L’Empire chinois/Volume 1 - Chapitre V

Gaume (Tome Ip. 194-242).
Volume I


CHAPITRE V


Contestations avec les mandarins de Kien-tcheou. — Intrigues pour nous empêcher d’aller au palais communal. — Magnificence de ce palais. — Le jardin de Sse-ma-kouang. — Cuisine chinoise. — État des routes et des voies de communication. — Quelques produits de la province du Sse-tchouen. — Usage du tabac à fumer et à priser. — Tchoung-king, ville de premier ordre. — Cérémonies observées par les Chinois dans les visites et les conversations d’étiquette. — Apparition nocturne. — Veilleurs et crieurs de nuit. — Les incendies en Chine. — Addition d’un mandarin militaire à l’escorte. — Tchang-tcheou-hien, ville de troisième ordre. — Mise en liberté de trois prisonniers chrétiens. — Pratique superstitieuse pour demander la pluie. — Le dragon de la pluie exilé par l’empereur.


Il était à peine jour que maître Ting s’avisa de venir interrompre notre premier sommeil pour nous annoncer qu’il fallait partir. — Maître Ting, lui dîmes-nous, retire-toi promptement ; et, si quelqu’un a l’audace de troubler notre repos, nous te ferons dégrader. Depuis que nous sommes ensemble, tu as déjà commis un grand nombre de péchés, et ton procès ne sera pas long. — La porte se ferma et nous nous rendormîmes aussitôt, car nous étions brisés de fatigue. Vers midi, nous nous levâmes, frais, dispos, pleins d’énergie et parfaitement bien disposés à commencer la guerre avec les mandarins.

Nous nous dirigeâmes vers une pièce voisine de notre chambre, où nous entendions des chuchotements, comme le bruit d’une conversation à voix basse. Nous ouvrîmes la porte et nous fûmes en présence d’une nombreuse et brillante réunion composée des principaux magistrats de la ville. Après avoir salué la compagnie avec le plus de solennité possible, nous remarquâmes au milieu de la salle une table où on avait déjà disposé les petits plats de dessert, prélude obligé des repas chinois. Sans autre explication, nous avançâmes un fauteuil et nous priâmes la compagnie de vouloir bien prendre place autour de la table. Notre aplomb parut occasionner un peu d’étonnement. Un gros mandarin, c’était le préfet de la ville, nous indiqua les places d’honneur et nous invita à nous y mettre, ce que nous fîmes immédiatement et sans tergiverser. Ce n’était pas très-modeste de notre part, ni parfaitement conforme aux rites chinois ; mais nous avions besoin, pour le moment, de prendre un peu d’empire sur notre entourage.

Les convives étaient nombreux ; on attaqua le dessert en silence, chacun se contentant d’échanger avec son voisin quelques formules de politesse, à voix basse et en secret. On nous considérait à la dérobée, comme pour saisir sur notre physionomie la nature des sentiments dont nous étions animés. L’embarras était général ; enfin, un jeune fonctionnaire civil, probablement le plus hardi de la troupe, s’aventura à sonder le terrain. — Hier, dit-il, la journée n’a pas été bonne ; la navigation sur le fleuve Bleu a dû être pénible ; mais aujourd’hui le temps est magnifique ; c’est dommage que vous n’ayez pu partir dans la matinée, vous seriez arrivés à Tchoung-king avant la nuit. Tchoung-king est le meilleur endroit de la province. — Certainement, répétèrent en chœur tous les autres, il n’est rien de comparable à Tchoung-king. On y trouve tout ce qu’on peut désirer. Quelle différence avec ce pays-ci, dont la pauvreté est extrême et où l’on ne vit que de privations ! — Il n’est pas encore bien tard, reprit le jeune fonctionnaire, vous pourrez arriver ce soir au remarquable palais communal qui se trouve sur la route, y passer la nuit et arriver demain à Tchoung-king avant midi. — Oh ! ajouta un autre, la chose est très-facile, car les chemins sont plats comme la main, et la campagne est d’une beauté ravissante. On voyage presque toujours à l’ombre, sous le feuillage de grands arbres. — A-t-on prévenu les porteurs de palanquins ? s’écria le gros préfet de la ville, en s’adressant aux nombreux domestiques qui encombraient la salle ; vite, qu’on aille les chercher, parce que nos deux illustres hôtes veulent absolument se mettre en route quand ils auront mangé le riz ; ils sont très-pressés, et ne peuvent nous honorer plus longtemps de leur présence. — Un moment, dîmes-nous ; pas de précipitation. Il paraît que personne, ici, n’est bien au courant de nos affaires. D’abord, nous devons changer nos palanquins ; ceux qu’on nous a donnés à Tching-tou-fou ne peuvent pas nous servir. N’est-ce pas, maître Ting, que c’est ici que nous trouverons de bons palanquins à quatre porteurs ? — Mais non, mais non ! s’écrièrent de concert tous les mandarins. Dans un petit endroit comme celui-ci comment trouver des palanquins tout confectionnés ? Il faut les commander à l’avance. — Qu’on les commande ; nous ne sommes nullement pressés. Arriver à Canton une lune plus tôt ou une lune plus tard, c’est peu de chose dans le cours de notre existence. En attendant, nous pourrons noua récréer ici en visitant les beautés de la ville et des environs. — Dans un pays pauvre, dit le préfet, il est impossible de trouver d’habiles fabricants ; c’est une vérité connue de tout le monde, ici on ne sait faire que de petits palanquins en bambou et à deux porteurs. Les habitants de cette contrée ne connaissent pas le luxe ; très-peu vivent dans l’aisance. C’est à Tchoung-king qu’il faut aller pour trouver les grandes fabriques de tout genre. — Oui, oui, à Tchoung-king, s’écria-t-on de toutes parts. Tchoung-king est le pays des beaux palanquins ; chacun sait que les mandarins des dix-huit provinces font venir leurs palanquins de Tchoung-king. — Est-ce vrai, cela ? demandâmes-nous à maître Ting. — C’est la vérité, et qui oserait proférer ici des paroles de mensonge ? — Dans ce cas-là, il faut faire choix d’un homme entendu et envoyer chercher des palanquins à Tchoung-king. Nous attendrons ici. Ayant besoin d’un peu de repos, nous profiterons de cette heureuse circonstance. Nous vous disons cela fort tranquillement ; mais c’est une décision irrévocable ; nous n’en reviendrons pas… Les mandarins se regardèrent stupéfaits.

Pendant cette intéressante délibération, le dîner avait toujours été son train. Quand nous eûmes pris notre dernière tasse de thé, nous nous levâmes pour rentrer dans notre chambre, et laisser les mandarins se débrouiller comme ils pourraient. Ils discutèrent longtemps, et finirent, selon la méthode chinoise, par nous envoyer des députations, afin de nous convertir. D’abord il y eut celle des mandarins civils, puis celle des mandarins militaires, à laquelle succéda une troisième, composée des deux ordres réunis. Toutes nous trouvèrent inflexibles. On inventa les contes les plus étranges, on entassa mensonge sur mensonge, pour nous prouver qu’il fallait partir. A tant d’arguments, nous n’avions que cette seule réponse : Lorsque des hommes comme nous prennent une décision, elle est irrévocable.

Enfin on vint nous annoncer qu’on avait apporté des palanquins, et on nous pria de passer dans la cour pour les examiner. Nous ne fîmes pas les difficiles ; après y avoir jeté un coup d’œil, nous dîmes : C’est bien, qu’on les achète. L’accord fut unanime sur ce point ; mais il s’éleva une nouvelle difficulté ; les mandarins se regardèrent les uns les autres et se demandèrent : Qui payera ? La discussion fut vive, et, quoique entièrement désintéressés dans la question, nous demandâmes la permission de donner notre avis. — Il est évident, dîmes-nous, que la ville de Kien-tcheou n’est pas obligée de nous fournir des palanquins. — Voilà qui est parler d’une manière conforme au droit, dirent les mandarins de Kien-tcheou. — Cela regardait l’administration de Tching-tou-fou, qui est chargée d’organiser le départ ; mais il paraît que l’acquéreur des premiers palanquins n’a pas observé les règles de l’honneur. — C’est cela, dirent les mandarins, il aura gardé pour lui une partie de l’argent qui avait été alloué. — Maintenant il faut réparer ce mal, et la chose, nous le pensons, ne saurait offrir de difficulté. Hier en naviguant sur le fleuve Bleu, nous avons fait deux journées de route. Maître Ting a touché l’argent de deux étapes et n’a eu à payer que le louage d’une barque ; il nous semble donc qu’il peut et qu’il doit fournir le prix des palanquins… Les mandarins de Kient-cheou rirent beaucoup et trouvèrent notre solution superbe. Maître Ting était tout bondissant de colère ; il poussait des clameurs comme si on lui eût arraché les entrailles. — Calme-toi, lui dîmes-nous, et donne de bonne grâce au marchand le prix de ces palanquins, sans quoi nous allons sur-le-champ écrire au vice-roi que tu nous as fait voyager sur le fleuve Bleu… Cette menace eut un effet magique, et notre conducteur se mit à compter tristement l’argent qu’on attendait. La nuit était sur le point de se faire, il ne fut pas même question de partir. Les mandarins de Kien-tcheou se divertirent beaucoup de la mésaventure de maître Ting, ils ne se doutaient pas que leur tour allait bientôt arriver.

Le lendemain, aussitôt qu’il fut grand jour, maître Ting vint nous demander fort modestement si on pouvait convoquer les porteurs de palanquin, et, en même temps, il nous remit quelques billets de visite, par lesquels les principaux mandarins de la ville nous souhaitaient un bon voyage. Nous répondîmes à maître Ting qu’il pouvait envoyer chercher les porteurs, parce que nous avions l’intention de quitter l’hôtel des Désirs accomplis, pour aller loger au palais communal et y passer la journée. Notre conducteur, qui n’était pas encore bien remis de la forte secousse de la veille, ne parut pas comprendre. Il nous regardait d’un air si étonné, que nous fûmes obligés de répéter, en appuyant un peu sur chaque mot… Dès qu’il fut bien sûr d’avoir saisi notre pensée, il sortit. A l’instant l’alarme fut donnée à tous les tribunaux, et les mandarins accoururent à la file les uns des autres, pour s’assurer par eux-mêmes du fait inconcevable qu’on venait de leur raconter.

