Éditions de la « Mode nationale » (p. 51-60).

CHAPITRE VI

Lorsque Elvire, dans son désarroi, eut résolu d’en appeler à sa petite tante Flossie et de lui demander de venir à Pourville plus tôt que les années précédentes, elle n’hésita pas à exécuter son dessein tout de suite, elle lui écrivit une longue lettre bien détaillée, lui relatant par le menu ce qui s’était passé. La lettre expédiée, elle se sentit moins désemparée, elle recouvra le calme, mais néan­moins attendit la réponse avec impatience. Elle était lasse de se trouver isolée, pour ainsi dire, en face de son père, son oncle et Jean-Louis, le premier, constamment épris de sa marotte, le deuxième, observateur narquois, le troisième, enfin, dépourvu de l’énergie qu’elle eût sou­haitée. C’était là le principal sujet de la préoccupation d’Elvire : elle s’étonnait que le peintre se montrât aussi nonchalant devant le risque sérieux auquel se trouvait exposé son amour. Comment se faisait-il que Jean-Louis Vernal ne fût pas inquiet davantage quand un adversaire aussi acharné que l’Aviateur inconnu entreprenait subite­ment de lui disputer la femme qu’il aimait ? Certes, Elvire, un soir, lui avait donné tous les apaisements désirables sur la force de ses propres sentiments… Mais quelle amante, même après avoir dit : Je n’aimerai jamais que toi ! n’escompte pas, malgré tout, la jalousie de l’homme préféré ? Bien qu’Elvire eût rassuré Jean-Louis, elle n’admettait pas qu’il n’eût pas l’ombre, d’une crainte ni qu’il acceptât avec tant de philosophie l’intrusion du rival aérien. « Il me semble qu’à sa place, son­geait Mlle Bergemont, je ne me tiendrais pas, comme lui, sur une prudente réserve ! Je remuerais ciel et terre pour découvrir l’auteur de ces déclarations impertinentes et je le sommerais d’y mettre fin sous peine d’une sévère cor­rection. Tandis que Jean-Louis se contente de partager mon indignation, et encore sans beaucoup de chaleur, mais, pour ce qui est d’agir, il se garde bien de me le proposer. Pourtant, si papa est vraiment l’instigateur de ces visites nocturnes, Jean-Louis a tout avantage à le convaincre de mauvais procédés à son égard. C’est son rôle plutôt que le mien, puisqu’il s’agit de vaincre les résistances paternelles ! Je suis déçue de constater sa nonchalance… On jurerait qu’il est étranger à la situation !

La pauvre Elvire se débattait ainsi dans ses perplexi­tés quand l’Aviateur inconnu se remit à donner des marques de son insupportable constance. Coup sur coup, dans la huitaine qui suivit, le fatal ronflement de moteur troubla le repos des Pourvillais, trois messages furent lancés qui, l’un après l’autre, parvinrent directement à Mlle Bergemont. L’un, découvert sur la terrasse du Casino, consistait en une forte enveloppe de toile lestée d’un simple galet ramassé au bord de la mer, enveloppe conte­nant une carte de visite au nom de l’Aviateur inconnu « avec l’expression de son respectueux attachement ». L’autre avait chu dans la rue, devant la mairie ; c’était un portefeuille de cuir solide dans lequel se trouvait une photo de lieutenant aviateur en grande tenue, mais dont le visage était remplacé par un ovale entièrement blanc. Quant au troisième message, une botte de pensées multicolores liée à un poids de balance, il avait causé une véritable panique chez l’excellente vieille Mme Le Hochepie, respectable rentière, car le bouquet et son poids de cuivre étaient tombés sur une serre, avaient crevé le châssis vitré avec un tel fracas que la bonne dame, réveillée en sursaut, avait cru son dernier jour arrivé. Bien entendu, au dos de la photo et autour du bouquet se retrouvait la même écriture impersonnelle avec des compliments insidieux.

