L’Avenir de la science, pensées de 1848
Calmann Lévy (p. 126-153).


VIII


La philologie est, de toutes les branches de la connaissance humaine, celle dont il est le plus difficile de saisir le but et l’unité. L’astronomie, la zoologie, la botanique ont un objet déterminé. Mais quel est celui de la philologie ? Le grammairien, le linguiste, le lexicographe, le critique, le littérateur dans le sens spécial du mot, ont droit au titre de philologues, et nous saisissons en effet entre ces études diverses un rapport suffisant pour les appeler d’un nom commun. C’est qu’il en est du mot de philologie comme de celui de philosophie, de poésie et de tant d’autres dont le vague même est expressif. Quand on cherche, d’après les habitudes des logiciens, à trouver une phrase équivalente à ces mots compréhensifs, et qui en soit la définition, l’embarras est grand, parce qu’ils n’ont ni dans leur objet ni dans leur méthode rien qui les caractérise uniquement. Socrate, Diogène, Pascal, Voltaire sont appelés philosophes ; Homère, Aristophane, Lucrèce, Martial, Chaulieu et Lamartine sont appelés poètes, sans qu’il soit facile de trouver le lien de parenté qui réunit sous un même nom des esprits si divers. De telles appellations n’ont pas été formées sur des notions d’avance définies ; elles doivent leur origine à des procédés plus libres et au fond plus exacts que ceux de la logique artificielle. Ces mots désignent des régions de l’esprit humain entre lesquelles il faut se garder de tracer des démarcations trop rigoureuses. Où finit l’éloquence, où commence la poésie (52) ? Platon est-il poète, est-il philosophe ? Questions bien inutiles sans doute, puisque, quelque nom qu’on lui donne, il n’en sera pas moins admirable, et que les génies ne travaillent pas dans les catégories exclusives que le langage forme après coup sur leurs œuvres. Toute la différence consiste en une harmonie particulière, un timbre plus ou moins sonore, sur lequel un sens exercé n’hésite jamais.

L’antiquité, en cela plus sage, et plus rapprochée de l’origine de ces mots, les appliquait avec moins d’embarras. Le sens si complexe de son mot de grammaire ne lui causait aucune hésitation. Depuis que nous avons dressé une carte de la science, nous nous obstinons à donner une place à part à la philologie, à la philosophie ; et pourtant ce sont là moins des sciences spéciales que des façons diverses de traiter les choses de l’esprit.

À une époque où l’on demande avant tout au savant de quoi il s’occupe, et à quel résultat il arrive, la philologie a dû trouver peu de faveur. On comprend le physicien, le chimiste, l’astronome, beaucoup moins le philosophe, encore moins le philologue. La plupart, interprétant mal l’étymologie de son nom, s’imaginent qu’il ne travaille que sur les mots (quoi, dit-on, de plus frivole ?) et ne songent guère à distinguer comme Zénon le philologue du logophile (53). Ce vague qui plane sur l’objet de ses études, cette nature sporadique, comme disent les Allemands, cette latitude presque indéfinie qui renferme sous le même nom des recherches si diverses, font croire volontiers qu’il n’est qu’un amateur, qui se promène dans la variété de ses travaux, et fait des explorations dans le passé, à peu près comme certaines espèces d’animaux fouisseurs creusent des mines souterraines, pour le plaisir d’en faire. Sa place dans l’organisation philosophique n’est pas encore suffisamment déterminée, les monographies s’accumulent sans qu’on en voie le but.

La philologie, en effet, semble au premier coup d’œil ne présenter qu’un ensemble d’études sans aucune unité scientifique. Tout ce qui sert à la restauration ou à l’illustration du passé a droit d’y trouver place. Entendue dans son sens étymologique, elle ne comprendrait que la grammaire, l’exégèse et la critique des textes ; les travaux d’érudition, d’archéologie, de critique esthétique en seraient distraits. Une telle exclusion serait pourtant peu naturelle. Car ces travaux ont entre eux les rapports les plus étroits ; d’ordinaire, ils sont réunis dans les études d’un même individu, souvent dans le même ouvrage. En éliminer quelques-uns de l’ensemble des travaux philologiques, serait opérer une scission artificielle et arbitraire dans un groupe naturel. Que l’on prenne, par exemple, l’école d’Alexandrie ; à part quelques spéculations philosophiques et théurgiques, tous les travaux de cette école, ceux-mêmes qui ne rentrent pas directement dans la philologie, ne sont-ils pas empreints d’un même esprit qu’on peut appeler philologique, esprit qu’elle porte même dans la poésie et la philosophie ? Une histoire de la philologie serait-elle complète si elle ne parlait d’Apollonius de Rhodes, d’Apollodore, d’Élien, de Diogéne Laërce, d’Athénée et des autres polygraphes, dont les œuvres pourtant sont loin d’être philologiques dans le sens le plus restreint. — Si, d’un autre côté, on donne à la philologie toute l’extension possible, où s’arrêter ? Si l’on n’y prend garde, on sera forcément amené à y renfermer presque toute la littérature réfléchie. Les historiens, les critiques, les polygraphes, les écrivains d’histoire littéraire devront y trouver place (54). Tel est l’inconvénient, grave sans doute, mais nécessaire et compensé par de grands avantages, de séparer ainsi un groupe d’idées de l’ensemble de l’esprit humain, auquel il tient par toutes ses fibres. Ajoutons que les rapports des mots changent avec les révolutions des choses, et que, dans l’appréciation de leur sens, il ne faut considérer que le centre des notions, sans chercher à enclaver ces notions dans des formules qui ne leur seront jamais parfaitement équivalentes. Quand il s’agit de littérature ancienne, la critique et l’érudition rentrent de droit dans le cadre de la philologie ; au contraire, celui qui ferait l’histoire de la philologie moderne ne se croirait pas sans doute obligé de parler de nos grandes collections d’histoire civile et littéraire ni de ces brillantes œuvres de critique esthétique qui se sont élevées au niveau des plus belles créations philosophiques (55).

Le champ du philologue ne peut donc être plus défini que celui du philosophe, parce qu’en effet l’un et l’autre s’occupent non d’un objet distinct, mais de toutes choses à un point de vue spécial. Le vrai philologue doit être à la fois linguiste, historien, archéologue, artiste, philosophe. Tout prend à ses yeux un sens et une valeur, en vue du but important qu’il se propose, lequel rend sérieuses les choses les plus frivoles qui de près ou de loin s’y rattachent. Ceux qui, comme Heyne et Wolf, ont borné le rôle du philologue à reproduire dans sa science, comme en une bibliothèque vivante, tous les traits du monde ancien (56), ne me semblent pas en avoir compris toute la portée. La philologie n’a point son but en elle-même : elle a sa valeur comme condition nécessaire de l’histoire de l’esprit humain et de l’étude du passé. Sans doute plusieurs des philologues dont les savantes études nous ont ouvert l’antiquité, n’ont rien vu au delà du texte qu’ils interprétaient et autour duquel ils groupaient les mille paillettes de leur érudition. Ici, comme dans toutes les sciences, il a pu être utile que la curiosité naturelle de l’esprit humain ait suppléé à l’esprit philosophique et soutenu la patience des chercheurs.

