L’Avenir de la science, pensées de 1848
Calmann Lévy (p. 493-527).


NOTES

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(1) Cette tendance à placer l’idéal dans le passé est particulière aux siècles qui reposent sur un dogme inattaqué et traditionnel. Au contraire, les siècles ébranlés et sans doctrine, comme le nôtre, doivent nécessairement en appeler à l’avenir, puisque le passé n’est plus pour eux qu’une erreur. Tous les peuples anciens plaçaient l’idéal de leur nation à l’origine ; les ancêtres étaient plus que des hommes (héros, demi-dieux). Voyez au contraire, à l’époque d’Auguste, quand le monde ancien commence à se dissoudre, ces aspirations vers l’avenir, si éloquemment exprimées par le poète incomparable dans l’âme duquel les deux mondes s’embrassèrent. Les nations opprimées font de même : Arthur n’est pas mort, Arthur reviendra. Le plus puissant cri qu’une nation ait poussé vers l’avenir, la croyance de la nation juive au Messie, cette croyance, dis-je, naquit et grandit sous l’étreinte de la persécution étrangère. L’embryon se forme à Babylone ; il se fortifie et se caractérise sous les persécutions des rois de Syrie ; il aboutit sous la pression romaine.

(2) J’ai vu des hommes du peuple plongés dans une vraie extase à la vue des évolutions des cygnes d’un bassin. Il est impossible de calculer à quelle profondeur ces deux simples vies se pénétraient. Évidemment le peuple, en face de l’animal, le prend comme son frère, comme vivant d’une vie analogue à la sienne. Les esprits élevés, qui redeviennent peuple, éprouvent le même sentiment.

(3) Quelle bonhomie, par exemple, que celle de savants souvent éminents, déclarant en tête de leurs ouvrages qu’ils n’ont pas eu l’intention d’empiéter sur le terrain de la religion, qu’ils ne sont pas théologiens et que les théologiens ne peuvent pas trouver mauvaises leurs tentatives d’humble philosophie naturelle. Il y a en France des hommes qui admirent beaucoup l’établissement religieux de l’Angleterre, parce que c’est de tous le plus conservateur. À mes yeux, ce système est le plus illogique et le plus irrévérencieux envers les choses divines.

(4) Telle me parait être la vraie définition du hasard dans l’histoire, bien mieux que : Et quia sæpe latent causæ, fortuna vocatur. Gustave-Adolphe est atteint d’un boulet à Lutzen, et sa mort change la face des affaires en Europe. Voilà un fait dont la cause n’est nullement ignorée, mais qui peut néanmoins s’appeler hasard ou part irrationnelle de l’histoire, parce que la direction d’un boulet à quelques centimètres près n’est pas un fait proportionné aux immenses conséquences qui en sortirent.

(5) La vie n’est pas autre chose : aspiration de l’être à être tout ce qu’il peut être ; tendance à passer de la puissance à l’acte. Dante, qui, dans son livre De Monarchia, a eu sur l’humanité des idées presque aussi avancées que les plus hardis humanitaires, a supérieurement vu cela : Proprium opus humani generis totaliter accepti est actuare semper totam potentiam intellectus possibilis(De Monarchia, I). Herder dit de même :« La perfection d’une chose consiste en ce qu’elle soit tout ce qu’elle doit et peut être. La perfection de l’individu est donc qu’il soit lui-même dans toute la suite de son existence. » (Ueber den Charakler der Menschheit).

(6) L’année 1789 sera dans l’histoire de l’humanité une année sainte, comme ayant vu la première se dessiner, avec une merveilleuse originalité et un incomparable entraînement, ce fait auparavant inconnu. Le lieu où l’humanité s’est proclamée, le Jeu de Paume, sera un jour un temple ; on y viendra comme à Jérusalem, quand l’éloignement aura sanctifié et caractérisé les faits particuliers en symboles des faits généraux. Le Golgotha ne devint sacré que deux ou trois siècles après Jésus.

(7) Voir comme éminemment caractéristique la Déclaration des Droits dans la Constitution de 91. C’est le xviiie siècle tout entier ; le contrôle de la nature et de ce qui est établi, l’analyse, la soif de clarté et de raison apparente.

(8) Que dire, par exemple, de notre éducation universitaire, réduite à une pure discipline extérieure ? Rien pour l’âme et pour la culture morale. Est-il étonnant, du reste, que Napoléon ait conçu un collège comme une caserne ou un régiment ? Notre système d’éducation, sans que nous nous en doutions, est encore trait pour trait celle des jésuites : idée que l’on style l’homme par le dehors, oubli profond de l’âme qui vivifie, machinisme intellectuel.

(9) Les langues offrent un curieux exemple de ceci. Les langues maniées, tourmentées, refaites de main d’homme, comme le français, en portent l’empreinte ineffaçable dans leur manque de flexibilité, leur construction pénible, leur défaut d’harmonie. La langue française, faite par des logiciens, est mille fois moins logique que l’hébreu ou le sanskri, créés par les instincts d’hommes primitifs. J’ai développé ce point dans un Essai sur l’Origine du Langage, inséré dans la Liberté de penser, revue philosophique (15 septembre et 15 décembre 1848).

(10) Voir, par exemple, les Considérations sur la France, de M. de Maistre. L’ingénieux publiciste a vu le défaut des réformateurs, l’artificiel, le formalisme, la fureur d’écrire et de rédiger ce qui est plus fort quand il n’est pas écrit. Mais il n’a pas vu que ces défauts étaient nécessaires comme condition d’un progrès ultérieur.

(11) Voltaire n’a pas prétendu dire autre chose dans ses nombreuses attaques contre l’optimisme : ce sont de justes satires des absurdités de son siècle.

(12) De la Démocratie en France, p. 76. Un peu plus loin on établit que la propriété territoriale est supérieure à toute autre, parce que le fruit en dépend moins de l’homme et plus des causes aveugles.

(13) L’extension plus ou moins grande qu’un peuple donne à la fatalité est la mesure de sa civilisation. Le Cosaque n’en veut à personne des coups de fouet qu’il reçoit : c’est la fatalité ; le raïa turc n’en veut à personne des exactions qu’il souffre : c’est la fatalité. L’Anglais pauvre n’en veut à personne, s’il meurt de faim : c’est la fatalité. Le Français se révolte s’il peut soupçonner que sa misère est la conséquence d’une organisation sociale réformable.

(14) Par la raison, je n’entends pas seulement la raison humaine, mais la réflexion de tout être pensant, existant ou à venir. Si je pouvais croire l’humanité éternelle, je conclurais sans hésiter qu’elle atteindrait le parfait. Mais il est physiquement possible que l’humanité soit destinée à périr ou à s’épuiser, et que l’espèce humaine elle-même s’atrophie, quand la source des forces vives et des races nouvelles sera tarie. (Lucrèce a là-dessus de sérieux arguments, liv. V, v. 381 et suiv.) Dès lors, elle n’aura été qu’une forme transitoire du progrès divin de toute chose, et du fieri de la conscience divine. Car lors même que l’humanité n’influerait pas directement sur les formes qui lui succéderont, elle aura eu son rôle dans le progrès gradué, comme rameau nécessaire pour l’apparition des rameaux plus élevés. Bien que ceux-ci ne soient pas greffés sur le premier rameau ils le seront sur le même tronc. Hegel est insoutenable dans le rôle exclusif qu’il attribue à l’humanité, laquelle n’est pas sans doute la seule forme consciente du divin, bien que ce soit la plus avancée que nous connaissions. Pour trouver le parfait et l’éternel, il faut dépasser l’humanité et plonger dans la grande mer ! Si je me disculpais ici de panthéisme, j’aurais l’air de le faire par condescendance pour une timidité soupçonneuse et de reconnaître à quelqu’un le droit d’exiger des protestations d’orthodoxie ; je ne le ferai donc pas. Qu’il me suffise de dire que je crois à une raison vivante de toute chose, et que j’admets la liberté et la personnalité humaine comme des faits évidents ; que par conséquent toute doctrine qui serait amenée logiquement à les nier serait fausse à mes yeux. J’ajouterai que le panthéisme ne parait si absurde à la plupart que parce qu’ils ne le comprennent pas, et parce qu’ils entendent le principe : Tout est Dieu, dans un sens distributif, et non dans un collectif. Tout n’est point ici synonyme de chaque, pas plus que dans cette phrase : Tous les départements de France forment un espace de tant de lieues carrées. Il y aurait peu d’absurdités comparables à celle-ci : chaque objet est Dieu. Hegel a fort bien expliqué ceci. (Cours d’esthétique, t. II, p. 108, trad. Bénard.)

(15) Qu’est-ce que la science du moyen âge, si ce n’est une dispute ? La dispute est si chère aux scolastiques, qu’ils se la réservent, se la ménagent, et disposent leurs canons de façon à n’en pas supprimer la matière. Il y a des propositions reconnues fausses que l’on ne condamne pas, pour que l’on puisse en disputer. Lisez le traité que les théologiens appellent Des lieux théologiques, vous aurez une idée de cette étrange méthode. Il ne s’agit pas du vrai, mais du controversable ; savoir n’est rien, disputer est tout.

(16) Voulez-vous un type de cette manière irrévérencieuse de traiter la science, de la prendre comme un jeu d’esprit, bon à délasser d’une vie défleurie ou à faire naître ce rire inepte, si recherché de ceux à qui est interdit le rire de bon aloi, lisez le Journal de Trévoux et en général les ouvrages scientifiques sortis de la même Compagnie, laquelle, pour le dire en passant, n’a pu produire un seul savant sérieux (Kircher peut-être excepté, lequel a bien aussi ses folies ; mais ces folies étaient celles de son siècle), et a produit par contre quelques types incomparables du charlatanisme scientifique, Bougeant, Hardouin, etc. Tout cela est du même ordre que le petit genre tout innocent et paterne des poètes de la Société, Du Cerceau, Commire, Rapin, etc. — Les travaux des bénédictins sont d’un tout autre ordre, mais ne prouvent pas contre ma thèse. Le besoin de remplir une vie calme et retirée par d’utiles travaux, des goûts studieux, l’instinct de la compilation et des collections, peuvent rendre à l’érudition d’immenses services, mais ne constituent pas l’amour pur de la science.

(17) Supposé que les égards de Descartes pour la théologie ne fussent pas purement politiques ; ce que je ne pense pas. Descartes était un esprit absolu, tout à fait dépourvu de critique ; il a bien pu croire à plein au christianisme.

(18) Cela est si vrai que les esprits à demi critiques ne se résignent à admettre le miracle que dans l’antiquité. Des récits qui feraient sourire, si on les donnait comme contemporains, passent grâce à la fantasmagorie de l’éloignement. Il semble qu’on admette tacitement que l’humanité primitive vivait sous d’autres lois que les nôtres.

(19) C’est chose merveilleuse comme chaque nation se reflète naïvement dans la physionomie de ses miracles. Comparez le miracle des Hébreux grave, sévère, sans variété comme Jehova ; le miracle évangélique bienfaisant et moral, le miracle talmudique dégoûtant de vulgarité, le miracle byzantin terne et sans poésie, le miracle du moyen âge gracieux et sentimental ; le miracle espagnol et jésuitique, matérialiste, amollissant, immoral. Cela n’est pas étonnant, puisque chaque peuple ne fait que mettre en scène dans ses miracles les agents surnaturels du gouvernement de l’univers, tels qu’il les entend ; or ces agents, chaque race les façonne sur son propre modèle.

