’arriver à I-tchang-fou, ville de premier ordre, nous rencontrâmes une petite douane pour le sel. Nos deux barques furent obligées de s’arrêter, afin d’attendre la visite des douaniers ; nous trouvâmes un peu étrange qu’on s’avisât de visiter des barques mandarines. Telle est la règle du pays, nous dit maître Ting ; la visite a lieu à cause des hommes de l’équipage, qui profitent quelquefois du passage des fonctionnaires publics pour faire la contrebande ; par conséquent il faut vous résigner à prendre patience. Nous nous résignâmes donc conformément à l’invitation de maître Ting.

On visita d’abord la barque où étaient les soldats. Les douaniers n’y ayant trouvé que le sel nécessaire à la cuisine de l’équipage, elle remit à la voile et continua sa route. Les employés de la gabelle vinrent ensuite chez nous, et, après avoir poliment salué les passagers, ils demandèrent au patron de les conduire à fond de cale. A fond de cale ! fit le patron avec étonnement, vous voulez donc souiller vos beaux habits. J’ai lesté mon navire avec de la boue ; vous savez bien que, lorsqu’on porte des mandarins, on n’embarque pas de marchandises. — Qui sait, s’écria le petit mandarin militaire que nous avions pris à Kouei-tcheou, peut-être que ces deux nobles Européens sont venus ici faire la contrebande du sel ?… Puis il applaudit à son trait d’esprit par de grands éclats de rire. Les douaniers ne se laissèrent pas déconcerter par cette hilarité et commencèrent tout bonnement leurs perquisitions. Un instant après, il y eut à bord un tapage effroyable ; car on avait trouvé dans la cale, non pas de la boue, mais une cargaison considérable de sel… ; et le contrebandier n’était autre que le mandarin militaire embarqué pour nous protéger contre les pirates. L’affaire était grave : un embargo fut mis immédiatement sur le navire, et tout le monde se trouva compromis ; aussi tout le monde criait-il à la fois et de toutes ses forces, le patron, les matelots, les douaniers, nos mandarins et l’intrépide contrebandier à globule doré. Nous étions seuls pour écouter ; mais il n’était pas aisé de saisir le véritable sens de toutes ces vociférations. Il nous sembla comprendre, toutefois, que les matelots criaient contre leur patron, le patron contre le contrebandier, les douaniers et le contrebandier contre tous. Maître Ting était sublime de colère ; il courait de l’un à l’autre, gesticulant et braillant sans se mettre en peine qu’on l’écoutât ou qu’on fît même attention à lui.

Quand et comment cela devait-il finir ? C’est ce que nous cherchâmes à deviner, sans pouvoir y réussir. Pendant cet inconcevable tapage, le navire ne marchait pas : il était tard et nous n’arrivions pas au port, dont nous étions très-peu éloignés. Attendre que tout ce monde tombât d’accord, c’eût été évidemment trop long ; nous ne vîmes d’autre parti à prendre, pour sortir de là, que de nous jeter dans la mêlée. Nous saisîmes maître Ting, les douaniers et le contrebandier, et nous les poussâmes l’un après l’autre par une échelle jusque dans notre cabine. Aussitôt que nous fûmes en possession de nos personnages, nous leur défendîmes de souffler un mot au sujet de leur sel. Le bateau, leur dîmes-nous, a été loué uniquement pour nous conduire, nous, à I-tchang-fou. Voilà que nous éprouvons un long retard ; peu nous importe de savoir à qui la faute ; vous en serez tous responsables. Partons, et, quand vous serez arrivés au port, vous prendrez tout le temps que vous jugerez convenable pour vider votre querelle. — Les explications allaient recommencer ; mais, pendant que l’un de nous les tenait bloqués dans l’entre-pont, l’autre monta et donna ordre au patron de partir. Aussitôt le navire se remit en route, emportant les douaniers, qui se désespéraient en voyant s’éloigner leur échoppe.

Quand nous fûmes arrivés au port, nous nous empressâmes d’opérer notre débarquement, laissant à qui de droit le soin de discuter la question de la contrebande de sel. Il était presque nuit lorsque nous entrâmes dans la ville de I-tchang-fou. Nous eûmes pour guide un greffier de mauvaise mine, que le préfet avait envoyé nous attendre sur le rivage, et qui nous conduisit à ce qu’il lui plaisait de nommer un palais communal. Dans cette grande et belle ville de premier ordre, on avait su trouver, pour loger deux Français, voyageant par ordre du Fils du ciel, un taudis plein d’humidité, sans portes ni fenêtres, sans meubles et déjà servant de caserne à des légions de gros rats, dont le fracas et l’odeur nous faisaient tressaillir. Nous dûmes contenir notre indignation, car à quoi bon s’en prendre à ce greffier, qui, sans doute, n’avait fait qu’exécuter les ordres de l’autorité.

