L’ARÉTIN,

SA VIE ET SES ŒUVRES.


Troisième Partie[1].

Les letrres de l’Arétin.

Avez-vous intérêt à cacher votre âme, à conserver dans le monde et dans l’avenir le masque et le fard qui ont capté l’admiration vulgaire : gardez-vous bien de laisser un recueil de lettres. Fussent-elles sentencieuses et étourdissantes comme celles de Sénèque, académiques et palliatives comme celles de Cicéron, étourdies et causeuses comme celles de Mme de Sévigné, épigrammatiques comme celles de Byron, elles trahiront toujours celui qui les écrit. La forme épistolaire est, comme la conversation, pleine de révélations involontaires, d’indiscrétions inévitables ; il y a là des gestes, des signes, des affectations visibles, des circonlocutions dont on devine le but.

Nous continuerons de chercher, dans les lettres de l’Arétin, et lui-même et son siècle tout entier.

Un grand écrivain vivait alors ; belle âme platonique et malheureuse ; intelligence harmonieuse et désolée ; fleur toute poétique, dont l’encens s’exhalait douloureusement. Elle se flétrissait dans les cours, et son épanouissement maladif ne s’accomplissait qu’au prix de souffrances cruelles. C’était le Tasse. Il ignorait complètement le monde, et ne s’en approchait que pour s’y blesser et s’y meurtrir, pour heurter sa vanité susceptible contre les aspérités de la vie réelle, pour froisser sa fierté de poète contre les exigences des grands ; quelquefois aussi une femme idolâtrée, dernier bourreau parmi tant de bourreaux, faisait jaillir les larmes de ces yeux desséchés, le sang de ces veines appauvries, et la déraison de cette tête si bien faite et si lumineuse. Gœthe est le seul homme qui ait compris ce caractère ; Byron lui-même l’a travesti : pas un commentateur, pas un traducteur n’a su ce qu’était Torquato le platonicien, Torquato le fou, l’amant de Léonore. Le génie ne livre qu’à un génie de la même famille ses plus intimes secrets ; l’étamine du palmier ne tombe que sur la fleur lointaine du palmier qui l’appelle[2].

Mais revenons au Tasse.

Ce poète, si absorbé par ses pensées intérieures et si peu capable de calculer sa conduite, disait hardiment tout ce qui traversait sa pensée : il le disait dans ses préfaces, dans ses vers, dans ses dialogues, dans ses dissertations ; soit qu’il imaginât que la Jérusalem délivrée était un symbole chrétien, ou que Madonna Léonora l’avait regardé d’un œil plus caressant, ou qu’en chantant le baiser et le regard d’une maîtresse, il avait chanté la céleste flamme et la volupté des cieux. La dissonance entre lui et l’Arétin était si dure et si choquante, qu’à peine ose-t-on réunir ces deux noms effrayés de se rencontrer dans la même phrase. Le Tasse, c’est l’ame, tremblante et passionnée, ardente et palpitante, voilée des longs replis de ses angéliques ailes, ayant pour souffle des mélodies éthérées, pour vêtemens, des flots de lumière ; l’ame venant à rencontrer dans l’espace cette autre créature de Dieu, le corps, la brute, l’existence animale, grossière, sensuelle, avec l’énergie de ses appétits et dans sa nudité effrénée : le corps, c’est l’Arétin.

Tasse dut s’étonner de la réputation qui donnait à l’Arétin un trône d’or et des coussins de pourpre, une apothéose et des esclaves. On vantait surtout les épîtres de ce grand littérateur de Venise. Tasse les trouva pétries d’affectation, de paroles creuses et vaines, de figures boursouflées et absurdes, de mots arrogans et ridicules ; il se courrouça de ce qu’un si mauvais style et de si folles pensées eussent fait école, de ce que plus de vingt écrivains se fussent jetés sur les traces d’un si misérable modèle. Il ne cacha pas son opinion ; il écrivit et imprima que, de tous les épistolaires qui faisaient fortune en Italie, « pas un n’était digne d’imitation. » Il avait raison ; voici deux siècles que nous pensons de même.

Mais l’Arétin ne fut pas de cet avis ; il savait l’isolement du poète, que personne ne protégeait. On verra, dans les deux lettres suivantes, combien il était sûr de lui-même, quel profond sentiment de supériorité l’exaltait, quand du haut de sa gloire acquise, il écrasa ce pauvre Tasse, humble vassal qui avait offensé son seigneur :

L’ARÉTIN AU MOLINO.

