L’Eau à Paris
Revue des Deux Mondes3e période, tome 113 (p. 385-408).

L’EAU À PARIS


Depuis l’époque où une plume aussi précise qu’élégante savait ici même[1] revêtir la description des grands travaux de l’édilité parisienne d’un attrait bien fait pour intimider d’obscurs continuateurs, la question de l’eau a pris dans Paris une importance toujours grandissante. Avec celle des égouts, qui lui est aussi intimement liée que l’effet peut l’être à la cause, elle est au premier rang des préoccupations du jour.

L’hygiène a fait pénétrer ses notions les plus essentielles dans toutes les classes de la société. On sait aujourd’hui qu’il y a des eaux funestes et qu’il y en a de salutaires. Aussi, chaque fois que l’administration municipale, prise au dépourvu par un surcroît de consommation, substitue l’eau de Seine à l’eau de source en quelque quartier de la capitale, le public, très au courant des risques auxquels on l’expose, fait-il entendre des plaintes, que surexcitent, en les justifiant, les recommandations alarmantes, et souvent d’une application difficile, des hygiénistes. Comment en est-on venu là ? Quelles mesures sont prises pour remédier à une situation que l’exaltation de l’appréhension publique rend plus grave encore qu’elle ne l’est ? Quelle assurance peut-on avoir que nos inquiétudes n’auront plus lieu de se manifester, et que l’eau potable nous sera fournie en abondance ? C’est ce que nous voudrions examiner ici.

I.

Confortable, hygiène, mots aussi modernes que la chose elle-même. Nos pères en avaient-ils une idée ? Ce qui reste de leurs anciennes demeures, châteaux seigneuriaux ou maisons de bourgeois, permet d’en douter. L’eau, sans doute, leur était aussi nécessaire qu’à nous : mais l’usage en était singulièrement restreint, et la qualité, semble-t-il, n’importait guère. Paris s’est contenté, pendant tout le cours de son histoire, d’aller puiser au fleuve l’eau indispensable à des besoins rudimentaires, sans souci des impuretés et des répugnans résidus qu’au prix d’une inévitable souillure ce grand chemin qui marche était chargé par une voirie dans l’enfance de transporter loin de la cité.

Il y avait bien ces quelques ruisselets, sortant des coteaux de Montmartre, dont l’eau, jugée par les modernes impropre à tout usage, est dédaigneusement aujourd’hui jetée dans les égouts. C’était alors beuverie de prince. Les grands seigneurs la disputaient aux abbayes ; les rois s’en emparaient : quelquefois aussi les prévôts des marchands. Mais ni bourgeois ni menu peuple n’étaient admis à en approcher leurs lèvres. Ce fut un grand bienfait pour Paris, quand un roi,

Le seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire,
fit installer, sur une des arches du Pont-Neuf, les pompes de la Samaritaine, qui fournirent de l’eau au Louvre et aux fontaines publiques des alentours. En 1612, arrivent les eaux d’Arcueil : soixante ans après, la pompe du pont Notre-Dame, que quelques-uns, de jour en jour plus rares, ont pu voir encore dans leur jeunesse, vint renforcer la Samaritaine, impuissante a satisfaire les demandes des riverains. Puis cent ans et plus se passent, sans que la situation soit notablement changée. En 1782, les frères Périer obtiennent la concession d’une distribution d’eau, dont les pompes élévatoires étaient mues par une des premières machines à vapeur qui apparurent sur le continent. Du Gros-Caillou, leur emplacement primitif, elles furent ensuite transportées au pied des hauteurs de Chaillot, à l’emplacement même où leur a succédé l’établissement hydraulique actuel, auquel l’habitude populaire conserve encore jusque dans ces derniers temps le nom traditionnel de Pompe à feu de Chaillot.

Le projet de canaliser l’Ourcq et de l’amener sur les hauteurs de la rive droite était ancien. Les prévôts des marchands, les rois eux-mêmes s’y étaient fortement intéressés. C’eût été, en effet, à la fois, une nouvelle voie ouverte au commerce et à l’approvisionnement de Paris, et pour la consommation, une ressource qu’alors on avait le droit de considérer comme illimitée. En dernier lieu, après beaucoup d’autres, Riquet, l’immortel auteur du canal du Midi, avait été encouragé à s’en occuper. Sa tentative, intermittente, comme toutes celles qui l’avaient précédée, n’eut pas plus de succès. Il fallut la volonté forte de Napoléon pour décider l’affaire. Pressentait-il les nécessités futures de sa capitale agrandie ? Il eût voulu, disait-il, amener la Marne entière à la Villette, par le canal de l’Ourcq. Quoi qu’il en soit, c’est à son intervention personnelle, manifestée avec cette brusquerie autoritaire qui faisait taire toutes les objections, que l’on doit le commencement de ce travail, considérable pour l’époque. La restauration en vit l’achèvement.

La dérivation de l’Ourcq n’était pas seulement un canal de navigation. La ville avait le droit d’y prendre chaque jour jusqu’à 105, 000 mètres cubes d’eau. C’était une importante ressource pour la population. Mais elle ne pouvait en profiter qu’en partie. L’état de la canalisation urbaine était tel, en effet, qu’on ne pouvait pas y faire circuler en un jour plus de 60,000 mètres cubes.

Le forage du puits de Grenelle, qui, par sa nouveauté, fut une sorte d’événement, n’apporta qu’un faible appoint aux ressources, de plus en plus précaires, de la ville.

En fait, et tout compris, les disponibilités de la ville en 1854 variaient entre 80 et 60,000 mètres cubes d’eau par jour. Et quelle eau ! L’Ourcq pour les trois quarts ; la Seine pour le reste, sauf 1,500 à 1,800 mètres cubes donnés par l’aqueduc d’Arcueil, le puits de Grenelle et les mauvaises sources de Montmartre et de Belleville. Paris avait cependant, dès cette époque, 1,114,000 habitans. Mais les besoins n’étaient pas encore éveillés. Ni dans les quartiers bas, alimentés par l’Ourcq, ni dans les quartiers hauts qui recevaient l’eau de Seine et celle d’Arcueil, il n’y avait de distribution dans les appartemens. L’insuffisante pression dans les conduites ne l’eût pas permis, et le goût n’en était pas encore venu. Un robinet dans la cour était déjà un luxe. D’ailleurs, plus de 3,000 maisons qui avaient des puits ne demandaient rien à la distribution municipale. Les porteurs d’eau approvisionnaient de quelques seaux la plupart des ménages aisés. Pour les autres, les femmes ou les enfans allaient chaque matin aux bornes-fontaines disputer quelques litres à l’arrosage de la voie publique.

C’est à ce moment qu’une administration prévoyante, — il faut lui rendre cette justice, — encouragea les idées et les projets de Belgrand. Il n’avait pas été difficile à l’éminent ingénieur de démontrer que l’eau de l’Ourcq et l’eau de Seine puisée dans la traversée même de Paris n’étaient rien |moins que des eaux potables. Devançant les hygiénistes, il définissait ainsi l’eau qui devait à l’avenir être fournie à la population parisienne : « Elle doit, disait-il, être limpide, fraîche, et ne contenir en dissolution ni sulfate de chaux, ni sels de magnésie, ni même un volume de carbonate de chaux assez grand pour la rendre incrustante. » Dans un langage qu’on croirait d’aujourd’hui, il ajoutait : « Il n’est pas plus permis de marchander l’eau saine et agréable à l’ouvrier que l’air pur et le bon pain. »

Mais eau limpide, fraîche, saine et agréable, ce n’était ni à Paris, ni dans les environs immédiats qu’on pouvait espérer la rencontrer. La formation géologique sur laquelle est bâti Paris abonde en matériaux de construction de bonne qualité et d’une exploitation facile : et cette heureuse circonstance n’a pas été sans influer sur les destinées de la ville. Mais on ne peut pas tout avoir. En particulier, la présence même dans cette formation d’une puissante assise de gypse, matière première du plâtre dont nos maçons savent taire un si habile usage, condamnait Paris à ne voir jaillir de son sol que des sources d’une eau que le contact avec cette roche rendait au plus haut point séléniteuse, c’est-à-dire dure, rêche, peu propre à la cuisson des légumes, au blanchissage et aux autres usages domestiques. Telle est l’eau de ces sources de Montmartre, Belleville, des Prés-Saint-Gervais, et quelques autres, plus petites encore, si prisées cependant au temps jadis.