Bien des gens sont tentés de rire en voyant des esprits sérieux dépenser une prodigieuse activité pour expliquer des particularités grammaticales, recueillir des gloses, comparer les variantes de quelque ancien auteur, qui n’est souvent remarquable que par sa bizarrerie ou sa médiocrité. Tout cela faute d’avoir compris dans un sens assez large l’histoire de l’esprit humain et l’étude du passé. L’intelligence, après avoir parcouru un certain espace, aime à revenir sur ses pas pour revoir la route qu’elle a fournie, et repenser ce qu’elle a pensé. Les premiers créateurs ne regardaient pas derrière eux ; ils marchaient en avant, sans autre guide que les éternels principes de la nature humaine. À un certain jour, au contraire, quand les livres sont assez multipliés pour pouvoir être recueillis et comparés, l’esprit veut avancer avec connaissance de cause, il songe à confronter son œuvre avec celle des siècles passés ; ce jour-là naît la littérature réfléchie, et parallèlement à elle la philologie. Cette apparition ne signale donc pas, comme on l’a dit trop souvent, la mort des littératures ; elle atteste seulement qu’elles ont déjà toute une vie accomplie. La littérature grecque n’était pas morte apparemment au siècle des Pisistratides, où déjà l’esprit philologique nous apparaît si caractérisé. Dans les littératures latine et française, l’esprit philologique a devancé les grandes époques productrices. La Chine, l’Inde, l’Arabie, la Syrie, la Grèce, Rome, les nations modernes ont connu ce moment où le travail intellectuel de spontané devient savant, et ne procède plus sans consulter ses archives déposées dans les musées et les bibliothèques. Le développement du peuple hébreu lui-même, qui semble offrir avant Jésus-Christ moins de trace qu’aucun autre de travail réfléchi, présente dans son déclin des vestiges sensibles de cet esprit de recension, de collection, de rapiécetage, si j’ose le dire, qui termine la vie originale de toutes les littératures.

Ces considérations seraient suffisantes, ce me semble, pour l’apologie des sciences philologiques. Et pourtant elles ne sont à mes yeux que bien secondaires, eu égard à la place nouvelle que le développement de la philosophie contemporaine devra faire à ces études. Un pas encore, et l’on proclamera que la vraie philosophie est la science de l’humanité, et que la science d’un être qui est dans un perpétuel devenir ne peut être que son histoire. L’histoire, non pas curieuse mais théorique, de l’esprit humain, telle est la philosophie du xixe siècle. Or cette étude n’est possible que par l’étude immédiate des monuments, et ces monuments ne sont pas abordables sans les recherches spéciales du philologue. Telle forme du passé suffit à elle seule pour occuper une laborieuse existence. Une langue ancienne et souvent inconnue, une paléographie à part, une archéologie et une histoire péniblement déchiffrées, voilà certes plus qu’il n’en faut pour absorber tous les efforts de l’investigateur le plus patient, si d’humbles artisans n’ont consacré de longs travaux à extraire de la carrière et présenter réunis à son appréciation les matériaux avec lesquels il doit reconstruire l’édifice du passé (57). Il se peut qu’aux yeux de l’avenir, tel esprit lourd et médiocre, mais patient, qui a fourni à cette œuvre gigantesque une pierre de quelque importance, occupe une place plus élevée que tel spéculatif de second ordre, qui s’intitulait philosophe, et n’a fait que bavarder sur le problème, sans fournir une seule donnée nouvelle à sa solution. La révolution qui depuis 1820 a changé complètement la face des études historiques, ou pour mieux dire qui a fondé l’histoire parmi nous, est apparemment un fait aussi important que l’apparition de quelque nouveau système. Eh bien ! les travaux si pleins d’originalité des Guizot, des Thierry, des Michelet auraient-ils été possibles sans les collections bénédictines et tant d’autres travaux préparatoires ? Mabillon, Muratori, Baluze, Du Cange, n’étaient pas de grands philosophes, et pourtant ils ont plus fait pour la vraie philosophie que tant d’esprits creux et systématiques qui ont voulu bâtir en l’air l’édifice des choses, et dont pas une syllabe ne restera parmi les acquisitions définitives. Je ne parle point ici de ces œuvres où la plus solide érudition s’unit à une critique fine ou élevée, comme les derniers volumes de l’Histoire littéraire de la France, comme l’Essai sur le buddhisme de M. Eugène Burnouf, comme l’Archéologie indienne de M. Lassen, comme la Grammaire comparée de M. Bopp, ou les Religions de l’antiquité de M. Guigniaut. J’affirme, pour ma part, qu’il n’est aucun de ces ouvrages où je n’aie puisé plus de choses philosophiques que dans toute la collection de Descartes et de son école. Mais je parie de ces œuvres du caractère le plus sévère et que les profanes tiennent pour illisibles, comme par exemple des Catalogues de manuscrits, des grandes compilations, des Bibliothèques, comme celle de Fabricius, etc., eh bien ! dis-je, de tels livres, presque insignifiants en eux-mêmes, ont une valeur inappréciable, si on les envisage comme matériaux de l’histoire de l’esprit humain. Je verrais brûler dix mille volumes de philosophie dans le genre des leçons de La Romiguière ou de la Logique de Port-Royal, que je sauverais de préférence la Bibliothéque orientale d’Assémani ou la Bibliotheca arabico-hispana de Casiri. Car pour la philosophie, il y a toujours avantage à reprendre les choses ab integro, et après tout le philosophe peut toujours dire : Omnia mecum porto ; au lieu que les plus beaux génies du monde ne sauraient me rendre les documents que ces collections renferment sur les littératures syriaque et arabe, deux faces très secondaires sans doute, mais enfin deux faces de l’esprit humain.

Il est facile de jeter le ridicule sur ces tentatives de restauration de littératures obscures et souvent médiocres. Cela vient de ce qu’on ne comprend pas dans toute son étendue et son infinie variété la science de l’esprit humain. Un savant élève de M. Burnouf, M. Foucaux, essaie depuis quelques années de fonder en France des études tibétaines. Je m’étonnerais bien si sa louable entreprise ne lui a pas déjà valu plus d’une épigramme ; eh bien ! je déclare, moi, que M. Foucaux fait une œuvre plus méritoire pour la philosophie de l’avenir que les trois quarts de ceux qui se posent en philosophes et en penseurs. Quand M. Hodgson découvrit dans les monastères du Népal les monuments primitifs du buddhisme indien, il servit plus la pensée que n’aurait pu faire une génération de métaphysiciens scolastiques. Il fournissait un des éléments les plus essentiels pour l’explication du christianisme et de l’Évangile, en dévoilant à la critique une des plus curieuses apparitions religieuses et le seul fait qui ait une analogie intime avec le plus grand phénomène de l’histoire de l’humanité. Celui qui nous rapporterait de l’Orient quelques ouvrages zends ou pehlvis, qui ferait connaître à l’Europe les poèmes épiques et toute la civilisation des Radjpoutes, qui pénétrerait dans les bibliothèques des Djaïns du Guzarate, ou qui nous ferait connaître exactement les livres de la secte gnostique qui se conserve encore sous le nom de meudéens ou de nasoréens, celui-là serait certain de poser une pierre éternelle dans le grand édifice de la science de l’humanité. Quel est le penseur abstrait qui peut avoir la même assurance ?

