L’Au delà et les forces inconnues/Chez M. Alphonse Daudet

Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 93-99).



La renaissance religieuse sous le second empire. — Les poires et les pommes. — Le mysticisme n’est pas dans la race. — Insuccès de Slade. — Les derniers moments de Charcot. — Puissance du Christianisme, — Le surnaturel réside dans notre âme.


C’était trois ans avant la mort d’Alphonse Daudet, à Champrosay, dans cette maison de poésie et de travail, où ce maître écouta longtemps le conseil de la nature et de la terre, pour ses œuvres d’observation et d’émotion aiguës, j’ai vu M. Alphonse Daudet très vivant et attablé au bon labeur ; il était penché sur ses cahiers et tout animé de ce feu intérieur où s’attisent les chefs-d’œuvre.


— Je ne trouve, vraiment pas, vous savez, que ce mouvement mystique ait une véritable importance. Il n’y a plus assez de foi ! Remarquez que j’ai assisté à une renaissance religieuse beaucoup plus sérieuse, sous le second Empire. Alors il y avait des « toqués magnifiques. » Par exemple, ce Raymond Brucker… (Ce nom ne vous dit rien, n’est-ce pas ?) On m’emmena un jour l’entendre prêcher la foule à Saint-Sévérin… Il écrivit sous le pseudonyme de Michel Raymond (Michel était le prénom d’un collaborateur) plusieurs livres remarquables, dont le drame sacré intitulé Le trou de l’aiguille, titre symbolique rappelant l’Evangile où Jésus condamne les mauvais riches. Avec lui, Ernest Hello, ce très haut esprit, et Georges Seigneur. Car il ne faut pas croire que l’empire fut longtemps positiviste : l’impératrice apporta le catholicisme étroit, exalté, à l’espagnole. En somme l’activité mystique fut beaucoup plus considérable et dura peu.

— Vous ne croyez, donc, pas à une réaction contre le naturalisme ?

— Il est certain que le monde obéit à une grande loi d’oscillation. Je vous avoue que je restais stupéfait en lisant tout récemment les derniers romans naturalistes. On y décrit toutes nos hontes stercoraires. Cela a pu révolter certains au point de les précipiter au mysticisme ; mais cette réaction est peu considérable. Pour ma part, je dois vous le dire, je suis tout à fait étranger au mysticisme.

» On divise l’humanité en deux groupes : les poires et les pommes… Je suis rond, comme une pomme, gaulois et n’ai rien de la poire qui peut intéresser quelques-uns lorsque, devenue blette, elle prend le goût de l’ananas ou de la banane. Je ne suis pas un sénile, mais je crois qu’il n’y a là que des appétits de connaissances nouvelles et que ces écoliers sont avides de tout ce qu’on ne leur a pas appris au collège.

» Non, le mysticisme n’est pas dans la race. Nous avons derrière nous 800 ans de France identique. En Russie, il n’en est pas de même. La nature y pousse au mysticisme ainsi que l’hérédité du sang.

— Émile Zola m’a dit qu’il avait assisté chez vous aux expériences du fameux médium Slade…

— En effet, mais Slade a tout raté. Il y avait là Edmond de Goncourt et le docteur Gibier. Slade avait le front couvert de sueur et il était abasourdi d’avoir manqué sa séance. Je le revois encore ; il avait une figure malheureuse et le regard bigle de quelqu’un qui triche au jeu. Nous avons commencé à nous méfier lorsqu’il se fit précéder par une table en bois blanc, comme un pianiste qui porte avec lui son piano. Vraiment, il n’était pas assez malin pour nous. Le docteur Gibier, un méridional grandiloquent, protégea sa défaite par de beaux discours. Mon fils a été plus heureux que moi, et d’ailleurs je dois dire qu’il est né avec des tendances au surnaturel. Récemment, il m’écrivait qu’étant à Uriage il avait eu dans la nuit même où est mort Charcot, la vision d’une forme blanche qui, ressemblant au docteur, traversa la chambre, alla vers la fenêtre et disparut. Celui-là a eu une mort horrible. Pas même de morphine pour soulager son agonie… Loin de sa fille qu’il aimait tant… Il se précipitait parfois vers la fenêtre, voulant respirer de force un dernier souffle de santé… Il était bien fatigué, n’est-ce pas, la dernière fois que vous l’avez vu ?

— Certes, il n’était déjà plus lui-même.

— La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, nous avons mutuellement détourné la tête… Je l’aimai toujours quoique fâché avec lui… Il m’a paru très voûté et l’œil éteint. »

— Les prétentions matérialistes de l’école de Charcot nous incitèrent à rappeler qu’à cette époque certains savants libres-penseurs prétendaient que le christianisme en était arrivé à la dernière période de son règne.

— Il n’est pas prêt à disparaître, affirma Alphonse Daudet… Je le trouve encore très puissant.

— Vous ne croyez donc pas, comme ces étranges prophètes, que la science remplacera un jour la religion ?

— Dans ce cas la science deviendrait une religion et cela serait à recommencer. En somme, en France nous subissons une crise débilitante : l’heure est sans chaleur et c’est une douleur pour tout mystique.

Nous en vînmes à parler du surnaturel…

— Il est impossible de ne pas y croire, continua le grand écrivain. Mon opinion, cependant, c’est que tout est en nous. Le surnaturel réside surtout dans notre âme. Quant à moi pour ce qui est de l’incognoscible « j’ai laissé des blancs » comme on dit en langage d’aquerelliste ; mais je n’ai jamais voulu prononcer une parole de mécréant.

— Admettez-vous la pérennité du « moi » ?

— Je n’en sens pas le besoin. Mais je n’aime pas à me prononcer là-dessus. Nous étions un soir après souper avec Tourgenieff et, vous savez qu’à cette heure-là on parle toujours de l’amour ou de la mort. Je disais que mon dédain de la mort était surtout fait de mon activité, de ma bravoure de sang et que la pose horizontale me rendrait vite comme les autres. Alors Tourgenieff s’écria :

« Chez nous autres ces choses-là c’est très enveloppé, tout se passe et s’efface dans le brouillard slave ! Voulez-vous que je vous dise : les minutes ou l’on cause de la mort sont des minutes fermées. On a beau être intelligent, au bout d’un moment c’est une cacophonie, on dit des bêtises, la parole humaine ne peut pas porter de telles pensées. Pour moi, alors, je redoute les mots. »

Nous allâmes sur la terrasse avec Alphonse Daudet afin de secouer cette impression douloureuse de l’Au delà. Tout était vert devant nous et, au bout, la Seine calme et limpide sous la fin du soleil. C’est de littérature alors que nous causâmes.

— Elle est bien étroite, dit le maître, mais je n’ose aller jusqu’à l’opinion extrême de Tolstoï… Il dépasse l’humanité. J’aime moins ses derniers livres. La Guerre et la Paix est l’œuvre qui peut être m’ait laissé la sensation la plus inoubliable. »


  1. Cette causerie avec Alphonse Daudet, comme quelques autres avec Charcot, le docteur Luys, éparses dans ce livre ont été écrites en collaboration avec un jeune et brillant écrivain russe, M. Yvan Manouiloff et ont paru sous sa signature dans le journal. Je les ai conservées ici car elles m’ont paru renfermer d’utiles documents.