Cette sorte de vaste lentille de gypse dont Paris occupe, pour ainsi dire, la partie centrale, s’étend de Meulan à Château-Thierry. L’eau fraîche et pure ne pouvait donc se trouver qu’au-delà de ces limites. Les belles et savantes études de celui qu’on peut appeler l’historiographe du bassin de la Seine lui avaient fait voir que les meilleures eaux, celles qui, par leurs qualités, répondaient le mieux à son idéal, se trouvaient, soit dans la craie blanche, qui forme autour de la région de Paris un anneau concentrique à la formation gypseuse, soit au-delà encore, aux limites de ces calcaires, qui constituent l’ossature de la chaîne de la Côte-d’Or, et que leur aspect, régulièrement granuleux, a fait désigner sous le nom d’oolithe.

Des groupes importans de sources existaient dans l’une et l’autre formation. Il était naturel de chercher d’abord parmi les plus voisines, celles de la craie. On songea d’abord à la Somme-Soude, charmante petite rivière de la Champagne, où les premiers jaugeages avaient accusé un volume de près de 40,000 mètres cubes. Mais les sécheresses persistantes des années 1858 et 1859 démontrèrent la variabilité de ce débit qui se réduisit de plus des deux tiers, à l’époque de l’année où précisément les besoins sont les plus grands. Il fallut y renoncer.

L’annexion de la banlieue vint d’ailleurs, non pas compliquer le problème, mais lui donner plus d’ampleur. Les nouveaux Parisiens devaient être traités comme les anciens. Ce n’était plus 1,114,000 habitans qu’il fallait pourvoir d’eau de source, mais bien 1,700,000. En outre, la plupart des communes annexées, et notamment Montmartre, Belleville, sur la rive droite ; Plaisance, Montrouge, sur la rive gauche, étaient à des altitudes élevées ; il fallait cependant y envoyer aussi le précieux breuvage. La Somme-Soude et le Surmelin, dans la même direction, auquel on avait aussi pensé un moment, étant abandonnés, on trouva fort heureusement les sources de la Vanne, qu’on avait d’abord dédaignées.

La Vanne prend naissance dans le département de l’Aube, au fond d’une petite vallée crayeuse située entre Troyes et Sens, et vient se jeter dans l’Yonne, un peu au-dessus de cette dernière ville. Comme beaucoup de sources du terrain crétacé, celles de la Vanne n’émergeaient pas en un subit épanchement au flanc d’un coteau. Le terrain, en effet, dans lequel sont creusées les vallées de cette formation est, sur une très grande épaisseur, constitué par une craie fissurée et perméable. Aucune couche argileuse ou compacte ne vient s’y opposer à la descente verticale des eaux que la pluie répand à la surface. Celles-ci s’accumulent alors dans les profondeurs de la formation crayeuse, à laquelle ses crevasses et ses nombreuses fissures permettent de jouer le rôle d’un vaste réservoir. Une vallée creusée dans l’épaisseur de cette masse tout imprégnée d’eau y fonctionne à la façon d’un fossé de drainage. Elle appelle à elle les eaux. Celles-ci y affluent, et par les côtés et par les fissures du fond, comme feraient des eaux artésiennes. La partie la plus basse de la vallée est ainsi submergée d’une manière permanente. Sous l’action de l’humidité, il s’y développe des prairies fraîches et tourbeuses, qui, par la désorganisation continue de leurs végétaux, mêlent à l’eau une nuisible proportion de matières organiques.

On n’avait d’abord vu que cela dans la partie haute de la vallée, dont les prairies, véritables marécages, couvrent une surface de 2,173 hectares, et la Vanne avait été rayée de la liste des sources pouvant être admises à l’honneur d’apporter à la capitale le limpide tribut de leurs eaux. Un examen plus attentif, dont Belgrand, avec une sincérité qui est à l’honneur de son caractère, attribue tout le mérite à son collaborateur, M. Lesguillier, fit reconnaître que les sources les plus abondantes de la vallée jaillissaient, non pas au sein même de ces prairies marécageuses, mais seulement sur les bords, et à une hauteur assez grande pour qu’au moment de sa sortie de terre, l’eau fût à l’abri de tout contact corrupteur avec la tourbe. On évalua le débit, et on trouva que, sans assécher la vallée, on pourrait en dériver quotidiennement entre 90,000 et 100,000 mètres cubes. — L’épreuve des sécheresses prolongées des années 1858 et suivantes fut favorable à ces sources. Elles y résistèrent mieux que la plupart des autres du bassin de la Seine. Leur débit relativement régulier présentait même cette heureuse circonstance de ne pas être encore à son minimum dans les mois de juillet et d’août où la consommation parisienne, prévoyait-on, devait être la plus grande. Elles étaient d’ailleurs pures, fraîches, d’une température à peu près constante de 11 degrés, limpides et agréables au goût autant qu’à la vue. Leur adduction à Paris fut donc décidée. Mais, tout bien examiné, l’altitude de leur point d’émergence, combinée avec la nécessité de la pente qu’il fallait à l’aqueduc pour mener les eaux à Paris avec le seul concours de la gravité, ne permettait pas de mettre le point d’arrivée plus haut que la cote 80.

Les quartiers élevés, que nous citions tout à l’heure, ne pouvaient donc pas être desservis par la Vanne. D’ailleurs, ce que celle-ci pouvait fournir, même augmenté de ce que l’on projetait de recueillir en route, comme les eaux de ochepies, près de Moret, par exemple, n’était pas encore suffisant. On se décida à chercher ailleurs d’autres sources d’une altitude qui permit, sans intervention de machine, de desservir convenablement les quartiers les plus hauts. Il fallait pour cela que le point d’arrivée ne fût pas au-dessous de la cote 108.

Cette condition de plus limitait singulièrement le champ des recherches ; d’autant qu’on ne voulait pas, à cause de la grande distance, aller jusqu’au pied de la formation oolithique de la Bourgogne, et que, les yeux obstinément tournés vers l’est, Belgrand n’aperçut point ce que ses successeurs ont trouvé depuis en Normandie.

La Dhuis se trouva, qui pouvait arriver à Paris à la cote voulue ; ce n’était cependant pas encore le succès complet. Certains points élevés de Montmartre et de Belleville restaient, qui ne pouvaient être desservis que par un réservoir plus élevé encore. Mais ce n’était là qu’une très petite portion, en somme, de l’agglomération parisienne. On décida de dériver la Dhuis, et de refouler à l’aide d’une machine une petite partie de ses eaux dans un réservoir supplémentaire assez haut pour assurer la distribution sur les points culminans des coteaux de la rive droite. Comme on le sait, la dérivation de la Dhuis fut exécutée la première, et le 2 août 1865, ses premiers flots pénétraient dans ce magnifique réservoir de Ménilmontant, dont la belle construction, par étages superposés et indépendans l’un de l’autre, excita à juste titre l’admiration.

La dérivation de la Dhuis a coûté 18 millions — à peu près. — Je dis à peu près ; car tous les comptes périrent dans l’incendie de l’Hôtel de Ville, et ce n’est qu’approximativement qu’ils ont été reconstitués depuis. — La longueur de l’aqueduc est d’un peu plus de 131 kilomètres, — et sa section est suffisante pour débiter 40,000 mètres cubes d’eau par vingt-quatre heures. C’est sur quoi l’on comptait au début. Et on y était d’autant mieux autorisé que la ville de Paris était devenue propriétaire, dans les vallées du Verdon et du Surmelin, voisines de celle de la Dhuis, de nombreuses sources dont, dans le projet primitif, les eaux devaient être relevées dans l’aqueduc. Mais, en matière de dérivation, les déceptions sont fréquentes. Diverses raisons d’ordre politique, la résistance des populations principalement, empêchèrent d’effectuer les dérivations accessoires. Puis la source elle-même de la Dhuis dont, dans le principe, on croyait pouvoir attendre 24,000 mètres cubes, n’en donna plus que 20,000 ; elle en donne aujourd’hui entre 18,000 et 24,000 mètres cubes, suivant les saisons. La source de Saint-Maur y ajoute 5,000 mètres cubes d’une eau de qualité peu inférieure. C’est donc entre 23,000 et 29,000 mètres cubes que reçoit à peu près chaque jour le réservoir de Ménilmontant. Frais d’entretien, intérêts et amortissement du capital, cette eau revient, avant toute distribution, à 0 fr. 13 le mètre cube.

