L’Avenir de la science, pensées de 1848
Calmann Lévy (p. 228-250).


XIII


Il importe donc de bien comprendre le rôle des travaux du savant et la manière dont il exerce son influence. Son but n’est pas d’être lu, mais d’insérer une pierre dans le grand édifice. Les livres scientifiques sont un fait ; la vie du savant pourra se résumer en deux ou trois résultats, dont l’expression n’occupera peut-être que quelques lignes ou disparaîtra complètement dans des formules plus avancées. Peut-être a-t-il consigné ses recherches dans de gros volumes, que ceux-là seuls liront qui parcourent la même route spéciale que lui. Là n’est pas son immortalité ; elle est dans la brève formule où il a résumé sa vie, et qui, plus ou moins exacte, entrera comme élément dans la science de l’avenir.

L’art seul où la forme est inséparable du fond, passe tout entier à la postérité. Or, il faut le reconnaître, ce n’est point par la forme que nous valons. On lira peu les auteurs de notre siècle ; mais, qu’ils s’en consolent, on en parlera beaucoup dans l’histoire de l’esprit humain. Les monographes les liront, et feront sur eux de curieuses thèses, comme nous en faisons sur d’Urfé, sur La Boétie, sur Bodin, etc. Nous n’en faisons pas sur Racine et Corneille car ceux-là sont lus encore, et l’on ne décrit guère que les livres qu’on ne lit plus.

Quoi qu’il en soit, le progrès scientifique et philosophique est assujetti à des conditions toutes différentes de celles de l’art. Il n’y a pas précisément de progrès pour l’art ; il y a variation dans l’idéal. Presque toutes les littératures ont à leur origine le modèle de leur perfection. La science, au contraire, avance par des procédés tout opposés. À côté de ses résultats philosophiques, qui ne tardent jamais à entrer en circulation, elle a sa partie technique et spéciale, qui n’a de sens que pour l’érudit. Plusieurs sciences n’ont même encore que cette partie, et plusieurs n’en auront jamais d’autre.

Les spécialités scientifiques sont le grand scandale des gens du monde, comme les généralités sont le scandale des savants. C’est une suite de la déplorable habitude que l’on a parmi nous de regarder ce qui est général et philosophique comme superficiel, et ce qui est érudit comme lourd et illisible. Prêcher la philosophie à certains savants, c’est se faire regarder comme un esprit léger et une pauvre tête. Prêcher la science aux gens du monde, c’est se ranger à leurs yeux parmi les pédants d’école. Préjugés bien absurdes sans doute, qui pourtant ont leur cause. Car la philosophie n’a guère été jusqu’ici que la fantaisie a priori, et la science n’a été qu’un insignifiant étalage d’érudition. La vérité est, ce me semble, que les spécialités n’ont de sens qu’en vue des généralités, mais que les généralités à leur tour ne sont possibles que par les spécialités ; la vérité, c’est qu’il y a une science vitale, qui est le tout de l’homme, et que cette science a besoin de s’asseoir sur toutes les sciences particulières, qui sont belles en elles-mêmes, mais belles surtout dans leur ensemble. Les spéciaux (qu’on me permette l’expression) commettent souvent la faute de croire que leur travail peut avoir sa fin en lui-même, et prêtent par là au ridicule ; tout ce qui est résultat les alarme et leur semble de nulle valeur. Certes s’ils se bornaient à faire la guerre aux généralités hasardées, aux aperçus superficiels, on ne pourrait qu’applaudir à leur sévérité. Mais souvent ils ont bien l’air de tenir aux détails pour eux-mêmes. Je conçois à merveille qu’une date heureusement rétablie, une circonstance d’un fait important retrouvée, une histoire obscure éclaircie aient plus de valeur que des volumes entiers dans le genre de ceux qui s’intitulent souvent philosophie de l’histoire. Mais en vérité, est-ce par elles-mêmes que de telles découvertes valent quelque chose ? N’est-ce pas en tant que pouvant fonder dans l’avenir la vraie et sérieuse philosophie de l’histoire ? Que m’importe qu’Alexandre soit mort en 324 ou 325, que la bataille de Platées se soit livrée sur telle ou telle colline, que la succession des rois grecs et indo-scythes de la Bactriane ait été telle ou telle ? En vérité, me voilà bien avancé, quand je sais que Asoka a succédé à Bindusaro, et Kanerkès à je ne sais quel autre. Si l’érudition n’était que cela, si l’érudit était l’Hermagoras de La Bruyère qui sait le nom des architectes de la tour de Babel et n’a pas vu Versailles, tout le ridicule dont on la charge serait de bon aloi, la vanité seule pourrait soutenir dans de telles recherches, les esprits médiocres pourraient seuls y consacrer leur vie.

Du moment où il est bien convenu que l’érudition n’a de valeur qu’en vue de ses résultats, on ne peut pousser trop loin la division du travail scientifique. Dans l’état actuel de la science, et surtout des sciences philologiques, les travaux les plus utiles sont ceux qui mettent au jour de nouvelles sources originales. Jusqu’à ce que toutes les parties de la science soient élucidées par des monographies spéciales, les travaux généraux seront prématurés. Or, les monographies ne sont possibles qu’à la condition de spécialités sévèrement limitées. Pour éclaircir un point donné, il faut avoir parcouru dans tous les sens la région intellectuelle où il est situé, il faut avoir pénétré tous les alentours et pouvoir se placer en connaissance de cause au milieu du sujet. Combien les travaux sur les littératures orientales gagneraient, si leurs auteurs étaient aussi spéciaux que les philologues qui ont créé pièce à pièce la science des littératures classiques ! Les seuls ouvrages utiles à la science sont ceux auxquels on peut accorder une entière confiance, et dont les auteurs ont acquis, par une longue habitude, sinon le privilège de l’infaillibilité, du moins cette étendue de connaissances qui fait l’assurance de l’écrivain et la sécurité du lecteur. Sans cela, rien n’est définitivement acquis ; tout est sans cesse à refaire. On peut le dire sans exagération, les deux tiers des travaux relatifs aux langues orientales ne méritent pas plus de confiance qu’un travail fait sur les langues classiques par un bon élève de rhétorique.

