L’Aubergiste du village
Traduction par Léon Wocquier.
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 332-338).


XI


Qui sème des chardons récolte des épines.



Par une belle matinée, un jeune paysan suivait à grands pas la chaussée d’Anvers à Bréda. Il était hors d’haleine, et la sueur perlait en grosses gouttes sur son front. Cependant une indicible joie rayonnait dans ses yeux, et dans les regards rapides qu’il jetait sur la campagne ou plongeait dans l’azur sans bornes du ciel, on voyait briller la reconnaissance envers Dieu et l’amour envers la nature renaissante. Ses pas étaient légers ; de temps en temps il lui échappait une exclamation de joie ; on eût dit qu’il se hâtait avec une ardente impatience de gagner un lieu où l’attendait un grand bonheur.

Et, en effet, c’était Karel le brasseur, qu’une réduction de peine venait de rendre inopinément à la liberté.

Maintenant il revenait au village, le cœur plein de rêves heureux. Il allait revoir sa Lisa, la consoler, la guérir ! Car n’était-ce pas sa condamnation, son emprisonnement, qui courbaient la jeune fille sous le poids d’un chagrin rongeur et la faisaient dépérir ? Et sa délivrance, son retour, n’étaient-ils pas l’infaillible remède à sa maladie ? Oh oui, il allait la retrouver, pure, aimante ; la surprendre par son apparition imprévue, lui crier : — Cesse de t’abandonner à ta douleur, ma Lisa. Me voici, moi, ton fidèle ami. Puise des forces dans mon amour, relève la tête avec espoir ; tous nos maux sont passés, envisage l’avenir avec courage et joie, souris à la vie : elle nous promet encore tant de belles années !

Et sa bonne vieille mère ! Comme il allait la récompenser de ses tendres et sympathiques souffrances ! Déjà il la voyait en esprit, poussant un cri d’émotion, accourir au-devant de lui ; il sentait ses bras s’enlacer à son cou, ses baisers brûler ses joues, ses larmes couler sur son front… Et il souriait avec amour à la douce vision, tandis que le mot : Mère ! mère ! tombait de ses lèvres.

Oh ! le jeune homme était heureux ! Sa liberté retrouvée gonflait de joie sa puissante poitrine ; l’atmosphère parfumée de la bruyère l’enveloppait de balsamiques effluves et versait le feu de la vie dans ses poumons ; le soleil de printemps jetait des teintes dorées sur la fraîche et jeune verdure des sapins, et donnait à la nature entière un magnifique vêtement de fête. Rêvant un séduisant avenir, le cœur débordant de reconnaissance envers Dieu, évoquant sous ses yeux fascinés tout ce qu’il aimait, soupirant d’amour, souriant de bonheur, le jeune homme marcha d’un pas de plus en plus rapide jusqu’à une demi-lieue environ de son village natal.

Là il s’arrêta soudain, tremblant et comme si une lugubre apparition l’eût frappé d’effroi et de consternation.

Trois messieurs venaient de déboucher d’un chemin latéral sur la chaussée ; l’un d’eux était monsieur Van Bruinkasteel !

Il serait difficile de dire si ces personnes avaient remarqué le jeune homme ; mais du moins elles ne le regardèrent pas, et suivirent le chemin du village.

Karel était désolé. Il ne voulait pas en ce moment entrer en conversation avec le baron, car il sentait bouillir son sang et comprenait combien la rencontre pouvait être dangereuse pour lui si son ennemi lui adressait une seule parole insultante. Et cependant il ne pouvait s’arrêter non plus ; trop forte était l’impatience qui l’emportait vers sa bien-aimée Lisa, pour aller ensuite presser dans ses bras sa vieille mère.

Après un instant de réflexion, Karel prit une résolution subite ; il s’élança de la chaussée dans un sentier qui touchait celle-ci, et, courant à travers champs et bois, atteignit un autre chemin qui, bien qu’en faisant un long détour, devait aussi le conduire au village…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sur le village planait les sons lents du glas des morts… Dans le cimetière s’ouvre béante une tombe récemment creusée ; chaque tintement de la cloche de deuil retentit dans cette fosse qui attend ; on dirait qu’une voix sourde s’élève du sol, et que la terre avide appelle sa proie en soupirant.

Les animaux mêmes frissonnent douloureusement à ce lugubre appel de la mort ; les chiens répondent par des hurlements au son des cloches, les taureaux poussent des beuglements sourds… Hors ces funèbres sons, un morne silence enveloppe toute la commune ; on n’y aperçoit d’autre mouvement que la marche appesantie de vieilles gens qui, le livre de prières et le rosaire à la main, s’acheminent vers l’église comme des ombres muettes.

Dans le lointain s’avance Un triste cortège… Mais comme il est beau ici le voyage vers le lieu du dernier repos !