Les travaux de la Vanne furent commencés en 1867, suspendus pendant la guerre, terminés le 11 avril 1875, date de l’arrivée régulière des eaux. La longueur de l’aqueduc est de 173 kilomètres. Sa section a été calculée pour l’arrivée de 150,000 mètres cubes, y compris l’apport des dérivations accessoires ; et de ce côté, on n’a pas eu de déception. Peut-être, en prévision d’un avenir que, il faut le dire, on avait le droit de ne pas soupçonner alors, eût-il été bon de donner à l’aqueduc une section plus grande. On aurait ainsi singulièrement simplifié les épineux problèmes qu’ont à résoudre les successeurs de Belgrand.

La dépense de la dérivation de la Vanne a été de 39 millions. Le mètre cube d’eau revient à peu près à fr. 06 ; — c’est moins de moitié que pour la Dhuis.

II.

C’était donc 130,000 à 140,000 mètres cubes d’eau potable ; et, à l’époque où s’élaboraient ces grands projets, ce chiffre pouvait paraître faire la part la plus large à toutes les éventualités de l’avenir. L’eau d’abonnement, en effet, n’atteignait pas tout à fait alors 18,000 mètres cubes.

Mais pour considérable que parût le volume des eaux dérivées, il n’était pas tel qu’il pût suffire à lui seul et à l’usage des particuliers, et aux exigences du service public. Pour assurer ce dernier, l’emploi des eaux de l’Ourcq, de la Seine et de la Marne demeurait indispensable. On ne pouvait toutefois songer à les mélanger, dans les conduites de distribution, à ces eaux excellentes qu’on était allé chercher si loin, à si grands frais, que la difficulté de se les procurer en abondance rendait d’autant plus précieuses, et qu’on voulait réserver à l’usage exclusif de la population. On en prit son parti, et, le 12 janvier 1855, le conseil municipal décida la pose, dans toutes nos rues importantes, d’une double canalisation. L’une était réservée aux eaux de source. Dans l’autre devait circuler l’eau de rivière exclusivement destinée à la voie publique et aux usages purement industriels, aux chaudières à vapeur, en particulier. — Ce qui a été décidé alors a été suivi d’exécution : les deux canalisations vont parallèlement dans nos rues. Elles ont aujourd’hui un développement d’un peu plus de 2,000 kilomètres. — Paris était, en même temps, divisé, au point de vue des altitudes, en trois zones distinctes : le service bas, comprenant tous les quartiers de la rive gauche, et, sur la rive droite, ceux dont le sol ne dépasse pas l’altitude de 50 mètres ; le service moyen, qui comprend les parties d’une altitude supérieure, c’est-à-dire toute la partie haute au nord de Paris, de Passy au Père-Lachaise, soit les 2/7 de la ville, en ne laissant pour le service haut que le sommet de la Butte-Montmartre et une partie des plateaux de Belleville et de Ménilmontant. L’eau de la Vanne est distribuée dans le service bas, et celle de la Dhuis dans le service moyen. Une petite partie de cette dernière eau est relevée pour le service haut dans des réservoirs situés à l’altitude de 134 mètres, l’un à Belleville, l’autre près de l’église de Montmartre.

Une répartition analogue existe dans le service public : l’eau de l’Ourcq y est employée dans le service bas, partout où l’altitude du sol n’est pas supérieure à 50 mètres. L’eau de Seine et l’eau de la Marne circulent dans les conduites du service public du reste de la ville. Cette division de la ville en trois zones subsiste toujours, et il y a peut-être à être renseigné à ce sujet plus d’intérêt qu’il semble au premier abord. En raison de l’altitude du bassin de la Villette, l’eau de l’Ourcq circule dans les conduites basses du service public, sous l’action de la seule gravité. L’eau de Seine, au contraire, est relevée dans des réservoirs spéciaux situés à Villejuif, Gentilly, Charonne, Montmartre, Passy et Grenelle, par cinq magnifiques usines à vapeur disposant à elles toutes d’une puissance de plus de 2,000 chevaux-vapeur et pouvant élever en vingt-quatre heures 225,000 mètres cubes d’eau, dont 155,000 à une hauteur de 64 à 65 mètres, sensiblement supérieure, on le voit, à l’altitude de 50 mètres du service bas.

L’usine de Saint-Maur, à la fois hydraulique et à vapeur, et d’une puissance totale de 1,300 chevaux, est chargée de fournir d’eau de Marne le réservoir inférieur de Ménilmontant qui est à l’altitude de 80 mètres. Elle peut y verser plus de 100,000 mètres cubes en un jour. Elle fournit aussi au lac de Gravelle les quelques milliers de mètres cubes, répartis dans les charmans petits lacs du bois de Vincennes. — C’est au puits de Passy qu’est confié le soin d’entretenir ceux du bois de Boulogne. — On peut estimer que le prix de revient des mille litres d’eau de rivière, rendus dans le réservoir, varie entre deux centimes et demi et quatre centimes. Ce n’est pas cher, en vérité, l’eau de l’Ourcq coûte moins cher encore, on le comprend. En définitive, l’administration municipale a ainsi à sa disposition un volume de 430,000 mètres cubes d’eau, d’un prix peu élevé, qui assure largement le service public. Si d’ailleurs on réfléchit que la superficie des voies publiques à entretenir en état de propreté dépasse 15 millions de mètres carrés, et que celle de nos squares, jardins et parcs atteint presque 2 millions de mètres ; ce n’est déjà plus que 25 à 26 litres d’eau par mètre, ce qui n’a rien d’excessif. Tout le volume disponible n’est d’ailleurs pas utilisé sur la voie publique. Certaines industries, celles, en particulier, qui produisent de la vapeur, les tanneries, les teintureries, beaucoup d’autres encore, emploient ces eaux du service public, dont l’abonnement est, comme il convient, moins cher que celui de l’eau de source. — Ce qui était d’abord pour ces industries une faculté est devenu une obligation. Un arrêté préfectoral du 22 novembre 1889 stipule que l’eau de source doit être exclusivement consacrée aux usages domestiques. Il interdit de l’employer, notamment au lavage des cours, à l’arrosage des jardins, au service des écuries et des remises et « aux autres usages quelconques, » comme on dit en style administratif.

Cette ordonnance est le premier symptôme officiel, — symptôme d’ailleurs tardif, — de la pénurie d’eau de source qui, depuis plusieurs années, se fait sentir à certains momens de l’année. C’est une date à retenir. — C’est qu’en effet la consommation d’eau de source s’est développée beaucoup plus vite qu’on ne le prévoyait. Les 135,000 mètres cubes d’eau de source que Ménilmontant et Montrouge livrent moyennement en 24 heures au service privé se réduisent de près d’un cinquième, quelquefois d’un quart, dans le trajet des réservoirs au robinet des abonnés. C’est beaucoup. Mais l’art du fontainier municipal n’est, paraît-il, pas encore arrivé à un degré de perfection suffisant pour qu’on puisse lui demander de mieux étancher les joints de ses tuyaux et les boisseaux de ses robinets. Restent alors pas beaucoup plus de 100,000 mètres cubes qui sont réellement distribués. Et n’en a pas qui veut. Paris compte environ 80,000 immeubles particuliers. 50,000 seulement sont abonnés aux eaux de source. Les habitans des 30,000 autres se procurent l’eau comme ils peuvent, là où ils peuvent, et, on le devine bien, ce sont les moins fortunés de nos concitoyens. Ils ont, il est vrai, la ressource de prendre leur tour dans la file de ceux qui vont tendre leur gobelet à l’une des 97 bienfaisantes fontaines dont un étranger généreux a doté quelques-uns de nos carrefours. On peut estimer à 1,900,000 les habitans des immeubles abonnés. Tous les ans, au moment de la saison chaude, cette fraction importante de la population, les 2/3 à peu près, augmente sa consommation d’eau, de telle sorte que le service privé est impuissant à y y suffire. Que fait-on alors ? On isole successivement les tuyaux de distribution d’eau de source de tel ou tel quartier desservi par le service bas ou le service moyen, et cette canalisation qu’au début on proclamait inviolable, dont la délicate pureté devait toujours être préservée de toute souillure, on la met en communication avec la distribution d’eau de rivière de la zone supérieure. Grâce à cet artifice, on a une pression suffisante pour que cette eau de rivière puisse tout comme si elle était de l’eau de source monter encore aux étages des maisons situées dans le quartier, victime contrainte de cette falsification. Mais c’est alors, non plus l’eau fraîche, agréable et saine, proclamée nécessaire par Belgrand : ce que l’on fournit aux malheureux habitans, c’est une eau contaminée, en tout cas suspecte, tout au moins frappée d’un préjugé auquel les terrifiantes affirmations des hygiénistes, et jusqu’à leurs recommandations, donnent une singulière force.