(20) Déjà l’étude de la science et de la philosophie grecques, avait produit chez les musulmans au moyen âge un résultat analogue. La plupart des philosophes arabes étaient hétérodoxes ou incroyants. Averroès peut être considéré comme un rationaliste pur. Mais ce beau mouvement fut comprimé par la persécution des musulmans rigides. Le nombre et l’influence des philosophes ne furent pas assez grands pour emporter la balance, comme cela a eu lieu en Europe.

(21) Voir l’admirable peinture de la réaction dévote du commencement du xviie siècle, dans Michelet, Du prêtre, de la femme, de la famille, chap. i, et en général tout ce livre, peinture si vive et si originale des faits les plus délicats et les plus indescriptibles. Il y a là tout un monde que personne n’ose dire. Voir encore la fine analyse psychologique que M. Sainte-Beuve a si malheureusement intitulée Volupté. Ne pas oublier Das ewig Weibliche à la fin de Faust, et Méphistophélès vaincu par des roses tout en blasphémant, et l’admirable épisode de Dorothée et d’Agnès dans la Pucelle :


Et se sentant quelque componction,
Elle comptait s’en aller à confesse ;
Car de l’amour à la dévotion
Il n’est qu’un pas ; l’une et l’autre est faiblesse.


Une rigoureuse analyse psychologique classerait l’instinct religieux inné chez les femmes dans la même catégorie que l’instinct sexuel. Tout cela apparaît pour la première fois au moyen âge d’une manière caractérisée dans les lollards, béguards, fraticelles, pauvres de Lyon, humiliati, flagellants, etc.

(22) Cette opposition produit quelquefois d’étranges effets. Certaines faiblesses des plus fiers rationalistes ne s’expliquent que par là. Il vient de moments de dégel, où tout se couvre d’humidité, devient flasque et sans tenue. J’ai souvent songé que ce type (haute fierté intellectuelle, jointe aux faiblesses les plus féminines) pourrait servir de sujet à un roman psychologique. Faust ne correspond qu’à une partie de ce que j’imagine : Les anciens, par une de ces distinctions que bannit notre physique, parce qu’elles ne s’appuient pas sur des faits assez précis, et qui pourtant avaient tant de vérité, distinguaient chaleur sèche et chaleur humide. Cette distinction est juste, du moins en psychologie.

(23) J’ai entendu un homme, excellent du reste, se réjouir du choléra ; car, disait-il, ces calamités opèrent un retour aux idées religieuses. Cela, du reste, est conséquent. Qu’importe, pourvu que les âmes soient sauvées ?

(24) Au fond, les différences entre les sectes religieuses ne sont pas moindres. Mais elles ne frappent pas autant, parce qu’on ne les voit pas exister simultanément dans un même pays, tandis que la philosophie est toujours envisagée synoptiquement et comme solidaire dans toutes ses parties. Aussi dans les pays où plusieurs sectes sont en présence, le scepticisme religieux ne tarde pas à se produire.

(25) Dans l’impossibilité d’exposer avec précision de telles idées, je renvoie à l’hymne où, dès ma première jeunesse, je cherchai à exprimer ma pensée religieuse, à la fin du volume. (On l’a supprimée.)

(26) Soient, par exemple, les preuves de l’existence de Dieu de Descartes. Jamais esprit de quelque finesse ne les a prises au sérieux, et je plaindrais fort celui dont la foi religieuse ne serait étayée que sur ce scolastique échafaudage. Et pourtant elles sont vraies au fond, toutes également vraies, mais étroitement exprimées.

(27) C’est en cela qu’excelle l’Allemagne. Ses aperçus sont complètement individuels et intraduisibles. Si l’on en change tant soit peu le tour, ils disparaissent, comme des essences qui s’évaporent si on les fait passer d’un vase à un autre. Tel ouvrage allemand de premier ordre est lourd et insupportable en français ; ôtez à l’eau de rose sa senteur, elle ne vaut pas de l’eau ordinaire. Soit, par exemple, l’admirable introduction de G. de Humboldt à son essai sur le kawi, où se trouvent réunies les plus fines vues de l’Allemagne sur la science des langues, cet essai serait traduit en français qu’il n’aurait aucun sens et paraîtrait d’une insigne platitude : et c’est là ce qui en fait l’éloge ; cela prouve la délicatesse du trait.

(28) Fichte, par exemple, répète sans cesse dans sa Méthode pour arriver à la vie bienheureuse : « Ceci n’est-il pas parfaitement évident, plus clair que le soleil ? Aucun esprit bien fait ne peut ne pas le comprendre. » Quand un homme sincère parle sur ce ton, je le crois toujours. Car comment un esprit droit, appliqué sérieusement à son objet, verrait-il faux ? Il est donc certain que le système de Fichte était parfaitement vrai pour lui, au point de vue où il se plaçait.

(29) Ainsi les hypothèses sur l’électricité, le magnétisme, expliquent les phénomènes ; elles sont un lien commode entre les faits ; mais on ne les prend pas comme ayant une valeur absolue et correspondant à des réalités physiques.

(30) « Je vois la mer, des rochers, des îles, » dit celui qui regarde par les fenêtres au nord du château. « Je vois, des arbres, des champs, des prés, » dit celui qui regarde par les fenêtres du sud. Ils auraient bien tort de se disputer ; ils ont raison tous les deux.

(31) Le type de cet esprit, c’est bien Joseph de Maistre, un grand seigneur impatient des lentes discussions de la philosophie : Pour Dieu ! une décision, et que ce soit fini ! Vraie ou fausse, n’importe. L’essentiel est que je sois en repos. Un pape infaillible, c’est bien plus court. Infaillible !… Oh ! c’est faire trop d’honneur à ces vils mortels. Non, un pape sans appel !

(32) Je ne connais rien de plus touchant et de plus naïf que les efforts que font les croyants, emportés forcément par le mouvement scientifique de l’esprit moderne, pour concilier leurs vieilles doctrines avec cette formidable puissance, qui les commande quoi qu’ils fassent. Si l’on ouvrait telle conscience, on trouverait là des trésors de pieuses subtilités, vraiment édifiants et indices d’une bien aimable moralité.

(33) L’un des hommes qui ont le plus vigoureusement insulté la nature humaine au profit de la révélation, a dit quelque part (voir l’Univers du 26 mars 1849) qu’il préférait de beaucoup Rabelais, Parny et Pigault-Lebrun à Lamartine. Je le crois sans peine. Voltaire aussi trouvait mieux son affaire avec le curé de Versailles, qui caressait tour à tour et volait ses ouailles, qu’avec saint Vincent de Paul ou saint François de Sales.

(34) Il y aurait une curieuse recherche à faire sur le prix plus ou moins élevé de la vie humaine aux diverses phases du développement de l’humanité. On trouverait que ce prix a toujours été estimé sur sa valeur réelle, c’est-à-dire qu’on a beaucoup plus respecté la vie humaine aux époques où elle a réellement le plus de valeur. La conscience se faisant peu à peu et traversant des degrés divers, une conscience a d’autant plus de valeur qu’elle est plus faite, plus avancée. L’homme civilisé qui se possède si énergiquement est bien plus homme, si j’ose le dire, que le sauvage qui se sent à peine, et dont la vie n’est qu’un petit phénomène sans valeur. Voilà pourquoi le sauvage tient très peu à la vie ; il l’abandonne avec une facilité étrange, et l’ôte aux autres comme en se jouant. Chez lui, la personnalité est à peine nouée. L’animal, et jusqu’à un certain point l’enfant, voient la mort d’un de leurs semblables sans effroi. Le prix qu’on fait de la vie pour soi est toujours celui qu’on en fait pour les autres. Plusieurs faits de notre Révolution ne s’expliquent que par là. La vie était tombée à un effrayant bon marché.

(35) Le christianisme, par ses tendances universelles et catholiques, a contribué à affaiblir le culte antique de la patrie. Le chrétien fait partie d’une société bien plus étendue et plus sainte, qu’il doit au besoin préférer à son pays.

(36) Dieu me garde d’insulter un esprit aussi distingué que Franklin. Mais comment un homme de quelque sens moral et philosophique a-t-il pu écrire des chapitres intitulés : Conseils pour faire fortune. — Avis nécessaire à ceux qui veulent être riches. — Moyens d’avoir toujours de l’argent dans sa poche. « Grâce à ces moyens, ajoute-t-il, le ciel brillera pour vous d’un éclat plus vif, et le plaisir fera battre votre cœur. Hâtez-vous donc d’embrasser ces règles et d’être heureux. » Voila un charmant moyen pour ennoblir la nature humaine.

(37) La libation est de tous les usages de l’antiquité celui qui me semble le plus religieux et le plus poétique : sacrifice (perte sèche, comme diraient les gens positifs) des prémices à l’invisible.

(38) La même application irrationnelle, mais énergique et belle, d’un principe de la nature humaine se remarque dans les idées des religions sur l’expiation. Le besoin d’expiation, après une vie immorale ou frivole, est très légitime ; l’erreur est d’avoir cru qu’il s’agissait de se punir. La seule pénitence raisonnable, c’est le repentir et le retour avec plus d’amour à la vie sérieuse et belle.

(39) Les petits esprits qui conçoivent la perfection comme une médiocrité, résultant de la neutralisation réciproque des extrêmes, appellent cela des excès mais c’est là une étroite et mesquine manière d’expliquer de pareils faits. Ce qu’il y faut blâmer, ce n’est pas le trop d’énergie, c’est la mauvaise direction donnée à de puissants instincts.

(40) Ces harmonieuses plaintes sont devenues un des thèmes les plus féconds de la poésie moderne. Après celle de Jouffroy, je n’en connais pas de plus vraies que celles de Louis Feuerbach, un des représentants les plus avancés de l’école ultra-hégélienne (Souvenirs de ma vie religieuse, à la suite de la Religion de l’avenir). Ce regret ne se remarque pas chez les premiers sceptiques (les philosophes du xviiie siècle par exemple) lesquels détruisaient avec une joie merveilleuse et sans éprouver le besoin d’aucune croyance, préoccupés qu’ils étaient de leur œuvre de destruction et du vif sentiment de l’exertion de leur force.

(41) Héraclite concevait les astres comme des météores s’allumant à temps dans des réceptacles préparés à cette fin, sortes de chaudrons, qui, en nous tournant leur partie obscure, produisent les phases, les éclipses, etc. Anaxagore croit que la voûte du ciel est de pierre, et conçoit le soleil et les astres comme des pierres enflammées. Cosmas Indicopleustès imagine le monde comme un coffre oblong ; la terre forme le fond ; aux quatre côtés s’élèvent de fortes murailles, et le ciel forme le couvercle cintré. Les Hébreux supposaient le ciel semblable à un miroir d’airain (Job, xxxvii, 18), soutenu par des colonnes (Job, xxvi, 11) ; au-dessus sont les eaux supérieures, qui en tombent par des soupapes ou fenêtres munies de barreaux, pour former la pluie (Ps. Lxxviii, 23 ; Geu., vii, 11 ; viii. 2). Strepsiade se faisait un système de météorologie analogue, quoique un peu plus burlesque (Aristoph., Nuées, v. 372).

(42) Dirai-je que l’on peut déjà en soupçonner quelque chose ? En effet, le terme du progrès universel étant un état où il n’y aura plus au monde qu’un seul être, un état où toute la matière existante engendrera une résultante unique, qui sera Dieu ; où Dieu sera l’âme de l’univers, et l’univers le corps de Dieu, et où, la période d’individualité étant traversée, l’unité, qui n’est pas l’exclusion de l’individualité, mais l’harmonie et la conspiration des individualités, régnera seule on conçoit, dis-je, que dans un pareil état, qui sera le résultat des efforts aveugles de tout ce qui a vécu, où chaque individualité, jusqu’à celle du dernier insecte, aura eu sa part, toute individualité se retrouve, comme dans le son lointain d’un immense concert. C’est ainsi, du moins, que j’aime à l’entendre. Voir d’admirables pages de Spiridion, présentées cependant sous des formes trop substantielles.