C’est donc dans la philosophie qu’il faut chercher la véritable valeur de la philologie. Chaque branche de la connaissance humaine a ses résultats spéciaux qu’elle apporte en tribut à la science générale des choses et à la critique universelle, l’un des premiers besoins de l’homme pensant. Là est la dignité de toute recherche particulière et des derniers détails d’érudition, qui n’ont point de sens pour les esprits superficiels et légers. À ce point de vue, il n’y a pas de recherche inutile ou frivole. Il n’est pas d’étude, quelque mince que paraisse son objet, qui n’apporte son trait de lumière à la science du tout, à la vraie philosophie des réalités. Les résultats généraux qui seuls, il faut l’avouer, ont de la valeur en eux-mêmes, et sont la fin de la science, ne sont possibles que par le moyen de la connaissance, et de la connaissance érudite des détails. Bien plus, les résultats généraux qui ne s’appuient pas sur la connaissance des derniers détails sont nécessairement creux et factices, au lieu que les recherches particulières, même destituées de l’esprit philosophique, peuvent être du plus grand prix, quand elles sont exactes et conduites suivant une sévère méthode. L’esprit de la science est cette communauté intellectuelle qui rattache l’un à l’autre l’érudit et le penseur, fait à chacun d’eux sa gloire méritée, et confond dans une même fin leurs rôles divers.

L’union de la philologie et de la philosophie, de l’érudition et de la pensée, devrait donc être le caractère du travail intellectuel de notre époque. C’est la philologie ou l’érudition qui fournira au penseur cette forêt de choses (silva rerum ac sententiarum, comme dit Cicéron), sans laquelle la philosophie ne sera jamais qu’une toile de Pénélope, qu’on devra recommencer sans cesse. Il faut renoncer définitivement à la tentative de la vieille école, de construire la théorie des choses par le jeu des formules vides de l’esprit, à peu près comme si, en faisant aller )a manivelle d’un tisserand sans y mettre du fil, on prétendait faire de la toile, ou qu’on crût obtenir de la farine en faisant tourner un moulin sans y mettre du blé. Le penseur suppose l’érudit ; et ne fût-ce qu’en vue de la sévère discipline de l’esprit, je ferais peu de cas du philosophe qui n’aurait pas travaillé, au moins une fois dans sa vie, à éclaircir quelque point spécial de la science. Sans doute les deux rôles peuvent se séparer, et ce partage même est souvent désirable. Mais il faudrait au moins qu’un commerce intime s’établit entre ces fonctions diverses, que les travaux de l’érudit ne demeurassent plus ensevelis dans la masse des collections savantes, où ils sont comme s’ils n’étaient pas, et que le philosophe, d’un autre côté, ne s’obstinât plus à chercher au dedans de lui-même les vérités vitales dont les sciences du dehors sont si riches pour celui qui les explore avec intelligence et critique.

D’où viennent tant de vues nouvelles sur la marche des littératures et de l’esprit humain, sur la poésie spontanée, sur les âges primitifs, si ce n’est de l’étude patiente des plus arides détails. Vico, Wolf, Niebuhr, Strauss auraient-ils enrichi la pensée de tant d’aperçus nouveaux, sans la plus minutieuse érudition ? N’est-ce pas l’érudition qui a ouvert devant nous ces mondes de l’Orient, dont la connaissance a rendu possible la science comparée des développements de l’esprit humain ? Pourquoi un des plus beaux génies des temps modernes, Herder, dans ce traité de la Poésie des Hébreux, où il a mis toute son âme, est-il si souvent inexact, faux, chimérique, si ce n’est pour n’avoir point appuyé d’une critique savante l’admirable sens esthétique dont il était doué ? À ce point de vue, l’étude même des folies de l’esprit a son prix pour l’histoire et la psychologie. Plusieurs problèmes importants de critique historique ne seront résolus que quand un érudit intelligent aura consacré sa vie au dépouillement du Talmud et de la Cabbale. Si Montesquieu, dépouillant le chaos des lois ripuaires, visigothes et burgondes, a pu se comparer à Saturne dévorant des pierres, quelle force ne faudrait-il pas supposer à l’esprit capable de digérer un tel fatras ? Et pourtant il y aurait à en extraire une foule de données précieuses pour l’histoire des religions comparées.

Depuis le xve siècle, les sciences qui ont pour objet l’esprit humain et ses œuvres n’ont pas fait de découverte comparable à celle qui nous a révélé dans l’Inde un monde intellectuel d’une richesse, d’une variété, d’une profondeur merveilleuses, une autre Europe en un mot. Parcourez nos idées les plus arrêtées en littérature comparée, en linguistique, en ethnographie, en critique, vous les verrez toutes empreintes et modifiées par cette grande et capitale découverte. Pour moi, je trouve peu d’éléments de ma pensée dont les racines ne plongent en ce terrain sacré, et je prétends qu’aucune création philosophique n’a fourni autant de parties vivantes à la science moderne que cette patiente restitution d’un monde qu’on ne soupçonnait pas. Voilà donc une série de résultats essentiels introduits dans le courant de l’esprit humain par des philologues, des érudits, des hommes dont les partisans de l’a priori feraient sans doute bien peu de cas. Que sera-ce donc quand cette mine à peine effleurée aura été exploitée dans tous les sens ? Que sera-ce, quand tous les recoins de l’esprit humain auront été ainsi explorés et comparés ? Or la philologie seule est compétente pour accomplir cette œuvre. Anquetil-Duperron était certes un patient et zélé chercheur. Pourquoi cependant tous ses travaux ont-ils dû être repris en sous-œuvre et radicalement réformés ? C’est qu’il n’était pas philologue.

On pourrait croire qu’en rappelant l’activité intellectuelle à l’érudition on constate par la même son épuisement, et qu’on assimile notre siècle à ces époques où la littérature ne pouvant plus rien produire d’original devient critique et rétrospective. Sans doute, si notre érudition n’était qu’une lettre pâle et morte, si, comme certains esprits étroits, nous ne cherchions dans la connaissance et l’admiration des œuvres du passé que le droit pédantesque de mépriser les œuvres du présent. Mais, outre que nos créations sont plus vivaces que celles des anciens, et que chaque nation moderne peut fournir de la sève à deux ou trois littératures superposées, notre manière de concevoir la philologie est bien plus philosophique et plus féconde que celle de l’antiquité. La philologie n’est pas chez nous, comme dans l’école d’Alexandrie, une simple curiosité d’érudit ; c’est une science organisée, ayant un but sérieux et élevé ; c’est la science des produits de l’esprit humain. Je ne crains pas d’exagérer en disant que la philologie, inséparablement liée à la critique, est un des éléments les plus essentiels de l’esprit moderne, que sans la philologie le monde moderne ne serait pas ce qu’il est, que la philologie constitue la grande différence entre le moyen âge et les temps modernes. Si nous surpassons le moyen âge en netteté, en précision, en critique, nous le devons uniquement à l’éducation philologique.

