Éditions de la « Mode nationale » (p. 107-115).

CHAPITRE XII

L’observateur le plus sceptique, s’il lui avait été donné, quelques jours après, d’examiner l’état psychologique de la famille Bergemont, eût été obligé de reconnaître que toutes choses était rentrées dans l’ordre. Il ne restait pas trace dans les esprits de la profonde perturbation causée par les raids nocturnes de l’Aviateur inconnu. Tout au plus, quand les événements des dernières semaines venaient sur le tapis, évoquait-on en se raillant soi-même les transes qu’ils avaient provoquées. Jean-Louis Vernal, considéré désormais comme enfant de la maison, rendait visite à Elvire plusieurs fois par jour et, à chaque entrevue, trouvait la jeune fille aussi rieuse et confiante qu’au temps où l’avion fantastique était encore ignoré. Les causeries des deux fiancés n’avaient plus ce tour empesé, contraint, de naguère, mais tout l’abandon et toute l’aisance qui conviennent à un jeune couple près d’être consacré par M. le Maire et M. le Curé. Flossie, aussi heureuse de leur satisfaction que si elle-même avait travaillé pour son compte, se félicitait de sa clairvoyance… Et quant aux frères Bergemont, l’aîné passait son temps à citer les passages les moins scabreux de Daphnis et Chloé, ou bien évoquait les ombres des amoureux célèbres ; Dante et Béatrix, Pétrarque et Laure, Renaud et Armide, pas toujours à propos, il faut en convenir.

Le seul à la villa Cypris qui persistât à montrer quelque réserve dans les manifestations de son contentement, c’était Bergemont cadet. Non pas que son entêtement n’eût été vaincu par le vivant témoignage fourni par sa belle-sœur, mais cet homme singulier gardait néanmoins dans le tréfonds de l’esprit, une espèce de doute, pour ne pas dire de crainte. Malgré l’évidence, il n’arrivait pas à se persuader que Jean-Louis, l’artiste peintre, si épris de son art, et qui, un soir, à ce sujet, lui avait si bien rivé son clou, eût trouvé assez de facultés morales et physiques pour se transformer si rapidement en aviateur. Non ! cela, Félix Bergemont ne pouvait se résoudre à le croire ! Ce rêveur qu’était Jean-Louis Vernal à ses yeux, cet idéaliste et ce méditatif, habitué à la palette, ne rêvant que de succès artistiques, lui paraissait être à cent lieues des chevaucheurs de nuages.

Toutefois, il se gardait de laisser voir l’incertitude dont il était habité, car il se rendait compte qu’on eût fort mal reçu l’expression de son doute. Il se taisait donc, affichait toute la bonne humeur dont il était capable, mais lors qu’il était seul, il se répétait inlassablement : « Je suis joué ! On s’est entendu pour me faire tomber dans un piège, Jean-Louis avait certainement un complice ! »

Au début, il avait bien essayé, nous l’avons vu, d’intéresser son frère à son tourment secret, mais Tristan, confident de Vernal dès la première heure, n’avait pas manqué de lui faire de violents reproches sur son incrédulité.

— Comment, tu refuses d’accorder à ce garçon, lui disait-il, la noblesse de caractère, le courage personnel dont justement tu réclamais des preuves ! Mais, mon pauvre ami, je t’assure que tu es atteint du délire de la persécution ! Tu surpasses saint Thomas, car lui, au moins, a cessé de nier lorsqu’il eut touché les plaies du Sauveur ! Toi, tu as vu ton aviateur et tu lui cherches encore des chicanes !

— Il ne s’agit pas de saint Thomas, ripostait Bergemont cadet. Tu m’ennuies avec tes comparaisons évangéliques… D’abord, je n’ai rien vu du tout ! Ou plutôt j’ai vu l’avion dans la nuit, et Vernal en plein jour ! Es-tu capable de me démontrer que les deux ne font qu’un ?

— Mais, puisque je te répète que c’est moi qui ai lancé Jean-Louis sur cette piste, et que s’il est devenu aviateur, c’est à la suite de notre conversation.

— Je sais, je sais… N’empêche qu’il a très bien pu s’assurer le concours d’un camarade… Voyons, tu n’es pas en mesure de m’affirmer, ni toi ni personne, que Jean-Louis Vernal, tandis que l’avion tournait au-dessus de nous, était bien dans la carlingue de cet avion et non pas dans son lit !

— Mais, du moment que Flossie l’a vu à Buchy en grande tenue de vol…

— Mise en scène ! Stratagème ! Faux semblant !