(43) Admirable expression de Schiller.

(44) Je parle surtout ici de la France. Les succès de M. Ronge et des Catholiques allemands prouvent qu’un mouvement religieux n’est pas tout à fait impossible en Allemagne. L’apparition incessante de nouvelles sectes, que les catholiques reprochent aux protestants comme une marque de faiblesse, prouve, au contraire, que le sentiment religieux vit encore parmi eux, puisqu’il y est encore créateur. En France, il n’y a pas de danger que cela arrive : tout est figé. Rien de plus mort que ce qui ne bouge pas. Plusieurs faits témoignent aussi que la fécondité religieuse n’est pas éteinte en Angleterre. Quant à l’Orient, les Arabes font observer que la liste des prophètes n’est pas close, et les succès des Wahhabites prouvent qu’un nouveau Mahomet n’est pas impossible. J’ai souvent fait réflexion qu’un Européen habile, sachant l’arabe, présentant une légende par laquelle il se rattacherait de façon ou d’autre à une branche de la famille du prophète, et prêchant avec cela les doctrines d’égalité ou de fraternité, si susceptibles d’être bien comprises par les Arabes, pourrait, avec huit ou dix mille hommes, faire la conquête de l’Orient musulman, et y exciter un mouvement comparable à celui de l’islamisme.

(45) Fichte, dans l’ouvrage où se révèle le mieux son admirable sens moral, a merveilleusement exprimé ce sacerdoce de la science (De la destinée des savant et de l’homme de lettres, 4e leçon. Voyez aussi Méth. pour arriver à la vie bienheureuse, 4e leçon).

(46) Cela est si vrai que des peuples entiers ont manqué d’un tel système religieux ; ainsi les Chinois qui n’ont jamais connu que la morale naturelle, sans aucune croyance mythique. Le culte de Fo ou Buddha est, on le sait, étranger à la Chine.

(47) Comment ne pas exprimer aussi un regret sur cette déplorable nullité à laquelle est condamnée la province, faute de grandes institutions et de mouvement littéraire ! Quand on songe que chaque petite ville d’Italie au xvie siècle avait son grand maître en peinture et en musique, et que chaque ville de 3,000 âmes en Allemagne est un centre littéraire, avec imprimerie savante, bibliothèque et souvent université, on est affligé du peu de spontanéité d’un grand pays, réduit à répéter servilement sa capitale. La distinction du bon goût parisien et du mauvais goût provincial est la conséquence de la même organisation intellectuelle ; or, cette distinction est aussi mauvaise pour la capitale que pour la province ; elle donne à la question de goût une importance exagérée. Tout cela prouve aussi une chose assez triste, c’est que l’art, la science et la littérature ne fleurissent pas chez nous par suite d’un besoin intime et spontané, comme dans l’ancienne Grèce, comme dans l’Italie du xve siècle ; puisque, là où il n’y a pas d’excitation extérieure, rien ne se produit.

(48) Les Allemands qui ont étudié notre système d’instruction publique prétendent que certains cours des lycées, ceux de philosophie, par exemple, rappellent seuls l’enseignement des universités allemandes. Voir L. Hahn, Das Unterrichtswesen in Frankreich, Breslau, 1848, 2e partie.

(49) Voici le programme d’une fête universitaire de Kœnigsberg. « Conditi Prussiarum regni memoriam anniversariam die XVIII jan. MDCCCXL in auditorio maximo celebrandam indicunt, prorector, director, cancellarius et senatus Academiæ Albertinæ. Inest dissertatio de nominum tertiæ declinationis vicissitudine… G.-B. Winer défraya une douzaine de solennités académiques avec une série de dissertations sur l’usage des verbes composés d’une préposition dans le Nouveau Testament.

(50) Voir les actes des Congrès annuels des philologues allemands : Verhandlungen der Versammlungen deutsher Philologen und Schulmænner.

(51) Malebranche, dans son admirable quoique trop sévère chapitre sur Montaigne, l’avait déjà appelé un pédant à la cavalière. Pascal, les Logiciens de Port-Royal et Malebranche avaient saisi très finement cette petite prétention de l’auteur des Essais.

(52) Cela est si vrai qu’un même sentiment peut fournir de la poésie, de l’éloquence, de la philosophie, selon qu’on le fait diversement vibrer ; à peu près comme les vibrations diverses d’un même fluide produisent chaleur et lumière.

(53) Stobée, Apophth., 8. ii. p. 44, édit. Gaisford.

(54) Quintilien avait bien raison de dire : Grammatica plus habet in recessu quam fronte promittit.

(55) Voir l’histoire de la philologie classique dans l’antiquité (Geschichte der klassischen Philologie im Allerthum), par M. Græfenhan, Bonn, 1843-46. Voici les objets divers qu’il y a fait rentrer : 1° Grammaire, et ses diverses parties ; Rhétorique, Lexilogie (Étymologie, Synonymique, Lexicographie, Glossographie, Onomatologie, Dialectographie). 2° Exégèse, allégorique, verbale, Commentaires des rhéteurs des grammairiens, des sophistes, Scholies, Paraphrases, Traductions, Imitations. 3° Critique des textes, critique littéraire (authenticité, etc.), critique, esthétique. 4° Érudition, Théologie, Mythographie, Politique, Chronologie, Géographie, Littérature (Compilateurs, Abréviateurs, Bibliographie, Biographie, Histoire, littéraire), Histoire et théorie des Beaux-Arts. — M. Haase, dans le Journal d’Iéna, critique. vivement l’emploi d’une acception aussi vaste (Neue jenaische Literatur-Zeitung, Febr. 1845, n° 35-37). — L’école de Heyne et de Wolf entendait par philologie la connaissance approfondie du monde antique (grec et romain) sous toutes ses faces, en tant qu’elle est nécessaire à la parfaite intelligence de ces deux littératures.

(56) Ainsi l’entendait l’antiquité, La grammaire, c’était l’encyclopédie, non pour la science positive elle-même, mais comme moyen nécessaire pour l’intelligence des auteurs. Tout était rapporté à ce but littéraire. Le tableau le plus complet de tout ce que devait savoir le grammairien ancien, se trouve dans l’éloge que Stace fait de son père

(57) Mot de Cratès de Mallos : « Le grammairien, c’est le manœuvre ; le critique, c’est l’architecte. » Wegener, De aùla attalica, recueil des fragments de Cratès.

(58) Je parle seulement du moyen âge scolastique, du xie au xve siècle. Les rhéteurs de l’époque carlovingienne sont bien les successeurs des grammairiens romains, et ne sont que trop philologues dans le sens étroit et verbal. Roger Bacon, en qui se remarquent les premières étincelles de l’esprit moderne, et qui presque seul, en un espace de dix siècles, comprit la science comme nous la comprenons, avait déjà deviné la philologie. Il consacre la troisième partie de l’Opus Majus à l’utilité de l’étude des langues anciennes (grec, arabe, hébreu) et porte en ce sujet délicat la plus parfaite justesse de vues. L’étude des langues n’est plus pour lui un moyen pour exercer le métier d’interprète ou de traducteur, comme cela avait lieu presque toujours au moyen âge ; c’est un instrument de critique littéraire et scientifique.

(59) Il faut en dire autant de la connaissance que les Syriens, les Arabes et les autres Orientaux (les Arméniens peut-être exceptés) eurent de la littérature grecque. Elle fut des plus grossières, parce qu’elle ne fut pas philologique.

(60) J’ai placé, dit-il, le prince des poètes à côté de Platon, le prince des philosophes, et je suis obligé de me contenter de les regarder, puisque Sergius est absent et que Barlaam, mon ancien maître, m’a été enlevé par la mort. Tantôt je me console en jetant un regard sur ce chef-d’œuvre ; tantôt je l’embrasse, et je m’écrie en soupirant : Grand homme ! avec quel bonheur je t’entendrais, si la mort n’avait fermé l’une de mes oreilles (Barlaam) et si l’éloignement ne rendait l’autre impuissante (Sergius) ! (Epist. Var., xx, Opp. p..998, 999).

(61) Pour bien comprendre le caractère de la critique ancienne, voir l’excellent article de M. Egger sur Aristarque (Revue des Deux Mondes, 1er février 1846).

(62) Aristarchus Homeri versum negat quem non probat. Il serait à désirer que Porson, Brunck, et bien d’autres critiques allemands n’eussent pas choisi cet étrange moyen de devenir des Aristarques.

(63) C’est ainsi que les arabisants européens croient sans témérité mieux entendre certains passages du Coran que les Arabes. C’est ainsi encore que les hébraïsants modernes corrigent plusieurs explications de textes anciens donnés dans les livres hébreux d’une composition plus moderne, dans les Chroniques ou Paralipomènes par exemple, et relèvent même dans les livres anciens des étymologies plus que hasardées. Nul de nos philologues ne prétend mieux savoir le grec que Platon, le latin que Varron ; et pourtant nul d’entre eux ne se fait scrupule de corriger les étymologies de Platon et de Varron.

(64) Les vrais manuels de l’antiquité sont les compilations du ve et du vie siècle, celles de Marcien Capella, d’Isidore de Séville, de Boèce, etc. Le déluge des livres élémentaires est aussi chez nous un fait assez récent et ne témoigne certainement pas d’un progrès. Dans l’éducation vive, l’enfant fait pour lui le travail qu’on lui épargne par ces moyens artificiels, ce qui est d’un grand avantage pour l’originalité. Le xviiie siècle apprenait mieux le latin dans les auteurs, ou même dans Despautères, que nous ne l’avons appris dans Lhomond, et qu’on ne l’apprendra dans des grammaires bien meilleures. Ici, comme en tant d’autres choses, on s’est laissé prendre à ce sophisme : Nos pères ont fait merveille avec des méthodes médiocrement régulières. Que ne feront pas nos enfants quand tout sera réglé et perfectionné ? Dans les exercices de gymnastique, la perfection de l’outil n’importe pas.

(65) Polybe consacre un livre de son histoire aux notions les plus élémentaires de géographie et s’arrête à expliquer les points cardinaux, etc., comme des curiosités d’un très grand intérêt. Strabon (Géogr., liv. VIII, init.) nous apprend qu’Éphore et plusieurs autres firent de même. Supposez un moment M. Thiers commençant son Histoire de la Révolution par un petit cours de cosmographie. Un bachelier ès lettres sourit maintenant de la controverse animée que Cicéron soutint contre Tiron pour savoir si toutes les villes du Péloponèse sont maritimes, et s’il y a des ports en Arcadie (Lettres à Atticus, liv. IV, 2).

(66) Jamais les anciens ne sont bien nettement sortis du point de vue étroit où l’esthétique est censée donner des règles à la production littéraire comme si toute œuvre devait être appréciée par sa conformité avec un type donné, et non par la quantité de beauté positive qu’elle présente. Une seule règle peut être donnée pour produire le beau : « Élevez votre âme, sentez noblement et dites ce que vous sentez. » La beauté d’une œuvre, c’est la philosophie qu’elle renferme.

(67) Les réformateurs du xvie siècle sont des philologues. Au xviiie siècle, l’œuvre s’accomplit surtout au nom des sciences positives. D’Alembert et l’Encyclopédie caractérisent ce nouvel esprit.