Après avoir scruté attentivement, à l’aide d’une lanterne, la valeur réelle de ce prétendu palais communal, nous nous fîmes conduire avec tout notre bagage au tribunal du préfet. On nous introduisit dans une vaste salle d’attente, où nous nous empressâmes de faire déposer nos palanquins et arranger nos malles ; nous avertîmes notre domestique, Wei-chan, qu’il pouvait aussi installer dans un coin son petit mobilier. Pendant que nous étions tranquillement occupés de ces dispositions, les gens du tribunal allaient, venaient sans jamais nous adresser la parole, se contentant d’interroger maître Ting, qui répondait à chacun par de petites courbettes, mais sans rien dire, de peur sans doute de se compromettre ou avec nous, ou avec les autorités du lieu.

Enfin la salle des hôtes s’ouvrit. Le préfet entra par un bout, et nous par l’autre. Après nous être salués profondément, nous allâmes nous asseoir ensemble sur un divan. On apporta immédiatement du thé, et quelques belles tranches de pastèque. La conversation ne marchait pas avec aisance ; heureusement que nous pouvions nous tirer un peu d’embarras en nous occupant, le préfet de sa tasse de thé, et nous de nos tranches de melon d’eau. Le magistrat de I-tchang-fou, s’apercevant que nous avions un goût prononcé pour ce fruit si rafraîchissant, essaya de s’en servir comme d’une amorce pour nous chasser de chez lui, et nous faire aller au logis qu’il nous avait désigné. — Avec la chaleur qu’il fait, dit-il, ce fruit est excellent. — Oh ! délicieux ! — Je vais vous en faire choisir deux et je vous les enverrai au palais communal ; vous avez vu, je pense, le palais communal ? j’avais donné ordre de vous y conduire. — On nous a bien menés quelque part, à un certain endroit humide, délabré et déjà envahi par les rats… nous ne pouvons pas loger là dedans. — Oui, on m’a dit que cela n’était pas très-sec, et c’est un avantage pendant l’été, parce que l’humidité entretient la fraîcheur ; d’ailleurs, c’est le meilleur endroit que nous ayons pour les hôtes. I-tchang-fou est une grande ville, c’est vrai, malgré cela elle est très-pauvre ; on n’y trouve pas de bons logements… ; vous pouvez interroger l’assistance. — Mais, nous ne prétendons pas le contraire ; nous sommes persuadés que I-tchang-fou est une pauvre ville, nous disons seulement que nous ne pouvons pas aller loger là-bas. — Dans ce cas, ajouta le préfet de fort mauvaise humeur, voulez-vous loger dans ma maison ? Puisqu’il avait la courtoisie de nous inviter à rester chez lui, il fallait, pour bien observer les rites, lui faire la politesse de partir immédiatement ; mais nous n’étions pas Chinois. — Oui, merci, lui répondîmes-nous, nous serons très-bien ici… Et puis nous lui vantâmes, avec une grande prodigalité d’expressions, la beauté et la magnificence de son tribunal, de ses salles, de ses appartements, etc. Le préfet se leva en disant qu’il était tard et qu’il allait faire préparer nos lits. Il ajouta, en nous saluant, que nous lui procurions un grand honneur en ne dédaignant pas de loger dans sa chétive habitation ; mais on voyait sur sa figure qu’il était furieux contre nous.