« J’ai écrit au Tasse, avec beaucoup de raison et sans colère, ce que je pense de la manière dont il nous traite. N’a-t-il pas dit, dans une de ses lettres, que nul écrivain épistolaire vivant n’est digne d’admiration : s’arrogeant ainsi avec un tacite orgueil, le titre de seul auteur épistolaire ? Injure aux vivans et oubli des morts ! N’est-ce donc rien que le Bembo, le Molza, le Castiglione, le Guidiccione, Jules Camillo, sans parler du Tolomeo, du Fortunio, du Caro, du Dolce et de tant d’autres ? Et moi-même, n’est-ce pas moi qui suis la source de ce grand nombre de productions épistolaires ? Car le hasard veut que beaucoup de personnes m’imitent. Voici donc ce que j’ai répondu à cet homme :

L’ARÉTIN AU TASSE.

« Je suis plus votre frère par la bienveillance que vous n’êtes l’ami de mon honneur ; et je ne croyais pas que ce fut vous qui dussiez faire passer sur la sérénité du ciel de mon âme ces nuages suivis ordinairement de tonnerre et d’éclairs. Il est certain qu’en estimant trop vos propres œuvres, et pas assez celles d’autrui, vous avez compromis votre jugement. Pourquoi avez-vous répandu, au moyen de la presse, l’indiscrète arrogance dont je me plains ? Dans le style épistolaire, vous êtes mon imitateur et vous marchez derrière moi, pieds nus ! Vous ne pouvez imiter ni la facilité de mes phrases ni l’éclat de mes métaphores. Ce sont choses qu’on voit mourir et languir dans vos pages, et qui naissent vigoureuses dans les miennes. Je conviens que vous avez quelque mérite, une certaine grâce de style angélique et d’harmonie céleste qui résonne agréablement dans les hymnes, les odes et les épithalames. Mais toutes ces douceurs ne conviennent pas aux lettres, qui ont besoin d’invention et de relief, non de miniature et d’artifice. C’est la faute de votre goût, qui préfère le parfum des fleurs à la saveur des fruits.

« Ne savez-vous pas qui je suis, moi ? ne savez-vous pas combien j’ai publié de lettres, que l’on a trouvées merveilleuses ? Je ne m’amuserai pas à faire ici mon éloge, qui, après tout, ne serait qu’une vérité. Je ne vous dirai pas que les hommes de mérite devraient regarder le jour de ma naissance comme un jour à jamais mémorable : moi, qui, sans suivre et sans servir les cours, ai forcé tout ce qu’il y a de grand sur la terre, ducs, princes et monarques, à devenir les tributaires de mon talent ! À travers le monde, la renommée n’est occupée que de moi. En Perse et dans l’Inde, mon portrait se trouve, et mon nom est estimé. Repentez-vous donc, mon pauvre Torquato Tasso, et cessez de vous élever au-dessus des étoiles en rabaissant des hommes tels que je suis. Je sais que vous êtes occupé à mettre des romans en vers (la Jérusalem délivrée) ; mais ce n’est pas une raison pour mépriser vos maîtres. Souvenez-vous un peu des lettres imprudentes que vous adressâtes à ces deux personnes (à Léonore et à sa sœur), qui n’ont pas daigné vous répondre. Enfin, je vous salue ; et soyez bien sûr que, si beaucoup de personnes blâment votre manière d’écrire, ce n’est pas par envie ; si quelques-uns la louent, c’est par charité. »


Voilà en quels termes l’Arétin écrivait au Tasse ! un des hommes les plus vils de l’époque à l’un des plus grands.

Agrégé à plusieurs académies, fort honoré des princes auxquels il a soin d’inspirer une terreur salutaire, il a pour protecteurs principaux le cardinal de Ravenne, le capitaine Mucchio de Medici, Davila et Frédéric Montacuto, personnages influens du pays et de l’époque ; le cardinal, contre lequel l’Arétin avait lancé beaucoup d’outrages, se chargea de marier une de ses sœurs, et lui fit épouser un gentilhomme nommé Orazio Soldato.