(68) Que serait-ce donc, si à l’expérimentation scientifique on pouvait joindre l’expérimentation pratique de la vie ? Saint-Simon mena, comme introduction à la philosophie, la vie la plus active possible, essayant toutes les positions, toutes les jouissances, toutes les façons de voir et de sentir, et se créant même des relations factices, qui n’existent pas ou se présentent rarement dans la réalité. Il est certain que l’habitude de la vie apprend, autant que les livres, et constitue une culture pour ceux qui n’en ont pas d’autre. Le seul homme inculte (inhumanus) est celui qui n’a pu participer ni à la culture pratique ni à la culture scientifique.

(69) Je dois répéter, pour éviter un étrange malentendu que dans tout ce qui précède j’ai pris le mot de philologie, dans le sens des anciens, comme, synonyme de polymathie : ὼς φιλόλογός ὲστι ϰαὶ πολυλόγος (Platon, Legg. I, 641, E.). — Quæ quidem erant φιλόλογα et dignitatis meæ, dit Cicéron en parlant de quelques demandes qu’il avait adressées à Cléopâtre (Ad Atticum, liv. XV, ép. xv).

(70) Ainsi (T. V, p. 47-48) M. Comte prophétise a priori que l’étude comparée des langues amènera à en reconnaître l’unité comme fait historique, car, dit-il, chaque espèce d’animal n’a qu’un cri. Or, c’est tout le contraire qui est arrivé.

(71) Les visions pseudo-daniéliques sont à mes yeux le plus ancien essai de philosophie de l’histoire, et reste fort intéressant à cet égard.

(72) La peine que se donne M. Jouffroy pour attribuer un sens spécial au mot philosophie vient de ce qu’il n’a pas assez remarqué le sens conventionnel qu’on prête à ce mot en France. (Voir son mémoire sur l’Organisation des sciences philosophiques.)

(73) Cicéron, Tuscul., V, 3. Cité comme de Pythagore.

(74) M. Villemain écrivait à Geoffroy Saint-Hilaire, après avoir lu la partie générale de son Cours sur les Mammifères : « L’histoire naturelle ainsi entendue est la première des philosophies ». On pourrait en dire autant de toutes les sciences, si elles étaient traitées par des Geoffroy Saint-Hilaire.

(75) Cela doit même être admis dans les idées du théisme ancien, puisque, suivant cette manière de concevoir le système des choses, Dieu est regardé comme ne créant plus dans le temps, mais ayant tout créé à l’origine.

(76) La vraie psychologie, c’est la poésie, le roman, la comédie. Une foule de choses ne peuvent s’exprimer qu’ainsi. Ce qu’on appelle psychologie, celle des Écossais par exemple, n’est qu’une façon lourde et abstraite, qui n’a nul avantage, d’exprimer ce que les esprits fins ont senti bien avant que les théoriciens ne le missent en formules.

(77) « Entourons, dit M. Michelet, écoutons ce jeune maître des vieux temps ; il n’a nullement besoin pour nous instruire de pénétrer ce qu’il dit ; mais c’est comme un témoin vivant : il y était, il en sait mieux le conte. » (Du peuple, p. 212.)

(78) M. Ozanam a montré d’une façon non subtile que Dante a conçu l’unité de l’humanité d’une façon, presque aussi avancée, que les modernes. Le christianisme par sa catholicité était un puissant acheminement vers cette idée. Ce n’est toutefois que vers la fin du xviiie siècle qu’elle nous apparaît parfaitement dessinée. La vieille humanité française était une vertu ou une qualité morale, mais avec bien des nuances qui expliquent la transition. « Je te le donne au nom de l’humanité, » dit don Juan dans Molière. Je ne sache pas qu’au xviie siècle on ait écrit un mot plus avancé.

(79) M. de Maistre pousse le paradoxe jusqu’à nier l’existence même de la nature humaine et son unité. Je connais des Français, des Anglais, des Allemands, dit-il, je ne connais pas d’hommes. Nous autres nous pensons que le but de la nature est l’homme éclairé, qu’il soit français, anglais, allemand.

(80) L’analyse psychologique des facultés telle que la font les philosophes indiens est profondément différente de la nôtre. Les noms de leurs facultés sont intraduisibles pour nous ; tantôt leurs facultés renferment plusieurs des nôtres sous un nom commun, tantôt elles subdivisent les nôtres ; J’ai entendu M. Burnouf comparer cette divergence aux coupes que ferait un emporte-pièce sur une même surface, ou mieux à deux cartes de la même région à des époques diverses superposées l’une à l’autre. Posez une carte de l’Europe d’après les traités de 1815 sur une carte de l’Europe au vie siècle : les fleuves, les mers et les montagnes, coïncideront, mais non les divisions ethnographiques et politiques, bien que là encore certains groupes se rappellent.

(81) A dissertation on the theory of the chinese, with a view to the elucidation of the most appropriate term for expressing the deity in the chinese language, by M. H. Medhurst, 1847, in-8o. Voir le rapport de M. Mohl, dans le Journal Asiatique, août 1848, page 160.

(82) Cours de littérature dramatique, t. Ier, chap. xvii.

(83) Καλός dans le sens grec.

(84) Le défaut de la plupart de nos grammaires élémentaires est de substituer le tour de règles et de procédés à l’histoire raisonnée des mécanismes de la langue. Ceci est surtout choquant, quand il s’agit des langues anciennes, lesquelles n’avaient pas de règles à proprement parler, mais une organisation vivante, dont on avait encore la conscience actuelle.

(85) « Quand on a une fois trouvé le commode et le beau, dit Fleury, on ne devrait jamais changer. » Il y a encore des gens qui regrettent qu’on n’écrive plus de la même manière que sous Louis XIV, comme si ce style convenait à notre manière de penser.

(86) Le même progrès a eu lieu en mathématiques. Les anciens envisageaient la quantité dans son être actuel, les modernes la prennent dans sa génération, dans son élément infinitésimal. C’est l’immense révolution du calcul différentiel.

(87) L’Inde seule mérite à quelques égards d’être prise au sérieux et comme fournissant des documents positifs à la science. Nous avons à apprendre dans la métaphysique indienne. Les idées les plus avancées de la philosophie moderne, qui ne sont encore le domaine que d’un petit nombre, sont là doctrines officielles. L’Inde aurait presque autant de droits que la Grèce à fournir des thèmes à nos arts. Je ne désespère pas qu’un jour nos peintres n’empruntent des sujets à la mythologie indienne, comme à la mythologie grecque. Narayana étendu sur son lit de lotus, contemplant Brahma qui s’épanouit de son nombril, Lachmi reposant sous ses yeux, n’offrirait-il pas un tableau comparable aux plus belles images grecques. Les mathématiciens trouveraient aussi dans la théorie indienne des nombres des algorithmes fort originaux.

(88) L’Orient moderne est un cadavre. Il n’y a pas eu d’éducation pour l’Orient ; il est aujourd’hui aussi peu mûr pour les institutions libérales qu’aux premiers jours de l’histoire. L’Asie a eu pour destinée d’avoir une ravissante et poétique enfance, et de mourir avant la virilité. On croit rêver quand on songe que la poésie hébraïque, les Moallacat et l’admirable littérature indienne ont germé sur ce sol aujourd’hui si mort, si calciné. La vue d’un Levantin excite en moi un sentiment des plus pénibles, quand je songe que cette triste personnification de la stupidité ou de l’astuce nous vient de la patrie d’Isaïe et d’Antara, du pays où l’on pleurait Thammuz, où l’on adorait Jéhova, où apparurent le mosaïsme et l’islamisme, où prêcha Jésus !

(89) De là l’aversion ou la défiance qu’il est de bon goût de professer en France contre les littératures de l’Orient, aversion qui tient sans doute à la mauvaise critique avec laquelle on a trop souvent traité ces littératures, mais plus encore à nos façons trop exclusivement littéraires et trop peu scientifiques. « On a beau faire, dit M. Sainte-Beuve, nous n’aimons en France à sortir de l’horizon hellénique qu’à bon escient. » À la bonne heure ; mais, devant des méthodes offrant toutes les garanties, pourquoi ces défiances incurables ? Dugald Stewart, dans sa Philosophie de l’esprit humain (1827) croit encore que le sanskrit est un mauvais jargon composé à plaisir de grec et de latin.

(90) Voltaire ne faisait d’ailleurs que suivre les traces des apologistes. Ceux-ci prenaient la Bible comme une œuvre absolue, en dehors du temps et de l’espace ; Voltaire la critique comme il eût fait un livre du xviiie siècle, et, de ce point de vue, il y trouve bien entendu des absurdités.

(91) De là le pédantisme de toute prétention classique. Il faut laisser chaque siècle se créer sa forme et son expression originale. La littérature va dévorant ses formes à mesure qu’elle les épuise ; elle doit toujours être contemporaine à la nation. M. Guizot fait observer avec raison que la vraie littérature du ve siècle et du vie siècle, ce ne sont pas les pâles essais des derniers rhéteurs des écoles romaines, c’est le travail populaire de la légende chrétienne.

(92) Discours de M. Burnouf, à la séance des cinq académies, le 25 octobre 1848.

(93) Le grand progrès que l’histoire littéraire a fait de nos jours a été de porter l’attention principale sur les origines et les décadences. Ce qui nous préoccupe le plus, c’est ce à quoi Laharpe ne pensait pas.

(94) Verhandlungen der Versammlungen deutscher Philologen und schulmänner, Bonn 1841. — Voir un discours de M. Creuzer sur le même sujet, au congrès de Mannheim, 1839.

(95) Dans les écrits anciens, ce qui nous intéresse le plus est précisément ce à quoi les contemporains ne songeaient pas particularités de mœurs, traits historiques, faits de linguistique, etc.

(96) C’est un usage en Bretagne de renfermer les têtes de morts dans une boite de bois en forme de petite chapelle, au-devant de laquelle est une ouverture en forme de cœur, et c’est par là que la tête voit le jour. On a soin qu’elle soit tellement disposée à l’intérieur que l’œil seul se montre à la lucarne. De temps en temps, on enterre ces reliques, et la procession passe à l’entour tous les dimanches.

(97) C’est pour cela que l’homme du peuple est bien plus sensible à la gloire patriotique que l’homme plus réfléchi, qui a une individualité prononcée. Celui-ci peut se relever par lui-même, par ses talents, ses titres, ses richesses. L’homme du peuple, au contraire, qui n’a rien de tout cela, s’attribue comme un patrimoine la gloire nationale et s’identifie avec la masse qui a fait ces grandes choses. C’est son bien, son titre de noblesse à lui : Là est le secret de cette puissante adoption de Napoléon par le peuple. La gloire de Napoléon est la gloire de ceux qui n’en ont pas d’autres.

(98) Et encore ceux qui savent comment se font la plupart de ces recensions sont d’avis que, dans beaucoup de cas, le monographe ne saurait compter sur un seul lecteur. Le grand art des recensions, n’est plus, comme du temps de Fréron, de juger du tout par la préface ; c’est maintenant d’après le titre qu’on se met à disserter à tort et à travers sur le même sujet que l’auteur.

(99) Les historiens du xviie siècle qui ont prétendu écrire et se faire lire, Mezerat, Velly, Daniel, sont aujourd’hui parfaitement délaissés, tandis que les travaux de Du Cange, de Baluze, de Duchesne et des bénédictins, qui n’ont prétendu que recueillir des matériaux, sont aujourd’hui aussi frais que le jour où ils parurent.

(100) La perfection du Parthénon consiste surtout en ce que les parties non destinées à être vues sont aussi soignées que les parties destinées à être vues. Ainsi dans la science.

