L’Atelier d’Ingres/Chapitre III

G. Charpentier (p. 20-32).


III

OUVERTURE DE L’ATELIER.


Pendant un mois je portai régulièrement à M. Ingres les dessins que j’exécutais d’après des gravures qu’il voulait bien me confier. Il paraissait content de mon zèle et de l’exactitude scrupuleuse avec laquelle je faisais ces copies.

Un jour enfin, il m’annonça qu’il avait un atelier, que tout y était prêt ; et il m’en confia la clef, me chargeant de recevoir les élèves qui se présenteraient.

Je fis comme il m’avait dit ; j’allai un matin d’assez bonne heure tout préparer, faire allumer le poêle, et attendre mes camarades.

M. Ingres, en me chargeant de ces modestes fonctions, m’avait prévenu qu’avant peu il aurait un massier, dont l’emploi était de recevoir la rétribution destinée au maître et la cotisation de chacun pour les frais de modèles et autres. Nous n’en étions pas à prendre modèle, et je suffisais parfaitement pour les arrangements bien simples de cette installation.

Notre atelier était petit, rue des Marais, dans une maison qui avait une autre entrée rue des Beaux-Arts. Il touchait à celui de M. Ingres, mais sans communication. Quand nous fûmes plus nombreux, il nous céda pour quelque temps celui qu’il occupait, et où plus tard il devait exécuter le Plafond d’Homère et le Saint Symphorien.

Pour le moment, l’atelier que nous occupions nous suffisait de reste ; car, le jour où j’en fis les honneurs à mes nouveaux camarades, nous n’étions encore que sept ou huit au plus.

J’ai conservé de ces premiers arrivés un très-vague souvenir. Je sais seulement que parmi eux se trouvaient deux Allemands, qui disparurent assez vite, un Brésilien, et enfin Van Cutsem, un Belge avec lequel je me liai très–intimement par la suite. C’était un aimable et charmant garçon : il avait commencé l’architecture, l’avait abandonnée pour entrer à l’atelier de M. Ingres, et, s’il avait continué la carrière des arts, il aurait pu, j’en suis convaincu, y tenir une place honorable ; ses dessins étaient pleins de finesse et d’élégance. Mais malheureusement, ou heureusement, lui seul peut prononcer, un événement vint changer tous ses projets. Son père, qui tenait à Bruxelles le plus célèbre et le meilleur hôtel de la ville, mourut et lui laissa cette maison toute montée et fort grandement achalandée. La chose était tentante. Il n’y résista pas, et je dirai plus tard comment, à quarante ans de distance, je le retrouvai chez lui, un peu goutteux, mais toujours gai et aimable, et la gracieuse réception qu’il me fit à Bruxelles.

Les deux Allemands étaient fort peu sociables, et je me rappelle même un commencement de dispute avec le Brésilien, qui se nommait Mello, très-charmant et très-beau, et dont l’allure était un peu nonchalante, comme celle des créoles. Je conservai avec lui jusqu’à son départ de bonnes et amicales relations. Qu’est-il devenu depuis ? A–t–il continué la peinture ? Je l’ignore, et n’ai plus entendu parler de lui depuis cette époque bien éloignée.

Nous dessinions tous, les uns d’après des gravures, les autres d’après la bosse.

Ces premiers moments m’ont laissé une impression si vive, que je me vois encore devant un nez et une bouche en plâtre, et M. Ingres derrière moi, se courbant pour me corriger et s’appuyant un peu sur mon épaule.

Je ne sais si ce que je vais dire sera bien compris des jeunes élèves actuels, car il me semble que l’indépendance et l’égalité, si généralement prêchées à l’heure qu’il est, ne leur ont guère donné que l’indépendance du cœur, comme disait Roqueplan ; mais je ne trouve plus ce respect, ce recueillement quand le maître parle, cette émotion lorsqu’il vous prend à partie. Pour moi, et nous étions tous, je crois, ainsi, lorsque je sentais M. Ingres me frôler de son vêtement en se baissant pour examiner mon dessin, lorsque je pensais à la condescendance de cet homme, de ce grand artiste s’occupant d’un mauvais contour mis par moi sur du papier, je l’avoue, dussé–je faire rire mes jeunes confrères, j’étais pris d’une si violente émotion que tout mon sang se portait à mon cœur, qu’on entendait battre, et il m’aurait été impossible de cacher ce que j’éprouvais, si cette position eût dû se prolonger.