Je serais fâché qu’on méconnût sur ce point l’intention de ce livre. J’ai vanté la polymathie et la variété des connaissances comme méthode philosophique ; mais je crois qu’en fait de travaux spéciaux on ne peut se tenir trop sévèrement dans sa sphère. J’aime Leibnitz, réunissant sous le nom commun de philosophie les mathématiques, les sciences naturelles, l’histoire, la linguistique. Mais je ne peux approuver un William Jones, qui, sans être philosophe, déverse son activité sur d’innombrables sujets, et, dans une vie de quarante-sept ans, écrit une anthologie grecque, une Arcadia, un poème épique sur la découverte de la Grande-Bretagne, traduit les harangues d’Isée, les poésies persanes de Hafiz, le code sanskrit de Manou, le drame de Sacontala, un des poèmes arabes appelés Moallakat, en même temps qu’il écrit un Moyen pour empêcher les émeutes dans les élections, et plusieurs opuscules de circonstance, le tout sans préjudice de sa profession d’avocat.

Encore moins puis-je pardonner ce coupable morcellement de la vie scientifique qui fait envisager la science comme un moyen pour arriver aux affaires, et prélève les moments les plus précieux de la vie du savant. Faire du torchon avec de la dentelle est de toute manière un mauvais calcul. Cuvier ne perdait-il pas bien son temps quand il consumait à des rapports et à des soins d’administration, dont d’autres se fussent acquittés aussi bien que lui, des heures qu’il eût pu rendre si fructueuses ? Un homme ne fait bien qu’une seule chose ; je ne comprends pas comment on peut admettre ainsi dans sa vie un principal et un accessoire. Le principal seul a du prix, l’existence n’a pas deux buts. Si je ne croyais que tout est saint, que tout importe à la poursuite du beau et du vrai, je regarderais comme perdu le temps donné à autre chose qu’à la recherche spéciale. Je conçois un cadre de vie très étendu, universel même. Que le penseur, le philosophe, le poète s’occupent des affaires de leur pays, non pas dans les menus détails de l’administration, mais quant à la direction générale, rien de mieux. Mais que le savant spécial, après quelques travaux ou quelques découvertes, vienne réclamer comme récompense qu’on le dispense d’en faire davantage et qu’on le laisse entrer dans le champ de la politique, c’est là l’indice d’une petite âme, d’un homme qui n’a jamais compris la noblesse de la science.

Les vrais intérêts de la science réclament donc plus que jamais des spécialités et des monographies. Il serait à désirer que chaque pavé eût son histoire. Il est encore très peu de branches dans la philologie et l’histoire où les travaux généraux soient possibles avec une pleine sécurité. Presque toutes les sciences ont déjà leur grande histoire : histoire de la médecine, histoire de la philosophie, histoire de la philologie. Eh bien ! on peut affirmer sans hésiter que pas une seule de ces histoires, excepté peut-être l’histoire de la philosophie, n’est possible, et que, si le travail des monographies ne prend pas plus d’extension, aucune ne sera possible avant un siècle. On ne peut, en effet, exiger de celui qui entreprend ces vastes histoires une égale connaissance spéciale de toutes les parties de son sujet. Il faut qu’il se fie pour bien des choses aux travaux faits par d’autres. Or, sur plusieurs points importants, les monographies manquent encore, en sorte que l’auteur est réduit à recueillir ça et là quelques notions éparses et de seconde main, souvent fort inexactes. Soit, par exemple, l’histoire de la médecine, une des plus curieuses et des plus importantes pour l’histoire de l’esprit humain. Je suppose qu’un savant entreprenne de refaire dans son ensemble l’œuvre si imparfaite de Sprengel. Au moyen de ses connaissances personnelles et des travaux déjà faits, il pourra peut-être traiter d’une manière définitive la partie ancienne. Mais la médecine arabe, la médecine du moyen âge, la médecine indienne, la médecine chinoise ? En supposant même qu’il sût l’arabe, le chinois ou le sanskrit, et qu’il fût capable de faire dans une de ces langues d’utiles monographies, sa vie ne suffirait pas à parcourir superficiellement un seul de ces champs encore inexplorés. Ainsi donc, en se condamnant à être complet, il se condamne à être superficiel. Son livre ne vaudra que pour les parties où il est spécial ; mais alors pourquoi ne pas se borner à ces parties ? Pourquoi consacrer à des travaux sans valeur et destinés à devenir inutiles des moments qu’il pourrait employer si utilement à des recherches définitives ? Pourquoi faire de longs volumes, parmi lesquels un seul peut-être aura une valeur réelle ? C’est pitié de voir un savant, pour ne pas perdre un chapitre de son livre, condamné à faire l’histoire de la médecine chinoise à peu près dans les mêmes conditions qu’un homme qui ferait l’histoire de la médecine grecque d’après quelque mauvais ouvrage arabe ou du moyen âge. Et voilà pourtant à quoi il se condamnerait fatalement par le cadre même de son livre.