C’était le préfet de la ville que nous voulions voir. Aussitôt qu’il fut arrivé, nous lui dîmes qu’il avait dû recevoir, de la capitale du Sse-tchouen, une dépêche dans laquelle il était prescrit de nous faire loger dans les koung-kouan, et que nous ne comprenions pas pourquoi on n’avait pas exécuté à Kien-tcheou les ordres du vice-roi ; que, pour plusieurs raisons, nous voulions quitter l’hôtel et aller passer une journée au palais communal ; d’abord pour ne pas laisser établir un mauvais précédent et ne pas donner la tentation de faire ailleurs ce qui avait eu lieu à Kien-tcheou ; ensuite parce que, devant écrire plus tard au vice-roi, pour lui rendre compte de la manière dont nous avions été traités en route, il nous serait pénible d’avoir à lui signaler que, à Kien-tcheou, on n’avait pas exécuté ses ordres. D’ailleurs, ajoutâmes-nous, la route que nous avons à faire est longue et fatigante ; nous avons beaucoup souffert sur le fleuve Bleu, et nous serions bien aises de nous reposer un jour. … Toutes ces raisons étaient excellentes ; mais le préfet ne voyait que les dépenses qu’allait occasionner pendant un jour tout ce nombreux personnel de l’escorte. Il n’osa pas nous donner le véritable motif et nous dire crûment qu’il nous invitait à nous en aller, parce que nous coûtions trop cher ; le procédé eût été inconvenant, et les Chinois ont toujours des façons moins anguleuses ; le mensonge leur va beaucoup mieux. Le préfet nous dit qu’il éprouverait un bonheur infini si nous pouvions rester à Kien-tcheou encore un jour. — Des hommes du grand royaume de France ! On en voit si rarement ! Notre présence, assurément, ne pouvait manquer de porter bonheur à la contrée ; mais le palais communal était inhabitable ; il se trouvait dans un état si hideux, qu’on n’oserait pas même y faire loger un homme de la dernière classe du peuple. Il était encombré d’ouvriers et de matériaux, à cause des réparations importantes qu’on y faisait. Il y avait, en outre, dans le grand salon, sept à huit cercueils contenant les cadavres de plusieurs fonctionnaires morts dans le district, et qui attendaient que les membres de leurs familles vinssent les prendre pour les inhumer dans leur pays natal.

Le préfet comptait beaucoup sur l’effet moral de cette dernière raison. Pendant qu’il nous parlait d’une voix lugubre et sombre de ces cadavres et de ces cercueils, il nous examinait attentivement pour voir si nous ne pâlissions pas, si nous ne tremblions pas de peur. En vérité, nous avions plutôt envie de rire, car nous étions convaincus qu’il n’y avait pas un mot de vrai dans tout ce qu’il nous débitait. Nous lui dîmes, sur un ton un peu railleur, que le vice-roi du Sse-tchouen ne se doutait pas le moins du monde que le palais communal de Kien-tcheou avait été converti en cimetière ; qu’il serait bon de lui écrire, parce que, s’il lui prenait fantaisie de voyager de ce côté, il ne serait peut-être pas bien aise de loger au milieu de cercueils et de cadavres. Quant à nous, il ne saurait y avoir en cela le plus léger inconvénient ; nous n’avons que médiocrement peur des vivants et pas du tout des morts. Ainsi nous irons au koung-kouan et nous saurons bien nous y arranger. On usa de tous les moyens imaginables afin de nous faire renoncer à ce projet insensé. Pour en finir, nous dîmes au préfet qu’il en serait selon son bon plaisir, à condition qu’il écrirait et signerait un billet constatant que, ayant désiré nous reposer un jour à Kien-tcheou, on s’y était opposé parce que le palais communal était inhabitable. Le préfet comprit où nous voulions en venir. Aussitôt il s’adressa aux officiers subalternes qui l’entouraient : Je suis, dit-il, du même avis que nos hôtes ; il est absolument nécessaire qu’ils se reposent un jour. Qu’on aille vite au koung-kouan, qu’on fasse immédiatement enlever les cercueils, qu’on mette tout en ordre, et qu’une autre fois on ne s’avise pas de retomber dans la même faute. Dix minutes après nous étions installés au fond de nos nouveaux palanquins, et on nous conduisait en pompe au palais communal. En partant nous avions pris à part maître Ting, et nous lui avions dit à l’oreille : Si nous ne sommes pas traités convenablement, nous resterons deux jours au lieu d’un… Étrange pays, il faut en convenir, que celui où l’on est forcé d’user de semblables moyens pour n’être pas opprimé.

C’eût été vraiment grand dommage de quitter Kien-tcheou sans voir son magnifique palais communal. Aussitôt que nous l’eûmes parcouru, il nous vint en pensée que si les mandarins avaient tant fait de difficultés pour nous y laisser entrer, c’était de peur que, séduits par sa beauté et ses agréments, nous ne voulussions plus en sortir. Après avoir traversé une vaste cour plantée de grands arbres, on monte au principal corps de logis, par une trentaine de degrés, en belle pierre de taille. Les appartements spacieux et élevés étaient d’une propreté exquise et d’une fraîcheur délicieuse ; des meubles en laque avec des dessins dorés et d’une variété infinie, des tentures en taffetas jaune ou rouge, des tapis tissés en pellicules de bambou et peints des couleurs les plus vives ; puis des bronzes antiques, de grandes urnes en porcelaine, des vases élégants où croissaient des fleurs et des arbustes affectant les formes les plus bizarres, tels étaient les ornements que nous rencontrâmes dans cette splendide demeure. Derrière la maison était un vaste jardin où l’industrie chinoise avait épuisé toutes ses ressources pour contrefaire l’indépendance de la nature et imiter ses jeux les plus capricieux. Il serait difficile de se former une idée exacte de ces créations curieuses, dont le goût s’est, depuis longtemps, répandu en Europe, et auxquelles on a donné mal à propos le nom de jardin anglais. Il existe un petit poëme chinois intitulé : Jardin de Sse-ma-kouang, dans lequel cet illustre historien et ce grand homme d’État du Céleste Empire s’est plu à décrire lui-même toutes les merveilles de sa demeure champêtre. Nous reproduirons avec plaisir ce délicieux fragment de la littérature chinoise qui nous fera connaître, en même temps, le caractère de son auteur, de ce fameux Sse-ma kouang qui joua un rôle si important, sous la dynastie des Song, dans une révolution sociale dont nous aurons occasion de parler plus tard.

« Que d’autres, dit Sse-ma-kouang[1], bâtissent des palais pour enfermer leurs chagrins et étaler leur vanité ! je me suis fait une solitude pour amuser mes loisirs et causer avec mes amis. Vingt arpents de terre ont suffi à mon dessein. Au milieu est une grande salle où j’ai rassemblé cinq mille volumes pour interroger la sagesse et converser avec l’antiquité. Du côté du midi on trouve un salon au milieu des eaux qu’amène un petit ruisseau qui descend des collines de l’occident ; elles forment un bassin profond, d’où elles s’épandent en cinq branches, comme les griffes d’un léopard, et, avec elles, des cygnes innombrables qui nagent et se jouent de tous côtés.

« Sur le bord de la première, qui se précipite de cascade en cascade, s’élève un rocher escarpé, dont la cime, recourbée et suspendue en trompe d’éléphant, soutient en l’air un cabinet ouvert pour prendre le frais et voir les rubis dont l’aurore couronne le soleil à son lever.

« La seconde branche se divise, à quelques pas, en deux canaux, qui vont serpentant autour d’une galerie bordée d’une double terrasse en feston, dont les palissades de rosiers et de grenadiers forment le balcon. La branche de l’ouest se replie en arc vers le nord d’un portique isolé, où elle forme une petite île ; les rives de cette île sont couvertes de sable, de coquillages et de cailloux de diverses couleurs ; une partie est plantée d’arbres toujours verts, l’autre est ornée d’une cabane de chaume et de roseaux, comme celles des pêcheurs.

« Les deux autres branches semblent tour à tour se chercher et se fuir en suivant la pente d’une prairie émaillée de fleurs dont elles entretiennent la fraîcheur ; quelquefois elles sortent de leur lit pour former de petites nappes d’eau encadrées dans un tendre gazon ; puis elles quittent le niveau de la prairie et descendent dans des canaux étroits, où elles s’engouffrent et se brisent dans un labyrinthe de rochers qui leur disputent le passage, les font mugir et s’enfuir on écume et en ondes argentines dans les tortueux détours où ils les forcent d’entrer.

« Au nord de la grande salle sont plusieurs cabinets placés au hasard, les uns sur des monticules qui s’élèvent au-dessus des autres, comme une mère au-dessus de ses enfants ; les autres sont collés à la pente d’un coteau ; plusieurs occupent les petites gorges que forme la colline et ne sont vus qu’à moitié. Tous les environs sont ombragés par des bosquets de bambous touffus, entrecoupés de sentiers sablés où le soleil ne pénètre jamais.

« Du côté de l’orient, s’ouvre une petite plaine divisée en plates-bandes, en carrés et en ovales, qu’un bois de cèdres antiques défend des froids aquilons. Toutes ces divisions sont remplies de plantes odoriférantes, d’herbes médicinales, de fleurs et d’arbrisseaux. Le printemps ne sort jamais de cet endroit délicieux. Une petite forêt de grenadiers, de citronniers et d’orangers, toujours chargés de fleurs et de fruits, en termine le coup d’œil à l’horizon. Dans le milieu est un cabinet de verdure où l’on monte par une pente insensible qui en fait plusieurs fois le tour, comme les volutes d’une coquille, et arrive, en diminuant, au sommet du tertre sur lequel il est placé. Les bords de cette pente sont tapissés de gazon, qui s’élève en siége de distance en distance pour inviter à s’asseoir et à considérer ce parterre sous tous les points de vue.