Microbes, bactéries, bacilles ! ces infimes organismes microscopiques, dont quelques-uns ont à peine la longueur d’un 300e de millimètre, sont devenus, depuis qu’on connaît et leur existence et leur rôle, un juste sujet d’épouvante. On sait qu’ils sont les obscurs et efficaces agens des incessantes transformations de la matière, les auteurs des fermentations et des phénomènes chimiques les plus considérables, tels que la transformation, dans le sol, de l’azote en nitrates solubles assimilables par la végétation. Mais s’il y en a pour ces rôles utiles, s’il y en a de bienfaisans, il y en a aussi de funestes, dangereux véhicules des plus redoutables contagions. Et, dans leur éphémère existence de quelques heures, activement occupés à se reproduire, ils pullulent avec une telle rapidité qu’on a pu, — nouvelle et terrifiante application du calcul qui étonna si fort le premier joueur d’échecs, — établir qu’un seul de ces petits êtres, mis dans un milieu favorable, à l’abri de toute cause extérieure de destruction, aurait en trois jours une grouillante progéniture de 47 trillions d’individus semblables à lui, pesant tous ensemble plus de 7 millions de kilogrammes. Au bout de cinq jours, réalisant l’image biblique, les descendans de cet unique germe, plus nombreux que ces grains de sable dont un seul est pour eux une montagne, seraient à l’étroit dans l’immensité de l’Océan.

Heureusement, cette vile multitude, à laquelle s’applique si bien la méprisante apostrophe que le lion adressait au moucheron, est soumise à de nombreuses et puissantes causes de destruction, qui entravent singulièrement sa fantastique progression. Le struggle for life semble être aussi la triste loi de ce monde inférieur, et autant que l’on peut, on y vit aux dépens d’autrui. L’espèce y combat l’espèce, et, au sein d’une même espèce, l’individu est pour l’individu un ennemi. Puis ils ont leurs fléaux, eux aussi, leurs épidémies. La moindre influence extérieure en fait périr des millions en un instant. Une goutte de sublimé, quelques bulles d’oxygène, un peu de chaleur et toute une forêt de ces mouvantes végétations disparait à jamais. Leur fragilité nous sauve de leur envahissement. Mais, quelque limitée qu’elle soit par tant d’accidens, leur propagation est singulièrement rapide encore. Ils sont partout. Les liquides de l’organisme, les tissus les plus délicats en sont remplis. Ils sont sur tous les objets ; il n’est lame si brillante qui n’en soit couverte, et le chirurgien prudent, qui, avant l’opération, flambe son bistouri, en détruit des milliers. Ils sont dans le sol ; ils peuplent l’air, ils fourmillent dans les eaux. Nul lieu, nul élément, nul être n’en est exempt. La pure atmosphère des hauteurs de Montsouris en contient 242 par mètre cube ; et il y en a 9,780 dans l’air que respirent les conseillers municipaux à l’Hôtel de Ville. Il n’est eau si limpide qui n’en contienne. Mais toute pollution leur est favorable : les 300 qui vivent à l’aise dans un centimètre cube d’eau de la Seine à Choisy deviennent 244,000 à l’aval du grand collecteur de Clichy. Il y en a 65 aux sources de la Vanne. Ils sont plus de 1,000 dans le réservoir de Montsouris et 3,600 dans la canalisation ; peut-être, en montant les étages, trouvent-ils encore le temps de multiplier plusieurs fois leur nombre. Comme un seul, remarquons-le, de ceux que la science qualifie du lugubre nom de pathogène, suffit à transporter la contagion, on court donc toujours des risques, et tout ce qu’on peut dire, c’est que ces risques devant être probablement proportionnels au nombre, il faut, de ces inquiétans corpuscules, absorber le moins qu’on peut. L’analyse bactériologique, ce comptage ingénieux des invisibles habitans d’une goutte d’eau, est alors là pour nous fournir d’utiles indications. Est-elle toujours bien sûre de ses résultats ? N’y a-t-il pas quelquefois erreur dans ce minutieux pointage ? Quand, au conseil municipal, l’ancien directeur des travaux voulait calmer les inquiétudes éveillées par la substitution de l’eau de Seine à l’eau de source dans quelques portions des conduites, vite il produisait une analyse toute fraîche éclose : 18,000 microbes dans l’eau de la Dhuis, à Ménilmontant, et seulement 4,400 dans la conduite incriminée. Ce qui faisait dire avec un certain bon sens, semble-t-il, à l’un des membres de l’assemblée : — « Alors, à quoi bon tant dépenser pour la dérivation des eaux de source ! » — Mais l’eau de source, Alphand, cependant, la croyait meilleure et nécessaire, et quand il allait demander à la chambre des députés les sources de l’Avre : — « Messieurs, disait-il, du haut de la tribune, voici nos analyses : eau de la Dhuis, 578 bactéries ; eau de la Vanne, 163 ; eau de la Seine, à Ivry, 8,230 ; au pont d’Austerlitz, 16,990 ; à Chaillot, 46,970 ! » N’était-ce pas laisser voir que l’analyse n’était quelquefois qu’un moyen parlementaire ? N’y avait-il pas là marque d’un peu de scepticisme ?

Mais cet heureux état d’esprit, plein d’une philosophique indifférence, n’est pas celui de tout le monde. On croit aux microbes, à leur influence dangereuse. Aussi lorsque, les réservoirs d’eau de source une fois épuisés, l’administration met une portion de la ville au régime de l’eau contaminée, la terreur se répand dans tout le quartier. On dévalise les marchands d’eaux dites minérales : on fait bouillir son eau et on approche avec peu d’entrain ses lèvres de ce liquide, qui n’est, certes, ni agréable, ni frais, comme le voulait Belgrand, ni même très sain, étant, comme chacun sait, lourd à digérer. Et on se plaint : on accuse d’imprévoyance les édiles chargés de notre bien-être ; on crie au gaspillage, à la mauvaise répartition de cette chose précieuse à laquelle, on l’a proclamé bien haut, tout citoyen a droit, comme au bon air, comme au bon pain. On calcule que les 100,000 à 120,000 mètres qu’on distribue journellement, également répartis aux 2,500,000 habitans de Paris, donneraient à chacun entre à 40 et 48 litres. Il y a, certes là, plus qu’il n’en faut pour la boisson et les nécessités ordinaires de la toilette. Mais encore, ajoute-t-on aussitôt, n’en faudrait-il rien distraire pour faire mouvoir les ascenseurs, fort indifférens certainement à la bactériologie, ni surtout pour effectuer dans les appartemens certaines œuvres basses d’assainissement et de propreté, qu’il est inutile de désigner plus explicitement, et pour lesquelles l’eau n’a certainement que faire d’être potable et de premier choix.

Il y a du vrai. Sans doute, chaque voyage d’un ascenseur au cinquième étage dépense de 200 à 500 litres d’eau, suivant ses dimensions. Mais le nombre de ces commodes et luxueux appareils est encore fort petit et on n’estime pas à plus de 4,200 mètres actuellement, ce que leur manœuvre dépense d’eau en un jour. C’est cependant déjà quelque chose. Ajoutons-y les 28,000 à 30,000 mètres que peuvent exiger les autres opérations auxquelles nous faisions allusion tout à l’heure. C’est près de 35 millions de litres, qu’il serait fort utile de réserver à la boisson, lorsqu’avec l’été les besoins augmentent et les ressources diminuent.

Une opinion s’est alors formée, qui a eu pour elle l’appui d’hygiénistes d’une science et d’une conviction incontestables : — « Faites monter, disait-on aux ingénieurs, faites monter l’eau de rivière jusqu’aux derniers étages des maisons comme vous y faites monter l’eau de source : au lieu d’un robinet, chaque abonné en aura deux : l’un pour boire et se laver, l’autre… pour autre chose.

Vous n’y pensez pas, répondaient ceux qui ont charge des eaux. On voit bien que vous n’êtes pas du service. Vos cuisinières, — et l’objection est reproduite dans maint document officiel, — vos cuisinières sont-elles donc des hygiénistes ? Vont-elles apprécier l’importance qu’il y a à ne pas confondre l’eau suspecte avec l’eau saine ? une erreur de robinet est bien vite commise ; et voilà la contagion dans votre demeure !