C’est une curieuse expérience que celle-ci, et je parierais qu’on la ferait sans exception sur toutes les histoires générales. Présentez ces histoires à chacun des hommes spéciaux dans une des parties dont elles se composent, je mets en fait que chacun d’eux trouvera sa partie détestablement traitée. Ceux qui ont étudié Aristote trouvent que Ritter a mal résumé Aristote, ceux qui ont étudié le stoïcisme trouvent qu’il a parlé superficiellement du stoïcisme. Je présentai un jour à mon savant ami le docteur Daremberg, l’Histoire de la Philologie de Græfenhan, pour qu’il en examinât la partie médicale. Il la trouva traitée sans aucune intelligence du sujet. N’est-il pas bien probable que tel autre savant spécial eût jugé de même les parties relatives à l’objet de ses recherches ? En sorte que, pour vouloir trop embrasser, on arrive à ne satisfaire personne, à moins, je le répète, que l’auteur de l’histoire générale ne soit lui-même spécial dans une branche, auquel cas il eût mieux fait de s’y borner.

Des monographies sur tous les points de la science, telle devrait donc être l’œuvre du xixe siècle ; œuvre pénible, humble, laborieuse, exigeant le dévouement le plus désintéressé ; mais solide, durable, et d’ailleurs immensément relevée par l’élévation du but final. Certes il serait plus doux et plus flatteur pour la vanité de cueillir de prime abord le fruit qui ne sera mûr peut-être que dans un avenir lointain. Il faut une vertu scientifique bien profonde pour s’arrêter sur cette pente fatale et s’interdire la précipitation, quand la nature humaine tout entière réclame la solution définitive. Les héros de la science sont ceux qui, capables des vues les plus élevées, ont pu se défendre toute pensée philosophique anticipée, et se résigner à n’être que d’humbles monographes, quand tous les instincts de leur nature les eussent portés à voler aux hauts sommets. Pour plusieurs, pour la plupart, il faut le dire, c’est là un léger sacrifice ; ils ont peu de mérite à se priver de vues philosophiques, auxquelles ils ne sont pas portés par leur nature. Les vrais méritants sont ceux qui, tout en comprenant d’une manière élevée le but suprême de la science, tout en ressentant d’énergiques besoins philosophiques et religieux, se dévouent pour le bien de l’avenir au rude métier de manœuvres et se condamnent comme le cheval à ne voir que le sillon qu’il creuse. Cela s’appelle, dans le style de l’Évangile perdre son âme pour la sauver. Se résoudre à ignorer, pour que l’avenir sache, c’est la première condition de la méthode scientifique. Longtemps encore la science aura besoin de ces patientes recherches qui s’intitulent ou pourraient s’intituler : Mémoires pour servir… De hautes intelligences devront ainsi, en vue du bien de l’avenir, se condamner à l’ergastulum, pour accumuler dans de savantes pages des matériaux qu’un bien petit nombre pourra lire. En apparence, ces patients investigateurs perdent leur temps et leur peine. Il n’y a pas pour eux de public ; ils seront lus de trois quatre personnes, quelquefois de celui-là seul qui fera la recension de leur ouvrage dans une revue savante (98), ou de celui qui reprendra le même travail, si tant est qu’il prenne le soin de connaître ses devanciers. Eh bien ! les monographies sont encore après tout ce qui reste le plus. Un livre de généralités est nécessairement dépassé au bout de dix années ; une monographie étant un fait dans la science, une pierre posée dans l’édifice, est en un sens éternelle par ses résultats. On pourra négliger le nom de son auteur ; elle-même pourra tomber dans l’oubli ; mais les résultats qu’elle a contribué à établir demeurent. Une vie entière est suffisamment récompensée, si elle a fourni quelques éléments au symbole définitif, quelques transformations que ces éléments puissent subir. Ce sera là désormais la véritable immortalité (99).

On pourrait citer une foule de recherches qui pour l’avenir se résoudront ainsi en quelques lignes, lesquelles supposeront des vies entières de patiente application. Les royaumes grecs de la Bactriane et de la Pentapotamie ont été depuis quelques années l’objet de travaux qui formeraient déjà plusieurs volumes et sont loin d’être clos. Peut-on espérer que ces études demeurent avec tous leurs détails dans la science de l’avenir ? Non certes. Et pourtant elles ont été nécessaires pour caractériser l’étendue, l’importance, la physionomie de ces colonies avancées de la Grèce ; sans ces laborieuses recherches, on eût ignoré une des faces des plus curieuses de l’histoire de l’hellénisme en Orient. Ces résultats acquis, les travaux qui ont servi à les acquérir peuvent disparaître sans trop d’inconvénient, comme l’échafaudage après l’achèvement de l’édifice. Et en supposant même (ce qui est vrai) que les détails demeurent nécessaires pour l’intelligence des résultats généraux, les moyens, les machines, si j’ose le dire, par lesquels les Prinsep et les Lassen ont déchiffré cette page de l’histoire humaine, auront à peu près perdu leur valeur, ou seront tout au plus conservés comme bas-reliefs sur le piédestal de l’obélisque qu’ils auront servi à élever. « Les érudits du xixe siècle, dira-t-on, ont démontré…. » Et tout sera dit.