(101) Eugène Burnouf, Comment. sur le Yaçna, préf., p. v. — Voyez dans le Journal des Savants, avril 1848, quelques excellentes pensées de M. Biot sur le respect qui est dû aux travaux antérieurs.

(102) Il faut en dire autant de la connaissance que les Arabes du moyen âge eurent de la littérature grecque.

(103) En voici un exemple qui n’intéressera pas seulement les théologiens. A propos du célèbre passage Regnum meum non est de hoc mundonunc autem regnum meum est hinc (Joann., xviii, 36), plusieurs écoles, dans des intentions très différentes, ont insisté sur le νῦν δέ et, le traduisant par maintenant, en ont tiré diverses conséquences. Cette remarque inexacte n’eût pas été si souvent répétée, si l’on eût su que cet idiotisme νῦν δέ est la traduction littérale d’une locution hébraïque (ve-atta), qui sert de conjonction adversative, sans aucune notion de temps. La même locution s’emploie, d’ailleurs, en grec et en latin pour signifier : Or, d’ailleurs, mais. Il faut donc simplement traduire : « Mais mon royaume n’est pas de ce monde. » Une autre discussion des plus importantes et des plus vives de toute l’exégèse biblique (Isaïe, ch. liii) roule tout entière sur l’emploi d’un pronom (lamo).

(104) Traduction du Bhagavat-Purana de M. Eugène Burnouf, t. Ier, préf., p. iv, clxii, clxiii.

(105) M. Auguste Comte a beaucoup arrêté son attention sur ce difficile problème, et propose de remédier d la dispersion des spécialités en créant une spécialité de plus, celle des savants qui, sans être spéciaux dans aucune branche, s’occuperaient des généralités de toutes les sciences. (Voir Cours de Philosophie positive, t. 1 1re leçon, p. 30, 31, etc.

(106) Pour le dire en passant, je ne conçois qu’un moyen de sauver cette précieuse collection et de la conserver maniable, c’est de la clore, et de déclarer, par exemple, qu’il n’y sera plus admis aucun livre postérieur à 1850. Un dépôt séparé serait ouvert pour les publications plus récentes. Il y a évidemment une limite où la richesse d’une bibliothèque devient un obstacle et un véritable appauvrissement, par l’impossibilité de s’y retrouver. Cette limite, je la crois atteinte.

(107) Les charges qu’on impose au contribuable pour ces fins spiritualistes sont au fond un service qu’on lui rend. Il bénéficie d’un emploi de ses écus qu’il n’était pas assez éclairé pour vouloir directement. On fournit ainsi au contribuable, souvent matérialiste endurci, l’occasion, rare en sa vie, de faire un acte idéaliste. Le jour où il paie ses contributions est le meilleur de sa vie. Cela expie son égoïsme et sanctifie son bien souvent mal acquis et dont il fait mauvais usage. En général, l’impôt est la partie la mieux employée de la fortune du laïque, et elle sanctifie le reste. C’est l’analogue de ce qu’était dans les mœurs antiques, la libation, acte de haut idéalisme, prélèvement touchant fait pour l’invisible, l’inutile, l’inconnu, et qui d’un acte vulgaire fait un acte idéal. L’impôt presque tout employé à des fins civilisatrices, est, de la sorte, par sa signification suprasensible, ce qui légitime la fortune du paysan et du bourgeois ; c’en est, en tout cas, la partie la mieux employée. De profane qu’elle est, la richesse devient ainsi quelque chose de sacré. L’impôt est de notre temps ce qu’était, dans les anciens usages, la part que chacun faisait « pour sa pauvre âme » à l’Église et aux œuvres pies. Il faut, pour le bien même du contribuable, tâcher de faire cette part aussi grosse que possible, mais non en donnant au contribuable les vraies raisons qu’il ne comprendrait pas.

(108) Il faut dire qu’alors ils n’eussent pas existé. L’homme spirituel ne vit jamais de l’esprit. Copernic ne vécut pas de ses découvertes ; il vécut de son exactitude au chœur comme chanoine de Thorn. Les bénédictins du xviie siècle vécurent d’anciennes fondations n’ayant en vue que les pratiques monacales. De nos jours, le penseur et le savant vivent de l’enseignement, emploi social qui n’a presque rien de commun avec la science.

(109) Le type de cette science de grand seigneur à coups de cravache, est M. de Maistre. On ferait une collection des amusantes bévues qu’il débite avec son infaillibité de gentilhomme. Oratio, nous apprend-il, vient de os et ratio (raison de la bouche, ce qui lui paraît d’une admirable profondeur), coecutire, coecus ut ire ; sortir, schorstir ; maison est un mot celtique ; sopha vient de l’hébreu, de la racine schafat, laquelle, dit-il, signifie élever, d’où vient le mot safetim, juge, les éleveurs des peuples (encore un sens profond) Le malheur est que la racine saphan n’est connue d’aucun hébraïsant et que la racine schafat, d’où vient le nom des juges ne signifie en aucune façon élever. Mais c’est égal ; cela fait des éclairs de génie.

(110) Voir une belle page de Laplace, à la fin du Système du Monde, 1" édition.

(111) Voyez dans l’ouvrage d’un missionnaire anglais, Robert Moffat (Vingt-trois ans de séjour dans le Sud de l’Afrique, p. 84, 157, 158), de curieux exemples du mythe improvisé sur place. Je vis un jour un enfant quelque temps pensif, puis tout à coup affirmer sérieusement et avec un étrange caractère d’insistance, qu’il avait vu quelques jours auparavant une tête humaine dans le soleil. Or il était évident que cette pensée venait d’éclore en son cerveau, en se combinant peut-être de quelque souvenir d’almanach. Tel est le procédé qui préside à la formation des mythes les plus anciens : le rêve affirmé.

(112) Où la vie est-elle plus naïve que dans l’animal ? Malebranche donne un coup de pied à une chienne qui était pleine, Fontenelle en est touché : Eh quoi ! reprend le dur cartésien, ne savez-vous pas bien que cela ne sent point ? Le père Poirson prouve ainsi que les bêtes n’ont pas d’âme : la souffrance est une punition du péché ; or les bêtes n’ont pas péché donc elles ne peuvent souffrir, donc elles sont de pures machines. Le P. Bougeant échappait à l’argument, en supposant que les bêtes étaient des démons ; que, par conséquent, elles avaient péché.

(113) Nul n’a mieux exposé ces lois que M. Fauriel. Voir l’analyse de son cours de 1836, faite par M. Egger dans une série d’articles du Journal de l'instruction publique de cette année, et l’excellente notice de M. Ozanam sur son illustre prédécesseur (Correspondant, 10 mai 1845).

(114) Antar, bien qu’il soit devenu centre d’un cycle bien caractérisé, n’est pas une épopée. Tout y est individuel, et, bien que l’orgueil national de l’Arabie soit le fond de la texture, aucune cause suffisamment nationale n’est mise en jeu pour que cette belle composition dépasse la sphère du roman.

(115) En revanche, les Sémites ont conçu en Dieu avec une remarquable facilité d’autres relations, celles de père, de fils, des distinctions de puissances, d’attributs (Cabbale, etc.).

(116) Les efforts que l’on a faits pour retrouver la loi de la succession des systèmes grecs dans la philosophie indienne sont à peu prés chimériques. On ne peut dire que la loi du développement des langues sémitiques soit de la synthèse à l’analyse, comme cela a lieu dans les langues indo-germaniques. De même l’arménien moderne semble avoir beaucoup plus de syntaxe et de construction synthétique que l’arménien antique, qui pousse très loin la dissection de la pensée. On ne peut dire aussi que le chinois moderne soit plus analytique que le chinois ancien, puisque au contraire les flexions y sont plus riches, et que l’expression des rapports y est plus rigoureuse. Les lois sont analogues de ces différents côtés, mais non les mêmes, quoique toujours parfaitement rationnelles, à cause de l’élément individuel de chaque race qui modifie le résultat. Toute formule est partielle, parce qu’elle n’est moulée que sur quelques cas particuliers.

(117) M. Auguste Comte, par exemple, prétend avoir trouvé la loi définitive de l’esprit humain dans la succession des trois états théologique, métaphysique, scientifique. Voilà, certes, une formule qui renferme une très grande part de vérité ; mais comment croire qu’elle explique toute chose ? M. Comte commence par déclarer qu’il ne s’occupe que de l’Europe occidentale (Philosophie positive, t. V, p. 4-5). Tout le reste n’est que pure sottise et ne mérite pas qu’on s’en occupe. Et en Europe, il ne s’occupe que du développement scientifique. Poésie, religion, fantaisie, tout cela est méconnu.

(118) En entendant l’histoire de la philosophie comme l’histoire de l’esprit humain, et non comme l’histoire d’un certain nombre de spéculations.

(119) La plupart des jugements et des proverbes populaires sont de cette espèce, et expriment un fait vrai compliqué d’une cause fictive. La simple énonciation du fait est ce qu’il y a de plus difficile pour le peuple ; il y mêle toujours quelque explication apparente. Quand les nourrices disent : Il y a un ange pour les petits enfants, elles expriment un fait vrai, savoir que les petits enfants ne se font aucun mal dans des circonstances où des grandes personnes se blesseraient mais n’en voyant pas la cause, elles trouvent tout simple d’en appeler à un ange. L’explication des maladies par des démons, qui se montre si naïvement dans l’Évangiie, tient au même procédé intellectuel.

(120) L’islamisme ne se fortifia qu’un ou deux siècles après la mort du prophète, et depuis, il est toujours allé se consolidant par la force du dogme établi. Il est prouvé que l’immense majorité de ceux qui suivirent le hardi Koreischite n’avaient en lui aucune foi religieuse. Après sa mort, on mit sérieusement en délibération si on n’abandonnerait pas son œuvre religieuse pour continuer seulement son œuvre politique.

(121) Ceci ne nuit pas, bien entendu, à l’originalité de ce produit divin. Les savants israélites cherchent souvent à prouver par des rapprochements de textes que Jésus a volé toute sa doctrine à Moïse et aux prophètes, et que ce qu’on a appelé la morale chrétienne n’est au fond que la morale juive. Cela serait vrai, si une religion consistait en un certain nombre de propositions dogmatiques, et une morale en quelques aphorismes. Ces aphorismes étant pour la plupart simples et de tous les temps, il n’y a pas de découverte à faire en morale ; l’originalité s’y réduit à une touche indéfinissable et à une façon nouvelle de sentir. Or, que l’on mette en face l’Évangile et le recueil des apophthegmes moraux des rabbins contemporains de Jésus, le Pirké Avoth, et que l’on compare l’impression morale qui résulte de ces deux livres !

(122) Voir dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire le charmant article Gargantua, où il est prouvé par des arguments tout semblables à ceux des apologistes que les faits merveilleux de l’histoire de Gargantua sont indubitables. Rabelais les atteste ; aucun historien ne les a contredits ; le sceptique Lamothe Le Vayer les a si fort respectés qu’il n’en dit pas un mot. Ces prodiges ont été opérés à la vue de toute la terre. Rabelais dit en avoir été témoin il n’était ni trompé ni trompeur. S’il se fût écarté de la vérité, les journaux auraient réclamé. Et si cette histoire n’était pas vraie, qui aurait osé l’imaginer ? La grande preuve qu’il faut y croire, c’est qu’elle est incroyable, etc. Le défaut de la critique des supernaturalistes est en effet de juger toutes les époques de l’esprit humain sur la même mesure.