« Vous m’avez rendu (dit-il à ce prélat dans une lettre assez curieuse pour être rapportée) un service que deux papes m’avaient promis et qu’ils ne m’ont pas rendu, quoique je les aie bien traités. Vous avez marié ma sœur ; aussi faut-il que je vous demande pardon de ce que ma langue et mes oreilles se sont laissées corrompre par la calomnie et l’ont répétée ; la faute n’en est pas à moi, mais à ces discours qui vous attaquaient de toutes parts, et qui contraignaient l’intégrité des bons d’ajouter foi aux mensonges des méchans. La calomnie a versé sur vous tout son venin, monseigneur, parce que vous ne vous êtes pas conformé à l’hypocrisie et au pédantisme qui régnaient autour de vous. Et ne convient-il pas mieux, je vous le demande, à un homme de sens et de cœur, d’avoir maison et table ouverte, de s’entourer d’honnêtes voluptueux et de gens aimables, que de se couvrir du masque d’une modestie affectée, que de s’entourer de la peau du renard, que de prêcher l’humilité et la décence sans valoir mieux que les autres ?

« N’écoutez donc pas ces hypocrites, pédans commentateurs de Sénèque, qui, après avoir passé leur vie à assassiner les morts, ne sont heureux que lorsqu’ils crucifient les vivans. Oui, monseigneur, c’est le pédantisme qui a empoisonné les Médicis ; c’est le pédantisme qui a tué le duc Alexandre ; c’est le pédantisme qui a fait tous les malheurs de ce monde ; c’est lui qui, par la bouche du pédant Luther, a provoqué l’hérésie, et l’a armée contre notre sainte foi. »

Il continue ainsi, avouant qu’il a menti lorsqu’il a dit des injures au cardinal, qu’il a menti lorsqu’il a prétendu que le cardinal était un homme sans foi et sans honneur, qu’il a menti toute sa vie. On ne peut trop admirer cette facilité à se dédire et à se contredire, cette admirable souplesse de mouvemens, cette sublime versatilité prête à tout. Chez lui, l’outrage est toujours à côté de la flatterie, l’injure est toujours attachée à l’éloge ; s’il vous a appelé monstre, scélérat et infâme, c’est une raison pour que demain il vous nomme sublime, héros, et plus vertueux que Socrate. Au milieu de toute cette diplomatie effrontée, on le voit se raccommoder, par l’entremise du doge Gritti, avec le souverain pontife ; il se confond en excuses, en protestations et en promesses qui ne lui coûtent rien ; il n’a pas la moindre peine à avouer qu’il a été audacieux menteur et calomniateur imprudent. L’évêque de Vasone, majordome du pape, lui fait donner, en réponse à cette lettre, un bref honorifique qui lui confiait la dignité de chevalier ; la réplique de l’Arétin est encore curieuse :

« Jamais on ne vit, dit-il, collier plus beau ni plus riche que celui, monseigneur, dont vous venez de me faire cadeau ; il est si bien travaillé et d’un si grand prix, qu’il faut ou que je m’abstienne de le porter, ou que je le cache à ceux qui en portent et à ceux qui en font ; tous ils seraient jaloux de moi. Quant à m’en priver, c’est ce que je ne ferai jamais. D’abord, il me vient de l’un des hommes que j’estime le plus ; et ensuite il est d’une forme et d’une originalité ravissantes. J’accepte donc la chaîne ; quant au titre de Chevalier que vous m’offrez, je ne puis l’accepter ; j’ai dit dans une de mes Comédies « qu’un chevalier sans fortune ressemble à un mur que nul avertissement ne protège contre les outrages des passans[3]. »

« Laissez cette dignité ou cette vanité à quelque pauvre fat, qu’un tel titre gonfle et enorgueillisse ; pour moi, peu m’importe, je me contente de ce que je suis, j’ai tout ce que je veux, et ma situation serait charmante si j’avais assez d’argent pour me maintenir honorablement. »

Le pauvre homme ! Son revenu, dès cette époque, équivalait à quarante mille francs de notre monnaie.