Il faut se représenter la science comme un édifice séculaire, qui ne pourra s’élever que par l’accumulation de masses énormes. Une vie entière de laborieux travaux ne sera qu’une pierre obscure et sans nom dans ces constructions gigantesques, peut-être même un de ces moellons ignorés cachés dans l’épaisseur des murs. N’importe : on a sa place dans le temple, on a contribué à la solidité de ses lourdes assises (100). Les auteurs de monographies ne peuvent raisonnablement espérer de voir leurs travaux vivre dans leur propre forme ; les résultats qu’ils ont mis en circulation subiront de nombreuses transformations, une digestion, si j’ose le dire, et une assimilation intimes. Mais, à travers toutes ces métamorphoses, ils auront l’honneur d’avoir fourni des éléments essentiels à la vie de l’humanité. La gloire des premiers explorateurs est d’être dépassée et de donner à leurs successeurs les moyens par lesquels ceux-ci les dépasseront. « Mais cette gloire est immense, et elle doit être d’autant moins contestée par celui qui vient le second, que lui-même n’aura vraisemblablement aux yeux de ceux qui plus tard s’occuperont du même sujet, que le seul mérite de les avoir précédés (101). »

L’oubli occupe une large place dans l’éducation scientifique de l’individu. Une foule de données spéciales, apprises plus ou moins péniblement, tombent d’elles-mêmes de la mémoire ; il faut pourtant se garder de croire que pour cela elles soient perdues. Car la culture intellectuelle qui est résultée de ce travail, la marche que l’esprit a accomplie par ces études, demeurent ; et cela seul a du prix. Il en est de même dans l’éducation de l’humanité. Les éléments particuliers disparaissent, mais le mouvement accompli reste. Il y a des problèmes algébriques pour lesquels on est obligé d’employer des inconnues auxiliaires et de prendre de grands circuits. Regrette-t-on, quand le problème est résolu, que tout ce bagage ait été éliminé pour faire place à une expression toute simple et définitive ?

Loin donc que les savants spéciaux désertent l’arène véritable de l’humanité, ce sont eux qui travaillent le plus efficacement aux progrès de l’esprit, puisqu’eux seuls peuvent lui fournir les matériaux de ses constructions. Mais leurs recherches, je le répète, ne sauraient avoir leur but en elles-mêmes ; car elles ne servent pas à rendre l’auteur plus parfait ; elles n’ont de valeur que du moment où elles sont introduites dans la grande circulation. Il faut reconnaître que les savants spéciaux ont contribué à répandre sur ce point d’étranges malentendus. S’occupant exclusivement de leurs études, ils tiennent tout le reste pour inutile, et considèrent comme profanes tous ceux qui ne s’occupent pas des mêmes recherches qu’eux. Leur spécialité devient ainsi pour eux un petit monde, où ils se renferment obstinément et dédaigneusement. Et pourtant, si l’objet spécial auquel on consacre sa vie devait être pris comme ayant une valeur absolue, tous devraient s’appliquer au même objet, c’est-à-dire au plus excellent. Entre les littératures anciennes, il faudrait exclusivement cultiver la littérature grecque ; entre celles de l’Orient, la littérature sanskrite, et celui qui consacrerait ses travaux à telle médiocre littérature serait un maladroit. Chacune de ces études n’a de valeur que par sa place dans le tout, et par ses relations avec la science de l’esprit humain. Les études orientales, par exemple, se subdivisent en trois ou quatre branches principales, à chacune desquelles un petit nombre de savants se consacrent d’une manière exclusive, de sorte que les recherches relatives aux littératures qui ne sont pas l’objet de leurs études n’ont pour eux aucun intérêt. Il résulte de là que celui qui fait un travail spécial sur les littératures chinoise, persane, tibétaine, peut espérer d’avoir en Europe une douzaine de lecteurs. Et encore ces lecteurs, étant occupés de leur côté de leurs travaux spéciaux, n’ont pas le temps de s’occuper de ceux des autres, et n’y jettent qu’un coup d’œil superficiel, de sorte qu’au résumé dans ces études chacun travaille pour lui seul. Étrange renversement ! Est-ce à dire qu’il fût désirable que chaque orientaliste s’occupât de toutes les langues de l’Asie ? Non certes. Mais ce qui serait à désirer, c’est que les savants les plus spéciaux eussent le sentiment intime et vrai de leur œuvre, et que les esprits philosophiques ne dédaignassent pas de s’adresser à l’érudition pour lui demander la matière de la pensée. Car, je le répète, si le monographe seul lit sa monographie, à quoi bon la faire ? Il serait trop étrange que la science n’eût d’autre but que de servir ainsi d’aliment à la curiosité de tel ou tel. Les sciences diverses, d’ailleurs, ont des problèmes communs ou analogues quant à la forme, lesquels sont souvent beaucoup plus faciles à résoudre dans une science que dans une autre. Ainsi, je suis persuadé que les naturalistes tireraient de grandes lumières, pour le problème si philosophique de la classification et de la réalité des espèces, de l’étude de la méthode des linguistes et des caractères naturels qui leur servent à former les familles et les groupes, d’après la dégradation insensible des procédés grammaticaux. Que les savants y prennent garde ; il y a dans cette manie de ne regarder comme de bon aloi que les travaux de première main un peu de vanité. Ce système, poussé à l’extrême, aboutirait à renfermer chacun en lui-même et à détruire tout commerce intellectuel et scientifique. A quoi serviraient les monographies, si pour chaque travail ultérieur on en était sans cesse à recommencer. Ce défaut tient encore à une autre vanité des savants, qui tient elle-même de très près à l’esprit superficiel, contre lequel ils ont une si juste horreur : c’est de faire des livres non pour être lus, mais pour prouver leur érudition.