On conçoit que ce jeu finit par avoir à Pourville une répercussion énorme. Il n’y était plus question que de Mlle Bergemont et de son adorateur mystérieux. Les amis de Bergemont cadet ne se privaient pas de l’inter­viewer, de le harceler, à tel point qu’il dut s’interdire d’aller faire sa partie de billard au café, ainsi qu’il en avait l’habitude. Plus distant, moins accessible aux interroga­toires, Bergemont aîné, qui n’était pas toujours commode, se borna à rechercher, pour ses promenades quotidiennes, les endroits peu fréquentés… Mais Elvire, obligée, en sa qualité de maîtresse de maison, de voir quantité de gens, à commencer par les fournisseurs, en était à appréhender de franchir la grille de la villa, surprenant dans les regards de chacun et sous les moindres paroles, une joyeuse moquerie prête à fuser en éclats de rire.

Il est facile de se représenter l’état d’énervement dans lequel cette atmosphère déprimante précipitait la jeune fille. Un jour, à déjeuner, elle n’y tint plus et, mue tout ensemble par l’espèce de sourde rancune qu’elle ressentait à tort ou à raison envers son père, et par son irritation permanente, elle s’écria :

— Enfin voyons, il est impossible que cette tyrannie continue, que nous la subissions d’une façon aussi débonnaire.

— Eh ! que veux-tu que nous fassions ? émit l’oncle Tristan.

— Ah ! je ne sais… ce n’est pas à moi de trouver des stratagèmes, des mesures de protection… c’est à vous, par contre, de me mettre à l’abri d’une déconsidération dont je souffre au dernier point ! Je vous assure, cela devient intenable… je suis la fable du pays, et c’est tout juste si l’on ne me chansonne pas au Casino. Dois-je vous l’avouer, je trouve que vous êtes bien calmes en présence d’un tel préjudice.

Cette apostrophe parut toucher M. Félix Bergemont. Il se dressa et dit à la jeune fille :

— D’abord, mon enfant, je ne vois pas ce qui peut te mettre dans un état pareil ! Les faits ne valent que par l’apparence qu’on leur donne et la façon dont on les décrit. Tu viens de nous faire un tableau très sombre, mais qui, selon moi, ne correspond pas à l’exacte vérité.

— Pas possible ! lança Elvire d’une voix stridente qui annonçait la fureur. Et qu’est-ce donc qui correspond à la vérité ?

— Ma foi ! je ne vois pas pour ma part, déclara Bergemont cadet, que cette série de missives ait le caractère accablant que tu leur prêtes, ma fille, j’accorde que cette manière de faire la cour est tout à fait en dehors des rites habituels, mais en vaut-elle moins pour cela ? Que tu sois poursuivie, traquée même, je le reconnais… seulement, cette âpreté n’implique pas que l’aviateur inconnu…

Elvire employait toute son énergie à se contenir ; la bonhomie avec laquelle s’exprimait son père sur un sujet qui lui tenait tant à cœur, la jeta hors des gonds.

— Laisse-moi te dire, papa, s’exclama-t-elle, que tu prends par trop à la légère un événement funeste à mon honneur ! j’en suis à m’interroger pour savoir…

Elle se mordit les lèvres, reculant devant la grave parole qu’elle allait prononcer. L’oncle Tristan, surpris, hasarda :

— Tu te demandes… va, mon enfant, achève ! La jeune fille se tournait vers lui pour n’être pas contrainte de regarder son père en face et elle articula :

— Je me demande, en vérité, si papa n’a pas un intérêt quelconque à tolérer que des individus mettent ma répu­tation en lambeaux ! Chaque fois que j’ai eu à porter un jugement sur « l’Aviateur inconnu », comme il lui plaît de se baptiser, j’ai constaté que si, vous, mon oncle, vous réprouviez avec moi ses agissements, papa, au contraire, s’ingéniait à les justifier. Il est tout de même bien douloureux de compter des antagonistes dans sa propre famille.

Bergemont cadet avait écouté avec stupeur la diatribe de sa fille. Les premiers mots ne l’avaient pas atteint, car il était à cent lieues d’une accusation aussi lourde. Mais, à mesure qu’Elvire parlait, le digne homme mesurait la vio­lence de l’attaque. Tout pâle, il fit un pas en avant, interrompit du geste les phrases véhémentes.

— Je te défends, proféra-t-il, je te défends, tu m’entends, de faire des suppositions dégradantes pour ma dignité paternelle ! Malheureuse ! tu oses me jeter à la figure que je souscris à l’équipée de cet aviateur, que j’y mets une complaisance équivoque ! Mais, va jusqu’au bout ! Dis tout de suite que cet aviateur n’est qu’une marionnette dont je tiens le fil !