Aussitôt qu’il fut parti, nous nous installâmes fort commodément dans une vaste chambre qui avoisinait la salle de réception. La première partie de la nuit se passa fort paisiblement, mais il n’en fut pas ainsi de la dernière. Vers minuit, nous fûmes éveillés par une bruyante conversation. Les fonctionnaires de I-tchang-fou, qui probablement avaient fait collation ensemble au tribunal, s’étaient rendus ensuite dans la salle qui avoisinait notre chambre, et là, ils ne se faisaient pas faute de disserter librement sur notre compte. Les moindres détails de cette piquante conversation parvenaient jusqu’à nous. On nous analysa complétement au moral et au physique. Quelques-uns eurent la charité de nous trouver assez supportables, et de ne pas dire trop de mal de nous ; d’autres prétendaient que nous n’étions pas restés assez longtemps dans le royaume du Milieu pour nous bien former aux rites, qu’il était encore facile de remarquer en nous les traces de la mauvaise éducation qu’on reçoit dans les pays occidentaux. Il y en avait un surtout qui ne paraissait nullement sentir pour nous une très-vive sympathie ; il cherchait par tous les moyens à exciter ses camarades contre nous, et, si on l’eût écouté, notre voyage ne se serait pas continué d’une manière infiniment agréable. — On a trop de ménagements pour ces gens-là, disait-il ; on prétend que le viceroi du Sse-tchouen les a traités avec distinction ; selon moi, il a eu tort ; il eût mieux fait de les charger d’une cangue. Les hommes qui errent hors de leur royaume doivent être punis ; il faut les traiter avec sévérité, voilà la règle. Si notre préfet n’en avait pas peur, ils seraient plus obéissants ; qu’on me les donne, et on verra. Je les chargerai de chaînes, et je les conduirai ainsi à Canton… Nous crûmes reconnaître, au son de la voix, celui qui nous promettait ces aménités. Nous l’avions remarqué la veille ; c’était un mandarin militaire qui s’était vanté avec beaucoup de fierté et d’arrogance d’avoir fait la guerre contre les Anglais, et d’avoir vu d’assez près les diables occidentaux pour n’en avoir pas peur.

Pour dire vrai, les propos de ce militaire nous fatiguaient. Il n’y avait certainement pas lieu de nous effrayer, nous étions en règle avec le gouvernement, et personne, probablement, n’eût osé mettre la main sur nous. Cependant la route était encore longue, et on pouvait nous causer de terribles embarras. Il était bon de prendre garde, non pas, sans doute, en rapetissant son cœur à la façon chinoise, mais, au contraire, en l’élargissant. Nous nous levâmes donc en silence, et, après avoir revêtu nos habits d’étiquette, nous ouvrîmes brusquement la porte, et nous nous précipitâmes vers notre fougueux guerrier. — Nous voici, lui dîmes-nous, qu’on aille vite chercher des chaînes, puisque tu veux nous conduire ainsi à Canton, tu nous enchaîneras ; vite, qu’on aille chercher des chaînes… Notre subite apparition déconcerta les conspirateurs ; nous pressions vivement notre futur conducteur, et nous lui demandions des chaînes à grands cris. Il reculait d’un pas à chaque sommation que nous lui faisions. Enfin nous l’acculâmes à un angle de la salle, et le malheureux nous parut plus mort que vif. — Mais je ne comprends pas, dit-il en balbutiant, je ne comprends pas ce qui se passe. Qui voudrait vous enchaîner, qui en a le droit ? — Toi, sans doute, tu l’as dit tout à l’heure, nous t’avons entendu : voyons, enchaîne-nous donc, fais donc apporter des chaînes. — Je ne comprends pas, je ne comprends pas, répétait toujours le valeureux mandarin. Personne n’a prononcé cette parole ; comment pourrions-nous penser à vous enchaîner, nous qui sommes ici pour vous servir ?… Insensiblement tout le monde se mit à parler ; mais ce fut pour assurer, pour protester que ce que nous avions entendu n’avait pas été dit.

Nous n’en voulions pas davantage. Notre sortie ayant eu tout le succès désirable, nous rentrâmes dans notre chambre, bien convaincus qu’il n’y avait plus à se préoccuper des fanfaronnades des mandarins de I-tchang-fou. Le conciliabule n’eut garde de se former de nouveau, et, aussitôt après notre départ, chacun s’en retourna chez soi.

Dans la matinée, le préfet se hâta de venir nous exprimer ses regrets de la fâcheuse aventure qui nous était arrivée pendant la nuit. Il nous assura que le mandarin dont les propos nous avaient blessés avait la langue mauvaise, mais le cœur bon ; que, du reste, on était plein de bonnes dispositions à notre égard. — Nous en sommes bien convaincus, lui répondîmes-nous ; cependant il y a eu, cette nuit, grand scandale, tous les domestiques de la maison en ont été témoins ; la nouvelle en est probablement déjà répandue dans la ville. On doit savoir partout qu’un des officiers militaires de la ville s’est chargé de nous enchaîner. Dans cette conjoncture nous ne pensons pas qu’il soit de notre dignité de nous mettre aujourd’hui en route ; nous nous reposerons ici un jour. Nous ne voulons pas qu’on puisse penser que nous nous sommes hâtés de partir parce que nous avions peur. Pour notre honneur et pour le vôtre, il faut que tout le monde sache que nous avons été traités convenablement par les autorités de I-tchang-fou… Le préfet fut évidemment contrarié de nous entendre parler de la sorte ; cependant il parut comprendre assez bien la légitimité de nos motifs, et se résigna, sans objection, à la dure nécessité de nous garder encore dans son tribunal.