(123) Quand les Arabes eurent adopté Aristote comme grand maître de la science, ils lui firent une légende miraculeuse comme à un prophète. On prétendait qu’il avait été enlevé au ciel sur une colonne de feu, etc.

(124) Il est étrange que l’Europe ait adopté pour base de sa vie spirituelle les livres qui sont les moins faits pour elle, la littérature des Hébreux, ouvrage d’une autre race et d’un autre esprit. Aussi ne se les accommode-t-elle qu’à force de contresens. Les Védas auraient beaucoup plus de droit que la Bible à être le livre sacré de l’Europe. Ceux-là sont bien l’œuvre de nos pères.

(125) En Orient, un livre ancien est toujours inspiré, quel qu’en soit le contenu. Il n’y a pas d’autre criterium pour la canonicité d’un livre. Quant aux époques primitives, tout livre, par cela seul qu’il était livre écrit, était sacré. Eh quoi ! ne parlait-il pas des choses divines ? Son auteur n’était-il pas un prêtre, en relation avec les dieux ? Ce n’est que plus tard qu’on arrive à concevoir le livre profane, œuvre individuelle, bonne ou mauvaise, de tel ou tel.

(126) J’entendais, il y a quelques mois, un orateur admiré classer ainsi les religions du haut de la chaire de Notre-Dame il y a trois religions : le christianisme, le mahométisme et le paganisme. C’est exactement comme si l’on classifiait ainsi le règle animal il y a trois sortes d’animaux les hommes, les chevaux et les plantes.

(127) Je ne parle pas de la Chine. Cette curieuse nation est de toutes peut-être la moins religieuse et la moins supernaturaliste. Ses livres sacrés ne sont que des livres classiques, à peu près ce que les anciens sont pour nous, ou du moins ce qu’ils étaient pour nos humanistes. Là est peut-être le secret de sa médiocrité. Il est beau, non de rêver toujours, comme l’Inde, mais d’avoir rêvé dans son enfance : il en reste un beau parfum durant la veille, et toute une tradition de poésie, qui défraie l’âge où l’on n’imagine plus.

(128) La religion des Sémites nomades est extrêmement simple. C’est le culte patriarcal du Dieu unique, pur, chaste, sans symboles, sans mystères, sans orgies. Tous ces grands systèmes de symbolisme assyrien, persan, égyptien, ne sont pas d’origine sémitique, et révèlent un tout autre esprit, bien plus profond, plus hardi, plus chercheur. Ce n’est qu’au vie siècle environ avant l’ère chrétienne que ces sortes d’idées s’introduisirent chez les Sémites. Il y a un monde entre le Dieu monarque et solitaire de Job, d’Abraham, des Arabes, et ces grands poèmes panthéistes que nous révèlent les monuments de l’Égypte et de l’Assyrie. Il paraît, du reste, que le culte primitif de l’Égypte se rapprochait de la simplicité sémitique, et que le symbolisme polythéiste y fut une importation étrangère.

(128 bis) Les Arabes, à s’en tenir aux mots reçus, ont offert un développement philosophique et scientifique ; mais leur science est tout entière empruntée à la Grèce. Il faut d’ailleurs observer que la science gréco-arabe n’a nullement fleuri en Arabie ; elle a fleuri dans les pays non sémitiques soumis à l’islamisme et ayant adopté l’arabe comme langue savante, en Perse, dans les provinces de l’Oxus, dans le Maroc, en Espagne. La presqu’île est toujours restée pure d’hellénisme, et n’a jamais compris que le Coran et les vieilles poésies.

(129) La vraie mythologie des modernes serait le christianisme, dont les monuments sont encore vivants parmi nous. Mais le siècle de Louis XIV, qui prenait dogmatiquement cette mythologie comme une théologie, n’en pouvait faire une machine poétique. Boileau a raison : donner l'air de la fable à de saintes vérités, c’est un péché. Un jour que je visitai M. Michelet, il me fit admirer autour de son salon les plus beaux sujets chrétiens des grands maîtres, le Saint-Paul d’Albert Dürer, les Prophètes et les Sybilles de Michel-Ange, la Dispute du Saint-Sacrement, etc., et il se prit à me les commenter. Je suis sûr que Racine, qui croyait, lui, avait dans son salon, des images païennes. S’il avait eu des gravures chrétiennes, il les eût traitées comme des images de dévotion. Syracuse ne voyait nulle bigoterie à faire figurer sur ses médailles la belle tête d’Aréthuse, ni Athènes celle de Minerve. Pourquoi donc crierait-on à l’envahissement si nous mettions sur nos monnaies Saint Martin ou saint Remi ? On n’a pu commencer à voir dans le christianisme une Poétique que quand on a cessé d’y voir une Théologie, et je me suis souvent demandé si Chateaubriand a voulu faire autre chose qu’une révolution littéraire.

(130) Les prescriptions mosaïques, par exemple, sur l’abstinence d’animaux tués d’une certaine façon, si respectables quand on les envisage comme moyen d’éducation de l’humanité, et qui avaient toutes une raison très morale et très politique chez une ancienne tribu de l’Orient, que deviennent-elles transportées dans nos États modernes ? De simples incommodités, qui obligent certains religionnaires à avoir des bouchers particuliers, se pourvoyant de bêtes d’après certaines règles ; pure affaire d’abattoir et de cuisine.

(131) Les auteurs latins de la décadence, les tragédies de Sénèque, par exemple, ont souvent meilleur air, quand elles sont traduites en français, que les chefs-d’oeuvre de la grande époque.

(132) Comme type de cette sotte admiration, voyez la Préface de la traduction des Psaumes de La Harpe. M. de Maistre a dit très naïvement : « Pour sentir les beautés de la Vulgate, faites choix d’un ami qui ne soit pas hébraïsant, et vous verrez comment une syllabe, un mot, et je ne sais quelle aile légère donnée à la phrase, feront jaillir sons vos yeux des beautés de premier ordre. » (Soirées de Saint-Pét., 7e entretien.) Avec ce système-là, et surtout avec le secours d’un ami qui ne soit pas helléniste, je me charge de trouver des beautés de premier ordre dans la plus mauvaise traduction d’Homère ou de Pindare, — indépendamment de celles qui y sont. Cela rappelle madame Dacier s’extasiant sur tel passage d’Homère, parce qu’il peut fournir cinq à six sens, tous également beaux.

(133) Je ne releverai qu’un trait entre plusieurs. Nous n’ôterons rien à la gloire de l’illustre auteur du Génie du christianisme en lui refusant le titre d’helléniste. Il admire (Génie du christ., liv. V, ch. i ou ii), la simplicité d’Homère ne décrivant la grotte de Calypso que par cette simple épithéte « tapissée de lilas ». Or voici le passage : ἐν σπέσσι γλαφυροῖσι, λιλαιομένη πόσιν εἶναι. (Odyssée, I, 15.) Je crois, Dieu me pardonne ! qu’il a vu des lilas dans λιλαιομένη.

(134) On ne peut se figurer, à moins d’avoir lu les œuvres exégétiques de ce grand homme, à quel point il manquait radicalement de critique. Il est exactement au niveau de saint Augustin, son maître. Pour n’en citer qu’un exemple, n’a-t-il pas fait un livre pour justifier la politique de Louis XIV par la Bible ? La mauvaise humeur avec laquelle Bossuet accueillit les travaux par lesquels Ellies Dupin, Richard Simon, le docteur Lannoy préludaient à la grande critique, et les persécutions qu’il suscita contre ces hommes intelligents sont, après la révocation de l’édit de Nantes, le plus triste épisode de l’histoire de l’Église gallicane, au xviie siècle.

(135) Les simples, dit M. Michelet, rapprochent et lient volontiers, divisent, analysent peu. Non seulement toute division coûte à leur esprit, mais elle leur fait peine, leur semble un démembrement. Ils n’aiment pas à scinder la vie, et tout leur paraît avoir vie. Non seulement ils ne divisent pas, mais, dès qu’ils trouvent une chose divisée, partielle, ou ils la négligent, ou ils la rejoignent en esprit au tout dont elle est séparée. C’est en cela qu’ils existent comme simples. Voir tout cet admirable passage (Du peuple, p. 242-243). Une conséquence de cette manière simple de prendre la vie, c’est d’apercevoir la physionomie des choses, ce qui ne font jamais les savants analystes, qui ne voient que l’élément inanimé. La plupart des catégories de la science ancienne exclues par les modernes correspondaient à des caractères extérieurs de la nature, qu’on ne considère plus, et avaient bien leur part de vérité.

(136) La poésie elle-même présente une marche analogue. Dans la poésie primitive, tous les genres étaient confondus ; l’élément lyrique, élégiaque, didactique, épique y coexistaient dans une confuse harmonie. Puis est venue l’époque de la distinction des genres, durant laquelle on eût blâmé l’introduction du lyrisme dans le drame ou de l’élégie dans l’épopée. Puis la forme supérieure dans la grande poésie de Gœthe, de Byron, de Lamartine, admettant simultanément tous les genres. Faust, Don Juan, Jocelyn ne rentrent dans aucune catégorie littéraire.

(137) Ce tour, particulier au génie allemand, explique la marche singulière des idées en ce pays depuis un quart de siècle environ, et comment, après les hautes et idéales spéculations de là grande école, l’Allemagne fait maintenant son xviiie siècle à la française ; dure, acariâtre, négative, moqueuse, dominée par l’instinct du fini. Pour l’Allemagne, Voltaire est venu après Herder, Kant, Fichte, Hegel. Les écrits de la jeune école sont nets, cassants, réels, matérialistes. Ils nient hardiment l’au-delà (das Jenseits), c’est-à-dire le suprasensible, le religieux sous toutes ses formes, déclarant que c’est abuser l’homme que de le faire vivre dans ce monde fantastique. Voilà ce qui a succédé au développement littéraire le plus idéaliste que présente l’histoire de l’esprit humain, et cela, non par une déduction logique ou une conséquence nécessaire, mais par contradiction réfléchie et en vertu de cette vue prédécidée la grande école a été idéaliste ; nous allons réagir vers le réel.

(138) Les langues présentent un développement analogue. Prenons une famille de langues, qui renferme plusieurs dialectes, la famille sémitique par exemple. Certains linguistes supposent qu’à l’origine, il y avait une seule langue sémitique, dont tous les dialectes sont dérivés par altération ; d’autres supposent tous les dialectes également primitifs. Le vrai, ce semble, est qu’à l’origine les divers caractères qui, en se groupant, ont formé plus tard le syriaque, l’hébreu, etc., existaient syncrétiquement et sans constituer encore des dialectes indépendants. Ainsi : 1° existence confuse et simultanée des variétés dialectales ; 2° existence isolée des dialectes ; 3° fusion des dialectes en une unité plus étendue.

(139) Le divin Sphérus d’EmpédocIe, où tout existe d’abord à l’état syncrétique sous l’empire de la φιλία, avant de passer sous celui de la Discorde, νεῖκος (analyse), offre une belle image de cette grande loi de l’évolution divine.

(140) Le peuple, p. 251.

(141) Le plus curieux exemple de cela, c’est M. de Talleyrand, se convertissant en ses derniers jours. Il avait été assez fin pour jouer tous les diplomates de l’Europe, assez hardi pour célébrer la messe de la liberté et se constituer schismatique ; mais, quand il s’agit d’une question théorique, il est un esprit faible, et trouve tout simple que Nabuchodonosor ait été changé en bête, que l’âne de Balaam ait conversé avec son maitre, et que les diplomates du concile de Trente aient étê assistés du Saint-Esprit. Talleyrand, me direz-vous, n’admit point tout cela. Non ; mais il aurait dû l’admettre, s’il avait été conséquent.