Elvire ne répondit pas ; toutefois, son silence et son regard eurent quelque chose de si révélateur que Félix Bergemont, au comble de l’émotion, poursuivit :

— Mais elle le croit, Dieu me pardonne ! Tu le crois, fille dénaturée ! Je suis certain que, dans le fond de ta pen­sée, tu me charges de toutes les responsabilités en me reprochant d’avoir stipendié un pilote pour te donner des sérénades !

Et comme Elvire ne protestait pas, ne se dérobait pas, mais, au contraire, gardait son regard assuré et son atti­tude impérieuse, l’oncle Tristan, témoin de la diatribe, sentit que son devoir était d’intervenir avec vigueur.

— Ma chère petite, prononça-t-il, ton agacement est parfaitement légitime… crois bien que ce n’est pas moi qui t’en blâmerai. Permets-moi donc de porter au compte de ta mauvaise humeur les paroles que tu viens d’arti­culer, car elles ne résistent pas au contrôle du bon sens !

— Libre à vous de penser ainsi, mon oncle, dit Elvire, libre à moi de juger comme je l’entends.

— Elle est folle ! cria son père.

— Oui, folle ! riposta la jeune fille, folle d’avoir compté sur vous pour me libérer.

— Allons, allons ! reprit Bergemont aîné. On n’a pas idée de se chamailler à propos d’une chose aussi burlesque ! Félix, rends-toi compte que ta fille est exaspérée… et toi, mon enfant, je t’en conjure, cesse de voir en ton père un complice de l’aviateur inconnu ! C’est d’une invraisem­blance criante, ça ne tient pas debout !

Mais Elvire tenait bon ; elle était non moins têtue que son père, nous le savons ; comme lui, elle obéissait docile­ment à l’idée fixe. Et Félix Bergemont, averti par la voix de la nature, discerna que le soupçon était ancré dans l’âme de sa fille… Il n’y tint plus : assénant sur la table un coup de poing retentissant, il dit avec un surcroît d’emportement :

— Bon ! bon ! c’est bien ! tu prétends que je me désinté­resse du dommage qu’on t’inflige, tu ne crains même pas d’avancer que ton persécuteur est dirigé par moi… je saurai te prouver que si je persiste à souhaiter pour gendre un aviateur, je ne suis ni assez sot ni assez misérable pour provoquer sa recherche ! Plus un mot sur ce sujet… je vais travailler à ma revanche et à ta confusion !

Il est aisé à comprendre que cette algarade eut pour immédiate conséquence de faire régner, à la villa Cypris, une gêne sensible entre ceux qui y résidaient. Une fois de plus, les lois de l’hérédité avaient triomphé des raisons de sentiment ; l’identité de caractère chez le père et la fille s’avérait plus impérieuse que leur mutuelle affection, tant il est vrai que, trop souvent, c’est la tête qui gouverne le cœur.

Félix Bergemont, extrêmement froissé des allusions d’Elvire, blessé dans son amour-propre, ne savait à quoi attribuer une colère aussi imprévue. Sa fille, naguère toute pondération, experte à effacer les impressions mauvaises, sa fille, arbitre de la paix familiale, venait de se méta­morphoser en accusatrice pleine de rigueur ! Où était-il le temps des sereines médiations, lorsque quelque mésintel­ligence divisait les deux frères ? Aujourd’hui, Elvire, aban­donnant la branche d’olivier, se hérissait en fagot d’épines… Plus de sourires indulgents, plus de paroles conciliantes, mais des mots cinglants et des regards furibonds… Le malheureux Félix, peu habitué à ces rigueurs, maudissait la versatilité féminine dont il éprouvait les injustes cruautés.