Le moyen âge travaillait autant que nous, le moyen âge a produit des esprits aussi actifs, aussi pénétrants que les nôtres ; le moyen âge a eu des philosophes, des savants, des poètes ; mais il n’a pas eu de philologues (58) ; de là ce manque de critique qui le constitue à l’état d’enfance intellectuelle. Entraîné vers l’antiquité par ce besoin nécessaire qui porte toutes les nations néo-latines vers leurs origines intellectuelles, il n’a pu la connaître dans sa vérité, faute de l’instrument nécessaire (59). Il y avait autant d’auteurs latins et aussi peu d’auteurs grecs en Occident à l’époque de Vincent de Beauvais qu’à l’époque de Pétrarque. Et pourtant Vincent de Beauvais ignore l’antiquité, il n’en possède que quelques bribes insignifiantes et détachées, ne formant aucun sens, et ne constituant pas un esprit. Pétrarque, au contraire, qui n’a pas encore lu Homère, mais qui en possède un manuscrit en langue originale et l’adore sans le comprendre (60), a deviné l’antiquité ; il en possède l’esprit aussi éminemment qu’aucun savant des siècles qui ont suivi ; il comprend par son âme ce dont la lettre lui échappe ; il s’enthousiasme pour un idéal qu’il ne peut encore que soupçonner. C’est que l’esprit philologique fait en lui sa première apparition. Voilà pourquoi il doit être regardé comme le fondateur de l’esprit moderne en critique et en littérature. Il est à la limite de la connaissance inexacte, fragmentaire, matérielle, et de la connaissance comparée, délicate, critique en un mot. Si le moyen âge, par exemple, a si mal compris la philosophie ancienne, est-ce faute de l’avoir suffisamment étudiée ? Qui oserait le dire du siècle qui a produit les vastes commentaires d’Albert et de saint Thomas ? Est-ce faute de documents suffisants ? Pas davantage. Il possédait le corps complet du péripatétisme, c’est-à-dire l’encyclopédie philosophique de l’antiquité ; il y joignait de nombreux documents sur le platonisme, et possédait dans les œuvres de Cicéron, de Sénéque, de Macrobe, de Chalcidius et dans les commentaires sur Aristote presque autant de renseignements sur la philosophie ancienne que nous en possédons nous-mêmes. Que manqua-t-il donc à ces laborieux travailleurs qui consacrèrent tant de veilles à la grande étude ? Il leur manqua ce qu’eut la Renaissance, la philologie. Si au lieu de consumer leur vie sur de barbares traductions et des travaux de seconde main, les commentateurs scolastiques eussent appris le grec et lu dans leur texte Aristote, Platon, Alexandre d’Aphrodise, le xve siècle n’eût pas vu le combat de deux Aristote, l’un resté solitaire et oublié dans ses pages originales, l’autre créé artificiellement par des déviations successives et insensibles du texte primitif. Les textes originaux d’une littérature en sont le tableau véritable et complet. Les traductions et les travaux de seconde main en sont des copies affaiblies, et laissent toujours subsister de nombreuses lacunes que l’imagination se charge de remplir. À mesure que les copies s’éloignent et se reproduisent en des copies plus imparfaites encore, les lacunes s’augmentent, les conjectures se multiplient, la vraie couleur des choses disparaît. La traduction classique au xive siècle ressemblait à l’antiquité, comme l’Aristote et le Galien des facultés, pour lesquels on renvoyait les élèves et les professeurs aux cahiers traditionnels, ressemblaient au véritable Aristote, au véritable Galien, comme la culture grecque ressemble aux bribes insignifiantes recueillies d’après d’autres compilateurs par Martien Capella ou Isidore de Séville. Ce qui manque au moyen âge, ce n’est ni la production originale, ni la curiosité du passé, ni la persévérance du travail. Les érudits de la Renaissance ne l’emportaient ni en pénétration ni en zèle sur un Alcuin, un Alain de Lille, un Alexandre de Halès, un Roger Bacon. Mais ils étaient plus critiques ; ils jouissaient du bénéfice du temps et des connaissances acquises ; ils profitaient des heureuses circonstances amenées par les événements. C’est le sort de la philologie comme de toutes les sciences d’être inévitablement enchaînée à la marche des choses, et de ne pouvoir avancer d’un jour par des efforts voulus le progrès qui doit s’accomplir.

L’άϰρισία est donc le caractère général de la connaissance de l’antiquité au moyen âge, ou, pour mieux dire, de tout l’état intellectuel de cette époque. La politique y participait comme la littérature. Ces fictions de rois, de patrices, d’empereurs, de Césars, d’Augustes, transportées en pleine barbarie, ces légendes de Brut, de Francus, cette opinion que toute autorité doit remonter à l’Empire romain, comme toute haute noblesse à Troie, cette manière d’envisager le droit romain comme le droit absolu, le savoir grec comme le savoir absolu, d’où venaient-ils, si ce n’est du grossier à-peu-près auquel on était réduit sur l’antiquité, du jour demi fantastique sous lequel on voyait ce vieux monde, auquel on aspirait à se rattacher ? L’esprit moderne, c’est-à-dire le rationalisme, la critique, le libéralisme, a été fondé le même jour que la philologie. Les fondateurs de l’esprit moderne sont des philologues.