Puis, dans un ordre plus technique, on objectait que l’eau de Seine, destinée en principe à l’usage exclusif de la rue et du rez-de-chaussée, n’avait pas la pression nécessaire pour monter aux étages. C’est exact, quand les choses se passent régulièrement, comme c’est le cas, il faut le dire, pendant la plus grande partie de l’année. Nous avons vu cependant que, grâce à la superposition des zones de distribution, on parvenait à substituer à l’eau de source du service bas, l’eau de rivière du service moyen. Mais, précisément, c’est une substitution. L’une chasse l’autre. Pour qu’elles puissent monter simultanément dans les maisons, il faudrait, dans chaque zone, une canalisation spéciale contenant de l’eau de Seine à une pression plus élevée que celle du service public parallèle. Ce serait une troisième canalisation, — difficile à loger dans les égouts actuels, sans les agrandir, — et à laquelle devraient correspondre dans chaque immeuble de nouvelles colonnes ascendantes et une seconde distribution, parallèle à celle déjà existante. Bref, une très grosse dépense. Ceux qui s’y entendent l’estiment à 100 millions de francs au bas mot, dont 30 à la charge de la ville et 70 qui devraient être supportés par les propriétaires. C’est là, je crois bien, beaucoup plus que le manque de perspicacité des cuisinières, la grosse et très valable raison à opposer à ce projet d’une troisième canalisation.

100 millions ! et pourquoi ? Pour faire monter dans nos demeures une eau devenue tout au moins suspecte. En coûterait-il beaucoup plus pour se procurer en eau de bonne qualité l’appoint qui nous fait défaut ? Et les ingénieurs ont aussitôt répondu qu’il en coûterait même sensiblement moins. Un projet était là, tout prêt, tout étudié. Le devis, passé au crible d’un multiple examen hiérarchique, ne dépassait pas 65 millions de francs. — Et on pouvait, aux ressources actuelles, ajouter, au moins, disait-on, 250,000 mètres cubes d’une eau excellente. Avec les 130,000 ou 150,000 mètres cubes qu’on possédait déjà, c’était peut-être, séduisant mirage, 400,000 mètres cubes, — soit 160 litres par tête d’habitant. Certes, on en a plus à Rome, où l’eau de source coule à raison de plus de 1,000 litres par habitant. On en a plus aussi dans certaines villes des États-Unis. Nées d’hier, elles étaient, il faut le reconnaître, plus à l’aise que nos vieilles cités, pour s’installer convenablement du premier coup. Mais on n’en a pas plus à Londres, — et ce n’est pas de l’eau de source, — mais on en a moins à Berlin, à Bruxelles, et somme toute, 150 à 160 litres à dépenser chaque jour dans la consommation domestique semblent largement suffisans.

On pouvait, après cela, laisser aux statisticiens officiels la satisfaction de totaliser suivant leur coutume l’eau de source avec l’eau de rivière, l’eau pure avec l’eau contaminée, et en conclure que le Parisien allait être un des citoyens les plus arrosés de la chrétienté. Cette façon de présenter les choses a pu peut-être entretenir autrefois des illusions sur nos ressources réelles. Mais on est trop averti aujourd’hui et la chose ne tire plus à conséquence.

III.

Quel était donc ce projet qui devait plus que doubler la quantité d’eau potable ? Il datait de la fin de 1884. Il n’avait pas été aussi simple qu’on pourrait le penser, de trouver dans un rayon abordable aux alentours de Paris le nouveau volume d’eau, dès cette époque pressenti nécessaire, et qui devait être tout de suite de 200,000 mètres cubes, un peu après de 250,000 mètres cubes. Les recherches étaient circonscrites, par la conformation topographique elle-même, à trois régions distinctes, les seules où convergeaient des sources de quelque importance. La première forme comme un arc de cercle étendu de 150 kilomètres environ, allant depuis Cravant, au confluent de l’Yonne avec la Cure, au-dessus d’Auxerre, passant à Châtillon-sur-Seine, à Chaumont-en-Bassigny, et s’arrêtant à Andelot, sur le Rognon, contre le revers occidental du plateau de Langres. C’est le pied de la formation oolithique de la Bourgogne, nous l’avons déjà dit. Les eaux y sont pures et fraîches, elles sont abondantes. Aucun groupe cependant n’était de nature à fournir à lui seul le volume requis, et il eût fallu en réunir plusieurs par des dérivations accessoires. Le groupe de Cravant était d’ailleurs trop bas. Mais à partir de Châtillon, l’altitude est de 200 mètres, et va s’élevant progressivement jusqu’à 256 à Rimaucourt, près d’Andelot. Combinée avec la distance à Paris, qui varie entre 225 et 250 kilomètres, cette hauteur permettait encore d’y arriver à une altitude suffisante pour améliorer la distribution des quartiers élevés, ce qu’on désirait faire. Mais la longueur de l’aqueduc, les difficultés de sa construction, faisaient de cette dérivation une œuvre très coûteuse. Il n’en eût plus été de même si les eaux, réunies à Châtillon, avaient pu être conduites à l’origine de l’aqueduc de la Vanne, distante de Châtillon de 75 kilomètres environ. Le prix d’un aqueduc, en effet, ne varie que faiblement avec la section. Il dépend surtout de la longueur. Malheureusement, par un manque de prévision, explicable d’ailleurs autant qu’excusable, l’aqueduc de la Vanne avait été construit avec des dimensions strictement limitées au débit de cette source. Il ne pouvait plus rien recevoir.

Renonçant, à cause de la dépense, à dériver les sources de l’oolithe bourguignonne, les ingénieurs jetèrent les yeux sur les sources qui émergent au bord du plateau de la Brie, dans les vallées du Grand-Morin, à Chailly, au-dessus de Coulommiers et de la Voulzie, au-dessus de Provins, un peu en dedans de la droite qui joint les sources de la Vanne à celles de la Dhuis. Les sources de Chailly étaient trop basses, celles de la Voulzie et de son affluent le Durteint étaient à une hauteur à peu près suffisante : il ne fallait le concours des machines que pour relever quelques dérivations accessoires dans les vallées du Lunain et de la Juine. On trouvait ainsi 70,000 à 80,000 mètres cubes d’une fort belle eau. — Ce n’était encore là qu’un appoint. Où rencontrer le complément des 200,000 ou plutôt des 250,000 mètres cubes du nouveau programme ?

Se tournant alors fort à propos vers les massifs crétacés de Normandie, que Belgrand n’avait pas explorés, on découvrit, — c’est bien ainsi que les choses se passèrent, — à moins de 100 kilomètres de Paris, à vol d’oiseau, aux limites des départemens d’Eure-et-Loir et de l’Eure, à peu de distance de Verneuil, les source de l’Avre et de son affluent la Vigne. Il y avait là six magnifiques sources, peu distantes l’une de l’autre, faciles à capter, donnant une eau excellente, dont on évalua le volume dans un premier moment d’enthousiasme à 120,000 mètres cubes. — On a dit ensuite 100,000 mètres cubes. Autre avantage. L’altitude de leur point d’émergence permettait de les faire arriver à Paris à la cote 95, c’est-à-dire 15 mètres plus haut que la Vanne. Enfin, on les croyait peu utilisées par les habitans de la vallée, et on ne prévoyait pas, par suite, les résistances qu’on rencontra.

Le projet fut arrêté. L’Avre et la Vigne fourniraient d’un côté 120,000 mètres cubes ; de l’autre, la Voulzie avec le Durteint, aidés de quelques menus auxiliaires, en donneraient 80,000 mètres cubes. C’était la réalisation de la plus grosse partie du nouveau programme. On trouva toutes sortes d’avantages à cet aqueduc à deux branches, comme l’appelèrent alors les projets officiels, l’une à l’est, l’autre à l’ouest, avec Paris au milieu : moindre dépense, division des risques, prompte exécution, tout était réuni : Paris pourrait boire à sa soif !

Mais il y avait loin de cette coupe enchanteresse aux lèvres parisiennes. Il fallut bientôt déchanter. Des résistances imposantes, — et, paraît-il, imprévues, — surgirent tout à coup. Provins, qui doit à la Voulzie et au Durteint le meilleur de son agrément et le plus sûr de sa fortune, a fait entendre de telles réclamations, si bien justifiées et, — ce qui vaut encore mieux ici-bas, — si bien appuyées, que cette partie du grand projet est ajournée, sine die, comme disent les instrumens diplomatiques. On n’en parle plus. Le poulpe parisien a renoncé à étendre jusqu’au joli pays des roses un de ses avides et monstrueux tentacules.