On ne peut trop le répéter, les véritables travaux scientifiques sont les travaux de première main. Les résultats n’ont d’ordinaire toute leur pureté que dans les écrits de celui qui le premier les a découverts. Il est difficile de dire combien les choses scientifiques en passant ainsi de main en main, et s’écartant de leur source première, s’altèrent et se défaçonnent, sans mauvaise volonté de la part de ceux qui les empruntent. Tel fait est pris sous un jour un peu différent de celui sous lequel on le vit d’abord ; on ajoute une réflexion que n’eût pas faite l’auteur des travaux originaux, mais qu’on croit pouvoir légitimement faire. On avance une généralité que l’investigateur primitif ne se fût pas formulée de la même manière. Un écrivain de troisième main procédera ainsi sur son prédécesseur, et ainsi, à moins de se retremper continuellement aux sources, la science historique est toujours inexacte et suspecte.

La connaissance qu’eut le moyen âge de l’antiquité classique est l’exemple le plus frappant de ces modifications insensibles des faits primitifs, qui amènent les plus étranges erreurs ou les façons les plus absurdes de se représenter les faits. Le moyen âge connut beaucoup de choses de l’antiquité grecque, mais rien, absolument rien, de première main (102) ; de là des méprises incroyables. Ils croient pouvoir combiner à leur façon les notions éparses et incomplètes qu’ils possèdent, et multiplient ainsi l’inexactitude, qui, au bout de trois ou quatre siècles, devint telle que, quand au xive siècle la véritable antiquité grecque commença d’être immédiatement connue, il sembla que ce fut la révélation d’un autre monde. Les encyclopédistes latins, Martien Capella, Boèce, Isidore de Séville, ne font guère que compiler des cahiers d’école et mettre bout à bout des données traditionnelles. Bède et Alcuin connaissent bien moins l’antiquité que Martien Capella ou Isidore. Vincent de Beauvais est encore bien plus loin de la vérité. Au xive siècle enfin (hors de l’Italie), l’inexactitude atteint ses dernières limites ; la civilisation grecque n’est pas plus connue que ne le serait l’Inde si, pour rétablir le monde indien, on n’avait que les notions que nous en ont laissées les écrivains de l’antiquité classique.

Plusieurs parties de l’histoire littéraire, qui ne sont pas encore suffisamment vivifiées par l’étude immédiate des sources, offrent des inexactitudes comparables à celles que commettait le moyen âge. C’est certes un scrupuleux investigateur que Brucker ; et pourtant les livres qu’il a consacrés à la philosophie des Indiens, des Chinois, ou même des Arabes, doivent être mis sur le même rang que les chapitres relatifs à l’histoire ancienne dans le Speculum historiale de Vincent de Beauvais. Que dire donc de ceux qui sont venus après lui et n’ont fait que le copier ou l’extraire arbitrairement, sans aucun sentiment de l’essentiel et de l’accessoire ? Quand on est certain que les matériaux que l’on possède sont les seuls qui existent, tout incomplets qu’ils sont, on peut se permettre ces marqueteries ingénieuses où sont groupées toutes les paillettes dont on dispose, à condition toutefois que l’on fasse des réserves et que l’on se reconnaisse incapable de déterminer les relations mutuelles des parties, les proportions de l’ensemble. Mais quand les sources originales existent et ne demandent qu’à être explorées, il y a quelque chose de grotesque dans cet ajustage de lambeaux épars, inexacts, sans suite, que l’on systématise à sa guise et sans aucun sens de la manière dont le font les indigènes. De là le défaut nécessaire de toutes les histoires de la littérature et de la philosophie faites en dehors des sources originales, comme cela a été longtemps le cas pour le moyen âge, comme cela l’est encore pour l’Orient. Ceux qui refont ces histoires les uns après les autres ne font que copier les mêmes erreurs et les aggraver en y joignant leurs propres conjectures. Lisez, dans Tennemann, Tiedemann, Ritter, les chapitres relatifs à la philosophie arabe, vous n’y trouverez rien de plus que dans Brucker, c’est-à-dire rien que des à-peu-près. Il faut définitivement bannir de la science ces travaux de troisième et de quatrième main, où l’on ne fait que copier les mêmes données, sans les compléter ni les contrôler. Quiconque dans l’état actuel de la science entreprendrait une histoire complète de la philosophie ou de la médecine arabe perdrait à la lettre son temps et sa peine : car il ne ferait que répéter ce qui est déjà connu. Une telle œuvre ne sera possible que quand huit ou dix existences d’hommes laborieux et du caractère le plus spécial auront publié, traduit ou analysé tous les auteurs arabes dont nous avons les textes ou les traductions rabbiniques. Jusque-là tous les travaux généraux seront sans base. De tout cela ne sortirait peut-être pas encore quelque chose de bien merveilleux car je fais assez peu de cas de la philosophie arabe ; mais n’en résultât-il qu’un atome pour l’histoire de l’esprit humain, mille vies humaines seraient bien employées à l’acquérir.