(142) Fichte, qu’en France, bien entendu, on eût appelé un impie, faisait tous les soirs la prière en famille ; puis on chantait quelques versets avec accompagnement de piano ; puis le philosophe faisait à la famille une petite homélie sur quelques pages de l’Évangile de saint Jean, et, selon l’occasion, y ajoutait des paroles de consolation ou de pieuses exhortations.

(143) Un chiffonnier passant devant les Tuileries peut-il dire : C’est là mon œuvre ? Pouvons-nous concevoir le sentiment des artisans, des cultivateurs de l’Attique devant ces monuments qui leur appartenaient, qu’ils comprenaient, qui étaient bien réellement l’expression de leur pensée ?

(144) C’est un des bienfaits de l’empire d’avoir donné au peuple des souvenirs héroïques et un nom facile à comprendre et a idolâtrer. Napoléon, si franchement adopté par l’imagination populaire, en lui offrant un grand sujet d’enthousiasme national, aura puissamment contribué à l’exaltation intellectuelle des classes ignorantes, et est devenu pour elles ce qu’Homère était pour la Grèce, l’initiateur des grandes choses, celui qui fait tressaillir la fibre et étinceler l’œil.

(145) Il va sans dire que cette excuse, si c’en est une, ne s’applique jamais aux imbéciles plagiaires, qui viennent à froid imiter les fureurs d’un autre âge. Je suis bien aise de dire une fois pour toutes que celui qui me supposerait des sympathies avec aucun parti politique, mais surtout avec celui-là, méconnaîtrait, bien profondément ma pensée. Je suis pour la France et la raison, voilà tout.

(146) Comment, au milieu du xixe siècle, un membre de l’Académie des sciences morales et politiques a-t-il pu écrire des axiomes comme ceux-ci « La société n’est pas les hommes, elle n’est que leur union. Les hommes vivent pour eux et non pour cette chimère, cette vaine abstraction que l’on nomme humanité… Le destin d’un État libre ne saurait être subordonné a aucun autre destin. » (L’homme et la société, p. 53, 81). Cela, cinquante ans après que Herder avait dit « L’homme, quand il le voudrait, ne pourrait vivre pour lui seul. L’influence bienfaisante de l’homme sur ses semblables est le but de toute société humaine. Outre le fond individuel, que chacun fait valoir, il y a le cens du capital, qui, s’accumulant toujours, forme le fonds commun de l’espèce, etc. » (Voir l’admirable fragment intitulé : Ueber den Character der Menschheit.) La cellule de l’abeille ne saurait exister sans la ruche. La ruche a donc une reprise à exercer sur l’abeille.

(147) Quelle folie de s’intéresser à des créatures aussi dégradées ! dit toujours le maitre en parlant des noirs, quand c’est lui-même qui les tient dans la dégradation.

(148) (Polit., I. ch. ii. § 8 et suiv.). Aristote va jusqu’à dire que, si la beauté était un indice de la valeur individuelle, les moins beaux devraient être les esclaves des plus beaux.

(149) Si ce n’est par politique, et pour des raisons extérieures, comme de surveiller de si importantes machines. A la bonne heure mais c’est là une autre question. Ajoutons qu’il est assez étrange de voir la politique moderne et indifférente salarier ses plus mortels ennemis, ceux qui l’ont combattue à outrance, ceux qui ne l’embrassent que pour l’ëtouffer ou en faire leur profit.

(150) L’Inquisition est la conséquence logique de tout le système orthodoxe. L’Église, quand elle le pourra, devra ramener l’Inquisition, et, si elle ne le fait pas, c’est qu’elle ne le peut pas. Car enfin pourquoi cette répression serait-elle aujourd’hui moins nécessaire qu’autrefois ? Est-ce que notre opposition est moins dangereuse ? Non, certes. C’est donc que l’Église est plus faible. On nous souffre parce qu’on ne peut nous étouffer. Si l’Église redevenait ce qu’elle a été au moyen âge, souveraine absolue, elle devrait reprendre ses maximes du moyen âge, puisqu’on avoue que ces maximes étaient bonnes et bienfaisantes. Le pouvoir a toujours été la mesure de la tolérance de l’Église. En vérité ceci n’est point un reproche : cela devait être. On a tort de tourmenter les orthodoxes sur l’article de la tolérance. Demandez-leur de renoncer à l’orthodoxie, à la bonne heure ; mais ne leur demandez pas, en restant orthodoxes, de supporter l’hétérodoxie. Il s’agit là pour eux d’être ou de n’être pas.

(151) Voir l’admirable sermon de Bossuet sur la profession de mademoiselle de La Vallière et pour la fête de la Présentation.

(152) La première impression que produisait le christianisme sur les peuples barbares, dominés par des préjugés aristocratiques et grossiers, était la répulsion à cause de ce qu’il y avait dans ses préceptes de spiritualiste et de démocratique. Les légendes irlandaises aiment à opposer Ossian, chantant les héros, les guerres, les chasses magnifiques, etc., à saint Patrice et à son troupeau psalmodiant. Mihir Nerseh, dans une proclamation adressée aux Arméniens pour les détourner du christianisme, leur demande comment ils peuvent croire des gueux mal habillés, qui préfèrent les gens de petit état aux gens de bonne maison, et sont assez absurdes pour faire peu de cas de la fortune.

(153) Ce revirement s’opère ordinairement de la manière que voici. Il vient un jour où le parti rétrograde est obligé de se poser en persécuté et de réclamer pour lui les principes qu’il avait combattus. Soient, par exemple, les principes de la souveraineté du peuple et de la liberté. Ceux mêmes qui les avaient si vivement niés quand ils leur étaient contraires se sont trouvés par la force des choses amenés à les invoquer et a exiger qu’on pousse à leurs dernières conséquences les hérésies qui les avaient détrônés. Les idées nouvelles ne peuvent être vaincues que par elles-mêmes, ou plutôt ce sont elles qui vainquent leurs adversaires en les obligeant à recourir à elles pour les vaincre. Enfants qui croyez tirer en arrière le char de l’humanité, ne voyez-vous pas que c’est le char qui vous traine ?

(154) Cadit et sic aperiuntur oculi ejus (Num., xxiv, 4.)

(155) Chose curieuse ! Un mois après que la constitution a commencé à fonctionner, elle a besoin d’être interprétée. — Elle est violée, disent les uns. — Non, disent les autres. Qui décidera ? M. de Maistre a raison pour couper la racine des disputes, il faudrait l’infaillibilité. Le malheur est que l’infaillibilité n’est pas. Les principes ne portent que dans une certaine région. Il faut donc renoncer à trouver en quoi que ce soit l’ultérieur définitif, et maintenir la raison savante comme la dernière autorité. Il est si commode pourtant de se reposer sur l’absolu, d’embrasser de toute son âme une petite formule étroite et finie ! L’immensité de l’humanité effraie : la tête tourne sur ce gouffre.

(156) Il résulterait de là une situation très poétique et inconnue jusqu’ici : un esclavage senti et supporté avec délicatesse et résignation. L’esclave ancien n’était pas poétique, parce qu’il n’était pas considéré comme une personne morale. L’esclave des comédies antiques est crapuleux et infâme ; il n’a que la bassesse pour se consoler ; il n’est pas susceptible de vertu. Le nôtre serait supérieur à son maître, parce qu’il sentirait mieux le divin, et échapperait par l’amour à l’affreuse réalité.

(157) On est parfois tenté de se demander si l’humanité n’a pas été trop tôt émancipée. Les consciences fortes et individuelles comme les nôtres sont bien plus difficiles à atteler à une grande œuvre. On tient trop à sa volonté et aussi à la vie. Comment fera l’humanité, avec une liberté individuelle aussi développée que la nôtre, pour conquérir les déserts. Sera-t-il dit que l’homme sera devenu incapable de dompter tout l’univers, parce qu’il est devenu trop tôt libre ? Toute grande entreprise de cette sorte demande une première assise d’hommes. Songez à ce qu’ont coûte les colonies anglaises, celles des presbytériens et des méthodistes aux États-Unis, par exemple. De tels sacrifices sont devenus impossibles maintenant ; car le prix de la vie humaine s’est élevé : on est trop regardant. Qu’une vingtaine de colons tombent malades au début d’une colonie, on jette les hauts cris. Mais songez donc que les premières générations de colonisateurs ont presque partout été sacrifiées. L’Icarie de M. Cabet eût pu réussir il y a deux cents ans ; de nos jours, et surtout avec des Français, c’était une folie. Les grandes choses ne se font pas sans sacrifice, et la religion, conseillère des sacrifices, n’est plus ! Je me berce parfois de l’espoir que les machines et les progrès de la science appliquée compenseront un jour ce que l’humanité aura perdu d’aptitude au sacrifice par le progrès de la réflexion. L’homme accepte toujours le risque ; il va moins au-devant de la mort à coup sûr.

(158) Je suppose, par exemple, que la chimie découvrit à l’heure qu’il est un moyen pour rendre l’acquisition de l’aliment si facile qu’il suffit presque d’étendre la main pour l’avoir ; il est certain que les trois quarts du genre humain se réfugieraient dans la paresse, c’est-à-dire dans la barbarie. On pourrait employer le fouet pour les forcer à bâtir de grands monuments sociaux, des pyramides, etc. il serait permis d’être tyran pour procurer le triomphe de l’esprit.

(159) Nous sommes indignés de la manière dont l’homme est traité en Orient et dans les États barbares, et du peu de prix que l’on y fait de la vie humaine. Cela n’est pas si révoltant, quand on considère que le barbare se possède peu et a, en effet, infiniment moins de valeur que l’homme civilisé. La mort d’un Français est un événement dans le monde moral ; celle d’un Cosaque n’est guère qu’un fait physiologique : une machine fonctionnait qui ne fonctionne plus. Et quant à la mort d’un sauvage, ce n’est guère un fait plus considérable dans l’ensemble des choses que quand le ressort d’une montre se casse, et même ce dernier fait peut avoir de plus graves conséquences, par cela seul que la montre en question fixe la pensée et excite l’activité d’hommes civilisés. Ce qui est déplorable, c’est qu’une portion de l’humanité soit à ce point dégradée qu’elle ne compte guère plus que l’animal ; car tous les hommes sont appelés à une valeur morale.

(160) Exemple : il a été essentiel pour l’humanité que la nation juive existât, et fût dure, indestructible, toute d’airain comme elle a été. Passé le iie ou le iiie siècle, le tour était joué ; l’humanité n’avait plus que faire des juifs. Les juifs subsistent pourtant comme une branche morte. C’est qu’il fallait que les juifs fussent durs, vivaces, ce qui entraînait bien un inconvénient ; c’était qu’ils vécussent au delà du jour où ils étaient utiles. Mais, si on y regarde de près, on voit encore que cette branche morte n’a pas été aussi inutile qu’on le pense.

(161) On ne tient pas assez compte du pittoresque dans la direction de l’humanité. Or cela est au moins aussi sérieux que le bonheur. J’ai entendu parler d’un ingénieur qui, dans la direction des routes, cherchait à procurer aux voyageurs de jolis sites, même aux dépens de la commodité et de la promptitude. J’aurais aimé cet homme-là.