La philologie constitue aussi une des supériorités que les modernes peuvent à bon droit revendiquer sur les anciens. L’antiquité n’offre aucun beau type de philologue philosophe, dans le genre de Humboldt, Lessing, Fauriel. Si quelques Alexandrins, comme Porphyre et Longin, réunissent la philologie et la philosophie, ces deux mondes chez eux se touchent à peine ; la philosophie ne sort pas de la philologie, la philologie n’est pas philosophique. Que sont Denys d’Halicarnasse, Aristarque, Aphthonius, Macrobe, comparés à ces fins et excellents esprits, qui sont à un certain point de vue les philosophes du xixe siècle (61) ! Que sont des questions comme celles-ci « Pourquoi Homère a-t-il commencé le catalogue des vaisseaux par les Béotiens ? Comment la tête de Méduse pouvait-elle être à la fois aux enfers et sur le bouclier d’un Dieu ? Combien Ulysse avait-il de rameurs ? » et autres problèmes qui défrayaient les disputes des écoles d’Alexandrie et de Pergame, si on les compare à cette façon ingénieuse, compréhensive et délicate de discourir sur toutes les surfaces des choses, de cueillir la fine fleur de tous les sujets, de se promener en observateur multiple dans un coin de l’universel, que de nos jours on appelé la critique ? Une telle infériorité est du reste facile à expliquer. Les moyens de comparaison manquaient aux anciens ; partout où ils ont eu sous la main des matériaux suffisants, comme dans la question homérique, ils nous ont laissé peu à faire, excepté pour la haute critique, à laquelle la comparaison des littératures est indispensable. Ainsi leur grammaire est surtout défectueuse, parce qu’ils ne savaient que leur langue : or les grammaires particulières ne vivent que par la grammaire générale, et la grammaire générale suppose la comparaison des idiomes. Par la minutie des détails et la patience des rapprochements, les anciens ont égalé les plus absorbés des philologues modernes. Quant à la critique des textes, leur position était fort différente de la nôtre. Ils n’étaient pas comme nous en face d’un inventaire arrêté une fois pour toutes des manuscrits faisant autorité. Ils devraient donc songer moins que nous à les comparer et à les compter. Aulu-Gelle, par exemple, dans les discussions critiques auxquelles il se livre fréquemment, raisonne presque toujours a priori, et n’en appelle presque jamais à l’autorité des exemplaires anciens. Aristarque, dit Cicéron, rejetait comme interpolés les vers d’Homère qui ne lui plaisaient pas (62). L’imperfection de la lexicographie, l’état d’enfance de la linguistique, jetaient aussi beaucoup d’incertitude sur l’exégèse des textes archaïques. La langue ancienne en était venue, aux époques philologiques, à former un idiome savant, qui exigeait une étude particulière, à peu près comme la langue littérale des Orientaux, et il ne faut pas s’étonner que les modernes se permettent de censurer parfois les interprétations des philologues anciens ; car ils n’étaient guère plus compétents que nous pour la théorie scientifique de leur propre langue, et nous avons incontestablement des moyens herméneutiques qu’ils n’avaient pas (63). Les anciens en effet ne savaient guère que leur propre langue, et de cette langue que la forme classique et arrêtée.

Mais c’est surtout dans l’érudition que l’infériorité de l’antiquité était sensible. Le manque de livres élémentaires, de manuels renfermant les notions communes et nécessaires (64), de dictionnaires biographiques, historiques et géographiques, etc. réduisait chacun à ses propres recherches et multipliait les erreurs mêmes sous les plumes les plus exercées (65). Où en serions-nous, si pour apprendre l’histoire ou la géographie, nous en étions réduits aux faits épars que nous avons pu recueillir dans des livres qui ne traitent pas de cette science ex professo ? La rareté des livres, l’absence des Index et de ces concordances qui facilitent si fort nos recherches, obligeaient à citer souvent de mémoire, c’est-à-dire d’une manière très inexacte. — Enfin les anciens n’avaient pas l’expérience d’un assez grand nombre de révolutions littéraires, ils ne pouvaient comparer assez de littératures pour s’élever bien haut en critique esthétique. Rappelons-nous que notre supériorité en ce genre ne date guère que de quelques années. Les anciens sous ce rapport étaient exactement au niveau de notre xviie siècle. Quand on lit les opuscules de Denys d’Halicarnasse sur Platon, sur Thucydide, sur le style de Démosthène, on croit lire les Mémoires de M. et de madame Dacier et des honnêtes savants qui remplissent les premiers volumes des Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Dans le Traité du Sublime lui-même, c’est-à-dire dans la meilleure œuvre critique de l’antiquité, œuvre que l’on peut comparer aux productions de l’école française du xviiie siècle, que d’artificiel, que de puérilités (66) ! Peut-être les siècles qui savent le mieux produire le beau sont-ils ceux qui savent le moins en donner la théorie. Rien de plus insipide que ce que Racine et Corneille nous ont laissé en fait de critique. On dirait qu’ils n’ont pas compris leurs propres beautés.

Pour apprécier la valeur de la philologie, il ne faut pas se demander ce que vaut telle ou telle obscure monographie, telle note que l’érudit serre au bas des pages de son auteur favori : on aurait autant de droit de demander à quoi sert en histoire naturelle la monographie de telle variété perdue parmi les cinquante mille espèces d’insectes. Il faut prendre la révolution qu’elle a opérée ; examiner ce que l’esprit humain était avant la culture philologique, ce qu’il est devenu depuis qu’il l’a subie, quels changements la connaissance critique de l’antiquité a introduits dans la manière de voir des modernes. Or, une histoire attentive de l’esprit humain depuis le xve siècle démontrerait, ce me semble, que les plus importantes révolutions de la pensée ont été amenées directement ou indirectement par des hommes qu’on doit appeler littérateurs ou philologues. Il est indubitable au moins que de tels hommes ont exercé une influence bien plus directe que ceux qu’on appelle proprement philosophes. Quand l’avenir réglera les rangs dans le Panthéon de l’humanité d’après l’action exercée sur le mouvement des choses, les noms de Pétrarque, de Voltaire, de Rousseau, de Lamartine, précéderont sans doute ceux de Descartes et de Kant. Les premiers réformateurs, Luther, Mélanchthon, Eobanus Hessus, Calvin, tous les fauteurs de la Réforme, Érasme, les Étienne, étaient des philologues ; la Réforme est née en pleine philologie. Le xviiie siècle, bien que superficiel en érudition, arrive à ses résultats bien plus par la critique, l’histoire et la science positive que par l’abstraction métaphysique (67). La critique universelle est le seul caractère que l’on puisse assigner à la pensée délicate, fuyante, insaisissable du xixe siècle. De quel nom appeler tant d’intelligences d’élite qui sans dogmatiser abstraitement ont révélé à la pensée une nouvelle façon de s’exercer dans le monde des faits ? M. Cousin lui-même est-il un philosophe ? Non c’est un critique qui s’occupe de philosophie, comme tel autre s’occupe de l’histoire, tel autre de ce qu’on appelle littérature. La critique, telle est donc la forme sous laquelle, dans toutes les voies, l’esprit humain tend à s’exercer ; or, si la critique et la philologie ne sont pas identiques, elles sont au moins inséparables. Critiquer, c’est se poser en spectateur et en juge au milieu de la variété des choses ; or la philologie est l’interprète des choses, le moyen d’entrer en communication avec elles et d’entendre leur langage. Le jour où la philologie périrait, la critique périrait avec elle, la barbarie renaîtrait, la crédulité serait de nouveau maîtresse du monde.