Et la discussion se terminait toujours de la même façon : Tristan plantait là Félix et s’éloignait en grommelant :

— Tu m’assommes ! Tu es pire que la Pauline de Corneille ! Tu vois, tu sais ! Tu refuses de croire et d’être désabusé !

Nonobstant ces dispositions aigres-douces de la part du père d’Elvire, la date du mariage avait été fixée et, bon gré mal gré, il fallait bien que Bergemont cadet s’acheminât vers le grand jour. Il fallait bien aussi qu’il fît bonne mine au fiancé de sa fille et, ma foi, on doit convenir que, sous ce rapport, on ne pouvait rien lui reprocher. Il échangeait avec Jean-Louis Vernal des propos plaisants et même, prenait à la conversation l’intérêt le plus vif, pour peu que Jean-Louis contât ses impressions de vol. L’intérêt le plus vif, nous le répétons, cependant un observateur attentif eût discerné quelque chose de singulièrement goguenard dans l’attention qu’il portait aux récits du jeune homme. Ce dernier, au surplus, ne cherchait nullement à tirer vanité de son apprentissage, se bornant à relater avec humour les vicissitudes qu’il lui avait fallu traverser. Mais, tandis qu’il parlait, les approbations de Félix Bergemont avaient un je ne sais quoi de railleur, dont personne ne s’apercevait, hormis peut-être cette fine mouche de Flossie.

Par exemple, il arrivait que Vernal s’exprimât en ces termes :

— Les plus grandes difficultés, à mon avis, consistent dans les différences de visibilité la nuit. Au cours de la même soirée, l’œil rencontre des masses ténébreuses variables. Cela tient à la qualité du sol et aussi au courant qui accumule les nuées, puis les disperse.

— Oui, oui, je vois ça, faisait alors Bergemont cadet ; en somme, l’aviateur parfait devrait avoir des yeux de rechange.

— Comme Argus, ponctua naturellement Bergemont aîné.

Jean-Louis reprit :

— Sans aller jusque-là, je vous assure que l’œil humain a fort à faire pour sonder les profondeurs en vol de nuit, et même en vol de jour.

— Seulement, voilà, fit Bergemont cadet, vous teniez, vous, à voler de nuit, à montrer que vous n’aviez peur de rien pour vaincre mes résistances ! Ah ! vous êtes un héros !

— N’exagérons rien ! protesta le peintre.

— Si, si, je maintiens, que vous êtes un type extraordinaire !… J’ai idée que vous ne reculez devant rien, mon ami.

L’ambiguïté de phrases pareilles, accompagnées de sourires bienveillants, n’échappait point à Flossie. Bien qu’elle se déclarât incapable, dans son for intérieur, d’apporter à son beau-frère des éléments de conviction plus définitifs que ceux qu’elle avait déjà fournis, elle se disait : « Il n’a pas l’air de prendre Vernal au sérieux ! Je me demande ce qu’il lui faut ! Cela tourne, ma parole, au délire de la persécution ! » Aussi, lorsque Tristan Bergemont lui eut fait part de l’état d’esprit de Félix, relativement à la sincérité de Jean-Louis, finit-elle par déclarer :

— Pour le coup, je considère Félix comme un malade et je renonce à dissiper ses stupides soupçons. Laissons-le ruminer sa méfiance, l’essentiel, après tout, c’est que Jean-Louis épouse Elvire le plus tôt possible.

Elle avait raison de parler de la sorte, car le spectacle offert par la tendresse des jeunes gens incitait aux meilleures espérances.

Depuis que nulle servitude ne pesait sur Elvire et son fiancé, leur mutuel amour s’était accentué comme ces fleurs, captives d’un lien trop serré, s’épanouissent aussitôt qu’on les en délivre. Plus de causeries furtives, à l’abri des troènes du jardin, plus de gymnastique hasardeuse pour dérober un pauvre petit baiser… à présent, une indépendance presque absolue laissait les jeunes gens l’un à l’autre ; indépendance dont ils n’abusaient pas, encore qu’ils en usassent largement. Si bien qu’à force de contempler leurs tendres regards, leurs mains unies, à force de surprendre, sans l’avoir prémédité, leurs apartés, toujours à l’abri des troènes, mais à l’intérieur du jardin, ce qui indiquait un grand progrès, puisque la grille était franchie, Flossie, jeune femme à la fleur de l’âge, n’était pas sans éprouver une troublante irritation.

Ajoutons que le capitaine Henri de Jarcé s’était empressé de reparaître à Pourville sous le prétexte de savoir ce qu’il advenait des projets d’amour de son pupille. Renseigné, il avait présenté à Elvire ses compliments, il avait déjeuné à la villa, et, il faut bien le dire, la jolie Anglaise n’était pas sans apprécier l’élégante courtoisie et l’agréable prestance du chef d’escadrille.