« A l’occident, une allée de saules à branches pendantes conduit au bord d’un large ruisseau, qui tombe, à quelques pas, du haut d’un rocher couvert de lierre et d’herbes sauvages de divems couleurs. Les environs n’offrent qu’une barrière de rochers pointus, bizarrement assemblés, qui s’élèvent en amphithéâtre, d’une manière sauvage et rustique. Quand on arrive au bas, on trouve une grotte profonde qui va en s’élargissant peu à peu, et forme une espèce de salon irrégulier dont la voûte s’élève en dôme. La lumière y entre par une ouverture assez large, d’où pendent des branches de chèvrefeuille et de vigne sauvage. Ce salon est un asile contre les brûlantes chaleurs de la canicule. Des rochers épars çà et là, des espèces d’estrades creusées dans l’épaisseur de son enceinte en sont les sièges. Une petite fontaine, qui sort d’un des côtés, remplit le creux d’une grande pierre, d’où elle tombe en petits filets sur le pavé, où après avoir serpenté entre les fentes qui les égarent, elles vont toutes se réunir dans un réservoir préparé pour le bain. Ce bassin s’enfonce sous une voûte, fait un petit coude, et va se décharger dans un étang qui est au pied de la grotte. Cet étang ne laisse qu’un sentier étroit entre les rochers informes et bizarrement amoncelés qui en forment l’enceinte. Un peuple entier de lapins les habite, et rend aux poissons innombrables de l’étang les peurs qu’on lui donne.

« Que cette solitude est charmante ! La vaste nappe d’eau qu’elle présente est toute semée de petites îles de roseaux. Les plus grandes sont des volières remplies de toutes sortes d’oiseaux. On va aisément des unes aux autres par d’énormes cailloux qui sortent de l’eau et par de petits ponts de pierre et de bois, distribués au hasard, les uns en arc, les autres en zigzag ou en ligne droite, selon l’espace qu’ils remplissent. Quand les nénuphars dont les bords de l’étang sont plantés donnent leurs fleurs, il paraît couronné de pourpre et d’écarlate, comme l’horizon des mers du midi quand le soleil y arrive.

« Il faut se résoudre à revenir sur ses pas, pour sortir de cette solitude, ou à franchir la chaîne de rochers escarpés qui l’environne de toutes parts. On monte au haut de ce rempart de rochers par un escalier étroit et rapide, qu’il a fallu creuser avec le pic, dont les coups sont encore marqués. Le cabinet qu’on y trouve pour se reposer n’a rien que de simple ; mais il est assez orné par la vue d’une plaine immense où le Kiang serpente au milieu des villages et des rizières. Les barques innombrables dont ce grand fleuve est couvert, les laboureurs épars çà et là dans les campagnes, les voyageurs qui remplissent les chemins animent ce paysage enchanté, et les montagnes couleur d’azur, qui le terminent à l’horizon, reposent la vue et la récréent.

« Quand je suis lassé de composer et d’écrire, au milieu des livres de ma grande salle, je me jette dans une barque que je conduis moi-même, et vais demander des plaisirs à mon jardin. Quelquefois j’aborde à l’île de la pêche, et muni d’un large chapeau de paille contre les ardeurs du soleil, je m’amuse à amorcer les poissons qui se jouent dans l’eau et j’étudie nos passions dans leurs méprises ; d’autres fois, le carquois sur l’épaule et un arc à la main, je grimpe au haut des rochers, et, de là, épiant en traître les lapins qui sortent, je les perce de mes flèches à l’entrée de leurs trous. Hélas ! plus sages que nous, ils craignent le péril et le fuient ; s’ils me voyaient arriver, aucun ne paraîtrait. Quand je me promène dans mon parterre, je cueille les plantes médicinales que je veux garder. Si une fleur me plaît, je la prends et la flaire ; si une autre souffre de la soif, je l’arrose, et les voisines en profitent. Combien de fois des fruits bien mûrs m’ont-ils rendu l’appétit que la vue des mets m’avait ôté. Mes grenades et mes pêches ne sont pas meilleures, pour être cueillies de ma main ; mais je leur trouve plus de goût, et mes amis, à qui j’en envoie, en sont toujours flattés. Vois-je un jeune bambou que je veux laisser croître, je le taille, ou je courbe ses branches et les entrelace pour dégager le chemin. Le bord de l’eau, le fond d’un bois, la pointe d’un rocher, tout m’est égal pour m’asseoir. J’entre dans un cabinet pour voir une cigogne faire la guerre aux poissons, et à peine y suis-je entré que, oubliant le dessein qui m’amène, je prends mon kin[2] et je provoque les oiseaux d’alentour.

« Les derniers rayons du soleil me surprennent quelquefois considérant, en silence, les tendres inquiétudes d’une hirondelle pour ses petits, ou les ruses d’un milan pour enlever sa proie. La lune est déjà levée que je suis encore assis ; c’est un plaisir de plus. Le murmure des eaux, le bruit des feuilles qu’agite le vent, la beauté des cieux, me plongent dans une douce rêverie ; toute la nature parle à mon âme, je m’égare en l’écoutant, et la nuit est déjà au milieu de sa course que j’arrive à peine sur le seuil de ma porte.

« Mes amis viennent souvent interrompre ma solitude, me lire leurs ouvrages et entendre les miens ; je les associe à mes amusements. Le vin égaye nos frugals repas, la philosophie les assaisonne, et, tandis que la cour appelle la volupté, caresse la calomnie, forge des fers et tend des pièges, nous invoquons la sagesse et lui offrons nos cœurs. Mes yeux sont toujours tournés vers elle ; mais, hélas ! ses rayons ne m’éclairent qu’à travers mille nuages ; qu’ils se dissipent, fût-ce par un orage, cette solitude sera pour moi le temple du plaisir, que dis-je ?… père, époux, citoyen, homme de lettres, je me dois à mille devoirs, ma vie n’est pas à moi. Adieu, mon cher jardin, adieu ; l’amour du sang et de la patrie m’appelle à la ville, garde tous tes plaisirs pour dissiper bientôt mes nouveaux chagrins et sauver ma vertu de leurs atteintes[3]. »

Le jardin du palais communal de Kien-tcheou n’offrait pas toutes les magnificences décrites par le pinceau de Sse-ma-kouang ; il était cependant un des plus beaux que nous ayons rencontrés dans le Céleste Empire. Nous y passâmes le reste de la matinée, ne pouvant nous lasser d’admirer la patience des Chinois à exécuter, avec des arbustes et des fragments de rochers, toutes les excentricités de leur bizarre et féconde imagination.

Nous étions assis sous le portique d’une pagode en miniature lorsque maître Ting vint nous annoncer que l’heure du dîner était arrivée. Les principaux fonctionnaires, en riche et brillant costume, étaient déjà réunis dans la salle ; leur abord fut des plus gracieux et des plus aimables. Nous nous accablâmes les uns les autres de politesse etde courtoisie, nous invitant mutuellement à prendre les places les plus honorables. Pour mettre fin à cette lutte d’urbanité, nous dîmes que, le koung-kouan étant la maison des voyageurs, nous devions nous considérer comme chez nous et traiter nos hôtes conformément aux rites. Nous assignâmes donc à chacun la place qui convenait à son rang, réservant la dernière pour nous. Notre procédé fut gracieusement accueilli, et on eut l’air de penser que nous n’étions pas tout à fait aussi barbares et incivilisés qu’on avait pu le soupçonner la veille. Le festin fut splendide et servi suivant toutes les formalités de l’étiquette chinoise. De la part des convives il n’y eut non plus rien à désirer ; ils furent d’une telle amabilité, que nous ne pûmes douter un seul instant de leur vif et sincère désir de nous voir partir le lendemain.

Nous n’essayerons pas de décrire un dîner chinois ; ce n’est pas que le sujet ne soit de nature à présenter quelques particularités capables d’intéresser les Européens ; mais ces détails sont tellement connus, que nous craindrions trop d’abuser de la patience du lecteur. Nous avons remarqué, d’ailleurs, dans les Mélanges posthumes d’Abel Rémusat, le passage suivant, capable de nous ôter, si nous l’avions, la fantaisie de donner une nomenclature des mets qui nous furent servis au palais communal de Kien-tcheou. « Il y a quelques années, dit le spirituel et savant orientaliste, que les officiers d’une ambassade européenne, de retour de la Chine, où ils n’avaient pas eu trop sujet de se louer du succès de leurs opérations, s’avisèrent d’offrir aux lecteurs de gazette la description d’un repas qui leur avait été donné, disaient-ils, par les mandarins de je ne sais quelle ville frontière. Jamais gens, à les entendre, n’avaient été mieux régalés ; la qualité des mets, le nombre des services, la comédie dans l’intervalle, tout était soigneusement décrit et formait un assez bel exemple. Ceux qui lisent les vieux livres se souvenaient bien d’avoir vu ce festin-là quelque part. Plus de cent ans avant les officiers dont nous parlons, certains missionnaires jésuites avaient eu précisément le même repas, composé des mêmes sortes de mets, et servi de la même manière. Mais il y a beaucoup de gens pour qui tout est nouveau, et, quoiqu’il soit certain

Qu’un dîner réchauffé ne valut jamais rien,


celui-là, du moins, fut trouvé bon, et le public, toujours avide de particularités de mœurs, et même de détails de cuisine, ne s’embarrassa pas de savoir quels avaient été les véritables dîneurs. Il prit plaisir aux singularités du service chinois ainsi qu’à la gravité avec laquelle les convives exécutent, en mangeant le riz, des manœuvres et des évolutions qui feraient honneur au régiment d’infanterie le mieux instruit. »