Cette immense mission que la philologie a remplie dans le développement de l’esprit moderne est loin d’être accomplie ; peut-être ne fait-elle que commencer. Le rationalisme, qui est le résultat le plus général de toute la culture philologique, a-t-il pénètre dans la masse de l’humanité ? Des croyances étranges, qui révoltent le sens critique, ne sont-elles pas encore avalées comme de l’eau par des intelligences même distinguées ? Le sentiment des lois psychologiques est-il généralement répandu, ou du moins exerce-t-il une influence suffisante sur le tour de la pensée et le langage habituel ? La vue saine des choses, laquelle ne résulte pas d’un argument, mais de toute une culture critique, de toute la direction intellectuelle, est-elle le fait du grand nombre ? Le rôle de la philologie est d’achever cette œuvre, de concert avec les sciences physiques. Dissiper le brouillard qui aux yeux de l’ignorant enveloppe le monde de la pensée comme celui de la nature, substituer aux imaginations fantastiques du rêve primitif les vues claires de l’âge scientifique, telle est la fin commune vers laquelle convergent si puissamment ces deux ordres de recherches. Nature, telle est le mot dans lequel ils se résument. Je le répète, tout cela n’est pas le fruit d’une démonstration isolée ; tout cela est le résultat du regard net et franc jeté sur le monde, des habitudes intellectuelles créées par les méthodes modernes. Deux voies, qui n’en font qu’une, mènent à la connaissance directe et pragmatique des choses pour le monde physique, ce sont les sciences physiques ; pour le monde intellectuel, c’est la science des faits de l’esprit. Or, à cette science je ne trouve d’autre nom que celui de philologie. Tout supernaturalisme recevra de la philologie le coup de grâce. Le supernaturalisme ne tient en France que parce qu’on n’y est pas philologue.

Quand je m’interroge sur les articles les plus importants et le plus définitivement acquis de mon symbole scientifique, je mets au premier rang mes idées sur la constitution et le mode de gouvernement de l’univers, sur l’essence de la vie, son développement et sa nature phénoménale, sur le fond substantiel de toute chose et son éternelle délimitation dans des formes passagères, sur l’apparition de l’humanité, les faits primitifs de son histoire, les lois de sa marche, son but et sa fin ; sur le sens et la valeur des choses esthétiques et morales, sur le droit de tous les êtres à la lumière et au parfait, sur l’éternelle beauté de la nature humaine s’épanouissant à tous les points de l’espace et de la durée en poèmes immortels (religions, art, temples, mythes, vertus, science, philosophie, etc.), enfin sur la part de divin qui est en toute chose, qui fait le droit à être, et qui convenablement mise en jour constitue la beauté. Est-ce en lisant tel philosophe que je me suis ainsi formulé les choses ? Est-ce par l’hypothèse a priori ? Non ; c’est par l’expérimentation universelle de la vie, c’est en poussant ma pensée dans toutes les directions, en battant tous les terrains, en secouant et creusant toute chose, en regardant se dérouler successivement les flots de cet éternel océan, en jetant de côté et d’autre un regard curieux et ami. J’ai la conscience que j’ai tout pris de l’expérience ; mais il m’est impossible de dire par quelle voie j’y suis arrivé, de quels éléments j’ai composé cet ensemble (qui peut avoir très peu de valeur sans doute, mais qui enfin est ma vie). Balancement de toute chose, tissu intime, vaste équation où la variable oscille sans cesse par l’accession de données nouvelles, telles sont les images par lesquelles j’essaie de me représenter le fait, sans me satisfaire. Je sens que j’ai autant profité pour former ma conception générale des choses de l’étude de l’hebreu ou du sanskrit que de la lecture de Platon, de la lecture du poème de Job ou de l’Évangile, de l’Apocalypse ou d’une Moallaca, du Baghavat-Gita ou du Coran, que de Leibnitz et de Hegel, de Gœthe ou de Lamartine. Ce n’est pourtant pas Manou ou Koullouca-Bhatta, Antar ou Beidhawi, ce n’est pas la connaissance du sheva et du virama, du Kal et du Niphal, du Parasmaipadam et de l’Attmanépadam qui m’ont fait ma philosophie. Mais c’est la vue générale et critique, c’est l’induction universelle ; et je sens que, si j’avais à moi dix vies humaines à mener parallèlement, afin d’explorer tous les mondes, moi étant là au centre, humant le parfum de toute chose, jugeant et comparant, combinant et induisant, j’arriverais au système des choses (68). Eh bien ce que nul individu ne peut faire, l’humanité le fera ; car elle est immortelle, tous travaillent pour elle. L’humanité arrivera à percevoir la vraie physionomie des choses, c’est-à-dire à la vérité dans tous les ordres. Dites donc que ceux qui auront contribué à cette œuvre immense, qui auront poli une des faces de ce diamant, qui auront enlevé une parcelle des scories qui voilent son éclat natif, ne sont que des pédants, des oisifs, des esprits lourds qui perdent leur temps, et qui, n’étant pas bons pour faire leur chemin dans le monde des vivants, se réfugient dans celui des momies et des nécropoles !

Philosopher, c’est savoir les choses ; c’est, suivant la belle expression de Cuvier, instruire le monde en théorie. Je crois comme Kant que toute démonstration purement spéculative n’a pas plus de valeur qu’une démonstration mathématique, et ne peut rien apprendre sur la réalité existante. La philologie (69) est la science exacte des choses de l’esprit. Elle est aux sciences de l’humanité ce que la physique et la chimie sont à la science philosophique des corps.

C’est ce que n’a pas suffisamment compris un esprit distingué d’ailleurs par son originalité et son honorable indépendance, M. Auguste Comte. Il est étrange qu’un homme préoccupé surtout de la méthode des sciences physiques et aspirant à transporter cette méthode dans les autres branches de la connaissance humaine, ait conçu la science de l’esprit humain et celle de l’humanité de la façon la plus étroite, et y ait appliqué la méthode la plus grossière.