Quatre jeunes filles, vêtues de robes blanches comme la neige, portent le corps de leur compagne morte dans la fleur de la vie ; d’autres jeunes filles, parées de même, marchent à côté d’elles pour recevoir à leur tour le précieux fardeau. Toutes les filles de la commune suivent derrière, portant à la main des fleurs ou des branches de buis, toutes, jusqu’aux petites filles dont l’âme innocente ne comprend pas encore ce que signifié le mot mourir. Beaucoup pleurent amèrement, toutes marchent la tête baissée et plaignent la pauvre Lisa, si innocente hélas ! et pourtant si punie.

Sur le cercueil sont semées des fleurs : les roses et les lis, emblèmes de la pureté virginale. Leur odeur est si fraîche et si parfumée ; elles brillent si bien de tout leur éclat sur le drap blanc… Là-dessous aussi gît une fleur, un lis rongé par le ver des douleurs, pâle et flétri ; innocent agneau expiatoire, malheureuse victime de l’orgueil et de la vanité !

Trois hommes seulement suivent immédiatement le corps. D’un côté marche Kobe le domestique ; de l’autre, Sus le forgeron.

Pleurant de pitié et de tristesse, ils soutiennent une troisième personne qui chancelle comme un homme ivre. Il cache son visage dans ses mains, des larmes s’échappent à travers ses doigts ; sa poitrine est soulevée par de douloureux sanglots… Pauvre Gansendonck ! coupable père, tu n’oses plus jeter les yeux sur ce cercueil ? À chaque regard, le ver de la conscience te mord au cœur, n’est-ce pas ? Tu trembles d’angoisse et de honte ? Mais je ne veux pas lire dans ton cœur ; ton martyre m’inspire le respect ; j’oublie ton fatal orgueil, et moi aussi je verse une larme de compassion sur ta cuisante douleur…

On approche du champ de la mort ; voilà le prêtre qui doit dire sur la dépouille mortelle la dernière prière…

Mais, qu’est-ce qui frappe d’effroi la foule muette ? Pourquoi ce cri d’angoisse qui s’échappe en même temps de toutes les poitrines ? Quelle terrible apparition fait trembler ces jeunes filles ?

Dieu ! voilà Karel !… Il s’arrête un moment comme frappé de la foudre, il fixe un œil égaré sur le cortège dont la marche s’est interrompue tout à coup sous ses regards ardents ?… Le jeune homme anéanti comprend ce qui se passe ! Il accourt les cheveux dressés sur la tête, il se précipite auprès du corps, il repousse violemment les jeunes filles, il arrache le drap mortuaire, il ensanglante ses mains aux clous du cercueil qu’il veut ouvrir ; il appelle sa Lisa, il crie, il pleure, il rit…

Enfin des hommes l’entraînent de force loin du cadavre… Mais un nouvel incident lui arrache un cri de vengeance, cri si affreux, si terrible que tout le monde en frémit d’effroi. Qu’ont donc vu ses yeux hagards qu’il s’élance comme un furieux, en écartant tout obstacle et avec un féroce cri de triomphe vers celui qui cause sa colère ?

Ciel ! voilà le baron derrière les vitres d’une auberge !

Malheur ! malheur ! Le jeune homme égaré tire un couteau de sa poche : quelle lueur terrible la lame jette au soleil ! Il bondit en rugissant dans l’auberge : un meurtre va être commis…, Mais non il se heurte contre le seuil et tombe comme une pierre, la tête sur les dalles. Tous lèvent les mains au ciel avec des cris d’épouvante, tous tremblent… Mais Karel ne se relève pas ; il demeure gisant sur le sol, comme si la mort venait de trouver en lui une nouvelle victime.

Le baron, son ennemi, est le premier auprès de lui ; il relève le jeune homme avec compassion ; lui aussi sent en ce moment un remords qui le ronge, il entend une voix qui lui crie : Ton étourderie a contribué à ces malheurs que tu vois sévir si terriblement autour de toi.

Kobe accourt aussi ; tous deux portent Karel sur une chaise, et lui baignent d’eau fraîche le front et la poitrine ; mais il reste sur son siège, inanimé et pâle comme un mort…

Pendant ce temps, le prêtre murmure le dernier adieu sur la fosse ; la terre retombe avec un bruit sourd sur le cercueil…

Karel est sorti de son évanouissement. Le baron veut le consoler… Kobe lui parle de sa mère ; mais le jeune homme ne connaît plus ni ami ni ennemi ; un feu étrange effrayant brille dans ses yeux, il rit, il semble heureux !… Il est fou…

Cher lecteur, s’il vous arrive par hasard de traverser le village où cette triste histoire est arrivée, vous verrez devant la brasserie deux hommes assis sur un banc de bois, jouant ensemble comme s’ils étaient encore enfants. Le plus jeune a une physionomie morne et sans vie, bien que la flamme de la folie étincelle dans son regard ; l’autre est un vieux domestique qui le soigne avec une affectueuse pitié et s’efforce de le distraire.

Demandez au domestique la cause du malheur de son maître ; le bon Kobe vous racontera de tristes choses, il vous montrera la fosse où baes Gansendonck dort du sommeil éternel auprès de son enfant, et, soyez-en sûr, il terminera infailliblement son récit par ce proverbe,

L’ORGUEIL EST LA SOURCE DE TOUS LES MAUX.