Depuis que M. Abel Rémusat plaisantait si agréablement de ce fameux dîner chinois, il a été servi encore bien des fois, surtout après la dernière guerre de l’Angleterre avec le Céleste Empire. Les nouvelles éditions qui en ont été faites en anglais et en français ont été malheureusement corrigées et augmentées un peu au détriment de l’exactitude. Sous prétexte que, depuis cent ans, les Chinois auraient bien pu faire quelques nouvelles découvertes dans l’art culinaire, on a trouvé très-piquant de faire croire au public que leurs aliments étaient préparés à l’huile de ricin, et que leurs mets les plus recherchés étaient des nageoires de requin, des têtes de moineau, des pattes d’oie, des gésiers de poisson, des crêtes de paon, et plusieurs autres friandises de même genre. Il faut vraiment avoir goûté la cuisine chinoise à Canton, à quelques pas des factoreries anglaises, pour avoir rencontré des mets semblables ; du reste, les Européens nouvellement débarqués sur les côtes de la Chine, n’ayant rien de plus pressé que de se faire inviter à quelque dîner chinois, dans l’espérance d’y découvrir des choses surprenantes et extraordinaires, nous sommes assez porté à croire que les marchands de Canton, pour ne pas tromper leur attente, et peut-être assez malins pour s’amuser un peu à leurs dépens, leur servent quelquefois des ragoûts inventés tout exprès pour la circonstance, et qui, probablement, n’ont jamais paru sur une table chinoise. Les paons sont si rares en Chine que nous n’y en avons jamais vu. Les plumes de ces oiseaux sont envoyées à la cour par les royaumes tributaires, et l’empereur les donne, comme une grande faveur, aux plus hauts fonctionnaires, avec le droit de les porter à leur bonnet de cérémonie en guise de décoration. Comment admettre après cela, ces plats de crêtes de paon dans les festins chinois ? Le ricin n’est pas inconnu en Chine, on le cultive en grand dans les provinces septentrionales, mais on n’utilise l’huile qu’on en retire que pour l’éclairage ; on est si éloigné de s’en servir pour assaisonner les mets, qu’un jour, nous trouvant dans une chrétienté aux environs de Péking, et voulant en faire prendre une légère dose à un de nos confrères qui était malade, tous les chrétiens cherchèrent à s’y opposer, parce que, disaient-ils, cette huile était un poison. Nous ne nions pas, malgré cela, qu’il ne soit arrivé à des Européens de trouver à Canton des dîners à l’huile de ricin ; mais il est évident pour nous qu’ils ont été victimes d’une atroce mystification, et qu’au moment même où ils se croyaient en droit de railler le goût extravagant des Chinois, ceux-ci devaient bien rire de la prodigieuse ingénuité des Européens.

On ne saurait disconvenir, pourtant, qu’un festin vraiment chinois ne peut être qu’un tissu de bizarreries aux yeux d’un étranger peu réfléchi et s’imaginant qu’il ne peut exister, pour tous les peuples du monde, qu’une seule manière de manger. Ainsi, commencer par le dessert et finir par le potage ; boire le vin chaud et tout fumant dans des godets en porcelaine ; se servir de deux petites baguettes en guise de fourchette pour saisir les mets qu’on apporte coupés, à l’avance, par menus morceaux ; employer, au lieu de serviettes, de petits carrés de papier soyeux et colorié dont on place une provision à côté de chaque convive et qu’un domestique emporte à mesure qu’on s’en est servi ; quitter sa place, dans l’intervalle des services, pour fumer ou se distraire un peu ; élever les baguettes à la hauteur du front et les placer horizontalement sur sa tasse pour annoncer à la compagnie qu’on a fini de dîner ; voilà autant de particularités capables d’exciter la curiosité des Européens. Les Chinois, de leur côté, ne reviennent pas de leur étonnement quand ils nous voient à table, et ils se demandent comment il peut se faire que nous ayons l’usage de boire froid, et d’où nous est venue l’idée, si singulière et si extravagante, de nous servir d’un trident pour porter notre nourriture à notre bouche, au risque de nous percer les lèvres et de nous crever les yeux. Ils trouvent fort drôle qu’on nous serve des noix et des amandes avec leur coque, et que les domestiques ne se donnent pas la peine de peler les fruits et de désosser la viande. Eux, qui ne sont pas, en général, très-difficiles sur la nature de leurs aliments, et qui savourent avec délices des fritures de vers à soie et des compotes de têtards, ne peuvent rien comprendre à la prédilection de nos gourmets pour un faisan avancé ou pour un fromage qui a souvent, sur table, toutes les allures d’un être vivant et animé.

Un jour, à Macao, nous avions l’honneur d’être assis à la table d’un représentant d’une puissance européenne. On avait servi un magnifique plat de bécassines ; mais, quelle déception ! quels regrets ! le Vatel chinois avait osé arracher les entrailles à ces incomparables volatiles. Il ne savait pas, le malheureux, que la bécassine recèle dans ses flancs un précieux trésor de saveur et de parfum. On le força de comparaître devant les arbitres du goût, qui le reçurent avec des regards courroucés. Il fut tout ébahi en apprenant qu’il venait de commettre un crime culinaire qui ne lui serait pas pardonné une seconde fois… Il est inutile d’ajouter que, quelques jours après, le cuisinier ne manqua pas de servir à son maître, dans leur parfaite intégrité, des oiseaux qui n’étaient pas des bécassines. De là, nouveau courroux et démission du pauvre Chinois, désespérant d’exercer son art d’une manière conforme aux étonnantes bizarreries des Occidentaux.

Tous les habitants du Céleste Empire, sans exception, ont une aptitude remarquable pour les préparations culinaires. Si l’on a besoin d’un cuisinier, c’est la chose la plus facile du monde à se procurer ; on n’a qu’à prendre le premier Chinois venu, et, après quelques jours d’exercice, il s’acquitte merveilleusement bien de ses fonctions. Ce qui étonne le plus, c’est l’excessive simplicité de leurs moyens ; une seule marmite enfer leur suffit pour exécuter promptement les combinaisons les plus difficiles. Les mandarins sont, en général, gourmands, et poussent assez loin le luxe et les raffinements de la table. Ils ont à leur service des cuisiniers de profession qui possèdent une foule de recettes et de secrets pour déguiser les mets et changer leur saveur naturelle. Quand ils veulent se piquer d’amour-propre, il leur arrive de faire de véritables tours de force. Le cuisinier de Kien-tcheou nous donna des preuves incontestables de son talent, et son dîner mérita les éloges de tous les convives.

Durant la journée tout entière, les mandarins de Kien-tcheou se montrèrent irréprochables ; aussi, le lendemain, leur donnâmes-nous la satisfaction de nous voir partir. Nous nous quittâmes, à ce qu’il parut, fort bons amis, mais sans nous dire au revoir.

Les chemins que nous parcourûmes étaient loin de valoir ceux qu’on rencontre aux environs de Tching-tou-fou. En Chine, le système routier est très-peu perfectionné. Les voies de communication par terre sont, en général, incommodes et souvent dangereuses. Dans le voisinage des grandes villes, les routes sont d’une largeur à peu près supportable ; mais, à mesure qu’on s’en éloigne, elles se rétrécissent au point de disparaître quelquefois complétement. Alors les voyageurs passent où ils peuvent ; ils tracent des sentiers le long des champs ou cherchent à s’ouvrir un passage à travers les fondrières et les plages stériles et rocailleuses. Si l’on rencontre un ruisseau sur lequel l’administration n’a pas jugé à propos de jeter un pont, on est obligé de se déchausser pour passer l’eau. Ordinairement, on trouve quelques malheureux qui stationnent sur les bords et dont l’industrie est de prendre les voyageurs sur leurs épaules et de les transporter de l’autre côté, moyennant quelques sapèques. Tout cela, néanmoins, porte souvent le nom pompeux de grande route.

Il paraît que ce déplorable état de choses n’a pas toujours existé en Chine, et qu’autrefois il y avait des voies de communication qui ne laissaient rien à désirer. On peut encore apercevoir, dans presque toutes les provinces, des restes de grandes et de belles routes, pavées avec de larges dalles et bordées d’arbres magnifiques. On cite surtout dans les Annales les superbes voies que la dynastie des Song fit percer d’un bout de l’empire à l’autre. Une canalisation merveilleuse, due à la dynastie des Yuen, vint encore ajouter à la facilité des voyages et des transports de marchandises. Ces travaux grandioses ont été abandonnés surtout par la dynastie tartare mantchoue. Au lieu de les entretenir, elle en a favorisé elle-même la dégradation et la ruine ; les arbres ont été abattus, les dalles enlevées et le terrain annexé aux champs voisins. Avec le système de pillage qui règne aujourd’hui universellement dans tout l’empire, ce qui nous a le plus étonnés, c’est d’avoir trouvé encore un arbre debout et une dalle en place. Les canaux ont eu moins à souffrir, et on voit que le gouvernement s’est un peu occupé de leur conservation. Cependant ils se dégradent de jour en jour ; le fameux canal impérial, qui traverse l’empire du nord au sud, est à sec la plupart du temps, et ne sert guère qu’à transporter à Péking le tribut en nature et les céréales destinées à alimenter les greniers publics. Nous aurons occasion d’en parler ailleurs avec quelques détails.

A une journée de Kien-tcheou, le sol devient montueux, très-accidenté, et la campagne moins belle et moins riche. L’aspect de la population n’est pas non plus le même ; l’extérieur est plus rude, plus grossier, et les manières sont moins polies. Le délabrement des fermes et la malpropreté des villages témoignent que les habitants de ces contrées ne vivent pas dans une grande aisance. Ces montagnes pourtant n’ont rien de sauvage ni de repoussant ; leurs sommets sont couronnés de forêts, et les coteaux et les vallons présentent à la vue d’abondantes moissons de kao-leang, de maïs, de cannes à sucre et de tabac. Le kao-leang, variété de l’holcus sorghum, dont on ne fait en France que des balais, est cultivé en grand et avec soin dans plusieurs provinces de la Chine. Il obtient un développement prodigieux ; ses hautes tiges sont assez solides et d’assez forte dimension pour être utilisées avec avantage dans la construction des fermes et des clôtures ; les épis fournissent une quantité considérable de gros grains que les pauvres mangent en guise de riz, et dont on obtient aussi, par la distillation, une eau-de-vie très-alcoolisée. Les Chinois attachent, en général, peu d’importance à la culture du maïs, aussi est-il presque partout de médiocre qualité. On cueille les épis avant leur complète maturité et quand ils sont encore laiteux ; on les dévore ainsi, après leur avoir fait subir une légère torréfaction. Le sucre est très-commun en Chine et son prix peu élevé ; on le retire de la canne, dont on fait d’abondantes récoltes dans les provinces méridionales. Les Chinois ne savent pas ou ne veulent pas l’épurer et lui donner cette blancheur et ce brillant qu’il acquiert dans les raffineries européennes ; les fabriques le livrent au commerce à l’état de cassonade, ou simplement cristallisé. La culture du tabac est immense ; cette plante, aujourd’hui si répandue sur toute la surface du globe, et d’un usage si universel chez tous les peuples, même parmi ceux qui ont le moins de contact avec les nations civilisées, n’a été, dit-on, connue en Chine que dans ces derniers temps. On prétend qu’elle a été importée dans l’empire du Milieu par les Mantchous, et que les Chinois furent fort surpris quand ils virent, pour la première fois, ces conquérants, aspirant le feu par de longs tubes et mangeant la fumée. Il en a coûté fort peu aux Chinois de se faire fumivores. Ils ont adopté avec enthousiasme, avec fureur même, l’usage de cette plante que les Mantchous, par une étrange coïncidence, nomment, dans leur langue, tambakou, et que les Chinois désignent tout simplement par le mot fumée. Ainsi ils cultivent dans leurs champs la feuille de fumée ; ils mangent la fumée, et leur pipe s’appelle tuyau à fumée.