M. Comte n’a pas compris l’infinie variété de ce fond fuyant, capricieux, multiple, insaisissable, qui est la nature humaine. La psychologie est pour lui une science sans objet, la distinction des faits psychologiques et physiologiques, la contemplation, de l’esprit par lui-même, une chimère. La sociologie résume toutes les sciences de l’humanité : or la sociologie n’est pas pour lui la constatation sévère, patiente, de tous les faits de la nature humaine ; la sociologie n’est pas (c’est M. Comte qui parle) cette incohérente compilation de faits qu’on appelle histoire, à laquelle préside la plus radicale irrationalité. Elle se contente d’emprunter des exemples à cette indigeste compilation, puis se met à l’ouvrage sur ses propres frais, sans se soucier de connaissances littéraires fort inutiles. La méthode de M. Comte dans les sciences de l’humanité est donc le pur a priori (70). M. Comte, au lieu de suivre les lignes infiniment flexueuses de la marche des sociétés humaines, leurs embranchements, leurs caprices apparents, au lieu de calculer la résultante définitive de cette immense oscillation, aspire du premier coup à une simplicité que les lois de l’humanité présentent bien moins encore que les lois du monde physique. M. Comte fait exactement comme les naturalistes hypothétiques qui réduisent de force à la ligne droite les nombreux embranchements du règne animal. L’histoire de l’humanité est tracée pour lui, quand il a essayé de prouver que l’esprit humain marche de la théologie à la métaphysique et de la métaphysique à la science positive. La morale, la poésie, les religions, les mythologies, tout cela n’a aucune place, tout cela est pure fantaisie sans valeur. Si la nature humaine était telle que la conçoit M. Comte, toutes les belles âmes convoleraient au suicide ; il ne vaudrait pas la peine de perdre son temps à faire aller une aussi insignifiante manivelle. M. Comte croit bien comme nous qu’un jour la science donnera un symbole à l’humanité mais la science qu’il a en vue est celle des Galilée, des Descartes, des Newton, restant telle qu’elle est. L’Évangile, la poésie n’auraient plus ce jour-la rien à faire. M. Comte croit que l’homme se nourrit exclusivement de science, que dis-je ? de petits bouts de phrase comme les théorèmes de géométrie, de formules arides. Le malheur de M. Auguste Comte est d’avoir un système, et de ne pas se poser assez largement dans le plein milieu de l’esprit humain, ouvert à toutes les aires de vents. Pour faire l’histoire de l’esprit humain il faut être fort lettré. Les lois étant ici d’une nature très délicate, et ne se présentant point de face comme dans les sciences physiques, la faculté essentielle est celle du critique littéraire, la délicatesse du tour (c’est le tour d’ordinaire qui exprime le plus), la ténuité des aperçus, le contraire en un mot de l’esprit géométrique. Que dirait M. Comte d’un physicien qui se contenterait d’envisager en gros la physionomie des faits de la nature, d’un chimiste qui négligerait la balance ? Et ne commet-il pas semblable faute, quand il regarde comme inutiles toutes ces patientes explorations du passé, quand il déclare que c’est perdre son temps d’étudier les civilisations qui n’ont point de rapport direct avec la nôtre, qu’il faut seulement étudier l’Europe pour déterminer la loi de l’esprit humain, puis appliquer cette loi a priori aux autres développements ? En cela, M. Comte est plus influencé qu’il ne pense par la vieille théorie historique des Quatre Empires, qui se trouve en germe dans le livre apocryphe de Daniel (71), et qui depuis Bossuet a eu le privilège de former la base de l’enseignement catholique. Il s’imagine que l’humanité a bien réellement traversé les trois états du fétichisme, du polythéisme, du monothéisme, que les premiers hommes furent cannibales, comme les sauvages, etc. Or, cela est inadmissible. Les pères de la race sémitique eurent, dès l’origine, une tendance secrète au monothéisme ; les Védas, ces chants incomparables, donnent très réellement l’idée des premières aspirations de la race indo-germanique. Chez ces races, la moralité date des premiers jours. En un mot, M. Comte n’entend rien aux sciences de l’humanité, parce qu’il n’est pas philologue.

M. Proudhon, bien qu’ouvert à toute idée, grâce à l’extrême souplesse de son esprit, et capable de comprendre tour à tour les aspects les plus divers des choses, ne me semble pas non plus par moments avoir conçu la science d’une manière assez large. Nul n’a mieux compris que lui que la science seule est désormais possible ; mais sa science n’est ni poétique ni religieuse ; elle est trop exclusivement abstraite et logique. M. Proudhon n’est pas encore assez dégagé de la scolastique du séminaire ; il raisonne beaucoup ; il ne semble pas avoir compris suffisamment que, dans les sciences de l’humanité, l’argumentation logique n’est rien, et que la finesse d’esprit est tout. L’argumentation n’est possible que dans une science comme la géométrie, où les principes sont simples et absolument vrais, sans aucune restriction. Mais il n’en est pas ainsi dans les sciences morales, où les principes ne sont que des à-peu-près, des expressions imparfaites, posant plus ou moins, mais jamais à plein sur la vérité. Le jour donné à la pensée est ici la seule démonstration possible. La forme, le style sont les trois quarts de la pensée, et cela n’est pas un abus, comme le prétendent quelques puritains. Ceux qui déclament contre le style et la beauté de la forme dans les sciences philosophiques et morales méconnaissent la vraie nature des résultats de ces sciences et la délicatesse de leurs principes. En géométrie, en algèbre, on peut sans crainte s’abandonner au jeu des formules, sans s’inquiéter, dans le courant du raisonnement, des réalités qu’elles représentent. Dans les sciences morales, au contraire, il n’est jamais permis de se confier ainsi aux formules, de les combiner indéfiniment, comme faisait la vieille théologie, en étant sûr que le résultat qui en sortira sera rigoureusement vrai. Il ne sera que logiquement vrai, et pourra même n’être pas aussi vrai que les principes car il se peut que la conséquence porte uniquement sur la part d’erreur ou de malentendu qui était dans les principes, mais suffisamment cachée pour que le principe fût acceptable. Il se peut donc qu’en raisonnant très logiquement, on arrive dans les sciences morales à des conséquences absolument fausses en partant de principes suffisamment vrais. Les livres faits pour défendre la propriété par le raisonnement sont aussi mauvais que ceux qui l’attaquent par la même méthode. Le vrai, c’est que le raisonnement ne doit pas être écouté en cet ordre de choses, c’est que les résultats du raisonnement ne sont ici légitimes qu’à la condition d’être contrôlés à chaque pas par l’expérience immédiate. Et toutes les fois qu’on se voit mené par la logique à des conséquences extrêmes, il ne faut pas s’en effrayer ; car les faits aperçus finement sont ici le seul criterium de vérité.



(52) Cela est si vrai qu’un même sentiment peut fournir de la poésie, de l’éloquence, de la philosophie, selon qu’on le fait diversement vibrer ; à peu près comme les vibrations diverses d’un même fluide produisent chaleur et lumière.

(53) Stobée, Apophth., 8. ii. p. 44, édit. Gaisford.

(54) Quintilien avait bien raison de dire : Grammatica plus habet in recessu quam fronte promittit.

(55) Voir l’histoire de la philologie classique dans l’antiquité (Geschichte der klassischen Philologie im Allerthum), par M. Græfenhan, Bonn, 1843-46. Voici les objets divers qu’il y a fait rentrer : 1° Grammaire, et ses diverses parties ; Rhétorique, Lexilogie (Étymologie, Synonymique, Lexicographie, Glossographie, Onomatologie, Dialectographie). 2° Exégèse, allégorique, verbale, Commentaires des rhéteurs des grammairiens, des sophistes, Scholies, Paraphrases, Traductions, Imitations. 3° Critique des textes, critique littéraire (authenticité, etc.), critique, esthétique. 4° Érudition, Théologie, Mythographie, Politique, Chronologie, Géographie, Littérature (Compilateurs, Abréviateurs, Bibliographie, Biographie, Histoire, littéraire), Histoire et théorie des Beaux-Arts. — M. Haase, dans le Journal d’Iéna, critique. vivement l’emploi d’une acception aussi vaste (Neue jenaische Literatur-Zeitung, Febr. 1845, n° 35-37). — L’école de Heyne et de Wolf entendait par philologie la connaissance approfondie du monde antique (grec et romain) sous toutes ses faces, en tant qu’elle est nécessaire à la parfaite intelligence de ces deux littératures.