La journée sa passa en paix, d’une manière même assez agréable. Nous revîmes tous les mandarins avec lesquels nous avions fait connaissance pendant la nuit, à l’exception, toutefois, de l’antagoniste des troupes anglaises ; nous eûmes beau le faire inviter et lui donner notre assurance que nous n’étions pas plus dans la disposition d’enchaîner les autres que de nous laisser enchaîner, tout fut inutile ; il se contenta de nous envoyer une carte de visite, en prétextant que ses innombrables occupations ne lui permettaient pas de venir personnellement. Nous profitâmes de ce jour de repos pour visiter la ville, où nous ne trouvâmes rien de remarquable ; en général, toutes les grandes villes de la Chine se ressemblent ; beaucoup d’agitation, des flots de peuple se poussant les uns sur les autres ; mais point de monuments, rien de ce qui pique, en Europe, la curiosité du voyageur.

Nous quittâmes I-tchang-fou, hommes libres, sans menottes et sans fers aux pieds ; non-seulement on ne nous avait pas enchaînés, mais nous étions sûrs qu’on n’oserait plus en parler dans aucun tribunal, de peur de voir les prisonniers se métamorphoser subitement en garnisaires.

Nous descendions toujours suivant le cours du fleuve, car nous avions décidément adopté cette manière de voyager comme plus commode, plus rapide et plus agréable. Nous rencontrâmes encore sur notre route une douane de sel que nous passâmes sans nous arrêter ; les douaniers, qui fumaient tranquillement leur pipe devant leur bureau, nous regardèrent filer sans se déranger. Maître Ting nous dit que l’avant-veille on était venu nous visiter parce qu’on avait été averti, par avance, qu’il y avait de la contrebande à bord.

Les douanes sont, dans l’intérieur de la Chine, peu nombreuses et peu sévères ; à l’époque où nous étions dans les mêmes conditions que les autres missionnaires, voyageant en qualité de Chinois pur sang, et, par conséquent, soumis à la loi commune, nous avons plusieurs fois traversé l’empire d’un bout à l’autre sans qu’on ait jamais, nulle part, fait la visite de nos malles, qui renfermaient pourtant des livres européens, des ornements sacrés et une foule d’objets compromettants. Les douaniers se présentaient, nous leur déclarions que nous n’étions pas marchands et que nous ne portions pas de contrebande ; nous leur présentions ensuite les clefs avec un peu d’aplomb et de dignité en les pressant de visiter nos malles ; cette déclaration suffisait, et on ne passait jamais outre. Si, en Chine, les douaniers étaient rigides observateurs de leur devoir, comme ceux de France, par exemple, les pauvres missionnaires ne pourraient pas se remuer ; dans les cas les plus difficiles on peut se tirer d’embarras moyennant une petite offrande.

Les douanes les plus nombreuses sont uniquement établies pour le sel, dont le commerce est, dans la plupart des provinces, un monopole de l’administration. Les Chinois font une très-grande consommation de cette substance, leurs aliments en sont, le plus souvent, remplis ; on trouve dans toutes les familles d’abondantes provisions d’herbes et de poissons salés ; c’est l’unique ordinaire des classes inférieures, et les autres ne manquent jamais de s’en faire servir sur leur table. On cherche à corriger par les salaisons la saveur insipide du riz bouilli à l’eau. Les Chinois sont très-sobres et vivent de peu ; le sel étant une substance très-nutritive, nous pensons que la quantité considérable qu’ils en absorbent doit suppléer au peu de nourriture qu’ils prennent ; on conçoit aussi qu’avec une telle alimentation ils doivent être continuellement altérés, et cela explique leur usage de boire de grandes rasades de thé à toutes les heures de la journée.

Depuis la dernière guerre avec les Anglais, le gouvernement a établi grand nombre de douanes sur la ligne que doivent suivre les marchandises européennes pour pénétrer dans l’intérieur de l’empire. Les Chinois, se voyant forcés de subir le commerce anglais qu’on leur impose à coups de canon, n’ont pu trouver d’autre moyen de s’opposer à cet envahissement que celui des douanes et des impôts onéreux établis sur les produits étrangers, dont les prix s’élèvent considérablement à mesure qu’ils avancent dans l’intérieur des provinces ; trop faibles pour repousser la force par la force, pour dire aux Anglais : Nous ne voulons pas de vos marchandises, c’est le seul expédient qu’ils aient pour sauvegarder les intérêts de leur industrie.