Il est vrai qu’il dépensait énormément. « Vous me prenez (écrit-il à Davila) pour un homme bien opulent. J’avoue que je mène un train magnifique ; on voit jusqu’à vingt-deux femmes chez moi et quelquefois avec leurs petits enfans à la mamelle. Tout cela vient manger les fruits de ma pauvre écritoire ; et Titien jure que, si quelque chose l’étonne au monde, c’est de me voir résister si long-temps à une existence qui aurait fait sauter la caisse la mieux garnie. Après tout, je ne dois un sou à personne ; ma maison est toujours la même. Pourquoi, me dites-vous, vous qui n’avez pas de patrimoine, faites-vous des dépenses si exagérées ? — C’est que je loge dans mon corps une ame royale, et que ces ames-là ne connaissent pas de frein quand il s’agit de magnificence. — J’espère bien que je vais tirer du grand Charles-Quint la dot qu’il a promise à ma fille Austria ; et tant qu’il plaira aux princes de jeter des milliers d’écus dans ma cassette, ce sera plaisir pour moi de les dépenser en prince. »

La lettre suivante l’explique mieux encore :

« Le capitaine Jean Tiepoli (écrit-il à un gentilhomme) m’avait envoyé un excellent lièvre, que je mangeais hier avec mes amis, et dont les louanges allaient cœli cœlorum, lorsque vos perdrix, portées par un de vos estafiers, nous sont arrivées. Aussitôt prises, aussitôt rôties ; j’ai quitté mon hymne en faveur des lièvres et me suis mis à chanter les louanges des volatiles. Mon bon ami Titien, donnant un coup d’œil à ces savoureuses bêtes, et un autre coup-d’œil à la neige qui tombait au dehors à grands flocons, se mit à chanter en duo avec moi le Magnificat que j’avais commencé. Un peu de poivre et deux feuilles de laurier ont suffi pour les accommoder et faire un excellent ragoût. Non, jamais les cardinaux de Rome, dans leurs plus belles orgies, n’ont mangé avec plus grand plaisir leurs bec-figues et leurs ortolans. Je les ai vus du temps de Léon x, ces chers cardinaux du bon Dieu ! Oh ! comme leurs âmes cuisinières remplissaient voluptueusement leurs gros corps (corpacci).

« C’étaient des fous, dites-vous ? Heureux les fous qui, dans leur folie, sont agréables à eux-mêmes et aux autres. Voyez ce fameux pape. On ne saurait dire s’il attachait plus de prix au talent des doctes ou aux quolibets des bouffons, tant il leur partageait également ses faveurs, tant il les exaltait tour à tour. Si l’on me demandait lequel des deux j’aimerais le mieux être, Virgile ou l’Archipoète[4], je n’hésiterais pas à répondre : « Le dernier des deux. » — Oui, messire, et sans scrupule ; l’Archipoète, en buvant l’eau chaude que lui administrait Léon x, gagnait plus que ce pauvre Virgile Maron n’aurait gagné en composant pour lui deux mille Énéides et un million de Géorgiques. Souvenez-vous bien, messire, que les grands seigneurs de ce monde préfèrent les bons buveurs aux bons versificateurs. »

Ses lettres aux artistes me plaisent. Le gourmand, l’effronté se rachète de temps à autre par l’amour de l’art et de l’artiste. Il écrit à Michel-Ange :

Au grand M. A. Buonarotti.

« J’ai soupiré de me sentir si petit et de vous savoir si grand ; j’ai soupiré de ne pas avoir ce vase d’émeraude dans lequel Alexandre déposa les œuvres d’Homère, quand j’ai reçu votre digne lettre ; et, n’ayant pas de place plus noble, je l’ai ployée solennellement (con cerimonia) dans le privilége que m’a concédé la souveraine bonté du grand Charles-Quint. Je les conserve l’une et l’autre dans une des coupes d’or que m’a données la courtoisie du grand Antoine de Lève… Certainement, vous êtes une personne divine ; etc… » (20 janvier 1538.)

Et il ne lui demande rien, qu’un de ses croquis pour en jouir pendant sa vie et l’emporter avec lui dans la tombe. (Acciochè in vita me lo goda, ed in morte lo porti con esso meco nel sepolcro !)

Bravo, Pierre ! c’est quelque chose d’honnête, et Shakspeare a raison de dire qu’il n’y a pas d’ame si infecte où quelque rayon pur ne vienne briller.

Avec tous les artistes il ne prend pas le même ton : voici une insolente lettre, adressée par lui à un sculpteur célèbre, fort habile, mais détesté de son temps :

au sculpteur Baccio Bandinelli.

