Tallandier (p. 68-79).


III

DEUX VISITES AU LIEU D’UNE


À cinq heures moins le quart — heure précise — quelqu’un sonnait à la porte de Sir Athel Random.

Cette porte tournait brusquement sur ses gonds.

Un homme, d’assez haute taille, jeune, très pâle, présentant le type de l’Anglais moderne, les cheveux noirs bien séparés par une raie impeccable, les moustaches tombant à la celtique des deux côtés des lèvres, se profilait dans le cadre de chêne.

Voyant un étranger devant lui :

— J’ai bien reçu la lettre de Miss Mary Redmore, dit Sir Athel Random d’une voix un peu traînante, vous êtes le bienvenu, monsieur, entrez…

Le visiteur, sans hésitation, obéit à l’invitation qui lui était adressée.

Sir Athel, le précédant, traversa une petite cour, au fond de laquelle se dressait un bâtiment, en rez-de-chaussée, qui avait des apparences d’atelier.

Il ouvrit une autre porte, dans la partie gauche du bâtiment, s’effaça et, d’un geste courtois, invita l’autre à pénétrer dans la pièce.

C’était une sorte de cabinet, vitré, très clair, avec au milieu une longue table chargée d’instruments de physique et de chimie, depuis le baromètre enregistreur jusqu’à la cornue à doubles tubulures, aussi de papiers nombreux et de graphiques étalés.

Sir Athel désigna un siège à l’arrivant, s’assit lui-même.

Ce jeune Anglais — qu’on était bien près de taxer de folie — était un beau garçon de vingt-cinq ans à peu près.

Sous un front élevé et bombé, des yeux — légèrement enfoncés dans les orbites — brûlaient d’intelligence et peut-être aussi d’une fièvre interne, combattue par la volonté. La bouche était ferme, charnue, vigoureuse.

L’ensemble dénonçait une nature énergique et courageuse.

Le nouveau venu était de forte carrure, le visage assez maigre barré d’une moustache dont les pointes s’effilaient cosmétiquement, cinquante ans, les cheveux grisonnants taillés en brosse.

La mise était correcte, le chapeau — qu’il avait retiré — se trouvait à l’arrivée un peu trop penché sur le côté ; la main, solide et velue, tenait une canne qui pour un peu aurait concouru victorieusement pour le diplôme de gourdin.

Comme Sir Athel le considérait un instant avant de lui adresser la parole, l’autre — qui n’était pas M. Bobby — tira de sa poche un carnet, de ce carnet une carte de visite qu’il présenta. Sir Athel la prit et lut :

— Arthur de Labergère — avec dans le coin, en bas à gauche, un mot raturé au-dessus duquel on lisait, écrite à la plume, cette annotation : — Le Nouvelliste — Paris.

Sir Athel ne broncha pas. Labergère dit alors :

— Monsieur, je suis journaliste. Chef du reportage au Nouvelliste de Paris, naguère attaché au Reporter que j’ai quitté à la suite de péripéties qui ne vous intéresseraient nullement et je viens vous prier, de m’accorder quelques minutes d’entretien…

— C’est bien vous dont la visite m’a été annoncée par Miss Redmore.

Labergère s’inclina — à la muette — ce qui n’était pas compromettant.

— Et vous venez pour m’entretenir de l’homme dont la photographie m’a été adressée, dans la lettre même qui m’avisait de votre visite…

Si maître de lui que fût le reporter en chef — du Nouvelliste — qui auparavant faisait partie de la rédaction du Reporter et n’avait quitté ce dernier journal pour aller chez son concurrent qu’à la suite de circonstances très simples dont nous dirons un mot tout à l’heure, — Labergère, disons-nous, eut un léger mouvement de surprise.

Il était parti de Paris le matin même et ignorait totalement qu’une Miss dont le nom lui était parfaitement inconnu eût annoncé sa visite… quant à la photographie dont il lui était parlé, il n’en savait pas davantage.