Existait-il, dans l’esprit de Flossie, une relation entre la vue permanente des amoureux et les égards du capitaine ? Bien fin qui eût pu le dire, mais, en tout cas, la jeune femme se sentait envahie d’une émotion qu’elle n’avait jamais connue.

Au surplus, rien ne permettait de supposer que M. de Jarcé éprouvât, pour Flossie, un autre sentiment que celui de la simple camaraderie. La tante d’Elvire, entraînée de longue date, aux finesses du flirt tel qu’il est pratiqué outre-Manche, savait parfaitement que l’empressement, l’amabilité persistante ne signifient pas grand’chose, excepté le plaisir de la fréquentation. Elle se trouvait donc dans un état d’esprit fort singulier, puis qu’elle se déclarait incapable, si profondément qu’elle s’interrogeât, de déterminer si le capitaine avait pour elle une prédilection marquée, ou bien s’il agissait envers elle comme il l’aurait fait vis-à-vis de toute autre femme séduisante.

Elle finit par s’ouvrir de ses réflexions à Elvire, un matin. Elle lui demanda, d’un ton enjoué à dessein, presque distraits :

— Que te semble de l’attitude à mon égard de M. de Jarcé ? Je le trouve assez assidu, ne crois-tu pas ?

— C’est indéniable, répondit la jeune fille, il ne cherche pas à dissimuler que ta compagnie lui plaît !

— Et qu’est-ce que tu en conclus ?

Elvire la regarda d’un air surpris :

— Mais… je ne sais ! C’est plutôt à toi, Flossie, d’en tirer une conclusion !

— Évidemment… Mais, comprends-moi, darling, je ne suis pas du tout accoutumée aux galanteries des Français, en sorte que ma perplexité est grande. Si M. de Jarcé était mon compatriote, je lirais en lui comme dans un livre et je ferais sans difficulté la part du simple agrément et celle de la recherche sincère. Tandis que la manière française me laisse perplexe… En vérité je ne sais ce que je dois croire !

Ce curieux embarras parut amuser considérablement Mlle Bergemont.

— Voilà qui est inattendu, fit-elle… voyons, tu as bien remarqué le choix de ses paroles et le son de sa voix ?

— Oui, sans doute !

— Est-il ému en te parlant… se montre-t-il inquiet, troublé ?

— Non… Tu sais, il est très maître de lui… et plutôt gai que sérieux !

— Du moins, te dit-il des mots aimables ?

— À profusion !

— Fait-il allusion à une intimité plus accentuée que celle de l’amitié toute simple ?

— Oui, autant qu’il m’est permis d’en juger… Mais ça, Elvire, c’est du flirt !

— Soit… les phrases tendres, cependant…

— C’est du flirt !

— Les regards éloquents…

— Toujours du flirt !

— Ah ! tu me désorientes, Flossie ! Ton expérience du flirt, autrement dit de la stérile coquetterie mondaine, est devenue en toi si absolue qu’elle t’empêche de voir l’amour authentique. Habituée au masque, tu te détournes du visage en te disant : Je ne le connais pas !

La jolie Anglaise parut frappée de la comparaison qui renfermait un jugement si sévère. Elle rêva un moment, puis, d’une voix altérée :

— C’est vrai, prononça-t-elle, je constate aujourd’hui l’erreur d’éducation qui consiste, pour les femmes, à écouter trop complaisamment les hommages, à y répondre sur le même ton badin, si bien, qu’à force de tourner autour de l’amour, nous finissons, nous autres flirteuses, par en connaître — ou croire en connaître toutes les faces. Nous sommes pareilles à des oisives qui tromperaient l’ennui en étudiant de beaux livres de botanique, tout pleins d’images de fleurs superbes et qui, le jour où elles sont mises en présence des fleurs vivantes, ont peine à les reconnaître. Comment faire, darling, pour chasser de mon esprit le faux rayonnement de l’erreur, pour avoir la vraie lumière ? Comment distinguer l’amour du plaisir ?

— À mon tour de te répondre : « Patience ! » dit Elvire. Si Henri de Jarcé est épris de toi, il saura t’inspirer confiance ! Mais, d’abord, toi-même, as-tu pour lui de l’inclination ?

— Il est charmant !

— C’est une réponse de flirteuse et non d’amoureuse, Flossie !

— Ah ! ne me replonge pas dans mon dédale, s’exclama miss Standill. Je fais tout ce que je peux pour m’en évader et tu veux que j’y retourne !