L’usage du tabac est devenu universel dans tout l’empire ; hommes, femmes, enfants, tout le monde fume, et cela presque sans discontinuer. On vaque à ses occupations, on travaille, on va, on vient, on chevauche, on écrit, on cultive les champs avec la pipe à la bouche. Pendant les repas, si l’on s’interrompt un instant, c’est pour fumer ; pendant la nuit, si l’on s’éveille, on allume sa pipe. On comprend combien doit être importante la culture du tabac dans un pays qui doit en fournir à trois cents millions d’individus, sans compter les nombreuses tribus de la Tartarie et du Thibet, qui viennent s’approvisionner sur les marchés chinois. La culture du tabac est entièrement libre, chacun a le droit d’en faire venir en plein champ et dans les jardins, en aussi grande quantité qu’il lui plaît, puis de le vendre en gros ou en détail, comme il l’entend, sans que le gouvernement s’en occupe ou que le fisc intervienne le moins du monde. Le tabac le plus renommé est celui qu’on récolte dans le Léao-tong en Mantchourie et dans la province du Sse-tchouen. Les feuilles, avant d’être livrées au commerce, subissent diverses préparations, suivant les localités. Dans le midi on a l’habitude de les couper par filaments extrêmement déliés ; les habitants du nord se contentent de les dessécher, puis de les broyer grossièrement et d’en bourrer ainsi les pipes.

Les priseurs sont généralement moins nombreux en Chine que les fumeurs ; le tabac en poudre, ou, selon le langage chinois, la fumée pour le nez, n’est guère en usage que chez les Tartares mantchous et mongols, et parmi la classe des lettrés et des mandarins. Les Tartares sont de véritables amateurs ; le tabac à priser est pour eux l’objet d’une préoccupation sérieuse, ils en raffolent. Pour l’aristocratie chinoise, ce n’est au contraire qu’un luxe, une fantaisie, un genre qu’on aime à se donner. L’usage de priser a été introduit en Chine par les anciens missionnaires qui résidaient à la cour. Ils recevaient du tabac d’Europe pour leurs besoins particuliers. Quelques mandarins essayèrent d’en prendre et le trouvèrent bon. Peu à peu l’usage s’en répandit, tous les gens comme il faut voulurent se mettre à la mode et flairer de la fumée pour le nez. Aussi Péking est encore le pays par excellence des priseurs. Les premiers débitants furent des chrétiens qui firent des fortunes fabuleuses. Le tabac français était celui qu’on estimait le plus, et, comme il arrivait, à cette époque, ayant pour timbre l’ancien écusson aux trois fleurs de lis, cette marque n’a pas été oubliée, et, chose singulière, aujourd’hui encore les trois fleurs de lis sont, à Péking, la seule enseigne d’un débit de tabac.

Depuis longtemps les Chinois manufacturent eux-mêmes le tabac à priser ; mais leurs produits, auxquels ils ne font subir aucune fermentation, ne valent pas grand’chose. Ils se contentent de pulvériser les feuilles, de tamiser la poudre jusqu’à ce qu’elle obtienne la finesse de la farine, et de la parfumer ensuite avec des fleurs ou des essences. Les tabatières chinoises sont de toutes petites fioles, en cristal, en porcelaine, ou en pierres précieuses ; elles sont quelquefois ciselées avec goût et de forme très-élégante ; il en est dont le prix est extrêmement élevé ; à leur bouchon est adaptée une petite spatule en ivoire ou en argent, qui entre dans la fiole et dont on se sert pour retirer et prendre la prise. Le soleil n’était pas encore couché quand nous arrivâmes à Tchoung-king, ville de premier ordre, et, après Tching-tou-fou, la plus importante de la province du Sse-tchouen ; elle est favorablement située sur la rive gauche du fleuve Bleu. Sur le bord opposé, et en face de Tchoung-king, est une autre grande ville, qui pourrait n’en faire qu’une avec la première, si le fleuve qui les sépare n’était pas d’une largeur si considérable. Ce point est un grand centre de commerce où affluent les marchandises des diverses provinces de l’empire.

Il y a à Tchoung-king une nombreuse et florissante chrétienté. L’ambassadeur Ki-chan, le vice-roi Pao-hing et plusieurs mandarins nous en avaient déjà prévenus. Aussi nous attendions-nous à recevoir la visite des principaux chrétiens de l’endroit, qui ne pouvaient manquer d’être instruits de notre passage ; cependant personne ne parut. Le soir, nous en exprimâmes notre étonnement à maître Ting. Il nous répondit que, à la vérité, un grand nombre de personnes s’étaient présentées pour nous voir, mais qu’on ne leur avait pas permis d’entrer, parce que c’étaient des hommes du peuple, ne portant pas le costume de cérémonie et ayant l’air fort ennuyeux. — Ils ont bien assuré, ajouta-t-il, qu’ils étaient de votre illustre et sublime religion, qu’ils adoraient le Seigneur du ciel ; mais on ne l’a pas cru. Il y avait eu certainement de la malveillance de la part des gardiens du palais communal ; nous ne voulûmes pas nous plaindre cependant, parce que, en apparence du moins, ils étaient dans leur droit. Afin de nous mettre à l’abri des importunités incessantes de la foule et des visiteurs, il avait été convenu que, pour être admis à nous rendre visite dans le palais communal, il faudrait observer les rites prescrits pour les réceptions officielles et d’étiquette. On trouve dans les Mélanges de littérature orientale de M. Abel Rémusat quelques détails assez exacts sur la manière cérémonieuse dont se font les visites en Chine. Ils ont été empruntés d’un manuscrit chinois de la Bibliothèque impériale[4].

« On parle souvent de la civilité chinoise, des formalités qu’elle impose à chaque instant et des formules qu’elle prescrit dans les moindres occasions. On a dit, et la chose est vraie jusqu’à un certain point, qu’il y avait une langue qui lui était consacrée, et qu’une conversation entre hommes qui ne sont pas liés d’amitié n’était qu’un dialogue convenu, dont chacun répétait par cœur sa partie ; mais les échantillons de ce style de politesse, qu’on a insérés dans quelques relations, sont peu exacts ou mal expliqués. Ce que Fourmont en a donné d’après le P. Varo est rempli d’erreurs. Quoiqu’on sache bien, en général, ce que sont ces formes de parler exagérées qui, chez les vieux peuples, semblent le produit d’un long usage de la vie sociale, il est encore curieux de voir, dans les détails, jusqu’où peuvent conduire ces raffinements d’urbanité, par lesquels chacun cherche à faire briller son savoir-vivre. Pour juger les Chinois sous ce rapport, il faut que les expressions dont ils font usage soient traduites littéralement, et c’est ce qui n’a pas encore été tenté. Il pourra donc être agréable à ceux qui aiment à comparer le génie des peuples d’avoir l’interprétation exacte d’une conversation chinoise. Je crois utile de parler auparavant de quelques principes généraux sur les visites. Une matière de cette importance mérite bien d’être traitée méthodiquement.

« On se fait celer à la Chine comme en Europe, c’est-à-dire qu’on se dérobe à la foule des visiteurs, en leur envoyant dire qu’on n’est pas chez soi, sans se soucier de le leur faire croire. On ne craint pas même de se dire indisposé, accablé de travail, hors d’état de recevoir ; les domestiques sont chargés, dans ce cas, de prendre les billets de visite qu’on apporte et de demander les adresses, pour que leur maître puisse, dans l’espace de quelques jours, rendre les visites qu’il n’a pas reçues. Dans un roman chinois, trois lettrés sont ensemble à se divertir en buvant du vin chaud et en composant des vers ; on annonce un vieux mandarin intrigant et d’un commerce ennuyeux et désagréable. — Imbécile, dit le maître à son domestique, pourquoi ne lui as-tu pas dit que je n’y étais « pas ? — Je le lui ai assuré, répond le domestique, mais il a vu les palanquins de ces deux nobles visiteurs devant la porte, et il a connu par là que vous étiez ici… Le maître se lève, prend son bonnet de cérémonie, court avec un empressement forcé au-devant de cet hôte importun, et le comble de politesses affectueuses, sur lesquelles les deux autres lettrés, qui le détestent, renchérissent encore. On croirait à peine que cette scène, qui est peinte assez naïvement, se passe à 104 degrés du méridien de Paris.

« Celui qui veut rendre une visite doit, quelques heures auparavant, envoyer, par son domestique, un billet à la personne qu’il a dessein de voir, tant pour s’informer si elle est chez elle que pour l’inviter à ne pas sortir si elle a loisir d’accepter la visite : c’est une marque de déférence et de respect pour ceux que l’on veut aller voir chez eux. Le billet est une feuille de papier rouge, plus ou moins grande, suivant le rang et la dignité des personnes, et le degré de respect qu’on désire leur témoigner. Ce papier est aussi plié en plus ou moins de doubles, et l’on n’écrit que quelques mots sur la seconde page, par exemple : Votre disciple ou votre frère cadet, un tel, est venu pour baisser la tête jusqu’à terre devant vous, et vous offrir ses respects… Cette phrase est écrite en gros caractères, quand on veut mêler à l’expression de sa politesse un certain air de grandeur ; mais les caractères diminuent et deviennent petits à proportion de l’intérêt qu’on peut avoir à se montrer véritablement humble et respectueux.