— Monsieur, dit-il, j’ai la certitude qu’il suffira d’un mot pour vous démontrer l’intérêt de ma démarche, et pour vous et pour moi. Laissez-moi d’abord vous dire que le journal que je représente compte un million de lecteurs, ce qui vous indique la notoriété dont il jouit en France et à l’étranger…

— Je ne lis jamais de journaux, dit doucement Sir Athel.

— Je le regrette, monsieur, car la presse est la grande éducatrice du monde… passons ! Seriez-vous assez aimable pour répondre à cette seule et unique question : — Vous êtes bien Sir Athel Random, de Highbury, London.

— Tel est, en effet, mon nom… mais avant que vous poursuiviez votre interrogatoire, permettez-moi à mon tour de vous poser aussi une question. Oui ou non, êtes-vous l’homme qui m’a été annoncé par Miss Mary Redmore…

— Mais, je vous affirme…

— Avez-vous quelques renseignements à me donner sur l’homme dont la photographie m’a été adressée… et que voici…

Et très froid, très maître de lui, Sir Athel présenta à Labergère la photographie glissée par la jeune fille dans la lettre dont Bobby lui avait dicté la teneur…

Rappelons maintenant que Labergère était attaché au Reporter pendant l’incident Coxward-Bobby, à Paris : son enquête, à Londres, avec l’aide du solicitor Edwin Battleworth, avait abouti à la constatation de l’existence de Coxward, à Londres, dans la nuit du 1er au 2 avril, et grâce aux preuves qu’il avait recueillies, la victoire du Reporter sur son concurrent le Nouvelliste avait été complète et humiliante pour son rival.

C’est alors que, quoique très largement rémunéré par le Reporter, Labergère — qui faisait passer les affaires avant le sentiment — était allé trouver le directeur du Nouvelliste et lui avait offert moyennant rétribution supérieure à ce qu’il pouvait espérer du Reporter, d’employer tous ses talents d’enquêteur à infliger audit Reporter une revanche dont celui-ci supporterait à son tour tous les inconvénients.

C’était d’une délicatesse discutable, mais il convient d’accepter les mœurs de certains milieux pour ce qu’elles valent et de ne point monter sur les chevaux, beaucoup trop grands, de la simple probité.

Or la spécialité de Labergère — dont la capacité était indéniable et reconnue par tous — c’était de se tenir au courant des moindres incidents et d’un détail, en apparence insignifiant, de faire jaillir des conséquences inattendues.

D’ailleurs homme d’une indomptable énergie et d’un courage à toute épreuve, et prêt à toute action même généreuse, du moment qu’il y trouvait son intérêt.

Donc Sir Athel lui mettait sous les yeux la photographie en question, sans pensée de défiance d’ailleurs : Miss Mary n’ayant pas écrit le nom du visiteur annoncé, pourquoi ne s’appellerait-il pas Labergère ?

Celui-ci regarda le portrait : or, il faut se rappeler qu’il n’avait vu le personnage qu’à l’état de cadavre horriblement mutilé, les yeux convulsés, la mâchoire brisée, bref, fort peu semblable à cette photographie d’homme vivant, avec sa physionomie de brute active et batailleuse.

Et malgré lui, obéissant à un sentiment de sincérité — regrettable dans la spécialité de sa profession — il répondit :

— Je ne le connais pas…

— En ce cas, monsieur, dit Sir Athel en se levant, je n’ai point à engager de relations avec vous et je vous prie…

La phrase fut coupée par un formidable coup de sonnette venant de l’intérieur.

Sir Athel saisit Labergère par le poignet ; et d’honneur, cet Anglais d’apparence frêle était d’une force peu ordinaire. Car sous la pression, il força Labergère à se lever, le poussa vers la porte de la pièce, puis dehors, lui fit traverser la cour, ouvrit la porte extérieure et s’apprêtait à le jeter dehors, quand un double cri retentit :

— Monsieur Bobby !