Est-ce à dire qu’il regrettait de s’être engagé dans un mauvais chemin en prônant l’aviation et les aviateurs ? Non pas, son entêtement ne faiblissait point, car il se savait innocent des poursuites dirigées contre la jeune fille. Était-ce une raison, parce qu’il avait exprimé le désir, très naturel selon lui, d’avoir un gendre aviateur, pour qu’on le rendît responsable de ce qui se passait actuelle­ment ? Pur hasard, il ne cessait de se le répéter, si l’insis­tance de l’aviateur inconnu s’était manifestée juste à la suite de la demande en mariage formulée par Jean-Louis Vernal. Ne voit-on pas à chaque instant des coïncidences analogues ? Elvire était d’une iniquité scandaleuse, voilà la vérité ; elle cédait probablement à un état nerveux com­préhensible jusqu’à un certain point, mais qui, pourtant, n’excusait pas la véhémence de son langage.

— N’est-ce pas que j’ai raison ? demanda-t-il à Tristan, peu après la querelle, n’est-ce pas que cette petite a passé les bornes ?

Il n’avait pas hésité à confier ses doléances à son frère, bien qu’il lui déniât d’ordinaire toute valeur de jugement. Mais, rebuté par sa fille, il n’avait plus que la ressource de s’accrocher à lui.

— Je ne peux disconvenir, dit Bergemont aîné, qu’Elvire ait exagéré ses griefs. Ceci posé, tu aurais mauvaise grâce à ne pas te reconnaître fautif dans une certaine mesure.

— Moi ?

— Hé oui, toi ! C’est toi qui as attaché le grelot, c’est toi qui as mis sur le tapis les mérites de ces hommes volants dans lesquels tu persistes à voir des demi-dieux. Si tu n’avais pas si carrément pris parti pour eux, nous n’en serions pas à subir tous ces désagréments !

— Mais, bon sang, ce n’est pas ma faute ! Il n’y a aucun rapport entre ce que j’ai pu dire et ce qui est arrivé !

— Allons donc ! Tes propos, mon cher, n’ont pas été perdus, quelqu’un les a interceptés, sois-en sûr, s’en est emparé pour son compte ! Ne t’en déplaise, il existe un rapport étroit entre tes paroles de l’autre soir et les faits présents. Donc, ta fille est dans le vrai en t’adressant des reproches… Par malheur, elle a exagéré, mais, au fond, elle n’a pas tort.

— Ah ! ça m’aurait bien étonné de ne pas avoir tort, bougonna Bergemont cadet, avec toi, je suis toujours bon à pendre, c’est réglé comme du papier de musique ! Enfin, ta conclusion ?

— Ma conclusion, c’est que nous avons donné prise à la malignité publique, chose toujours ennuyeuse, et qu’il nous faut retenir la leçon. J’aime à croire que les aviateurs ne t’ont pas assez réussi pour que tu persévères dans ta résolution de les faire entrer dans la famille ?

Le père d’Elvire ne répondit pas, hormis par un haussement d’épaules. Tristan le connaissait trop bien pour essayer de le convaincre et, comme c’était l’heure de sa promenade, il prit son chapeau et sa canne et s’en fut.

Sans doute ses pas le conduisirent-ils à la rencontre de Jean-Louis Vernal, car on put les voir, peu après, cheminant de compagnie sur la plage, du côté le plus désert. Ils avaient l’air de discuter avec animation sur un sujet passionnant. L’oncle Tristan, avec force gesticulations, paraissait acharné à démontrer au peintre une nécessité évidente, à quoi Vernal opposait toutes sortes d’objec­tions… Apparemment, c’était une controverse artistique, qui les mettait ainsi aux prises.

En tous cas, un ralentissement se produisit dans les exhibitions de l’Aviateur inconnu. Une semaine entière s’écoula sans que Pourville entendît, aux approches du petit jour, le ronflement précurseur du message aérien. Mais, par la raison que Pourville n’est pas très éloigné du camp de Buchy et se trouve, en outre, sur une trajectoire d’aéronautique, de temps en temps, un avion traversait son ciel, attirait aussitôt les curieux aux fenêtres et faisant lever le nez des passants. Désormais tout monoplan ou biplan évoluant au-dessus de la petite station balnéaire ne pouvait, dans l’imagination des Pourvillais, que s’intéresser à Mlle Bergemont… Puis, plusieurs expériences n’ayant été suivies d’aucun envoi au nom de cette dernière, l’émotion des gens se calma et l’on n’y fit plus la moindre attention. C’est à ce moment que Flossie, la petite tante d’Elvire, annonça aux Bergemont son arrivée dans les quarante-huit heures.