(162) Je n’admets pas comme rigoureuse la preuve de l’immortalité tirée de la nécessité où serait la justice divine de réparer, dans une vie ultérieure, les injustices que l’ordre général de l’univers entraîne ici-bas. Cette preuve est conçue au point de vue de l’individu. Nos pères ont souffert, et nous héritons du fruit de leurs souffrances. Nous souffrons, l’avenir en profitera. Qui sait si un jour on ne dira pas : « En ce temps-là, on devait croire ainsi, car l’humanité fondait alors par ses souffrances l’état meilleur dont nous jouissons. Sans cela nos pères n’eussent point eu le courage de supporter la chaleur du jour. Mais maintenant nous avons la clef de l’énigme, et Dieu est justifié par le plus grand bien de l’espèce. » Pendant que la croyance à l’immortalité aura été nécessaire pour rendre la vie supportable, on y aura cru.

(163) En général, les barbares furent reçus à bras ouverts. Les évêques, et tout ce qu’il y avait d’éclairé, saint Augustin, Salvien, leur tendaient les bras. Au contraire, les derniers représentants de la vieille société polie, corrompue, affadie, Sidoine Apollinaire, Aurélius Victor les insultent obstinément, et se cramponnent aux abus du vieil empire, sans voir qu’il était décidément condamné.

(164) Mendelssohn déjà célèbre, déjà l’un des premiers critiques de l’Allemagne, était encore facteur dans une boutique de soieries. Lessing, venu exprès pour le voir, le trouva au comptoir, occupé à auner de la soie.

(165) Le caractère sordide ou prétendu bas de certaines occupations pourrait aussi les désigner pour les personnes vouées aux travaux de l’esprit ; car ce caractère de bassesse devrait correspondre ou à une paye supérieure ou, ce qui revient au même, à une moindre durée des heures de travail. La bassesse, selon les idées mondaines, n’existe pas pour l’homme placé à un point de vue moral.

(166) La gymnastique, par exemple, est considérée par plusieurs comme une utile diversion au travail intérieur. Or ne serait-il pas plus utile et plus agréable d’exercer durant deux ou trois heures le métier de menuisier ou de jardinier, en le prenant au sérieux, c’est-à-dire avec un intérêt réel, que de se fatiguer ainsi à des mouvements insignifiants et sans but ?

(167) Aristote, Polit. t. ï, ch. ii, 5. (Traduct. Barthélémy Saint-Hilaire).

(168) Je me représente l’esprit comme un arbre dont les branches seraient garnies de crocs de fer. L’étude est comme une corne d’abondance versant d’en haut sur cet arbre des choses de mille couleurs et de mille formes. Les crocs ne retiennent pas tout, ni pour toujours. Tel objet, après y avoir pendu quelque temps tombe, et c’est le tour d’un autre. Ainsi l’esprit, à ses différentes époques, est comme garni d’un assortiment divers de choses, et cela, joint aux modifications intimes de son être, fait la diversité de ses aspects.

(169) Je pousse si loin le respect de l’individualité que je voudrais voir les femmes introduites pour une part dans le travail critique et scientifique, persuadé qu’elles y ouvriraient des aperçus nouveaux, que nous ne soupçonnons pas. Si nous sommes meilleurs critiques que les savants du xvii siècle, ce n’est pas que nous sachions davantage, mais c’est que nous voyons de plus fines choses. Eh bien, je suis persuadé que les femmes porteraient là leur individualité, et réfracteraient l’objet en couleurs nouvelles. Les socialistes se trompent grossièrement sur le rôle intellectuel de la femme : ils voudraient en faire un homme. Or, la femme ne sera jamais qu’un homme très médiocre. Il faut qu’elle reste ce qu’elle est, mais qu’elle soit éminemment ce qu’elle est. Elle est diverse de l’homme, mais non inférieure à l’homme. Une femme parfaite vaut un homme parfait. Mais elle doit être parfaite à sa manière, et non en ressemblant à l’homme. Elle en diffère comme l’électricité négative et l’électricité positive, c’est-à-dire par le sens et la direction, non par l’essence. Le négatif n’est pas inférieur au positif, mais il va en sens contraire ; toute quantité peut être indifféremment considérée comme négative ou positive. Le négatif et le positif réunis forment le complet, ce qui ne désire plus rien. Toute chose désire son complément le positif attire nécessairement le négatif, l’angle rentrant appelle l’angle saillant. Ainsi la vie est partagée, tous ont la meilleure part, et il y a place pour l’amour.

(170) Dans sa belle pièce du Crépuscule.

(171) « Nous saurons tout cela dans le paradis. » Réponse spirituelle que faisaient les religieuses hospitalières un peu impatientées, à un toqué scientifique, qui, échoué dans un hospice, assommait les pauvres filles qui le soignaient de ses élucubrations déplacées.

(172) Parcourez nos villes, nos promenades publiques, partout des barrières, des consignes nécessaires il est vrai pour l’ordre, mais défendant toute fantaisie. Chacun a éprouvé l’effet humiliant et désagréable que produit toute consigne prohibitive, lors même qu’on la sait générale : c’est une limite. Quand je me promène dans les allées du parc de Versailles, toujours entre deux haies, je ne suis jamais satisfait. C’est là que je voudrais aller, dans le massif, et il m’est défendu. Combien nos routes grandes et nettes sont ennuyeuses ! J’aime cent fois mieux les chemins raboteux de Bretagne, au bord desquels paissent les moutons. Quoi de plus horrible qu’un grand chemin ? Quoi de plus charmant qu’un sentier ?

(173) Une des plus nobles morts qui se puissent imaginer est celle du curieux, indifférent à sa fin pour n’être attentif qu’à la levée de rideau qui va se faire et aux grands problèmes qui vont se dénouer pour lui.

(174) « Quand il croit avoir avancé quelque chose d’exagéré, dit Goethe en parlant d’Albert, de trop général ou de douteux, il ne cesse de limiter, de modifier, d’ajouter ou de retrancher jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de sa proposition. » Plusieurs fausseront sans doute ma pensée, parce que je n’ai pas suivi cette sotte manière-là.

(175) Augustin Thierry, Dix années d’études historiques, préf.

(176) Étudier les personnages de Polus et de Calliclès dans le Gorgias de Platon.

(177) Voir la curieuse conversation avec Le Maistre de Sacy conservée par Fontaine.

(178) Méthode pour arriver à la vie bienheureuse, dern. leçon. Toute cette leçon est admirable. Jamais la sainte colère des âmes honnêtes contre le scepticisme ne s’est exprimée avec plus d’éloquence.

(179) Un des traits caractéristique des hommes dont je parle est d’affecter un profond mépris pour l’art idéal, la passion noble et pure. Ils s’en moquent et diraient volontiers avec Byron : « O Platon, tu n’étais qu’un entremetteur ! » Ils traitent l’idéalisme de niaiserie, et déclarent préférer de beaucoup l’épicuréisme franchement avoué.

(180) Ou bien encore l’érudition spirituelle de Barthélémy, qui, pour être d’un ordre plus élevé, n’est pourtant pas encore la grande manière philosophique et scientifique.

(181) Actes des Apôtres, v, 38-39.

(182) Je vis un jour dans un bois un essaim de vilains petits insectes, qui avaient entouré de leurs filets une jeune plante et suçaient ses pousses vertes avec un si laid caractère de parasitisme, que cela faisait répugnance. J’eus un instant l’idée de les détruire. Puis je me dis Ce n’est pas leur faute s’ils sont laids ; c'est une façon de vivre. Il est d’un petit esprit, me disais-je, de moraliser la nature et de lui imposer nos jugements. Mais maintenant je vois que j’eus tort ; j’aurais dû les tuer ; car la mission de l’homme dans la nature c’est de réformer le laid et l’immoral.

(183) La science la plus vide d’objet, les mathématiques, est précisément celle qui passionne le plus, non pas tant par sa vérité que par le jeu des facultés et la force de combinaison qu’elle suppose. La jouissance que procurent les mathématiques est de même ordre que celle du jeu d’échecs. Aucune n’est plus tyrannique. Quand Archimède était appliqué à son tableau de démonstration, il fallait que ses esclaves l’en arrachassent pour le frotter d’huile ; mais lui, il traçait des figures géométriques sur son corps ainsi frotté.

(184) Méthode pour arriver à la vie bienheureuse, dernière leçon.

(185) « Aucuns, voyants la place du gouvernement politique saisie par des hommes incapables, s’en sont reculés. Et celuy qui demanda à Cràtès jusques à quand il faudrait philosopher, en receut cette response : Jusques à tant que ce ne soient plus des asniers qui conduisent nos armées. » (Montaigne, livre I, c. xxiv.)

(186) Les guerres de géants de la Révolution nous ont tous faits nobles. Nous sommes les fils d’une race de héros. Chacun de nos pères a pu dire « Je suis un ancêtre, moi. » Vous êtes arrière-petits-fils de croisés ; moi, je suis fils d’un soldat de la République. Nous nous valons.

(187) J’imagine qu’un dialogue de Platon nous représente réellement une conversation d’Athènes, bien différent des compositions analogues de Cicéron, de Lucien et de tant d’autres, qui ne prennent le dialogue que comme une forme factice pour revêtir leurs idées, sans aspirer à rendre aucune scène de la vie réelle.

(188) La présence et le rôle essentiel de la femme dans nos sociétés modernes en est sans doute la cause. Comme il ne faut rien dire qui dépasse la portée de cette portion de l’auditoire, le cercle des discours est assez restreint. Si les sept sages, dans leur banquet, avaient été assujettis à cette condition, je doute qu’ils eussent si hautement disserté.

(189) Nouveau Journal asiat., vol. I, p. 435.– Comparez, dans le poème de Saint-Brandon, la peinture de cette île merveilleuse, où les moines ne vieillissent pas et reçoivent leur pain du ciel, où les lampes s’allument d’elles-mêmes pour les fêter ; vie de silence, de liberté, de calme, idéal de la vie monastique au milieu des flots.

(190) Chateaubriand s’est profondément trompé en cherchant de la poésie dans l’état actuel du christianisme. Son œuvre a été de révéler à la critique une veine de beauté inaperçue dans les dogmes et le culte chrétiens ; mais il aurait dû s’en tenir au passé, et ne pas chercher de poésie dans des platitudes jésuitiques. On aura beau faire, ces pratiques modernes ne seront jamais que niaises. Le christianisme a perdu sa poésie depuis le xvie siècle. Ceci a faussé toute la poétique de ce grand homme. Admirable quand il touche la grande corde religieuse, il tombe dans les petitesses du prédicateur et de l’apologiste, quand il veut relever des détails de sacristie. En cela madame de Staël lui est bien supérieure.

(191) Je prendrais volontiers la formule de Malebranche : Dieu est le lien des esprits comme l’espace est le lien des corps, si elle n’était trop conçue au point de vue de la substance, ce qui lui donne quelque chose de grossier et de faux. Dieu, esprit, corps, comme il les entend, sont des mots trop objectifs et trop pleins.

(192) On dit, par exemple, Dieu est un esprit, il a tous les attributs des esprits. Esprit signifiant seulement tout ce qui n’est pas corps, ce raisonnement équivaut à celui-ci : Il y a deux classes d’animaux, les chevaux et les non-chevaux. L’oiseau est un non-cheval. Le poisson est aussi un non-cheval. Donc l’oiseau et le poisson sont de la même espèce, et ce qui se dit de l’oiseau peut se dire du poisson.

(193) Le christianisme n’a reçu tout son développement qu’entre les mains des Grecs. Aussi fut-il peu sympathique, dans sa forme définitive, aux peuples orientaux. S’il fût resté, au contraire, tel qu’il était pour les premiers judéo-chrétiens, pour saint Jacques par exemple, il eût conquis l’Orient, et il n’y aurait pas eu d’islam ; mais, en revanche, il n’aurait eu aucune influence sur l’Europe.