— Un homme du Reporter !…

Bobby avait reconnu du premier coup d’œil le rédacteur du journal qui l’avait si férocement raillé et, les poings en avant, il se disposait à lui marteler la figure d’un swing de choix, quand, voyant Sir Athel, il reprit son sang-froid et avec sa correction reconquise, lui dit en s’inclinant :

— De la part de miss Redmore…

Surpris par l’intervention de ce tiers qui prononçait le : Sésame, ouvre-toi ! qu’il attendait, sir Athel avait lâché Labergère qui, assez penaud de l’aventure, s’accotait au chambranle de la porte.

Lui aussi avait reconnu Bobby et se sentait fort marri de cette apparition inattendue.

Bobby avait passé devant lui, avec une arrogance non dissimulée.

— Vous avez bien reçu la photographie ? demanda Bobby à Sir Athel.

— C’est donc bien vous que j’attends…

— Yes, sir !… quant à celui-ci, je me demande à quel propos je le trouve sur le seuil de votre porte… en tout cas, je sais que c’est un méchant homme et un traître… et je vous engage à le jeter dehors…

— Ah mais ! dites donc ! vous savez que vous commencez à m’échauffer les oreilles, s’écria Labergère.

— Monsieur, dit froidement Sir Athel, je vous prie de garder la paix. Je ne vous connais pas et n’ai aucun désir de vous connaître… Vous avez cherché à vous introduire frauduleusement chez moi… je ne sais pour quel motif… et je vous invite à vous retirer…

— Soit ! fit Labergère qui avait replanté son chapeau sur sa tête, en une attitude de casseur d’assiettes, vous m’avez présenté une photographie… que je n’ai pas reconnue… moi je vous présente ceci et j’espère que vous le reconnaissez…

Il avait brusquement déboutonné son veston et de la pochette de son portefeuille avait extrait une feuille de papier maculée, à demi déchirée, qui laissait voir un en-tête commercial et quelques lignes d’écriture.

Sir Athel y jeta les yeux et poussant un cri :

— Certes ! Ceci est un fragment de lettre…

— Qui vous a été adressée, qui porte votre nom et qui, autant que j’ai pu le comprendre, a trait à une commande de produits chimiques…

— C’est absolument vrai. Mais, reprit Athel dont la voix tremblait, comment cette lettre est-elle entre vos mains ? Où l’avez-vous trouvée ?

— Je vous l’expliquerai, monsieur, lorsque votre courtoisie aura pris le dessus sur je ne sais quelle lubie qui me fait presque douter de votre intellect.

Sir Athel réfléchit un instant.

— Vous avez raison, dit-il, et je vous prie d’agréer mes excuses. Monsieur Bobby, veuillez entrer dans mon cabinet. Vous, monsieur Labergère, je vous prie de m’accorder une demi-heure, une heure peut-être… et si vous le voulez bien, vous attendrez dans mon laboratoire…

Un vrai reporter doit ignorer l’amour-propre et ne jamais se formaliser. Que voulait Labergère ? Causer avec Sir Athel. Une heure plus tôt, une heure plus tard, qu’importait ?

— Je suis à vos ordres, dit-il, en s’inclinant presque poliment.

Bobby, qui, après réflexion, ne se souciait pas d’engager une querelle, était entré dans le cabinet de Sir Athel.

Celui-ci conduisit le reporter à un petit bâtiment situé au milieu du jardin et, l’y introduisant, lui montra des rayons couverts de flacons, bocaux et vases divers.

— Dans votre intérêt, je vous engage à ne toucher à aucun de ces produits : il en est de fort dangereux, voire même de foudroyants et je serais au désespoir d’être encore une fois (il dit entre ses dents ces trois derniers mots) la cause d’un accident.

— Soyez tranquille, dit Labergère avec un gros rire, je tiens trop à ma peau pour enfreindre la consigne… vous dites une heure de plus ? Je vous serai fort reconnaissant de ne pas abuser de ma patience…

— Je ferai tout pour abréger cette attente, dit Sir Athel.

Les deux hommes se saluèrent encore une fois et l’Anglais sortit.