Dans l’état actuel de la science, on peut trouver regrettable que des intelligences distinguées consacrent leurs travaux à des objets en apparence si peu dignes de les occuper. Mais si la science était, comme elle devrait l’être, cultivée par de grandes masses d’individus et exploitée dans de grands ateliers scientifiques, les points les moins intéressants pourraient comme les autres recevoir leur élucidation. Dans l’état actuel, on peut dire qu’il y a des recherches inutiles, en ce sens qu’elles absorbent un temps qui serait mieux employé a des sujets plus sérieux. Mais, dans l’état normal, où tant de forces maintenant dépensées à des objets parfaitement futiles, seraient tournées aux choses sérieuses, aucun travail ne serait à dédaigner. Car la science parfaite du tout ne sera possible que par l’exploration patiente et analytique des parties. Tel philologue a consacré de longues dissertations à discuter le sens des particules de la langue grecque ; tel érudit de la Renaissance écrit un ouvrage sur la conjonction quanquam ; tel grammairien d’Alexandrie a fait un livre sur la différence de χρὴ et δεῖ. Assurément, ils eussent pu se proposer de plus importants problèmes, et néanmoins on ne peut dire que de tels travaux soient inutiles. Car ils font pour la connaissance des langues anciennes, et la connaissance des langues anciennes fait pour la philosophie de l’esprit humain. La langue sanskrite, de même, ne sera parfaitement possédée que quand de patients philologues en auront monographié toutes les parties et tous les procédés. Il existe un assez gros volume de Bynæus De calceis Hebrœorum. Certes on peut regretter que les souliers des Hébreux aient trouvé un monographe, avant que les Védas aient trouvé un éditeur. Je suis persuadé néanmoins que ce livre, que je me propose de lire, renferme de précieuses lumières et doit former un utile complément aux travaux de Braun, Schrœder et Hartmann sur les vêtements du grand prêtre et des femmes hébraïques. Le mot de Pline est vrai à la lettre : il n’y a pas de livre si mauvais qu’il n’apprenne quelque chose. Toute exclusion est téméraire : il n’y a pas de recherche qu’on puisse déclarer par avance frappée de stérilité. A combien de résultats inappréciables n’ont pas mené les études en apparence les plus vaines. N’est-ce pas le progrès de la grammaire qui a perfectionné l’interprétation des textes et par là l’intelligence du monde antique ? Les questions les plus importantes de l’exégèse biblique, en particulier, lesquelles ne peuvent être indifférentes au philosophe, dépendent d’ordinaire des discussions grammaticales les plus humbles et les plus minutieuses (103). Nulle part le perfectionnement de la grammaire et de la lexicographie n’a opéré une réforme plus radicale. Il est une foule d’autres cas où les questions les plus vitales pour l’esprit humain dépendent des plus menus détails philologiques.

Bien loin donc que les travaux spéciaux soient le fait d’esprits peu philosophiques, ce sont les plus importants pour la vraie science et ceux qui supposent le meilleur esprit. Qui pourrait mieux que M. Eugène Burnouf écrire sur la littérature indienne de savantes généralités ! Eh bien ! il ne le fait qu’à contre-cœur, comme accessoire et accidentellement, parce qu’il considère avec raison l’étude positive, la publication des textes, la discussion philologique comme l’œuvre essentielle et la plus urgente. Dans sa préface du Bhagavata-Purana, M. Eugène Burnouf, s’excusant auprès des savants de donner quelques aperçus généraux, proteste qu’il ne le fait que pour le lecteur français, et qu’il n’attache qu’une importance secondaire à un travail qui devra se faire plus tard, et qui, tel qu’il pourrait être fait aujourd’hui, serait nécessairement dépassé et rendu par la suite inutile. Est-ce humilité d’esprit, est-ce amour des humbles choses pour elles-mêmes ? Non : c’est saine méthode, et rectitude de jugement. Dans l’état actuel de la littérature sanskrite, en effet, la publication et la traduction des textes vaut mieux que toutes les dissertations possibles, soit sur l’histoire de l’Inde, soit sur l’authenticité et l’intégrité des ouvrages. Les esprits superficiels seraient tentés de croire, qu’une intelligence élevée ferait œuvre plus méritoire et plus honorable en écrivant une histoire littéraire de l’Inde, par exemple, qu’en se livrant au labeur ingrat de l’édition des textes et de la traduction. C’est une erreur. Il ne s’agit pas encore de disserter sur une littérature dont on ne possède pas tous les éléments. C’est comme si Pétrarque, Boccace et le Pogge avaient voulu faire la théorie de la littérature grecque. Pétrarque et Boccace, en faisant connaître Homère ; Ambroise Traversari, en traduisant Diogène Laërte ; le Pogge, en découvrant Quintilien et traduisant Xénophon ; Aurispa, en apportant en Occident des manuscrits de Plotin, de Proclus, de Diodore de Sicile ; Laurent Valla, en traduisant Hérodote et Thucydide, ont rendu un plus grand service aux littératures classiques que s’ils eussent prématurément abordé les hautes questions d’histoire et de critique. Sans doute, il est des superstitions littéraires et des fautes de critique où tombaient fatalement ces premiers humanistes, et que nous, aiguisés que nous sommes par la comparaison d’autres littératures, nous pouvons éviter. De prime abord, nous pouvons faire sur ces littératures presque inconnues des tours de force de critique qui n’ont été possibles pour les littératures grecque et latine qu’au bout de deux ou trois siècles. Les premiers qui ont étudié Manou ou le Mahabharat y ont découvert ce qu’il a fallu trois ou quatre cents ans pour apercevoir dans Homère et Moïse. Il faut maintenir toutefois « que l’époque des dissertations et des mémoires n’est pas encore venue pour l’Inde, ou plutôt qu’elle est déjà passée, et que les travaux des Colebrooke et des Wilson, des Schlegel et des Lassen ont fermé pour longtemps la carrière qu’avait ouverte avec tant d’éclat le talent de Sir William Jones (104). L’histoire littéraire de l’Inde en effet ne sera possible qu’au bout de deux siècles de travaux comme ceux que le xvie et le xviie siècle ont consacrés aux littératures classiques. Les travaux de cet ordre sont les seuls qui, dans l’état actuel de la science, aient une valeur réelle et durable. Toutefois, comme il est vrai de dire qu’un système incomplet pourvu qu’on n’y tienne pas d’une façon étroite, vaut mieux que l’absence de système, il serait peut-être désirable que, sans prétendre faire une œuvre définitivement scientifique, on esquissât, d’après l’état actuel des études sanskrites, une sorte de manuel ou d’introduction à cette littérature. J’avoue que le plus grand obstacle que j’aie rencontré en abordant les études indiennes a été l’absence d’un livre sommaire sur la littérature sanskrite, sa marche, ses époques principales, les âges divers de la langue, la place et le rang des divers ouvrages, quelque chose d’analogue en un mot à ce que Gesenius a fait pour la langue et la littérature des Hébreux. Un tel ouvrage serait, il est vrai, vieilli au bout de dix années ; mais il aurait eu son utilité et aurait contribué à faciliter l’étude immédiate des sources. Il serait regrettable assurément qu’un homme éminent y dépensât des instants qui pourraient être mieux employés à le rendre inutile ; et pourtant qui pourrait le faire, si ce n’est celui qui a la vue complète du champ déjà parcouru ?