(56) Ainsi l’entendait l’antiquité, La grammaire, c’était l’encyclopédie, non pour la science positive elle-même, mais comme moyen nécessaire pour l’intelligence des auteurs. Tout était rapporté à ce but littéraire. Le tableau le plus complet de tout ce que devait savoir le grammairien ancien, se trouve dans l’éloge que Stace fait de son père

(57) Mot de Cratès de Mallos : « Le grammairien, c’est le manœuvre ; le critique, c’est l’architecte. » Wegener, De aùla attalica, recueil des fragments de Cratès.

(58) Je parle seulement du moyen âge scolastique, du xie au xve siècle. Les rhéteurs de l’époque carlovingienne sont bien les successeurs des grammairiens romains, et ne sont que trop philologues dans le sens étroit et verbal. Roger Bacon, en qui se remarquent les premières étincelles de l’esprit moderne, et qui presque seul, en un espace de dix siècles, comprit la science comme nous la comprenons, avait déjà deviné la philologie. Il consacre la troisième partie de l’Opus Majus à l’utilité de l’étude des langues anciennes (grec, arabe, hébreu) et porte en ce sujet délicat la plus parfaite justesse de vues. L’étude des langues n’est plus pour lui un moyen pour exercer le métier d’interprète ou de traducteur, comme cela avait lieu presque toujours au moyen âge ; c’est un instrument de critique littéraire et scientifique.

(59) Il faut en dire autant de la connaissance que les Syriens, les Arabes et les autres Orientaux (les Arméniens peut-être exceptés) eurent de la littérature grecque. Elle fut des plus grossières, parce qu’elle ne fut pas philologique.

(60) J’ai placé, dit-il, le prince des poètes à côté de Platon, le prince des philosophes, et je suis obligé de me contenter de les regarder, puisque Sergius est absent et que Barlaam, mon ancien maître, m’a été enlevé par la mort. Tantôt je me console en jetant un regard sur ce chef-d’œuvre ; tantôt je l’embrasse, et je m’écrie en soupirant : Grand homme ! avec quel bonheur je t’entendrais, si la mort n’avait fermé l’une de mes oreilles (Barlaam) et si l’éloignement ne rendait l’autre impuissante (Sergius) ! (Epist. Var., xx, Opp. p..998, 999).

(61) Pour bien comprendre le caractère de la critique ancienne, voir l’excellent article de M. Egger sur Aristarque (Revue des Deux Mondes, 1er février 1846).

(62) Aristarchus Homeri versum negat quem non probat. Il serait à désirer que Porson, Brunck, et bien d’autres critiques allemands n’eussent pas choisi cet étrange moyen de devenir des Aristarques.

(63) C’est ainsi que les arabisants européens croient sans témérité mieux entendre certains passages du Coran que les Arabes. C’est ainsi encore que les hébraïsants modernes corrigent plusieurs explications de textes anciens donnés dans les livres hébreux d’une composition plus moderne, dans les Chroniques ou Paralipomènes par exemple, et relèvent même dans les livres anciens des étymologies plus que hasardées. Nul de nos philologues ne prétend mieux savoir le grec que Platon, le latin que Varron ; et pourtant nul d’entre eux ne se fait scrupule de corriger les étymologies de Platon et de Varron.

(64) Les vrais manuels de l’antiquité sont les compilations du ve et du vie siècle, celles de Marcien Capella, d’Isidore de Séville, de Boèce, etc. Le déluge des livres élémentaires est aussi chez nous un fait assez récent et ne témoigne certainement pas d’un progrès. Dans l’éducation vive, l’enfant fait pour lui le travail qu’on lui épargne par ces moyens artificiels, ce qui est d’un grand avantage pour l’originalité. Le xviiie siècle apprenait mieux le latin dans les auteurs, ou même dans Despautères, que nous ne l’avons appris dans Lhomond, et qu’on ne l’apprendra dans des grammaires bien meilleures. Ici, comme en tant d’autres choses, on s’est laissé prendre à ce sophisme : Nos pères ont fait merveille avec des méthodes médiocrement régulières. Que ne feront pas nos enfants quand tout sera réglé et perfectionné ? Dans les exercices de gymnastique, la perfection de l’outil n’importe pas.

(65) Polybe consacre un livre de son histoire aux notions les plus élémentaires de géographie et s’arrête à expliquer les points cardinaux, etc., comme des curiosités d’un très grand intérêt. Strabon (Géogr., liv. VIII, init.) nous apprend qu’Éphore et plusieurs autres firent de même. Supposez un moment M. Thiers commençant son Histoire de la Révolution par un petit cours de cosmographie. Un bachelier ès lettres sourit maintenant de la controverse animée que Cicéron soutint contre Tiron pour savoir si toutes les villes du Péloponèse sont maritimes, et s’il y a des ports en Arcadie (Lettres à Atticus, liv. IV, 2).

(66) Jamais les anciens ne sont bien nettement sortis du point de vue étroit où l’esthétique est censée donner des règles à la production littéraire comme si toute œuvre devait être appréciée par sa conformité avec un type donné, et non par la quantité de beauté positive qu’elle présente. Une seule règle peut être donnée pour produire le beau : « Élevez votre âme, sentez noblement et dites ce que vous sentez. » La beauté d’une œuvre, c’est la philosophie qu’elle renferme.

(67) Les réformateurs du xvie siècle sont des philologues. Au xviiie siècle, l’œuvre s’accomplit surtout au nom des sciences positives. D’Alembert et l’Encyclopédie caractérisent ce nouvel esprit.

(68) Que serait-ce donc, si à l’expérimentation scientifique on pouvait joindre l’expérimentation pratique de la vie ? Saint-Simon mena, comme introduction à la philosophie, la vie la plus active possible, essayant toutes les positions, toutes les jouissances, toutes les façons de voir et de sentir, et se créant même des relations factices, qui n’existent pas ou se présentent rarement dans la réalité. Il est certain que l’habitude de la vie apprend, autant que les livres, et constitue une culture pour ceux qui n’en ont pas d’autre. Le seul homme inculte (inhumanus) est celui qui n’a pu participer ni à la culture pratique ni à la culture scientifique.

(69) Je dois répéter, pour éviter un étrange malentendu que dans tout ce qui précède j’ai pris le mot de philologie, dans le sens des anciens, comme, synonyme de polymathie : ὼς φιλόλογός ὲστι ϰαὶ πολυλόγος (Platon, Legg. I, 641, E.). — Quæ quidem erant φιλόλογα et dignitatis meæ, dit Cicéron en parlant de quelques demandes qu’il avait adressées à Cléopâtre (Ad Atticum, liv. XV, ép. xv).

(70) Ainsi (T. V, p. 47-48) M. Comte prophétise a priori que l’étude comparée des langues amènera à en reconnaître l’unité comme fait historique, car, dit-il, chaque espèce d’animal n’a qu’un cri. Or, c’est tout le contraire qui est arrivé.

(71) Les visions pseudo-daniéliques sont à mes yeux le plus ancien essai de philosophie de l’histoire, et reste fort intéressant à cet égard.