— Tiens ! exclama Félix, en lisant la lettre, d’où vient que ma belle-sœur débarque ici à fin juillet au lieu de fin septembre ?

— C’est moi qui l’en ai priée, répliqua Elvire, je m’ennuie, je suis excédée… J’ai besoin de son entrain et de sa gaîté, sinon je tomberai dans la neurasthénie !

Quoiqu’un peu de contrainte flottât encore dans les entretiens de Bergemont cadet avec sa fille, ils ne se boudaient pas positivement… Mais leur arrière-pensée demeurait nuageuse.

— Ma foi, j’en suis très content, déclara Félix, je la vois toujours avec joie, cette amusante Flossie que ta pauvre mère chérissait tant ! D’abord, c’est une jolie personne, ce qui ne gâte rien !

Fixant sur sa fille un regard complexe, il reprit, après un silence :

— Ne te fais pas trop de mauvais sang, au surplus ! J’ai lieu de penser que, prochainement, celui qui s’est permis de t’importuner s’apercevra de sa méprise !

— Ah ! vraiment ! fit Bergemont aîné. Et peut-on savoir ?…

— Du tout, on ne peut rien savoir, interrompit Ber­gemont cadet, hormis ceci que la sanction et ma justifi­cation personnelle ne feront qu’un ! Sur ce, inutile de m’en demander davantage !

Tristan articula froidement :

— J’espère que tu n’as pas renouvelé la bêtise de l’ours qui, pour chasser une mouche sur la joue de son maître, se servit d’un pavé !

— Dieu ! que cet individu est détestable ! s’écria Ber­gemont cadet, il ne cessé d’assimiler mes actions à des balourdises ! Dernièrement il s’agissait d’une tortue lancée sur mon crâne et maintenant voilà un pavé sur la figure d’autrui !… Mais, sacré nom d’un chien, fiche-moi donc la paix !

Bergemont aîné, toujours flegmatique, affirma :

— Ne te fâche pas, Félix ! Si je te dis ça, c’est pour te rendre service !

— Oui ? oh bien, tu m’assommes ! Oui, parfaitement, c’est toi, l’ours au pavé, pour me servir de ta sotte comparaison !

— Pas si sotte ! De la mouche à l’avion, il n’y a pas si loin !

C’est dans cette ambiance de pathétique et de bouf­fonnerie mêlés que la belle-sœur de Bergemont cadet, Flossie, arriva par le bateau venant de Newhaven. Il est impossible d’entreprendre de décrire ce nouveau person­nage sans évoquer instantanément la poupée britannique avec toutes ses grâces alertes, son humour et aussi sa beauté. Flossie, c’était le type accompli — et ce terme doit être pris dans son acception la plus rigoureuse — de la ravissante Anglaise keepsake, savoir : cheveux dorés et flous, grands yeux bleus, teint de nacre et, brochant sur le tout, cet inimitable air d’innocence qui, bien souvent, dissimule de secrètes roueries. Mais, en ce qui concernait Flossie, on devait s’abstenir de porter un tel jugement par la raison que la petite tante d’Elvire n’avait pas la moindre astuce. Elle était rieuse, elle était même espiègle sans abandonner pour cela l’exacte notion des contingences, mais son âme avait la pureté d’un cristal. À peine avait-elle vingt-huit ans ; elle était donc la sœur lointaine de la mère d’Elvire et dix années tout juste la séparaient de sa nièce. Autant dire deux camarades, qui n’avaient point de secrets l’une pour l’autre et se comprenaient admira­blement, bien que l’une fût par excellence une fille de France, avec le respect des traditions que le mot implique, et l’autre aussi indépendante que peut l’être l’Anglaise pur sang.

Bref, l’arrivée de Flossie apporta dans l’intérieur quelque peu tourmenté des Bergemont, une médiation salutaire. Le père d’Elvire appréciait beaucoup sa petite belle-sœur et quant à l’oncle Tristan, il daignait faire trêve en son honneur à l’ironie dont il était coutumier, pour lui témoigner une galanterie toute farcie de citations historiques ou littéraires, à l’éclat desquelles, il faut bien le dire, elle restait complètement insensible.