Je veux croire pourtant que ces sentiments de respect et d’admiration se rencontrent encore chez beaucoup de jeunes gens. Je crains seulement qu’ils ne soient plus rares, et malheureusement je ne suis pas le seul à constater la différence notable des rapports qui existaient autrefois, et de ceux qui existent aujourd’hui, entre le maître et l’élève.

Cependant les camarades nous arrivaient en assez grand nombre, et c’est alors que nous dûmes changer d’atelier.

Avant de parler de ces nouveaux venus, dont les noms ont brillé par la suite d’une façon plus ou moins éclatante, je ferai remarquer que, dans cette histoire d’un atelier, on ne trouvera ni ces plaisanteries, ni ces charges faites aux nouveaux, rien enfin de ce qui caractérisait les ateliers des autres professeurs ; c`est qu’en effet, habitué comme je l’étais au monde, j’avais reçu des le premier jour mes camarades en homme bien élevé, que le pli en fut pris très–vite, et que les gens distingués et plus âgés que nous qui arrivèrent ensuite ne firent qu’accentuer davantage le bon ton qui régnait à l’atelier.

Je dois même dire que c’est à peu près la seule chose dont M. Ingres m’ait absolument complimenté. Parlant un jour devant moi, à quelques personnes, de son atelier et de ses élèves : « C’est à Amaury, leur dit–il, que je dois d’avoir un atelier bien différent des autres… et je lui en ai toujours été reconnaissant, ajouta–t–il en me serrant la main. »

Ceci me remet en mémoire un mot qui nous amusa beaucoup à cette époque. Un de nos camarades, passant dans la cour de l’Institut, où notre atelier se trouvait alors, entendit un fragment de conversation entre deux élèves de M. Gros ; L’un disait à l’autre, en se tenant les côtes : « Tu ne sais pas, les Ingres !… quand ils arrivent le matin à l’atelier, ils se demandent de leurs nouvelles ! » Cela leur paraissait du dernier comique.

Je reprends la nomenclature des nouveaux arrivés. Parmi eux se trouvait Ziegler ; puis, deux capitaines d’état–major, MM. Maumet et Valery, charmants hommes, distingués, aimables et ayant déjà un certain talent ; l’un d’eux peignait, et ce bonheur de peindre, je ne le voyais pour moi que dans un avenir bien éloigné.

Après eux vint Sturler, qui sortait de l’atelier de M. Regnault, plus connu alors sous le nom du Père la Rotule, à cause du soin qu’il mettait, disait–on, à peindre cette partie du corps humain, et de la supériorité qu’il y avait acquise.

Sturler peignait déjà avec une grande habileté. Une scène assez curieuse eut lieu un jour entre lui et le maître.

M. Ingres examinait la figure que Sturler était en train de peindre : « Eh bien, monsieur, lui dit–il, c’est très-bien… très–habile… c’est peint avec un vrai talent… je n’ai rien à vous dire…

— Monsieur, interrompit Sturler, si je croyais faire aussi bien, je ne serais pas venu vous demander des conseils. C’est parce que je sais que ce n’est pas ça… que c’est mauvais, que je suis venu à vous.