Nous arrivâmes de bonne heure à I-tou-hien, ville de troisième ordre, où nous fûmes reçus dans un charmant palais communal par un mandarin encore plus charmant que le local qu’il nous offrait. Le premier magistrat de I-tou-hien est bien, sans contredit, le personnage le plus accompli que nous ayons rencontré parmi les fonctionnaires chinois. C’était un tout jeune homme, un peu fluet, d’une figure pâle et exténuée par l’étude ; il n’était, pour ainsi dire, encore qu’un enfant lorsqu’il obtint à Péking le grade de docteur ; sa physionomie douce et spirituelle était agréablement relevée par des lunettes d’or fabriquées en Europe ; sa conversation, pleine de modestie, de bon sens et de finesse, avait quelque chose de ravissant ; ses manières surtout, d’une politesse exquise, eussent été capables de réconcilier les plus difficiles avec les rites chinois. A notre arrivée, nous trouvâmes, sous un frais pavillon, au milieu d’un jardin ombragé de grands arbres, une splendide collation composée de fruits délicieux. Parmi les raretés de ce riche dessert, nous remarquâmes avec plaisir de belles pêches, des cerises d’un rouge éclatant, et plusieurs autres fruits qui ne viennent pas dans la province du Hou-pé ; nous ne pûmes nous empêcher d’en exprimer notre étonnement. Comment donc avez-vous fait, dîmes-nous à notre aimable mandarin, pour vous procurer des fruits si précieux ? — Quand on veut être agréable à des amis, nous répondit-il, on en trouve toujours les moyens ; le cœur a des ressources inépuisables.

Nous passâmes la journée tout entière, et une partie de la nuit, à causer avec cet intéressant Chinois ; il aimait à nous interroger sur les divers peuples de l’Europe, et toujours il le faisait d’une manière sérieuse, sensée et digne d’un homme qui a de la portée dans l’intelligence. Il ne nous adressa pas une seule de ces questions puériles et niaises auxquelles ses confrères nous avaient tant accoutumés ; la géographie paraissait l’intéresser beaucoup, et nous devons dire qu’il avait, sur cette matière, des connaissances assez exactes. Il nous étonna beaucoup en nous demandant si les gouvernements européens n’avaient pas encore réalisé le projet de couper l’isthme de Suez pour joindre l’Océan à la Méditerranée. Nous le trouvâmes très-bien fixé sur l’étendue et l’importance des cinq parties du monde, et sur l’espace que la Chine occupe sur le globe.

Les Européens sont dans une grande erreur en s’imaginant que les Chinois ignorent complétement la géographie ; parce qu’on trouve chez eux des cartes ridicules, des espèces de caricatures de la terre, fabriquées pour l’amusement du bas peuple, on aurait tort d’en conclure que les hommes d’étude n’en savent pas davantage ; à toutes les époques, les Chinois ont fait preuve d’un grand intérêt pour les connaissances géographiques. Il est évident qu’avec leur système actuel de rester chez eux et de n’y pas admettre les étrangers, il leur a été difficile d’acquérir des notions bien précises et bien détaillées sur les autres pays ; on trouve cependant dans leurs auteurs des détails bien précieux, et Klaproth s’est servi utilement des géographes chinois pour jeter du jour sur la géographie de l’Asie du moyen âge. La récente et importante publication de M. Stanislas Julien[3], sur les voyages d’un Chinois dans l’Inde au septième siècle, prouve combien il y aurait à apprendre dans les ouvrages de ces hommes qui savaient si bien voir, et raconter si fidèlement ce qu’ils avaient vu.

Nous avons remarqué, dans un livre arabe intitulé : Chaîne de Chroniques[4], et composé au neuvième siècle, un passage bien capable de donner une idée de ce qu’on savait en Chine à une époque où nous ne savions pas grand’chose. Nous citerons volontiers ce fragment, qui nous a paru de nature à intéresser le lecteur. Voici comment s’exprime le narrateur arabe.