Elvire eut alors cette réflexion savoureuse :

— Quelle situation extraordinaire ! Voici la nièce qui entreprend d’instruire sa tante des choses de l’amour ! C’est le monde renversé !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une huitaine de jours s’écoula sans amener parmi les hôtes de la villa Cypris aucun changement digne d’être enregistré. À coup sûr, la vie n’y était point monotone, tout au moins pour ceux qui se préparaient à accomplir l’acte le plus sacré qui soit, en d’autres termes pour Elvire et Jean-Louis. Aux yeux de ceux-ci, évidemment, chaque journée apportait une féerie plus radieuse, chaque instant était riche de charme et d’émotion. Mais le commun des mortels, représenté en l’occurrence par Tristan et Félix Bergemont, et même par Flossie, assistaient au défilé des menus événements quotidiens sans leur trouver de particulier intérêt. Et c’est ainsi, dans le grand calme recouvré, qu’un fait éclata comme une bombe.

Elvire avait eu l’idée charmante, pour marquer d’une façon tout intime ses fiançailles, qui n’étaient pas encore officielles, de réunir les meilleurs amis de sa famille, ses camarades de pension, tous ceux qu’elle avait toujours connus à Pourville, soit qu’ils y fussent installés à demeure fixe, soit qu’ils y revinssent chaque été. Soirée sans prétention d’ailleurs et qui n’était que le prélude aux fiançailles publiques. Quinze ou dix-huit personnes seulement avaient été conviées, dont plusieurs jeunes filles et jeunes hommes qui s’étaient empressés d’organiser au son du gramophone un petit dancing.

Ah ! il est bien difficile de déterminer, quand on se met à danser, où cela finira. De fox-trot en charleston, on passa le cap de minuit sans même s’en rendre compte ; le départ de quelques « couche-tôt » n’eut aucune influence sur l’entrain général et, comme les deux Bergemont jouaient au bridge avec fureur, la soirée se prolongea le plus agréablement du monde. Il était tout près de trois heures du matin lorsque enfin le gros de la troupe manifesta le désir catégorique de se retirer.

Et, selon l’usage, avant de se quitter, on se mit à échanger dans l’antichambre et jusque dans le jardin, force congratulations et remerciements. C’est au milieu de ce brouhaha qu’un bruit bien connu accourut du fond de l’horizon, emplit le ciel et força les bavards à faire silence et à lever la tête : un avion, avec le même bourdonnement que naguère, passait à la même heure au-dessus de la villa.

Les gens qui se trouvaient là étaient, répétons-le, des intimes. Ils n’ignoraient donc rien de la romanesque aventure provoquée par Jean-Louis Vernal, lequel, il faut en convenir, recueillait l’admiration unanime. Il va de soi que tous les regards convergèrent sur lui au moment où l’aéroplane survola le jardin ; Elvire, toute rose d’émotion, se rapprocha de son fiancé et lui dit :

— Vous pouvez vous imaginer, Jean-Louis, grâce à cet avion, notre état d’esprit à tous quand vous surgissiez dans le ciel pour lancer vos troublants messages.

— Au fait, remarqua Bergemont cadet, c’est la première fois, depuis la dernière visite de Jean-Louis, que nous entendons un avion à pareille heure.

Quelqu’un, le nez en l’air, prononça :

— Il pique droit sur l’Angleterre… Écoutez, le bruit décroît rapidement.

Ces mots étaient à peine prononcés que la rumeur de l’hélice redevenait assourdissante. L’avion, invisible dans la nuit assez brumeuse, revenait certainement vers la terre. Félix Bergemont, étonné, s’écria :

— Mais, c’est tout à fait le manège de l’ancien avion, de celui qui nous a tant préoccupés !

— C’est vrai ! approuva Vernal ; j’accomplissais toujours la même boucle, de manière à tourner autour de la maison.

— Eh bien ! répliqua son futur beau-père, vous avez des imitateurs, mon cher Jean-Louis ! C’est à croire que celui-ci veut voler sur vos brisées !

Déjà le tumulte aérien s’éteignait. Après quelques paroles insignifiantes, nul n’y prêta attention, excepté cependant Bergemont cadet qui, en se frottant les mains, et en ricanant comme Méphisto en personne, glissa dans l’oreille de Tristan ces mots acidulés :

— C’est bien drôle ! Le pilote Vernal a beau être auprès de nous en chair et en os, ça n’empêche pas l’Aviateur inconnu de revenir ! Il faut croire que son avion marche tout seul !… C’est bien drôle !