— Ah ! vous le prenez ainsi, dit M. Ingres en se reculant et en le regardant en face. — Ah ! vous n’êtes pas content de ce que vous faites ! Alors c’est autre chose… Eh bien ! oui, ce n’est pas cela… C’est de l’habileté, et voilà tout… pas de style, pas de caractère ; eh bien ! oui, c’est mauvais… Ah ! c’est comme ça !… Alors je vais vous dire ce que je pense. Il faut que vous oubliiez tout ce que vous savez, que vous commenciez par le commencement. Vous pourriez, avec votre talent, vous en tirer sans moi, vous auriez même une fortune dans la main… Mais puisque vous regardez plus loin et plus haut que cela… bon courage… car tout est à refaire. »

Depuis ce jour, Sturler a si bien suivi les conseils de M. Ingres, qu’il est arrivé à la naïveté des maîtres primitifs et n’a plus voulu se servir de modèles, dans la crainte d’être trop vrai. Aussi M. Ingres lui disait–il quelque temps après cette scène : « Je vous ai dit d’en prendre long comme ça, » — et il indiquait son doigt ; puis montrant son bras tout entier : « Vous en avez pris long comme ça. »

Malgré tout, c’est un artiste qui aura vécu trop ignoré malheureusement, mais qui ne peut manquer d’avoir son, jour. Ses compositions innombrables resteront, malgré leur exécution primitive, comme des œuvres très-remarquables. Le Dante illustré par lui est aux Dante modernes ce qu’est une fresque de Giotto à une gravure de keepsake.

Il est rare qu’il ne se présente pas dans les ateliers quelques types excentriques, bizarres, quelques génies méconnus, faciles à distinguer à leurs allures tapageuses, à leurs costumes singuliers. Un garçon de ce genre s’était fourvoyé je ne sais comment à notre atelier, car sa peinture était une exagération, sans aucune qualité, des maîtres flamands, que M. Ingres ne nous présentait pas précisément comme modèles.

Ses études avaient l’aspect d’écorchés. M. Ingres s’était passé la main sur la figure plusieurs fois déjà, et avait poussé des hum ! significatifs ; mais, comme ce garçon n’avait pas du tout l’air commode, il imposait à M. Ingres, qui pourtant un jour n’y tint plus et lui fit des observations très-dures. L’autre ne lui répondait que par ces mots : « Moi, monsieur, je vois comme ça. » Au premier moment,M. Ingres resta interdit ; mais tout à coup se redressant : « Je vois, moi, monsieur, que nous ne nous entendons pas… et quand on ne s’entend pas… » de ses deux mains il indiquait la porte et ne répétait que ces mots : « Vous savez, monsieur, quand on ne s’entend pas… »

L’atelier était dans un silence complet, chacun avait l’air profondément occupé de son travail ; enfin le malheureux se mit à ranger sa palette et s’en alla en murmurant : « Ça n’empêche pas que je vois comme ça. »

Le lendemain, nous allâmes, deux ou trois des plus anciens, prier M. Ingres de revenir sur sa décision, et le farouche Bouzingot, comme nous l’appelions, put reprendre sa place, mais pour peu de temps ; il comprit probablement qu’il ne pourrait pas imposer sa manière de voir à M. Ingres.

Un autre original était notre massier (depuis longtemps je ne remplissais plus ces fonctions) ; il était frère de Pradier le sculpteur et devait, je crois, la position qu’il occupait auprès de nous à l’amitié de M. Ingres pour ses deux frères, dont l’autre était l’habile graveur du Virgile, car c’était un vieux routier d’atelier, qui n’avait rien des allures que le maître exigeait. Bon et gai, avec un air un peu soldatesque et très-brusque, il faisait d’assez amusantes plaisanteries. Il avait une manière de faire nettoyer ses brosses par les plus jeunes qui ne manquait jamais son effet. « C’est le premier échelon de la peinture, — disait-il au nouvel arrivé, — tu ne seras peintre que quand tu sauras nettoyer les brosses. » Il tutoyait les nouveaux, — ce que nous ne faisions pas. — « Et je vais t’apprendre comment cela se pratique. » Alors la théorie du nettoyage des pinceaux : « Il faut que ça mousse blanc, vois-tu, tout est là. » Et de loin il criait : « ça ne mousse pas encore assez blanc, je te répète qu’il faut que ça mousse tout à fait blanc ! » Et le malheureux nouveau s’escrimait de son mieux au robinet de la fontaine. Le ton professoral surtout dont Pradier exposait sa théorie rendait cette scène fort amusante.