Tout le monde a encore présent à l’esprit l’opposition obstinée, presque factieuse, a-t-on dit, mise par les Normands à l’adduction des sources de l’Avre. Il a fallu leur céder quelque chose, et la belle source de Verneuil leur reste. Les autres, définitivement assurées à la ville de Paris par la loi votée en 1890, vont bientôt arriver au beau réservoir, construit pour les recevoir sur les hauteurs de Montretout, et ce grand travail d’adduction aura été exécuté avec une rapidité qui ne semble pas devoir nuire à sa perfection. Ce sera 80,000 à 90,000 mètres cubes, — officiellement 100,000 mètres cubes. On est loin, on le voit, des 250,000 mètres cubes du projet de 1884.

Trouvera-t-on aisément ailleurs ce qui va manquer, et qui, déjà proclamé nécessaire il y a huit ans, est aujourd’hui à peu près strictement indispensable ? S’adressera-t-on à d’autres sources, présentant des conditions moins favorables, sans doute, mais dont on serait cependant tout heureux et tout aise de s’accommoder ? Il n’en manque pas, dans ce grand cercle autour de Paris, dont nous avons déjà parlé. Mais partout, il faut s’attendre aux résistances les plus vives, tout au moins à d’inacceptables exigences. Le temps n’est plus où l’ingénieur Vallée, chargé par Belgrand de faire à l’amiable l’acquisition des sources de la Vanne, pouvait dire aux paysans champenois, avec la certitude qu’il ne serait pas cru et que c’était là le meilleur moyen de dépister les curieux, qu’il venait, à 150 kilomètres de Paris, acquérir des sources pour la capitale. Les fins matois, à qui il tenait ce propos, le regardaient en souriant et s’éloignaient en haussant les épaules. Il n’en serait, certes, plus de même aujourd’hui. Le moindre propriétaire de source est bien décidé à la transformer en Pactole le jour où poindra à l’horizon l’agent du service municipal. Il y a aussi les villes, les communes qui réclameront, comme Provins, comme Verneuil, comme, dit-on, aussi Châtillon-sur-Seine, qui a pris les devans. Il y a l’irrigation, il y a les industries, assises séculairement sur les bords des ruisseaux, et qui protestent avant de se voir enlever la force motrice ou l’eau nécessaire à leurs opérations. On ne peut s’empêcher de reconnaître que c’est d’une main toujours bien discrète qu’il faut toucher à tous ces intérêts respectables, à tous ces élémens du travail utile et fécond qui, depuis si longtemps, nourrit la population de toutes ces petites vallées laborieuses.

Quelque considérables cependant que puissent être les dommages causés par le détournement des sources, la loi, le croirait-on, retire aux intéressés tout droit à réclamation. De l’article 641 du code civil, interprété par la jurisprudence de la façon la plus exacte, peut-être, mais aussi la plus rigoureuse, il résulte que les sources sont l’accessoire du fond où elles jaillissent. En vertu du principe que la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, le propriétaire du fond peut en faire tel usage qu’il juge convenable, les retenir, en changer le cours, sans que le propriétaire qui recevait ces eaux à la sortie du premier héritage, quelque préjudice qu’il éprouve du changement, y puisse faire opposition ni même réclamer une indemnité.

C’est bien net, et c’est peut-être pousser loin le respect de la propriété. Partant de là, quelques villes, — et de fort importantes, — Dijon, la première, — devenues propriétaires de sources, non pas même par voie amiable, mais en vertu d’une expropriation pour cause d’utilité publique, n’ont consenti, au moment où elles les captaient pour leur usage, ni indemnité ni dédommagement quelconque aux usiniers dont elles ruinaient l’industrie, aux agriculteurs dont elles stérilisaient les prés. C’est la loi.

Il ne convient, certes, pas de dire avec je ne sais plus quel membre de nos assemblées législatives : « Je ne suis pas juriste et je m’en félicite : il m’est plus facile d’être juste. » Mais il est I néanmoins permis de trouver que dans le cas actuel summun jus est bien près de summa injuria. En présence du développement et de l’organisation de l’industrie et de l’agriculture d’aujourd’hui, une semblable disposition légale, supportable peut-être il y a cent ans, appelle une prompte réforme.

La ville de Paris, il faut le dire à l’honneur de ceux qui ont administré ses affaires, — n’a jamais entendu se prévaloir de cette jurisprudence léonine. La Dhuis lui a coûté un demi-million en indemnités gracieuses ou en rachat d’usines, dont l’existence paraissait plus ou moins compromise par la diminution de débit du cours d’eau. Quand il s’est agi de la Vanne, la ville, sans marchander, racheta dix-sept moulins ou usines. Elle fournit, en outre, de l’eau aux communes riveraines des ruisseaux appauvris, sans s’arrêter à cette circonstance que la plupart ne faisaient pas jusque-là grand usage des eaux des sources, se contentant de puits plus à leur portée. À la ville de Sens, en particulier, Paris assura une fourniture d’eau quotidienne de 600,000 litres, prise sur l’aqueduc de la Vanne, et fit, en outre, tous les frais de distribution de ce don vraiment royal. Plus tard, en 1878, lorsqu’on reconnut la nécessité de renforcer le débit de la Vanne de celui de la source de Cochepies, le conseil d’État saisit à propos l’occasion, et dans le décret d’autorisation visa, du consentement, d’ailleurs, de la ville, l’engagement, pris par elle, d’indemniser les usagers. Enfin, pour l’Avre et la Vigne, la loi du 5 juillet 1890, déclarative d’utilité publique, stipule que la ville de Paris sera tenue d’indemniser des dommages résultant de la dérivation les propriétaires qui se servent de ces sources. C’est un grand pas de fait dans la voie de l’équité. L’honneur en revient aux auteurs de la loi, au conseil d’État et à la ville de Paris.

Mais il ne faut pas se bercer de trop d’espoir. Plus on ira, plus il sera difficile à la ville de Paris d’acquérir et surtout de détourner de nouvelles sources. Cependant, nous l’avons vu, même avec le secours de l’Avre, la situation d’aujourd’hui restera fort précaire. Ce ne sera pas encore le cas de rappeler le mot de celui qui disait : « Il faut avoir trop d’eau, pour en avoir assez. »

Cependant, le conseil municipal actuel, dans une intention assurément excellente, mais s’illusionnant peut-être sur l’étendue des ressources dont il dispose, poursuit dès maintenant auprès du gouvernement la présentation aux chambres d’une loi prescrivant l’abonnement obligatoire. S’il faut en croire les commentaires qui s’en font, cette loi tendrait à contraindre tous les propriétaires parisiens à recevoir les eaux de source et à les mettre, — sinon dans chaque appartement, — au moins à chaque étage à la disposition de leurs locataires. Joignez à cela l’obligation qui leur sera sans doute en même temps imposée, d’installer, — comment dirai-je, — le tout à l’égout, puisqu’il faut l’appeler par son nom, qui n’est efficace qu’au prix de torrens d’eau ; ce sera un supplément de dépense assez sensible pour certaines catégories d’habitans. La tuyauterie représente une somme une fois dépensée de peut-être 75 à 80 fr., la location du compteur s’élève annuellement à 18 francs et le mètre cube se paie au moins fr. 30. En revanche, ce sera pour la ville un accroissement de recettes. Actuellement, la dépense ne dépasse pas 6 à 7 millions : la recette s’élève à 11 millions, déduction faite de la part revenant à la compagnie générale des eaux. On pourra certifier à ce moment-là que la consommation domestique de la population parisienne devra être au bas mot de 375,000 à 400,000 mètres cubes par jour en moyenne. Et l’Avre réuni aux ressources actuelles, on n’aura encore, aux prochaines canicules, que 220,000 à 240,000 mètres cubes.

