L’Art (Rodin)/Le Mystère

Texte établi par Paul GsellGrasset (p. 229-251).



CHAPITRE IX


LE MYSTÈRE DANS L’ART


Un matin que j’étais allé à Meudon pour voir Rodin, on me dit dans le corridor de la maison qu’il était malade et qu’il se reposait dans sa chambre.

Je me retirais déjà, quand, une porte s’ouvrant en haut de l’escalier, j’entendis le maître qui m’appelait :


— Montez donc, vous me ferez plaisir !


Je m’empressai de répondre à cette invitation et je trouvai Rodin en robe de chambre, les cheveux ébouriffés, les pieds dans des pantoufles, devant un bon feu de bois, car on était en novembre.

— C’est, me dit-il, l’époque de l’année où je prends la permission d’être malade.


? ? ?


— Mais oui ! Pendant tout le reste du temps, j’ai tant de besogne, d’occupations, de soucis, qu’il m’est tout à fait impossible de souffler un seul instant. Mais la fatigue s’accumule et j’ai beau lutter opiniâtrement pour la vaincre, quand approche la fin de l’année je suis forcé d’arrêter mes travaux pendant quelques jours.


Tout en recueillant ces confidences, je regardais contre la muraille une grande croix à laquelle était cloué un Christ, trois quarts nature.

C’était une sculpture peinte, d’un fort beau caractère. Le cadavre divin pendait comme une sublime loque au bois de supplice : chairs meurtries, exsangues, verdâtres, tête tombante et douloureusement résignée ; un dieu si mort qu’il semblait ne devoir jamais ressusciter : la consommation la plus complète du mystérieux sacrifice.


— Vous admirez mon crucifix ! me dit Rodin. Il est prodigieux, n’est-ce pas ? Il rappelle par son réalisme celui de la chapelle del Santisimo Cristo, à Burgos, cette image si impressionnante, si terrifiante, si horrible, disons le mot, qu’elle passe pour un vrai cadavre humain empaillé…

À la vérité, le Christ que voici est beaucoup moins sauvage. Comme les lignes du corps et des bras sont pures et harmonieuses !


Voyant mon hôte en extase, j’eus l’idée de lui demander s’il était religieux.


— C’est selon la signification qu’on attache au mot, me répondit-il. Si l’on entend par religieux l’homme qui s’astreint à certaines pratiques, qui s’incline devant certains dogmes, évidemment je ne suis pas religieux. Qui l’est encore à notre époque ? Qui peut abdiquer son esprit critique et sa raison ?

Mais, à mon avis, la religion est autre chose que le balbutiement d’un credo. C’est le sentiment de tout ce qui est inexpliqué et sans doute inexplicable dans le monde. C’est l’adoration de la Force ignorée qui maintient les lois universelles, et qui conserve les types des êtres ; c’est le soupçon de tout ce qui dans la Nature ne tombe pas sous nos sens, de tout l’immense domaine des choses que ni les yeux de notre corps ni même ceux de notre esprit ne sont capables de voir ; c’est encore l’élan de notre conscience vers l’infini, l’éternité, vers la science et l’amour sans limites, promesses peut-être illusoires, mais qui, dès cette vie, font palpiter notre pensée comme si elle se sentait des ailes.

En ce sens-là, je suis religieux.


Rodin suivait maintenant les lueurs ondoyantes et rapides du bois qui brûlait dans la cheminée.

Il reprit :


— Si la religion n’existait pas, j’aurais eu besoin de l’inventer.

Les vrais artistes sont, en somme, les plus religieux des mortels.

On croit que nous ne vivons que par nos sens et que le monde des apparences nous suffit. On nous prend pour des enfants qui s’enivrent de couleurs chatoyantes et qui s’amusent avec les formes comme avec des poupées… L’on nous comprend mal. Les lignes et les nuances ne sont pour nous que les signes de réalités cachées. Au delà des


BALZAC, par A. Rodin (Cliché Druet).



surfaces, nos regards plongent jusqu’à l’esprit, et quand ensuite nous reproduisons des contours, nous les enrichissons du contenu spirituel qu’ils enveloppent.

L’artiste digne de ce nom doit exprimer toute la vérité de la Nature, non point seulement la vérité du dehors, mais aussi, mais surtout celle du dedans.

Quand un bon sculpteur modèle un torse humain, ce ne sont pas seulement des muscles qu’il représente, c’est la vie qui les anime,… mieux que la vie,… la puissance qui les façonna et leur communiqua soit la grâce, soit la vigueur, soit le charme amoureux, soit la fougue indomptée.

Michel-Ange fait gronder la force créatrice dans toutes les chairs vivantes,… Luca della Robbia la fait divinement sourire. Ainsi chaque statuaire, suivant son tempérament, prête à la Nature une âme terrible ou très douce.