Que la plupart de ceux qui consacrent leur vie à des travaux d’érudition spéciale n’aient pas le grand esprit qui seul peut vivifier ces travaux, c’est un inconvénient sans doute, mais qui bien souvent nuit plus à la perfection morale des auteurs qu’à l’ouvrage lui-même. La perfection serait d’embrasser intimement la particule, tout en se tenant dans le grand milieu par une habitude constante, qui pénétrerait toute la vie scientifique. Vraiment, en quoi tant de recherches érudites, tant de collections faites par des esprits faibles et sans portée, diffèrent-elles de l’œuvre du curieux qui assemble sur ses cartons des papillons de toutes couleurs ? Oh ! quand la vie est si courte et qu’il s’y présente tant de choses sérieuses, ne vaudrait-il pas mieux prêter l’oreille aux mille voix du cœur et de l’imagination et goûter les délices du sentiment religieux, que de gaspiller ainsi une vie qui ne repasse plus, et qui, si on l’a perdue, est perdue pour l’éternité ?

Le grand obstacle qui arrête les progrès des études philologiques me semble être cette dispersion du travail et cet isolement des recherches spéciales, qui fait que les travaux du philologue n’existent guère que pour lui seul et pour un petit nombre d’amis qui s’occupent du même sujet. Chaque savant, développant ainsi sa partie sans égard pour les autres branches de la science, devient étroit, égoïste, et perd le sens élevé de sa mission. Une vie suffirait à peine pour épuiser ce qui serait à consulter sur tel point spécial d’une science qui n’est elle-même que la moindre partie d’une science plus étendue. Les mêmes recherches se recommencent sans cesse, les monographies s’accumulent a un tel point que leur nombre même les annule et les rend presque inutiles. Il viendra, ce me semble, un âge où les études philologiques se recueilleront de tous ces travaux épars, et où, les résultats étant acquis, les monographies devenues inutiles ne seront conservées que comme souvenirs. Quand l’édifice est achevé, il n’y a pas d’inconvénient à enlever l’échafaudage qui fut nécessaire à sa construction. Ainsi le pratiquent les sciences physiques. Les travaux approuvés par l’autorité compétente y sont faits une fois pour toutes et adoptés de confiance, sans que l’on s’impose de revenir, si ce n’est rarement et à de longs intervalles, sur les recherches des premiers expérimentateurs. C’est ainsi que des années entières d’études assidues se sont parfois résumées en quelques lignes ou quelques chiffres, et que le vaste ensemble des sciences de la nature s’est fait pièce à pièce et avec une admirable solidarité de la part de tous les travailleurs. La délicatesse beaucoup plus grande des sciences philologiques ne permettrait pas sans doute l’emploi rigoureux d’une telle méthode. J’imagine néanmoins qu’on ne sortira de ce labyrinthe du travail individuel et isolé que par une grande organisation scientifique, où tout sera fait sans épargne comme sans déperdition de forces, et avec un caractère tellement définitif qu’on puisse accepter de confiance les résultats obtenus. On serait parfois tenté de croire que c’est la masse même des travaux scientifiques qui les écrase, et que tout irait mieux si la publicité était plus restreinte. Mais le véritable défaut, c’est le manque d’organisation et de contrôle. Dans un état scientifique bien ordonné, il serait à souhaiter que le nombre des travailleurs fût encore bien plus considérable. Alors le travail ne s’enfouirait pas et ne s’étoufferait pas lui-même, comme un feu où l’aliment est trop pressé. Il est triste de songer que les trois quarts des choses de détail que l’on cherche sont déjà trouvées, tandis que tant d’autres mines où l’on découvrirait des trésors restent sans ouvriers, par suite de la mauvaise direction du travail. La science ressemble de nos jours à une riche bibliothèque bouleversée. Tout y est ; mais avec si peu d’ordre et de classification que tout y est comme s’il n’était pas.