« Il y avait à Bassora un homme de la tribu des Coreïschites, appelé Ibn-Vahab et qui descendait de Habbar, fils d’Al-Asvad. La ville de Bassora ayant été ruinée, Ibn-Yahab quitta le pays et se rendit à Siraf. En ce moment un navire se disposait à partir pour la Chine. Dans de telles circonstances, il vint à Ibn-Vahab l’idée de s’embarquer sur ce navire. Quand il fut arrivé en Chine, il voulut aller voir le roi suprême ; il se mit donc en route pour Khom-dan[5], et, du port de Khan-fou[6] à la capitale, le trajet fut de deux mois. Il lui fallut attendre longtemps à la porte impériale, bien qu’il présentât des requêtes et qu’il s’annonçât comme étant issu du même sang que le prophète des Arabes. Enfin l’empereur fit mettre à sa disposition une maison particulière et ordonna de lui fournir tout ce qui lui serait nécessaire ; en même temps, il chargea l’officier qui le représentait à Khan-fou de prendre des informations et de consulter les marchands au sujet de cet homme, qui prétendait être parent du prophète des Arabes, à qui Dieu puisse être propice ! Le gouverneur de Khan-fou annonça, dans sa réponse, que la prétention de cet homme était fondée. Alors l’empereur l’admit auprès de lui, lui fit des présents considérables, et cet homme retourna dans l’Irak avec ce que l’empereur lui avait donné.

« Cet homme était devenu vieux ; mais il avait conservé l’usage de toutes ses facultés. Il nous raconta que, se trouvant auprès de l’empereur, le prince lui fit des questions au sujet des Arabes et sur les moyens qu’ils avaient employés pour renverser l’empire des Perses. Cet homme répondit : Les Arabes ont été vainqueurs par le secours de Dieu, de qui le nom soit célébré, et parce que les Perses, plongés dans le culte du feu, adoraient le soleil et la lune, de préférence au Créateur — L’empereur reprit : Les Arabes ont triomphé, en cette occasion, du plus noble des empires, du plus vaste en terres cultivées, du plus abondant en richesses, du plus fertile en hommes intelligents, de celui dont la renommée s’étendait le plus loin… Puis il continua : Quel est, dans votre opinion, le rang des principaux empires du monde ? — L’homme répondit qu’il n’était pas au courant de matières semblables. — Alors l’empereur ordonna à l’interprète de lui dire ces mots : Pour nous, nous comptons cinq grands souverains. Le plus riche en provinces est celui qui règne sur l’Irak, parce que l’Irak est situé au milieu du monde, et que les autres rois sont placés autour de lui. Il porte, chez nous, le titre de roi des rois. Après cet empire vient le nôtre ; le souverain est surnommé le roi des hommes, parce qu’il n’y a pas de roi sur la terre qui maintienne mieux l’ordre dans ses États que nous et qui exerce une surveillance plus exacte. Il n’y a pas non plus de peuple qui soit plus soumis à son prince que le nôtre. Nous sommes donc réellement les rois des hommes. Après cela vient le roi des bêtes féroces, qui est le roi des Turks et dont les États sont contigus à ceux de la Chine. Le quatrième roi en rang est le roi des éléphants, c’est-à-dire le roi de l’Inde ; on le nomme, chez nous, le roi de la sagesse, parce que la sagesse tire son origine des Indiens. Enfin l’empereur des Romains, qu’on nomme, chez nous, le roi des beaux hommes, parce qu’il n’y a pas sur la terre de peuple mieux fait que les Romains, ni qui ait la figure plus belle. Voilà quels sont les principaux rois ; les autres n’occupent qu’un rang secondaire.

« L’empereur ordonna ensuite à l’interprète de dire ces mots à l’Arabe : Reconnaîtrais-tu ton maître, si tu le voyais ? L’empereur voulait parler de l’apôtre de Dieu, à qui Dieu veuille bien être propice. — Je répondis : Et comment pourrais-je le voir, maintenant qu’il se trouve auprès du Dieu très-haut ? — L’empereur reprit : Ce n’est pas ce que j’entendais ; je voulais parler seulement de sa figure. — Alors l’Arabe répondit oui. — Aussitôt l’empereur fit apporter une boîte ; il plaça la boîte devant lui, puis, tirant quelques feuilles, il dit à l’interprète : Fais-lui voir son maître… — Je reconnus sur ces pages les portraits des prophètes ; en même temps, je fis des vœux pour eux, et il s’opéra un mouvement dans mes lèvres. — L’empereur ne savait pas que je reconnaissais les prophètes ; il me fit demander par l’interprête pourquoi j’avais remué les lèvres. L’interprète le fit, et je répondis : Je priais pour les prophètes. — L’empereur demanda comment je les avais reconnus, et je répondis : Au moyen des attributs qui les distinguent. Ainsi, voilà Noé dans l’arche, qui se sauva avec sa famille, lorsque le Dieu très-haut commanda aux eaux et que toute la terre fut submergée avec ses habitants ; Noé et les siens échappèrent seuls au déluge. — À ces mots, l’empereur se mit à rire et dit : Tu as deviné juste lorsque tu as reconnu Noé ; quant à la submersion de la terre entière, c’est un fait que nous n’admettons pas. Le déluge n’a pu embrasser qu’une portion de la terre ; il n’a atteint ni notre pays, ni celui de l’Inde. — Ibn-Vahab rapportait qu’il craignait de réfuter ce que venait de dire l’empereur et de faire valoir les arguments qui étaient à sa disposition, vu que le prince n’aurait pas voulu les admettre ; mais il reprit : Voilà Moïse et son bâton, avec les enfants d’Israël. — C’est vrai ; mais Moïse se fit voir sur un bien petit théâtre, et son peuple se montra mal disposé à son égard. — Je repris : Voilà Jésus, sur un âne, entouré des apôtres. —. L’empereur dit : Il a eu peu de temps à paraître sur la scène ; sa mission n’a guère duré qu’un peu plus de trente mois.