Ce n’est pas tout. Il faut être bien persuadé, — et les ingénieurs de la ville ont depuis longtemps cette préoccupation, — qu’un jour viendra, — jour peut-être prochain, — où la question de l’eau, de municipale deviendra départementale, et où l’administration actuelle devra étendre les bienfaits de sa distribution aux communes suburbaines, jusqu’ici médiocrement desservies. Couche, qui fut, sous Alphand, le chef du service des eaux, le pressentait déjà en 1883 lorsqu’il disait : « Personne ne peut prévoir où s’arrêtera la consommation de Paris. Le problème consistera bientôt (il disait bientôt, il y a dix ans) à desservir non pas seulement la ville, mais le département. L’indépendance d’alimentation et de distribution entre deux zones dont l’une entoure l’autre est peu logique et nécessairement onéreuse. » Ce seront alors plus de 600,000 consommateurs nouveaux. Et les 30,000 nouveaux-venus qui viennent augmenter annuellement la population parisienne ? On compte sur eux quand on établit les prévisions des recettes des budgets municipaux. Il ne faut pas oublier qu’eux aussi vont faire couler de nouveaux robinets. C’est peut-être 550,000 à 600,000 mètres cubes d’eau potable que le service privé devra, dans quelques années, délivrer chaque jour !

Il ne faut pas devant de pareilles éventualités dire : « Laissons quelque chose à faire à nos successeurs. Ce sont là leurs problèmes. À eux de les résoudre. » Ceux qui ont charge d’assurer les besoins de la grande capitale n’ont peut-être pas le droit de se détourner ainsi de leurs devoirs. Ce qui se passe depuis plusieurs années prouve, d’ailleurs, la témérité d’une semblable échappatoire. Les besoins croissent très vite. Une administration sage et prudente doit aller au-devant. La prévoyance est son premier devoir.

III.

Mais des sources ? Nous avons vu qu’il serait téméraire de compter en amener encore beaucoup. Ne sera-t-on pas alors conduit à revenir à des procédés qu’on a peut-être trop décriés ? Il y en a plusieurs qui, sans rien préjuger, méritent peut-être un nouvel examen. Je ne range pas aujourd’hui encore dans cette catégorie les projets qui consistent à demander les eaux nécessaires à Paris, soit au lac de Neufchâtel, soit au lac Léman. Le premier, auquel on ne pourrait toucher que si notre diplomatie obtenait l’assentiment de la Suisse et de l’Allemagne, nous paraît, par cela seul, devoir être écarté. Que n’est-ce un lac russe !

Dans l’autre projet, il s’agit de 24 mètres cubes par seconde à prendre dans le lac de Genève sur la rive de notre département de la Haute-Savoie. Un aqueduc de 539 kilomètres de long amènerait ce nouveau fleuve à Paris. L’altitude du lac étant de 371 mètres, on pourrait, avec une pente de 0m,50 par kilomètre qui, après tout, est suffisante, amener les eaux à Paris à une cote voisine de celle que doit atteindre la dérivation de l’Avre.

On évalue la dépense à 450 millions de francs, chiffre à l’égard duquel, il convient, croyons-nous, d’observer une prudente réserve. Mais 24 mètres cubes par seconde, c’est plus de 1,000 litres par habitant. Allons nous donc connaître l’embarras des richesses, et que faire de ce gros volume d’eau, qu’on aura fait entrer dans la ville et qu’il faudra bien en faire sortir ? On vante l’avantage d’en grossir le débit de la Seine, et du même coup, supprimant le tout à l’égout, on veut y substituer le tout à la Seine, — qu’on appelle le véhicule naturel des égouts, — en chargeant ce nouvel affluent d’y charrier tous les résidus de la grande ville. Il faudrait, sans doute, pour cela remanier les dimensions de nos 1,000 kilomètres d’égout, et c’est là une dépense qui n’est pas comprise dans le devis. Passons. Plus énorme que grandiose, cette conception, dont l’utilité ne se révèle pas, à notre avis, d’une façon suffisante, a besoin, sans doute, de nouvelles méditations. Paris peut être pourvu à moins de frais et plus aisément de l’eau qu’il convient d’ajouter à celle qu’il a déjà.

Au moment où les ingénieurs de la ville jetaient leur dévolu sur l’Avre et la Vigne, d’un côté, sur la Voulzie et le Durteint de l’autre, leurs collègues du service hydraulique signalaient la possibilité de recueillir jusqu’à 200,000 mètres cubes d’eau par jour dans les graviers de la plaine, longue de 19 kilomètres, où coule l’Yonne entre Coulon et la ville de Sens[2]. Ces eaux sortaient de la formation crayeuse où on avait déjà trouvé la Vanne dont le bassin confine aux coteaux en bordure sur le côté droit de la petite plaine dont nous venons de parler. Émergeant de la craie, au niveau du gravier d’alluvion qui remplit le fond de la vallée, ces eaux, aussi pures à ce moment que celles du bassin voisin, s’épandent dans cette couche perméable et viennent se déverser dans l’Yonne au niveau des basses eaux. Il semblait donc que la qualité des eaux avait pour garantie son origine. En a-t-on compté les microbes ? Je n’ai pas pu le savoir. Mais, par ailleurs, outre l’abondance incontestée, ce projet avait des côtés bien séduisans. Loin d’avoir à lutter contre l’hostilité des habitans de la contrée, on était appelé, désiré, accueilli à bras ouverts. Peut-être même, au lieu d’avoir à leur offrir des indemnités, aurait-on pu, chose surprenante, leur demander une certaine participation. Rassembler ces eaux, en effet, les emmener au loin, c’était drainer la plaine, c’était y faire baisser le plan d’eau, surélevé depuis que la canalisation de l’Yonne en avait remonté le niveau. Des terres fertiles étaient ainsi devenues singulièrement humides ; les assécher, c’était leur rendre leur ancienne valeur. C’était peut-être aussi, qui sait ? faciliter du même coup l’achèvement de l’amélioration de l’Yonne, qui, au grand dommage de la navigation, n’a pas encore le tirant d’eau prescrit par la loi de 1879. C’était, chance rare, avoir tout le monde pour soi !

La proposition du service hydraulique, si elle avait été acceptée au moment où elle s’est produite, aurait eu pour résultat de faire écarter le projet de l’Avre, objet alors de l’engouement de l’Hôtel de Ville. Ce fut, sans doute, son plus grand malheur. On lui fut sévère. On fit observer que la plaine sous laquelle circule l’eau qu’on proposait de recueillir était habitée et cultivée ; d’où possibilité de contamination. L’épaisseur des terrains que l’eau de la surface a à traverser pour atteindre le niveau de la nappe paraît cependant suffisante à en assurer la purification. Ce filtre naturel est il moins épais que celui de Gennevilliers dont l’efficacité est officielle ? Pas de beaucoup. — Mais rien n’y fit. Le projet fut écarté sur cette appréhension. Si on devait un jour l’étudier à nouveau, ne trouverait-on pas, par une modification de tracé, ou autrement, le moyen de calmer des défiances, respectables après tout, en raison du motif qui les inspire ? Il n’en faut pas désespérer. Ce drainage, en vue d’une distribution urbaine, d’une nappe d’eau circulant à travers un terrain naturel de sable et de gravier, ne serait d’ailleurs pas une innovation, que l’expérience devrait consacrer. C’est par un procédé de ce genre que Toulouse est alimenté de temps immémorial. C’est aussi ce qui se fait à Dresde, à Cologne, à Dusseldorf et ailleurs encore. La Hollande n’a sans doute pas une seule source de quelque importance ; toutes ses villes cependant sont pourvues de distributions intérieures. Elle y fait circuler, chez quelques-unes, l’eau de ses fleuves ; chez la plupart, l’eau drainée dans ses dunes. Il ne semble pas qu’il en résulte, pour sa robuste population, un dépérissement quelconque.

Maintenant aurai-je le courage de le dire, au risque de paraître praver l’opinion ? L’eau de Seine est peut-être meilleure que la réputation qu’on lui a faite, et, à défaut d’autre, ne pourrait-on pas tenter de s’abreuver encore au fleuve où se sont abreuvés nos pères ? Oh ! à titre d’appoint seulement ! et pour le cas où la consommation viendrait, comme cela arrive maintenant tous les étés, à dépasser les disponibilités en eau de source. Je ne parle pas, bien entendu, de délivrer jamais au public l’eau puisée actuellement par les machines municipales dans la traversée de Paris. Le service, cependant, ne se fait pas scrupule de nous y condamner tous les ans. Cette eau-là est contaminée, autant qu’eau peut l’être. Ne fût-elle pas dangereuse, qu’elle serait encore répugnante, ce qui suffit à la faire exclure. Mais l’eau prise assez à l’amont, au-delà de Corbeil, peut être même dans la région de Melun ou de Montereau, et convenablement filtrée d’ailleurs, sans être aussi agréable que l’eau de source, sans être aussi fraîche, ni peut-être aussi cristalline, ne serait pas plus malsaine qu’elle. Plus d’une grande ville se contente d’eau de rivière, filtrée, s’entend.