« Ce billet étant remis au portier, si le maître accepte la visite, il répondra verbalement : Il me fait plaisir, je le prie de venir. S’il est occupé, ou s’il a quelque raison pour ne pas recevoir la visite, la réponse est : « Je lui suis fort obligé, je le remercie de la peine qu’il veut prendre… Mais si, par hasard, le visiteur est un supérieur, alors on ne manque pas de dire : Monseigneur me fait un honneur que je n’eusse pas osé espérer… A la Chine, on n’a pas coutume de refuser ces sortes de visites.

« Si l’on n’a pas reçu de billet qui annonce la visite, ce qui ne peut avoir lieu qu’à l’égard des inférieurs, ou des gens du commun, ou dans le cas d’affaires pressées, on peut prier le visiteur d’attendre, en lui rendant compte de l’occupation qui vous retient un moment. Par exemple, le domestique qui reçoit l’étranger lui dira : Mon maître vous prie de vous asseoir un instant, il achève de se peigner et de faire sa toilette… Mais, si l’on a été prévenu par billet, on doit prendre de beaux habits, et se tenir prêt à recevoir son hôte à la porte de la maison, ou à la descente de son palanquin, et lui dire d’abord : Je vous prie d’entrer… On a soin d’ouvrir les deux battants de la porte du milieu ; car il y aurait de l’impolitesse à laisser entrer ou sortir par les portes latérales. Les grands se font porter dans leurs palanquins ou entrent à cheval jusqu’au pied de l’escalier qui conduit à la salle des hôtes. Le maitre de la maison les reçoit en se mettant à leur droite, puis il passe à leur gauche en leur disant : Je vous prie d’aller devant… et il les accompagne en se tenant un peu en arrière.

« Dans la salle des hôtes, des sièges doivent être préparés et rangés, sur deux lignes parallèles, l’un devant l’autre. En y entrant, on commence, dès le bas de la salle, à faire la révérence, c’est-à-dire qu’on s’incline à côté de son hôte, et un pas en arrière, jusqu’à ce que les mains, qu’on tient l’une dans l’autre, touchent à terre. Dans les provinces du midi de la Chine, le côté du sud est le plus honorable ; c’est le contraire dans celles du nord. On pense bien qu’il faut, suivant la province, céder le côté le plus honorable à son hôte. Celui-ci, par une ingénieuse courtoisie, peut, en deux mots, changer l’état des choses, et dire, si on l’a placé du côté du midi : Pe-li, c’est ici la cérémonie du pays du nord… Ce qui signifie : J’espère qu’en me mettant au midi, vous m’assignez la place la moins distinguée… Mais le maître de la maison s’empresse de rétablir la situation convenable en disant : Nan-li, point du tout, seigneur, c’est la cérémonie du midi, et vous êtes à la place où vous devez être.

« Souvent le visiteur affecte de prendre le côté le moins honorable, alors le maître de la maison s’excuse en disant : Je n’oserais… ; et, passant devant son hôte en le regardant toujours, et ayant soin de ne pas lui tourner le dos, il va se mettre à la place convenable, et un peu en arrière ; c’est alors que tous deux font en même temps la révérence. Si plusieurs personnes font une visite ensemble, ou si le maître a quelque parent qui demeure avec lui, on répète la révérence autant de fois qu’il y a de personnes à saluer. Ce manège dure alors assez longtemps, et, tant qu’il dure, on ne se dit autre chose que pou-kan, pou-kan, je n’oserais.

« Une politesse que l’on doit aux grands, et qui ne déplaît pas aux personnes d’une condition moyenne quand on en use avec elles, c’est de couvrir les chaises de petits tapis faits exprès ; alors on se fait réciproquement de nouvelles façons. On refuse de prendre le premier fauteuil, pendant que le maître insiste pour qu’on l’accepte ; celui-ci feint de l’essuyer avec le pan de sa robe, et l’étranger fait le même honneur au fauteuil qui doit être occupé par le maître. Enfin on fait la révérence à la chaise avant de s’asseoir, et l’on ne prend sa place qu’après avoir épuisé toutes les ressources de la civilité et de la bonne éducation. A peine est-on assis, que les domestiques apportent le thé ; les tasses de porcelaine sont rangées sur un plateau de bois vernis. Chez les gens riches, on ne se sert pas de théière ; mais la quantité de thé nécessaire est mise au fond de la tasse, et l’eau bouillante versée par dessus. L’infusion est très-parfumée, mais on la prend sans sucre. Le maître de la maison s’approche des plus considérables de ses hôtes, et leur dit, en touchant le plateau : Tsing-tcha, je vous invite à prendre le thé… ; alors tout le monde s’avance pour prendre chacun sa tasse. Le maître en prend une avec les deux mains, et la présente au premier de la compagnie, qui la reçoit de même avec les deux mains. Les autres affectent de ne prendre les tasses et de ne boire qu’ensemble, quoiqu’on s’invite, par signes, les uns les autres, à commencer. Quand tout le monde est servi de cette manière, celui ou ceux qui sont venus en visite, tenant leur tasse avec leurs deux mains, et demeurant assis, se courbent en la portant jusqu’à terre. Il faut bien prendre garde alors de répandre la moindre goutte de thé ; cela serait fort incivil ; et, pour empêcher que cela n’arrive, on a soin de ne remplir les tasses qu’à moitié. La manière la plus honnête de servir le thé est de joindre à la tasse un petit morceau de confiture sèche et une petite cuiller, qui n’est qu’à cet usage. Les invités boivent le thé à plusieurs reprises et fort lentement, quoique tous ensemble, pour être prêts à reposer la tasse sur le plateau tous à la fois. Quelque chaude qu’elle soit, on doit plutôt souffrir de se brûler les doigts que de faire ou de dire rien qui puisse troubler la bienséance et l’ordre des civilités. Dans les grandes chaleurs, le maître prend son éventail après que le thé est bu, et, le tenant avec les deux mains, il fait une inclination à la compagnie, en disant : Tsing-chen, je vous invite à vous servir de vos éventails… Chacun alors prend son éventail ; il serait impoli de ne pas en avoir avec soi, parce qu’on serait cause qu’aucun ne voudrait en faire usage.

« La conversation doit toujours commencer par des choses indifférentes, ou même insignifiantes ; et ce n’est pas là, sans doute, la condition du cérémonial la plus difficile à remplir. Communément les Chinois sont deux heures à dire des riens, et, vers la fin de la visite, ils exposent, en trois mots, l’affaire qui les amène. Le visiteur se lève le premier, et dit quelquefois : Il y a longtemps que je vous ennuie… De tous les compliments que se font les Chinois, celui-là, sans doute, est celui qui approche le plus souvent de la vérité.

« Avant de sortir de la salle on fait une révérence de la même manière qu’en arrivant. Le maître reconduit son hôte en se tenant à sa gauche, et un peu en arrière, et le suit jusqu’à son palanquin ou à son cheval ; avant de monter, l’étranger supplie le maître de le laisser, et de ne pas assister à une action qui n’est pas assez respectueuse ; mais l’autre se contente de se retourner à demi, comme pour ne pas le voir. Quand l’étranger est remonté à cheval ou que les porteurs ont soulevé les bâtons de son palanquin, il dit adieu, tsing-leao, et on lui rend cette courtoisie, qui est la dernière de toutes.

« Tel est l’ordre invariable usité dans les visites entre gens d’une condition presque égale ; on sait bien qu’il doit se modifier suivant une foule de circonstances particulières, telles que le rang, les emplois, l’âge, l’illustration personnelle, etc. On pourrait faire un volume de tout cela, et l’on pense bien que les Chinois n’y ont pas manqué. Au reste, il est plus aisé d’être plus poli à la Chine qu’ailleurs, précisément parce que la politesse y est mieux déterminée, que les règles en a sont plus constantes, et que chacun sait toujours, dans une position donnée, ce qu’il doit faire et dire. C’est une grande gène, sans doute, mais cette gêne a bien sa commodité. »

Le degré d’étiquette que nous avions adopté, d’après le conseil du vice-roi, prescrivait aux visiteurs d’envoyer, par avance, un billet de grande dimension, et de se présenter en grande tenue quand ils étaient admis. Par ce moyen nous pouvions nous soustraire, en toute liberté, aux visites des importuns, sans qu’on pût nous taxer d’impolitesse. Nous fûmes peinés, cependant, de voir que cette mesure éloignait de nous les chrétiens, qu’on se gardait bien d’avertir des conditions exigées pour être reçus. Nous exprimâmes à maître Ting combien nous serions heureux de voir les adorateurs du Seigneur du ciel, et nous le priâmes de mettre, à l’avenir, un peu de bonne volonté pour les faire arriver jusqu’à nous ; mais comme nous pouvions peu compter sur son empressement à nous obliger en cela, nous essayâmes de prendre, de notre côté, quelques mesures efficaces.