« Ibn-Vahab continua à passer en revue les différents prophètes ; mais nous nous bornons à répéter une partie de ce qu’il nous dit. Ibn-Vahab ajoutait qu’au-dessus de chaque figure de prophète on voyait une longue inscription qu’il supposa renfermer le nom des prophètes, le nom de leurs pays et les circonstances qui accompagnèrent leur mission ; ensuite il poursuivit ainsi : Je vis la figure du prophète, sur qui soit la paix ! il était monté sur un chameau, et ses compagnons étaient également sur leurs chameaux, placés autour de lui. Tous portaient à leurs pieds des chaussures arabes ; tous avaient des cure-dents attachés à leurs ceintures ; m’étant mis à pleurer, l’empereur chargea l’interprète de me demander pourquoi je versais des larmes ; je répondis : Voilà notre prophète, notre seigneur et mon cousin, sur lui soit la paix ! — L’empereur répondit : Tu as dit vrai, lui et son peuple ont élevé le plus glorieux des empires ; seulement il n’a pu voir de ses yeux l’édifice qu’il avait fondé, l’édifice n’a été vu que de ceux qui sont venus après lui. — Je vis un grand nombre d’autres figures de prophètes dont quelques-unes nous faisaient signe de la main droite, réunissant le pouce et l’index, comme si, en faisant ce mouvement, elles voulaient attester quelque vérité. Certaines figures étaient représentées debout sur leurs pieds, faisant signe avec leur doigt vers le ciel. Il y avait encore d’autres figures ; l’interprète me dit que ces figures représentaient les prophètes de la Chine et de l’Inde.

« Ensuite l’empereur m’interrogea au sujet des califes et de leur costume, ainsi que sur un grand nombre de questions de religion, de mœurs et d’usages, suivant qu’elles se trouvaient à ma portée ; puis il ajouta : Quel est, dans votre opinion, l’âge du monde ? — Je répondis « On ne s’accorde pas à cet égard. Les uns disent qu’il a six mille ans, d’autres moins, d’autres plus ; mais la différence n’est pas grande. — Là-dessus l’empereur se mit à rire de toutes ses forces. Le vizir, qui était debout auprès de lui, témoigna aussi qu’il n’était pas de mon avis. L’empereur me dit : Je ne présume pas que votre prophète ait dit cela. — Là-dessus, la langue me tourna, et je répondis : Si, il l’a dit. — Aussitôt je vis quelques signes d’improbation sur sa figure ; il chargea l’interprète de me transmettre ces mots : Fais attention à ce que tu dis, on ne parle aux rois qu’après avoir bien pesé ce qu’on va dire. Tu as affirmé que vous ne vous accordez pas sur cette question ; vous êtes donc en dissidence au sujet d’une assertion de votre prophète, et vous n’acceptez pas tout ce que vos prophètes ont établi ? Il ne convient pas d’être divisé dans des cas semblables ; au contraire, des affirmations pareilles devraient être admises sans contestations. Prends donc garde à cela et ne commets plus la même imprudence.