Qu’on y réfléchisse, on verra qu’il est absolument nécessaire de supposer dans l’avenir une grande réforme du travail scientifique (105). La matière de l’érudition, en effet, va toujours croissant d’une manière si rapide, soit par des découvertes nouvelles, soit par la multiplication des siècles, qu’elle finira par dépasser de beaucoup la capacité des chercheurs. Dans cent ans, la France comptera trois ou quatre littératures superposées. Dans cinq cents ans, il y aura deux histoires anciennes. Or si la première, que le temps et le manque d’imprimerie ont si énormément simplifiée pour nous, a suffi pour occuper tant de laborieuses vies, que sera-ce de la nôtre, qu’il faudra extraire d’une si prodigieuse masse de documents ? Même raisonnement pour nos bibliothèques. Si la Bibliothèque nationale continue à s’enrichir de toutes les productions nouvelles, dans cent ans, elle sera absolument impraticable, et sa richesse même l’annulera (106). Il y a donc là une progression qui ne peut continuer indéfiniment sans amener une révolution dans la science. Il serait puéril de se demander comment elle se fera. Y aura-t-il une grande simplification comme celle qui fut opérée par les barbares ? Des méthodes nouvelles faciliteront-elles la polymathie ? Nous ne pouvons hasarder sur ce sujet aucune hypothèse raisonnable.

Sans être partisan du communisme littéraire et scientifique, je crois pourtant qu’il est urgent de combattre la dispersion des forces et de concentrer le travail. L’Allemagne pratique à cet égard plusieurs usages vraiment utiles. Il n’est pas rare de voir dans les journaux littéraires, dans les actes des Congrès philologiques, etc., un savant prévenir ses confrères qu’il a entrepris un travail spécial sur tel sujet, et les prier en conséquence de lui envoyer tout ce que leurs études particulières leur ont fait rencontrer sur ce point. Sans vouloir rien préciser, je concevrais que, dans une organisation sérieuse de la science, on ouvrît ainsi des problèmes publics où chacun vînt apporter son contingent de faits. Les académies, surtout les académies à travaux communs, telles que l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, répondent au besoin que je signale ; mais pour qu’elles y satisfassent tout à fait, il faudrait leur faire subir de profondes transformations.



(98) Et encore ceux qui savent comment se font la plupart de ces recensions sont d’avis que, dans beaucoup de cas, le monographe ne saurait compter sur un seul lecteur. Le grand art des recensions, n’est plus, comme du temps de Fréron, de juger du tout par la préface ; c’est maintenant d’après le titre qu’on se met à disserter à tort et à travers sur le même sujet que l’auteur.

(99) Les historiens du xviie siècle qui ont prétendu écrire et se faire lire, Mezerat, Velly, Daniel, sont aujourd’hui parfaitement délaissés, tandis que les travaux de Du Cange, de Baluze, de Duchesne et des bénédictins, qui n’ont prétendu que recueillir des matériaux, sont aujourd’hui aussi frais que le jour où ils parurent.

(100) La perfection du Parthénon consiste surtout en ce que les parties non destinées à être vues sont aussi soignées que les parties destinées à être vues. Ainsi dans la science.

(101) Eugène Burnouf, Comment. sur le Yaçna, préf., p. v. — Voyez dans le Journal des Savants, avril 1848, quelques excellentes pensées de M. Biot sur le respect qui est dû aux travaux antérieurs.

(102) Il faut en dire autant de la connaissance que les Arabes du moyen âge eurent de la littérature grecque.

(103) En voici un exemple qui n’intéressera pas seulement les théologiens. A propos du célèbre passage Regnum meum non est de hoc mundonunc autem regnum meum est hinc (Joann., xviii, 36), plusieurs écoles, dans des intentions très différentes, ont insisté sur le νῦν δέ et, le traduisant par maintenant, en ont tiré diverses conséquences. Cette remarque inexacte n’eût pas été si souvent répétée, si l’on eût su que cet idiotisme νῦν δέ est la traduction littérale d’une locution hébraïque (ve-atta), qui sert de conjonction adversative, sans aucune notion de temps. La même locution s’emploie, d’ailleurs, en grec et en latin pour signifier : Or, d’ailleurs, mais. Il faut donc simplement traduire : « Mais mon royaume n’est pas de ce monde. » Une autre discussion des plus importantes et des plus vives de toute l’exégèse biblique (Isaïe, ch. liii) roule tout entière sur l’emploi d’un pronom (lamo).

(104) Traduction du Bhagavat-Purana de M. Eugène Burnouf, t. Ier, préf., p. iv, clxii, clxiii.

(105) M. Auguste Comte a beaucoup arrêté son attention sur ce difficile problème, et propose de remédier d la dispersion des spécialités en créant une spécialité de plus, celle des savants qui, sans être spéciaux dans aucune branche, s’occuperaient des généralités de toutes les sciences. (Voir Cours de Philosophie positive, t. 1 1re leçon, p. 30, 31, etc.

(106) Pour le dire en passant, je ne conçois qu’un moyen de sauver cette précieuse collection et de la conserver maniable, c’est de la clore, et de déclarer, par exemple, qu’il n’y sera plus admis aucun livre postérieur à 1850. Un dépôt séparé serait ouvert pour les publications plus récentes. Il y a évidemment une limite où la richesse d’une bibliothèque devient un obstacle et un véritable appauvrissement, par l’impossibilité de s’y retrouver. Cette limite, je la crois atteinte.