La nuit que nous passâmes à Tchoung-king fut marquée par un accident bizarre, fantastique, et dont le récit pourra ressembler un peu à un conte de revenant. Nous déclarons donc, par avance, que ce n’est pas un conte et que nous n’avons été le jouet d’aucune hallucination. Nous étions dans notre chambre, dormant d’un sommeil profond, lorsqu’il nous sembla entendre, comme dans un rêve, un bruit sonore et cadencé qui se promenait, par intervalles, dans les cours, dans les jardins et dans les divers appartements du palais communal. Ce bruit paraissait tantôt venir de fort loin et tantôt être dans notre chambre. Il nous semblait aussi entendre sur les nattes de bambou de légers craquements comme les pas de quelqu’un qui marche avec précaution pour ne pas être entendu ; quelquefois nous étions comme au milieu d’une grande illumination, puis les ténèbres revenaient tout à coup, et une voix, qui se penchait à notre oreille, articulait quelques mots dont nous ne pouvions comprendre le sens, et le bruit sonore et cadencé s’éloignait de nouveau pour se rapprocher encore. Nous étions toujours profondément endormis, et pourtant nous avions le sentiment qu’un cauchemar nous tenait oppressés ; car, malgré tous nos efforts, il nous était impossible de nous remuer, d’ouvrir les yeux, ni de proférer une parole. Enfin nous sentîmes comme un coup sur l’épaule, et, après une violente secousse qui nous réveilla en sursaut, nous nous trouvâmes environnés d’une lumière éblouissante et en face d’une figure hideuse, qui se mit à rire et nous montra ses dents longues et jaunies. Le spectre allongea son bras nu et décharné, et nous présenta d’un air grave un papier écrit en caractères européens. Nous fîmes instinctivement un mouvement en arrière pour nous rapprocher du mur, car nous ne comprenions pas trop encore où nous étions. Le spectre se mit à rire de nouveau, retira son bras, prit de la main gauche le flambeau qu’il tenait dans la droite, et fit un grand signe de croix. Nos yeux en étant venus au point de distinguer un peu plus clairement les objets, nous vîmes que nous avions affaire à un véritable Chinois, fort laid, bizarrement coiffé, et nu jusqu’à la ceinture. Quand il s’aperçut que nous étions parfaitement réveillés, il se baissa vers nous, et nous dit, à voix basse, qu’il était chrétien, et qu’il nous apportait une lettre de monseigneur de Sinite, coadjuteur du vicaire apostolique de la province du Sse-tchouen. Le Chinois alluma une lampe sur une petite table à côté du lit ; nous décachetâmes cette lettre qui nous parvenait d’une manière si fantasmagorique, et, pendant que nous lisions, notre chrétien s’éloigna, et se mit à parcourir le palais communal, en frappant de temps en temps sur un morceau de bambou. Cet homme remplissait les fonctions de veilleur de nuit.

Monseigneur Desflèches, évêque de Sinite, que nous avions connu à Macao, en 1839, avait sa résidence dans la ville même de Tchoung-king. Après nous avoir exprimé ses regrets de ne pouvoir sortir de la retraite où il vivait caché, pour venir embrasser des compatriotes, il nous donnait des détails sur les persécutions qui ne cessaient de désoler les chrétiens, malgré les édits de liberté religieuse obtenus par l’ambassade française. Sa Grandeur nous signalait que, dans Tchang-tcheou-hien, ville de troisième ordre, où nous devions passer dans quelques jours, le premier magistrat de la ville venait de faire emprisonner trois chrétiens. Il nous donnait, sur cette affaire, tous les renseignements nécessaires pour pouvoir faire des réclamations lorsque nous serions arrivés sur les lieux. Le chrétien qui nous avait remis cette lettre avait eu soin de déposer sur la table, à côté du lit, une écritoire, une plume et du papier. Nous répondîmes immédiatement à monseigneur Desflèches, pour lui donner l’assurance que nous ferions tout ce qui dépendrait de nous pour obtenir la liberté de ses chers prisonniers. Nous profitâmes en même temps de cette occasion pour le prier d’avertir les chrétiens qui voudraient nous voir de se présenter au palais communal, en se conformant aux prescriptions des rites.

Nous écrivions cette lettre le cœur oppressé d’une tristesse indicible. Un missionnaire, un Français, un ami que nous avions connu autrefois et que nous n’avions pas revu depuis si longtemps, se trouvait à quelques pas de nous, et nous ne pouvions pas nous réunir et tomber dans les bras l’un de l’autre, et nous entretenir un instant de ces choses qui font vibrer l’âme du missionnaire, des souffrances des chrétiens, des épreuves des prédicateurs de l’Évangile, de la patrie, de la France dont nous n’avions aucune nouvelle depuis trois ans. Une consolation si douce nous était interdite ; et nous en étions réduits à nous écrire quelques lignes, au milieu de la nuit, à la hâte et furtivement. Dans la vie des missions, la faim, la soif, les intempéries des saisons, toutes les tortures du corps, ne sont rien en comparaison de ces souffrances morales, de ces privations du cœur, auxquelles il est si difficile de s’accoutumer.

Pendant que nous faisions, en contrebande, cette singulière correspondance, notre rusé chrétien continuait toujours sa ronde dans les divers quartiers du palais communal, sans oublier de frapper, de temps en temps, sur son instrument de bambou, les veilles de la nuit. Quand la lettre fut terminée, il la prit, la cacha avec soin dans les plis de sa ceinture, et se remit tranquillement à sa manœuvre.

Les Chinois ont toujours à leur disposition, pour toutes les circonstances, un trésor inépuisable de ruses et de supercheries. Les chrétiens de Tchoung-king, voulant nous faire parvenir en secret la lettre de monseigneur Desflèches, avaient imaginé de s’introduire de nuit dans le palais communal. L’un d’eux, pauvre artisan, ne pouvant, par sa position sociale, exciter aucun soupçon, se présenta aux gardiens en qualité de veilleur de nuit, ayant soin de demander un salaire bien inférieur à celui qu’on donne ordinairement aux gens qui exercent ce genre d’industrie. Son offre fut acceptée à la grande satisfaction des chrétiens de Tchoung-king, qui durent se trouver heureux de nous faire parvenir leur lettre, et peut-être un peu aussi d’avoir pu jouer un tour à la police ; car les Chinois ne sont pas tout à fait insensibles à cette singulière jouissance des vieux peuples civilisés.

Les gardiens de nuit sont très à la mode dans toutes les provinces de la Chine ; ils sont surtout régulièrement employés dans les pagodes, les tribunaux et les hôtelleries ; les riches particuliers en ont aussi à leur service. Ces hommes sont obligés de se promener pendant toute la nuit dans les endroits confiés à leur vigilance, et de faire du bruit en frappant, par intervalles, sur un tam-tam ou sur un instrument de bambou. Ce bruit a pour but d’avertir poliment les voleurs qu’on se tient sur ses gardes, et que, par conséquent, le moment n’est pas favorable pour percer les murs ou enfoncer les portes. Dans certaines villes l’administration entretient aussi des veilleurs de nuit, organisés en patrouille, pour parcourir les rues, maintenir la tranquillité publique, et avertir les citoyens de prévenir les incendies. Ils s’arrêtent un instant dans les divers quartiers, et, après avoir fait résonner trois fois leur tam-tam de bronze, on les entend crier à l’unisson : lou-chan, lou-hia, siao-sin-hoy c’est-à-dire : au rez-de-chaussée et à l’étage supérieur, qu’on prenne garde au feu.

Les incendies sont très-fréquents en Chine, surtout dans les provinces méridionales où les maisons sont, en grande partie, construites en bois. L’usage de fumer continuellement, et d’avoir presque toujours du feu pour la préparation du thé, doit être une cause de nombreux accidents ; on est même étonné qu’ils ne soient pas plus multipliés lorsqu’on a vécu quelque temps parmi les Chinois, et qu’on a été témoin du désordre qui règne dans leurs maisons, et de leur peu de précaution. Quand un incendie s’est déclaré quelque part, ce qu’on appréhende le plus, ce sont les voleurs ; ils accourent aussitôt de toutes parts, sous prétexte d’éteindre le feu, augmentent à dessein la confusion, s’introduisent partout, et enlèvent à leur profit tout ce qu’ils ont l’air de vouloir arracher aux flammes. C’est un véritable pillage ; aussi, le premier soin de ceux qui sont victimes d’un incendie, c’est d’empêcher le public de venir au secours. On s’empresse de déménager comme on peut, et de faire dans la maison le vide le plus complet. Les voisins de l’incendie sont obligés d’en faire autant, car les pillards, sous prétexte d’arrêter les progrès du feu, se hâtent de démanteler les maisons et d’emporter les matériaux, quand ils ne trouvent pas autre chose à voler ; c’est toujours autant de pris. On comprend ce que peut devenir un incendie avec de pareils auxiliaires. Il suffit de quelques heures pour faire disparaître deux ou trois cents maisons.

Dans plusieurs villes, pourtant, l’administration montre une certaine sollicitude au sujet de ces horribles attentats. Ainsi, comme nous l’avons déjà dit, elle fait crier au public de prendre garde au feu ; de plus, elle entretient, dans les rues principales, de grandes cuves en bois, toujours remplies d’eau ; il existe même quelquefois un corps de pompiers plus ou moins bien organisé. Aussitôt qu’un incendie se déclare, les mandarins se font un devoir de se rendre sur les lieux avec la troupe et les agents de police, afin d’écarter la populace qui, d’instinct, est toujours disposée à se transformer en bande de voleurs. Les pompes chinoises fonctionnent à peu près comme les nôtres ; on les nomme chui-loung ou yang-loung, c’est-à-dire dragon aquatique ou dragon marin. Yang-loung peut encore se traduire par dragon européen, ce qui tiendrait à prouver que les pompes à incendie sont d’importation européenne, et que les Chinois sont capables de se résigner à admettre chez eux les usages des pays étrangers.

Une chose que nous avons toujours admirée en Chine, c’est l’activité surprenante avec laquelle on se remet, immédiatement après l’incendie, à reconstruire les maisons dévorées par les flammes. Les pompiers se sont à peine retirés que les maçons et les charpentiers envahissent ce sol encore tout brûlant. Ordinairement ce ne sont pas les mêmes propriétaires qui bâtissent ; ceux-là sont le plus souvent, ruinés ; ils disparaissent et vont se caser où ils peuvent. La soif du commerce et des spéculations est tellement ardente dans ce pays, qu’au moment même où le feu dévore les maisons, les acquéreurs du terrain se présentent en foule, et le contrat de vente se signe, en quelque sorte, à la lueur de l’incendie. Le sol est aussitôt déblayé comme par enchantement, et il est d’usage qu’on aille entasser tous les décombres sur l’emplacement de la maison où le feu s’est d’abord déclaré. La loi, par cette mesure, prétend infliger une punition à celui qu’elle suppose coupable de négligence, en lui faisant supporter tous les frais du déblayement. On rencontre fréquemment, dans l’enceinte des villes, de nombreux entassements de décombres qui n’ont pas d’autre origine que cet usage.