Le paysagiste va plus loin peut-être. Ce n’est pas seulement chez les êtres animés qu’il voit le reflet de l’âme universelle : c’est dans les arbres, les buissons, les plaines, les collines. Ce qui pour les autres hommes n’est que du bois et de la terre apparaît au grand paysagiste comme le visage d’un
ÉPERVIER ÉGYPTIEN, du British Museum.
être immense. Corot voyait de la bonté éparse sur la cime des arbres, sur l’herbe des prairies et sur le miroir des lacs. Millet y voyait de la souffrance et de la résignation.

Partout le grand artiste entend l’esprit répondre à son esprit. Où trouverez-vous un homme plus religieux ?

Le sculpteur ne fait-il pas acte d’adoration encore quand il aperçoit le caractère grandiose des formes qu’il étudie, quand, du milieu des lignes passagères, il sait dégager le type éternel de chaque être, quand il semble discerner au sein même de la divinité les modèles immuables d’après lesquels toutes les créatures sont pétries. Regardez, par exemple, les chefs-d’œuvre de la statuaire égyptienne, figures humaines ou animaux, et dites si l’accentuation des contours essentiels ne produit pas l’effet troublant d’un hymne sacré. Tout artiste qui a le don de généraliser les formes, c’est-à-dire d’en accuser la logique sans les vider de leur réalité vivante, provoque la même émotion religieuse ; car il nous communique le frisson qu’il a éprouvé lui-même devant des vérités immortelles.


— Quelque chose, dis-je, comme le tremblement de Faust visitant cet étrange royaume des Mères où il s’entretient avec les héroïnes impérissables des grands poètes et où il contemple, impassibles dans leur majesté, toutes les idées génératrices des réalités terrestres.


— Quelle magnifique scène, s’écria Rodin, et quelle ampleur de vision chez ce Goethe !


Il poursuivit :


— Le mystère est d’ailleurs comme l’atmosphère où baignent les très belles œuvres d’art.

Elles expriment en effet tout ce que le génie éprouve en face de la Nature. Elles la représentent avec toute la clarté, avec toute la magnificence qu’un cerveau humain sait y découvrir. Mais forcément aussi elles se heurtent à l’immense Inconnaissable qui enveloppe de toutes parts la très petite sphère du connu. Car enfin nous ne sentons et nous ne concevons dans le monde que cette extrémité de choses par laquelle elles se présentent à nous et peuvent impressionner nos sens et notre âme. Mais tout le reste se prolonge dans une obscurité infinie. Et même tout près de nous, mille choses nous sont cachées parce que nous ne sommes pas organisés pour les saisir.


Comme Rodin se taisait un moment, je me contentai de réciter les vers de Victor Hugo :


Nous ne voyons jamais qu’un seul côté des choses ;
L’autre plonge en la nuit d’un mystère effrayant,
L’homme subit l’effet sans connaître les causes :
Tout ce qu’il voit est court, inutile et fuyant.


— Le poète l’a dit mieux que moi, fit Rodin en souriant.


Il continua :


— Les belles œuvres, qui sont les plus hauts témoignages de l’intelligence et de la sincérité


LES GLANEUSES, par F. Millet (Louvre, Cliché Giraudon).




humaines, disent tout ce que l’on peut dire sur l’homme et sur le monde, et puis elles font comprendre qu’il y a autre chose qu’on ne peut connaître.

Tout chef-d’œuvre a ce caractère mystérieux. On y trouve toujours un peu de vertige. Rappelez-vous le point d’interrogation qui plane sur tous les tableaux de Vinci. Mais j’ai tort de choisir pour exemple ce grand mystique, chez qui ma thèse se vérifie trop aisément. Prenons plutôt le sublime Concert Champêtre du Giorgione. C’est toute la douce joie de vivre ; mais à cela s’ajoute une sorte d’enivrement mélancolique : qu’est-ce que la joie humaine ? D’où vient-elle ? Où va-t-elle ? Énigme de l’existence !

Prenons encore, si vous voulez, les Glaneuses de Millet. Une de ces femmes qui peinent affreusement sous le soleil torride, se redresse et regarde l’horizon. Et nous croyons comprendre que, dans cette tête fruste, une question vient de se poser à travers un éclair de conscience : — À quoi bon ?

C’est là le mystère qui flotte sur toute l’œuvre.

À quoi bon la loi qui enchaîne les créatures à l’existence pour les faire souffrir ? À quoi bon ce leurre éternel qui leur fait aimer la vie, pourtant si douloureuse ? Angoissant problème !


LES TROIS PARQUES DU PARTHÉNON (British Museum).

Et ce ne sont pas seulement les chefs-d’œuvre de la civilisation chrétienne qui produisent cette impression mystérieuse. On la ressent de même devant les chefs-d’œuvre de l’Art antique, devant les trois Parques du Parthénon, par exemple. Je les nomme Parques parce que c’est l’appellation consacrée, bien que, de l’avis des savants, ces statues figurent d’autres déesses ; peu importe, d’ailleurs !… Ce ne sont que trois femmes assises, mais leur pose est si sereine, si auguste, qu’elles semblent participer de quelque chose d’énorme qu’on ne voit pas. Au-dessus d’elles règne en effet le grand mystère : la Raison immatérielle, éternelle, à qui toute la Nature obéit et dont elles sont elles-mêmes les célestes servantes.