Il était peu à son aise, je crois, ou peut-être ne menait-il pas une vie très-régulière, car il était obligé de faire un genre de commerce qui devait être d’une monotonie bien fatigante. Il copiait éternellement, sans jamais sortir de là, un Napoléon à cheval de Carle Vernet, dont il avait une gravure coloriée qu’il décalquait, et il était entouré de ce même Napoléon à tous les degrés d’avancement. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’il faisait ces copies dans l’atelier de M. Ingres, ou du moins dans la pièce d’entrée, à côté du Plafond d Homère. Je n’ai jamais compris cette tolérance de la part de M. Ingres, qui devait toujours détourner la tête en entrant chez lui, mais qui savait probablement que c’était la seule ressource de ce brave garçon.

Un autre souvenir, mais celui-là bien triste et bien touchant. Je m’étais senti entraîné vers un de mes camarades, dans lequel j’avais deviné les sentiments les plus élevés sous une écorce assez commune, ou plutôt laide : une vraie tête d’Holbein, gros nez, petits yeux fins, lèvre épaisse, l’Érasme moins le ton chaud.

Il s’appelait Lefèvre, et, sans la misère et la fatalité qui s’attachèrent à lui, son nom ne serait peut-être pas inconnu aujourd’hui. Il avait un talent, il serait plus juste de dire un germe de talent, d’une grande distinction, mais d’une sévérité un peu sauvage. Avant d’entrer à l’atelier, il s’était formé presque tout seul et peignait la miniature ; mais, comme il n’avait pas même une chambre où il pût travailler, son métier pour vivre était de faire des croix d’honneur dans les portraits en miniature du Palais-Royal. On se rappelle peut-être que c’était là qu’habitaient tous les peintres en ce genre. La photographie n’était pas inventée, et l’industrie de la miniature régnait dans tout son éclat.

Lefèvre gagnait 2 francs pour une croix d’honneur, un peu plus quand c’était un ordre étranger plus compliqué.

La vie de cet homme que j’ai aimé de tout mon cœur, et qui me le rendait avec des sentiments presque paternels, mérite un chapitre à part ; je le ferai dans la suite de ces souvenirs, car je ne sais rien de plus honorable que cette misère si noblement supportée, rien de plus touchant que la mort qui vint le surprendre au moment où tout s’aplanissait devant lui, où son existence paraissait assurée, son avenir tranquille.

Depuis quelque temps, Lefèvre ne se montrait plus à l’atelier : je n’étais pas alors aussi lié avec lui que je le fus depuis, et personne ne s’en aperçut trop.

Un jour, sur le pont des Arts, il se trouve tout à coup en face de M. Ingres ; il cherche à l’éviter, mais le maître va droit à lui.

« Eh bien ! Lefèvre, on ne vous voit plus, est-ce que vous avez été malade ?

— Non, monsieur, balbutia Lefèvre en rougissant.

— Alors pourquoi ne travaillez-vous pas ? Vous n’êtes plus tout jeune, vous n’avez pas de temps à perdre. »

Pressé dans ses retranchements : « Je vous avoue, monsieur, dit Lefèvre, que je suis un peu en retard avec le massier… à qui je dois deux mois… » Il n’avait pas achevé, que M. Ingres bondit.

« Comment, monsieur, est-ce que vous voulez m’insulter ?… Vous ai-je donné le droit de me parler ainsi ? Suis-je un marchand ? est-ce que je vends mes conseils ?… Monsieur (dans ces cas-là, M. Ingres s’exaltait en parlant, et sa tête, comme dans les discussions d’art, devenait admirable d’expression), vous viendrez demain à l’atelier, ou je considérerai votre conduite comme une insulte personnelle… Et que jamais cette question ne revienne entre nous ! »

Lefèvre, en me racontant cette scène, avait les larmes aux yeux. « C’est que voilà deux mois, ajouta-t-il, que les croix d’honneur ne donnent pas. »

Depuis ce jour, sur l’ordre de M. Ingres, Lefèvre fut exempté de sa cotisation.

Bien d’autres le furent également.