Nous quittâmes Tchoung-king le lendemain, un peu tard, pour aller passer la journée dans la ville voisine. Nous n’eûmes qu’à traverser le fleuve Bleu, dont le cours rapide pouvait présenter quelques difficultés ; mais nous arrivâmes à l’autre bord sans la moindre contradiction, et maître Ting ne manqua pas de s’en attribuer le succès. Il avait su choisir, disait-il, une barque d’une construction parfaite et des mariniers d’une intelligence éprouvée ; puis Kao-wang, dont il avait récité les litanies de grand matin, tout en fumant son opium, avait commandé au fleuve de nous porter sur ses ondes en douceur et pacifiquement.

Nos petites aventures de Kien-tcheou avaient eu du retentissement. Les mandarins, convaincus que nous n’étions nullement disposés à favoriser à nos dépens toutes leurs combinaisons d’intérêt, parurent en prendre leur parti. Déjà à Tchoung-king nous pûmes constater les bons effets de notre fermeté. Nous trouvâmes le palais communal entièrement pavoisé et d’une tenue irréprochable ; tout le monde fit des efforts pour être prévenant et aimable ; aussi fûmes-nous tout disposés à récompenser ce zèle par un prompt départ.

L’administration augmenta notre escorte d’un nouveau mandarin militaire et de huit soldats. On ne manqua pas de nous dire que les autorités de la ville avaient voté ce renfort en vue de nous faire honneur, et de donner à notre marche une allure plus solennelle, ou, comme on s’exprime en Chine, pour déployer le caractère d’une majesté hautaine. Nous remerciâmes le préfet de sa courtoisie, et nous lui laissâmes tout le mérite de sa prétendue générosité. Nous savions que la mesure avait été ordonnée par le vice-roi, à cause des bandes de voleurs dont étaient infestés les chemins que nous allions parcourir jusqu’aux limites de la province.

Le nouveau mandarin militaire était un héros de la fameuse expédition envoyée à Canton contre les Anglais en 1842. Quoiqu’il eût fait la guerre contre les diables occidentaux, son air était très-peu martial ; sa longue figure de papier mâché, sa bouche toujours niaisement entr’ouverte, et sa démarche maussade et disloquée, ne lui donnaient pas une tournure extrêmement guerrière. Ses manières prétentieuses et peu convenables nous firent augurer que nous ne ferions pas ensemble très-bon ménage. Dès notre première entrevue, sous prétexte que, pendant son séjour à Canton, il avait été se promener quelquefois devant les factoreries européennes, il prit avec nous de tels airs de camaraderie, que nous fûmes obligés de le rappeler à l’observance des rites.

Après avoir quitté les bords du fleuve Bleu, nous arrivâmes à Tchang-tcheou-hien, ville de troisième ordre. C’était là précisément que se trouvaient ces trois chrétiens emprisonnés dont nous avait parlé monseigneur Desflèches. Aussitôt que nous fûmes installés au palais communal, le préfet de la ville vint, selon la règle établie, nous rendre visite avec tout son état-major. Nous le reçûmes, en présence de nos mandarins conducteurs, avec le plus de solennité possible. Quand nous eûmes épuisé toutes les banalités d’une conversation d’étiquette, nous demandâmes s’il y avait beaucoup de chrétiens dans son district. — Ils sont très nombreux, nous répondit-il. — Sont-ils braves gens, s’appliquent-ils à la perfection du cœur et aux vertus chrétiennes ? — Comment ! des hommes qui suivent votre sainte doctrine peuvent-ils être mauvais ? Tous les chrétiens sont excellents, c’est une chose connue. — Tu as raison, ceux qui suivent fidèlement la doctrine du Seigneur du ciel sont des hommes vertueux. Votre grand empereur, dans un édit qu’il a adressé à tous les tribunaux, proclame que la religion chrétienne n’a pas d’autre but que d’enseigner aux hommes la fuite du mal et la pratique du bien ; en conséquence, il permet à ses sujets, dans toute l’étendue de l’empire, de suivre cette religion, et il défend aux mandarins, grands et petits, de rechercher et de persécuter les chrétiens. Cet édit impérial est, sans doute, parvenu dans cette ville, et tu en as eu connaissance. — La volonté de l’empereur est comme la chaleur et la clarté du soleil, elle pénètre partout. L’édit impérial est descendu jusque dans cette pauvre ville. — C’est ce que nous avons entendu dire ; mais le peuple, qui, dans ses moments d’oisiveté, aime à répandre des paroles légères et des propos dénués de raison, prétend que, dans le tribunal de Tchang-tcheou-hien, on ne respecte pas la volonté impériale. Les langues indiscrètes vont même jusqu’à dire que trois chrétiens de Tchang-tcheou-hien ont été arrêtés depuis peu de jours et qu’ils sont encore enfermés dans la prison de ton tribunal. Que faut-il penser de ces rumeurs ? — Elles sont vaines et fausses. Le peuple de nos contrées étant enclin au mensonge, on ne doit pas ajouter foi à ses discours. Il est reconnu que les chrétiens sont des hommes vertueux ; qui donc serait assez téméraire pour les mettre en prison, surtout après que l’édit de l’empereur a été notifié ? — Il est, en effet, difficile de concevoir qu’un homme tel que toi soit capable de se laisser aller à une semblable témérité. Le sage écoute les propos de la multitude ; mais il sait discerner la vérité du mensonge. »

Après cet aphorisme nous rentrâmes dans les banalités de la conversation, au grand contentement du préfet, qui, sans doute, devait beaucoup s’applaudir intérieurement de nous avoir mystifiés. Il se retira plein de lui-même et tout glorieux de son succès, distribuant de majestueux saluts à la compagnie, et se pavanant et faisant la roue comme un coq d’Inde.

Aussitôt qu’il eut quitté le palais communal, nous dîmes à maître Ting : Prends un pinceau et écris… Nous lui dictâmes le nom, l’âge et la profession des trois chrétiens emprisonnés ; puis nous le priâmes de se rendre immédiatement au tribunal et de remettre ce billet au préfet, en lui disant que ces trois hommes que nous lui signalions étaient enfermés dans ses prisons, qu’il nous avait menti effrontément ; mais que nous avions voulu respecter sa dignité et ne pas le faire rougir devant le public, parce que l’autorité d’un magistrat a toujours besoin d’être entourée de prestige et d’honneur.

Le tribunal du préfet était attenant au palais communal. Aussitôt que maître Ting y fut arrivé, nous entendîmes le retentissement du tam-tam et les clameurs que poussent les satellites quand le juge monte à son siége pour rendre la justice. Un instant après on introduisit en notre présence nos trois chrétiens rendus à la liberté, qui venaient nous saluer et nous témoigner leur reconnaissance. Le scribe du préfet était chargé de nous dire que son maître avait ignoré l’emprisonnement de ces trois chrétiens, que l’affaire avait été traitée par un agent subalterne, ignorant du droit et audacieux, déjà coupable de plusieurs fautes de ce genre, et dont on ne manquerait pas de faire justice. D’après les lois de la politesse chinoise, nous dûmes avoir l’air de prendre ce nouveau mensonge pour une vérité incontestable.

Le motif pour lequel on avait emprisonné les chrétiens, c’est parce qu’ils avaient refusé de contribuer aux superstitions pratiquées par les Chinois dans les temps de grande sécheresse, et dont le but est de demander de l’eau au dragon de la pluie. Lorsque les sécheresses se prolongent et donnent des craintes pour les moissons, il est d’usage que le mandarin du district fasse une proclamation, pour prescrire une abstinence rigoureuse à ses administrés. On prohibe les liqueurs fermentées, les viandes, de quelque espèce qu’elles soient, les poissons, les œufs, en un mot tout ce qui appartient au règne animal ; les légumes seuls sont permis. Les marchands de comestibles ou les consommateurs qui violeraient les lois de l’abstinence seraient sévèrement punis. Chaque particulier affiche au-dessus des portes de sa maison des bandes de papier jaune sur lesquelles sont imprimées quelques formules invocatoires et l’image du dragon de la pluie. Si le ciel est sourd à ce genre de supplication, on fait des collectes et on dresse les tréteaux pour jouer des comédies superstitieuses. Enfin, pour dernier et suprême moyen, on organise des processions burlesques et extravagantes, où l’on promène, au bruit d’une musique infernale, un immense dragon en papier ou en bois. Il arrive quelquefois que le dragon s’entête et ne veut pas accorder la pluie ; alors les prières se changent en malédictions, et celui qui naguère était environné d’hommages est insulté, bafoué et mis en pièces par ses adorateurs révoltés.

On raconte que, sous Kia-king, cinquième empereur de la dynastie tartare mantchoue, une longue sécheresse désola plusieurs provinces du nord. Comme, malgré de nombreuses processions, le dragon s’obstinait à ne pas envoyer de la pluie, l’empereur, indigné, lança contre lui un édit foudroyant, et le condamna à un exil perpétuel sur les bords du fleuve Ili, dans la province de Torgot. On se mit en devoir d’exécuter la sentence, et déjà le criminel s’en allait, avec une touchante résignation, à travers les déserts de la Tartarie, subir sa peine sur les frontières du Turkestan, lorsque les cours suprêmes de Péking, émues de compassion, allèrent en corps se jeter à genoux aux pieds de l’empereur et lui demander grâce pour ce pauvre diable. L’empereur daigna révoquer sa sentence, et un courrier partit, ventre à terre, pour en porter la nouvelle aux exécuteurs de la justice impériale. Le dragon fut réintégré dans ses fonctions, à condition qu’à l’avenir il s’en acquitterait un peu mieux.

Les Chinois de nos jours croient-ils à ces pratiques ridicules, à ces extravagances ? Pas le moins du monde. On ne doit voir en tout cela qu’une manifestation extérieure purement mensongère. Les habitants du Céleste Empire observent les superstitions antiques, sans y ajouter foi. Ce qui a été fait dans les temps passés, on le pratique encore aujourd’hui, par la seule raison qu’il ne faut pas changer ce que les ancêtres ont établi.


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  1. Sse-ma-kouang était premier ministre de l’empire vers la fin du onzième siècle, sous la dynastie des Song.
  2. Sorte de violon chinois.
  3. Mémoires concernant les Chinois, t. II, p. 646.
  4. Mélanges posthumes, p. 362 et suiv.