Ainsi tous les maîtres s’avancent jusqu’à l’enclos réservé de l’Inconnaissable. Certains d’entre eux s’y meurtrissent lamentablement le front ; d’autres dont l’imagination est plus riante croient entendre par-dessus le mur les chants de mélodieux oiseaux qui peuplent le verger secret.


J’écoutais attentivement mon hôte, qui me livrait là ses pensées les plus précieuses sur son art. On eut dit que la fatigue, qui condamnait son corps au repos devant cet âtre aux flammes dansantes, laissait au contraire son esprit plus libre et l’invitait à se lancer éperdument dans le rêve.

Je ramenai l’entretien sur ses propres œuvres.

— Maître, lui dis-je, vous parlez des autres artistes, mais vous vous taisez sur vous-même. Vous êtes cependant un de ceux qui ont mis le plus de mystère dans leur art. Dans vos moindres sculptures, on reconnaît comme le tourment de l’invisible et de l’inexplicable.


— Hé ! mon cher Gsell, fit-il en me jetant un
TÊTE DU BALZAC de Rodin (Cliché Druet).
regard ironique, si j’ai traduit certains sentiments dans mes œuvres, il est parfaitement inutile que je les détaille en paroles, car je ne suis pas un poète, mais un sculpteur ; et l’on doit pouvoir les lire facilement dans mes sculptures ; sinon, autant vaudrait que je n’eusse pas éprouvé ces sentiments.


— Vous avez raison : c’est au public de les découvrir. Je vais donc vous dire ce que j’ai cru observer de mystérieux dans votre inspiration. Vous m’avertirez si j’ai vu juste.

Il me semble que ce qui vous a surtout préoccupé chez l’être humain, c’est l’étrange malaise de l’âme ligotée dans le corps.

Dans toutes vos statues, c’est le même élan de l’esprit vers le rêve, malgré la pesanteur et la lâcheté de la chair.

Dans votre Saint Jean-Baptiste, un organisme lourd et presque grossier est tendu et comme soulevé par une mission divine qui dépasse tous les horizons terrestres. Dans vos Bourgeois de Calais, l’âme éprise d’une immortalité sublime traîne au supplice le corps hésitant et paraît lui crier la fameuse parole : Tu trembles, carcasse ! Dans votre Penseur, la méditation, qui veut en vain embrasser l’absolu, contracte, sous son terrible effort, un corps athlétique, le ploie, le met en boule, l’écrase. Dans votre Baiser même, les corps frémissent anxieusement comme s’ils se sentaient d’avance incapables de réaliser l’indissoluble union désirée par les âmes. Dans votre Balzac, le génie, hanté par de gigantesques visions, secoue comme un haillon le corps malade, le contraint à l’insomnie et le condamne à un labeur de forçat.

Est-ce bien cela, maître ?


— Je ne dis pas non, fit Rodin qui caressait pensivement sa longue barbe.


— Et dans vos bustes plus encore peut-être vous avez montré cette impatience de l’esprit contre les chaînes de la matière.

Presque tous rappellent les beaux vers du poète :

Ainsi qu’en s’envolant l’oiseau courbe la branche,
Son âme avait brisé son corps !


Vous avez représenté les écrivains la tête inclinée comme sous le poids de leurs pensées. Quant à vos artistes, ils fixent droit devant eux la Nature, mais ils sont hagards, parce que leur rêverie les entraîne bien au delà de ce qu’ils voient, bien au delà de ce qu’ils peuvent exprimer !

Tel buste de femme, au Musée du Luxembourg, peut-être le plus beau que vous ayez sculpté, penche et vacille, comme si l’âme était prise d’étourdissement en plongeant dans l’abîme du songe.

Et, pour tout dire, vos bustes m’ont souvent rappelé les portraits de Rembrandt : car le maître hollandais a, lui aussi, rendu sensible cet appel de l’infini en éclairant le front de ses personnages par une lumière qui tombe d’en haut.


— Me comparer à Rembrandt, quel sacrilège ! s’écria vivement Rodin… À Rembrandt, le colosse de l’Art ! Y pensez-vous, mon ami !… Devant


BUSTE DE Mme V…, par A. Rodin (Luxembourg, Cliché Bulloz).



Rembrandt, prosternons-nous et ne mettons jamais personne à côté de lui !…

Mais vous avez touché juste en observant dans mes œuvres les sursauts de l’âme vers le royaume peut-être chimérique de la vérité et de la liberté sans bornes. C’est bien là, en effet, le mystère qui m’émeut.


Un moment après, il me demanda :


— Êtes-vous convaincu maintenant que l’Art est une sorte de religion ?


— Sans doute, lui répondis-je.

Alors, malicieusement :


— Il importe pourtant de se rappeler que le premier commandement de cette religion pour ceux qui veulent la pratiquer est de savoir bien modeler un bras, un torse ou une cuisse !