« L’empereur dit encore beaucoup de choses qui ont échappé de ma mémoire, à cause de la longueur du temps qui s’est écoulé dans l’intervalle ; puis il ajouta : Pourquoi ne t’es-tu pas rendu de préférence auprès de ton souverain, qui se trouvait bien mieux à ta portée que nous pour la résidence et pour la race ? — Je répondis : Bassora, ma patrie, était dans la désolation ; je me trouvais à Siraf ; je vis un navire qui allait mettre à la voile pour la Chine, j’avais entendu parler de l’éclat que jette l’empire de la Chine, et de l’abondance des biens qu’on y trouve. Je préférai me rendre dans cette contrée et la voir de mes yeux. Maintenant je retourne dans mon pays, auprès du monarque mon cousin ; je raconterai au monarque l’éclat que jette cet empire, et dont j’ai été témoin. Je lui parlerai de la vaste étendue de cette contrée, de tous les avantages dont j’y ai joui, de toutes les bontés qu’on y a eues pour moi. Ces paroles firent plaisir à l’empereur ; il me fit donner un riche présent ; il voulut que je m’en retournasse à Khan-fou sur les mulets de la poste. Il écrivit même au gouverneur de Khan-fou, pour lui recommander d’avoir des égards pour moi, de me considérer plus que tous les fonctionnaires de son gouvernement, et de me fournir tout ce qui me serait nécessaire, jusqu’au moment de mon départ. Je vécus dans l’abondance et la satisfaction jusqu’à mon départ de la Chine.

« Nous questionnâmes Ibn-Vahab au sujet de la ville de Khom-dan, où résidait l’empereur, et sur la manière dont elle était disposée. Il nous parla de l’étendue de la ville et du grand nombre de ses habitants. La ville, nous dit-il, est divisée en deux parties qui sont séparées par une rue longue et large. L’empereur, le vizir, les troupes, le cadi des cadis, les eunuques de la cour et toutes les personnes qui tiennent au gouvernement occupent la partie droite et le côté de l’orient. On n’y trouve aucune personne du peuple, ni rien qui ressemble à un marché. Les rues sont traversées par des ruisseaux et bordées d’arbres ; elles offrent de vastes hôtels. La partie située à gauche, du côté du couchant, est destinée au peuple, aux marchands, aux magasins et aux marchés. Le matin, quand le jour commence, on voit les intendants du palais impérial, les domestiques de la cour, les domestiques des généraux et leurs agents, entrer à pied ou à cheval dans la partie de la ville où sont les marchés et les boutiques ; on les voit acheter des provisions et tout ce qui est nécessaire à leur maître ; après cela, ils s’en retournent, et l’on ne voit plus aucun d’eux dans cette partie de la ville jusqu’au lendemain matin.

« La Chine possède tous les genres d’agréments ; on y trouve des bosquets charmants, des rivières qui serpentent au travers ; mais on n’y trouve pas le palmier. »

En lisant les relations de ces voyageurs arabes, on voit bien que, réellement, ils ont été en Chine ; et, à part les exagérations inhérentes au caractère oriental, il est facile de reconnaître le pays dont ils parlent. Il s’échappe de leurs récits comme des exhalaisons, des parfums, qui ne sont pas inconnus ; on sent la Chine. Chose singulière ! ce peuple, souvent bouleversé par de longues et profondes révolutions, a néanmoins toujours conservé une teinte particulière, un cachet qui lui est propre et qui empêche de le confondre avec aucun autre peuple. Les Chinois du neuvième siècle, dont parlent les Arabes, sont bien ceux que retrouve Marco-Polo au treizième, quoiqu’ils soient soumis alors à la domination des Tartares mongols. Plus tard, au seizième siècle, les Portugais doublent le cap de Bonne-Espérance, vont découvrir la Chine, et reconnaissent ce peuple dont l’illustre voyageur vénitien avait tant entretenu l’Europe. De nos jours enfin, on ne fait, en quelque sorte, que renouveler connaissance avec les vieux Chinois des Arabes et de Marco-Polo.


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  1. Péking veut dire cour du nord, et Nanking cour du midi.
  2. Voir chap. V, p. 203.
  3. Histoire de la vie de Hiouen-Thsang et de ses voyages dans l’1nde, etc., traduite du chinois par M. Stanislas Julien. Paris, 1853.
  4. Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans dans l’Inde et à la Chine, dans le neuvième siècle de l’ère chrétienne, traduite par M. Reinaud, de l’institut, t. I, p. 79 et suiv.
  5. Aujourd’hui Si-ngan-fou, capitale de la province du Ho-nan, où fut trouvée l’inscription dont nous avons parlé, et qui réellement était, à cette époque, la résidence des empereurs de la dynastie des Tang.
  6. Port de mer dans la province du Tche-kiang. Nous avons fait une fois le même trajet que le voyageur arabe, et c’est bien à peu près le même temps que nous y avons mis.