L’ancienne capitale de la Diète germanique, la belle et riche cité de Francfort, à son approvisionnement en eau de source, ajoute en été un fort utile supplément puisé dans le Mein, et soumis, avant d’entrer dans la distribution, à une filtration méthodique et efficace. Berlin ne boit que de l’eau de la Sprée ou du lac Tegel, ayant également subi la filtration. À Varsovie, la filtration encore rend parfaitement potables les eaux limoneuses de la Vistule. Les cinq millions d’habitans de Londres n’ont d’autre eau que celle prise dans la Tamise, en amont de la ville, et que le filtre aussi rend propre à tous les usages, y compris celui de la boisson. L’eau de rivière filtrée est en usage dans nombre de villes américaines, et il ne semble pas que l’état sanitaire des nombreuses populations qui s’abreuvent ainsi ait particulièrement à en souffrir. À Varsovie, l’eau puisée dans la Vistule contient 3,000 microbes. À sa sortie des filtres, il n’y en a plus que 241. C’est tout autant qu’on en trouve aux meilleurs momens dans la Dhuis à Ménilmontant. Et je pourrais, à l’infini, multiplier ces exemples de l’action destructive exercée par le filtrage sur ces inévitables corpuscules.

Mais, quand je parle d’eau de rivière admise dans la consommation, il s’agit, bien entendu, — et je supplie qu’on veuille bien m’en donner acte, — il s’agit d’eau d’abord puisée dans une rivière, en amont des grands centres habités, et non au beau milieu de la pollution, et ensuite soigneusement filtrée.

Ce filtrage, j’en conviens, est une opération délicate, qui doit être préparée et conduite avec beaucoup d’intelligence et des précautions infinies. Elle n’est pas, non plus, sans coûter quelque chose. Elle est d’ailleurs susceptible encore de nombreux perfectionnemens. Il faut qu’à l’imitation de ce qui se passe dans la nature, l’eau, répandue en couche mince à la surface des filtres, y pénètre lentement, comme fait l’eau de pluie dans un terrain moyennement perméable, qu’elle circule à travers des épaisseurs considérables de sable et de gravier. Chaque caillou, chaque grain de sable doit jouer le rôle d’un obstacle s’opposant à la descente verticale de chaque goutte, l’obligeant à changer de direction, à détourner sa route, tantôt à droite, tantôt à gauche, à cheminer longuement et lentement à travers tous les petits interstices de ce sol artificiel. On estime, d’après l’expérience acquise, que pour bien fonctionner, un filtre ne doit pas, en vingt-quatre heures, laisser passer plus de 2,500 litres par mètre carré de superficie. À cette condition, non-seulement l’eau se dépouille de tout ce qu’elle tenait en suspension, limon, corps organiques, larves et autres matières qui altèrent à la fois et sa limpidité et sa pureté ; mais encore, dans ce long circuit, chacune de ces molécules liquides reste en contact prolongé avec l’air : elle dissout de l’oxygène, et l’oxygène, ce principe de vie, est, par excellence, l’agent de destruction des germes pathogènes. Mais que de soins ! quelle vigilance de tous les instans ! Vraiment il y faut, avec de la science, apporter encore beaucoup de dévoûment et l’amour de l’œuvre entreprise. Heureusement, ce sont là vertus coutumières chez nos ingénieurs[3].

Si l’on s’apercevait un jour que c’est là qu’il faut en venir, tout ne serait pas dit encore. Il faudrait, avant tout, refaire l’éducation du public, détruire des préjugés qu’on a peut-être contribué soi-même à faire naître, à entretenir, à exaspérer. Il faudrait surtout se concilier l’opinion des hygiénistes, que leur vogue rend peut-être un peu intransigeans, il faudrait obtenir d’eux cette déclaration qui résume, je crois, ce que continuent à penser ceux qui, sans passions et sans préjugés, restent en communion scientifique avec la vérité. L’eau de source est la meilleure de toutes, mais il est souvent difficile de se la procurer en quantité suffisante. À son défaut, l’eau recueillie dans les drainages de sols perméables convenablement choisis, ou celle puisée dans les parties relativement saines des rivières, peuvent, après filtration, être considérées comme inoffensives pour la santé publique.

Arriver à répandre des notions de ce genre ne sera, certes, pas facile à Paris, étant donné l’état d’esprit de la population. Mais si le Parisien est sujet à ce qu’on appelle aujourd’hui l’emballement, il prend volontiers, le premier moment passé, le temps de la réflexion. On ne doit donc pas désespérer de le voir modifier son opinion et sur les microbes et sur les eaux qu’il peut être appelé à boire. Amener ce revirement ne sera pas en tout cas l’affaire d’un jour, et il serait peut-être bon de ne pas trop attendre pour s’en occuper.

Rappelons-nous, en effet, que Paris n’a pas actuellement assez d’eau potable : que dans quelques mois, à l’arrivée de l’Avre, il aura strictement l’indispensable. Mais il y a lieu de prévoir l’avenir, et un avenir très prochain, dans les éventualités duquel il faut faire figurer, d’un côté, l’accroissement annuel probable de la population parisienne, les 600,000 habitans de la banlieue admis aux mêmes bienfaits que leurs concitoyens intra muros, le développement enfin, volontaire ou imposé, des habitudes hygiéniques chez tout ce monde, et d’autre part, l’incertitude très grande où l’on est de pouvoir dériver encore de nouvelles sources, suffisantes pour ces nouveaux besoins.

Il y a quelque temps, un des hygiénistes les plus perspicaces de notre époque définissait ainsi le double devoir qui incombe aux administrateurs de nos modernes cités : « Deux conditions sont nécessaires pour l’assainissement d’une ville. Elle doit recevoir en quantité suffisante une eau potable, et elle doit écouler sans stagnation possible, et rejeter au loin, avant toute fermentation, les matières impures et les eaux usées de la vie et de l’industrie[4]. »

Et citant ces paroles à ses collègues, un conseiller municipal s’écriait aussitôt : « Messieurs, c’est là tout notre programme. » Oui, c’est là tout le programme. Espérons-le, il n’aura rien de commun avec ces programmes électoraux, dont un député de Paris a, pour l’étonnement des âges futurs et l’enseignement de celui-ci, fait rassembler la curieuse collection. C’est un programme dont on veut, dont on poursuit l’accomplissement.

L’œuvre est considérable. Je viens d’essayer de montrer tout ce qu’en exige encore la première partie. La seconde ne demande pas moins de sagacité, de persévérance et d’argent.

J. Fleury.
  1. Voir, dans la Revue du 15 mai 1873, le Service des eaux à Paris, par M. Maxime Du Camp.
  2. Le promoteur de l’idée du captage des eaux souterraines de la plaine de l’Yonne paraît avoir été Alfred Cahen, alors ingénieur en chef à Chartres, mort trop jeune, il y a peu de temps. La dignité de caractère de cet homme distingué est le plus sûr garant de la sincérité de ses appréciations.
  3. Je ne puis, on le comprendra, passer ici en revue tout ce qui a été essayé pour améliorer la qualité des eaux de rivière. Les procédés sont nombreux : aucun n’a donné jusqu’ici de résultats concluans, et, en particulier, ceux fondés sur des réactions chimiques. Cependant, il se fait en ce moment, à Boulogne-sur-Seine, et sur une grande échelle, à Libourne, des essais d’un procédé qui arrive à une épuration satisfaisante par réaction du fer. Est-ce applicable à de grands volumes d’eau ? Il convient de ne pas se prononcer encore. — Dans un autre ordre d’idées, il faut citer aussi un essai intéressant qui se poursuit à Nantes. Le filtre dont il s’agit consiste en une tour en maçonnerie construite dans le lit même de la Loire. Des matériaux filtrans, sable et gravier, sont accumulés tout autour en talus réguliers. Des barbacanes, ménagées dans la tour, y laissent pénétrer l’eau qui a traversé la masse filtrante. Oq obtient, paraît-il, des résultats satisfaisans. Nous souhaitons qu’ils s’affirment par une expérience plus prolongée, tout en craignant qu’un semblable filtre soit difficilement applicable en grand.
  4. Docteur Proust, Rapport au conseil général d’hygiène.