« Cher cavalier, je sais qu’il n’est pas d’une ame magnanime de se rappeler les bons offices qu’on a pu recevoir ; mais, moi, je prends plaisir à vous écrire, afin de vous remettre en mémoire les services de diverse nature que je vous ai rendus à Rome, tant sous le pontificat de Léon x que sous celui de Clément vii. Je suis presque aussi heureux de vous écrire ainsi, que je pourrais l’être de vous trouver reconnaissant. Si la conscience vous mord tant soit peu, vous m’enverrez au moins quatre ou cinq belles esquisses pour me témoigner votre gratitude ; mais je connais votre cœur, il est ingrat : et la bêtise, qui me ferait espérer de vous ce témoignage d’amitié, serait aussi niaise que la présomption qui vous fait croire que vous égalerez jamais le grand Michel-Ange, etc. »

Ses lettres au Titien ne sont ni respectueuses, ni arrogantes ; nous recommandons la suivante à toute l’attention des artistes :

AU TITIEN.

« Seigneur, mon bon compère, en dépit de mes excellentes habitudes, j’ai dîné seul aujourd’hui ; ou, pour mieux dire, j’ai dîné en compagnie de cette fièvre quarte qui me sert d’éternelle escorte, et qui ne me permet plus de goûter la saveur d’aucun mets. Vous me voyez donc, me levant de table, rassasié d’ennui et de désespoir, et sans avoir presque rien touché. Je croise les bras, je les pose sur la corniche de ma fenêtre. La poitrine et le corps presque en dehors, je regarde. Un beau spectacle, cher compère !

« Des nacelles sans nombre, chargées d’étrangers et de Vénitiens, voguent sur le grand canal ; lui, dont l’aspect réjouit tous ceux qui le sillonnent, semble se réjouir à son tour de porter une foule inaccoutumée. Voici deux gondoles qui joutent ; puis d’autres barques dirigées par des barcarols célèbres, qui se mettent à lutter de vitesse ; puis une foule de peuple, qui, pour s’amuser du combat, s’arrête sur le pont du Rialto, se presse sur la rive des Camerlingues, s’entasse sur la Pescaria, s’échelonne sur le traghetto de Sainte-Sophie et sur les degrés de la Casa di Mosè. On applaudit, on s’écrie ; chacun, en allant à ses affaires, jette un coup d’œil et donne un battement de mains. Moi, que ma fièvre tourmente et fatigue, je lève les yeux au ciel !

« Depuis le jour où Dieu l’a créé, jamais il ne fut orné de si belles ombres et de si belles lumières ! Un ciel à faire envie aux artistes, à ceux qui te portent envie, compère ! Les maisons, les maisons de pierre semblent palais de féerie ; ici la clarté resplendit pure et vive ; plus loin elle devient vague et éteinte. Sous l’ombre errante des nuages, chargés de vapeurs denses, les édifices prennent mille apparences merveilleuses ; à droite, un palais se perd tout entier et se noie dans une teinte d’ébène obscur ; à gauche, les marbres rayonnent et étincellent comme si le foyer solaire avait quitté le firmament ; dans le fond, un vermillon plus doux colore les toitures ! Ô miraculeux coups de pinceau ! ô nature ! maîtresse des maîtres ! Comme les palais se découpent, ici sous un ciel d’azur, mêlé d’une teinte émeraude ; là sur un horizon émeraude coloré d’une nuance d’azur ! Quels clairs-obscurs ! quelles ombres transparentes ! quelles saillies puissantes ! quelles teintes sombres ! Je sais que votre pinceau, Titien, est le rival de la nature et son fils bien-aimé ; aussi m’écriai-je par trois fois : Titien ! Titien ! où êtes-vous. »

Cette lettre, si belle de coloris, mérite qu’on s’y arrête. L’Arétin a compris Venise pittoresque, la Venise de Paul Véronèse. Cette inspiration de la couleur, ce sentiment du clair-obscur et de la perspective, cette partie magique de l’art, qui brillent d’un si large éclat dans l’école vénitienne, n’ont jamais été, ne seront jamais mieux expliqués.

L’Arétin a quitté l’emphase, il est malade ; la fièvre le force de se lever de table ; il a sa robe de chambre et ses pantoufles ; il se met à la fenêtre ; il regarde, il voit naïvement ; il prête l’oreille à son émotion, il écoute sa pensée ; chose bien rare, ô mes amis, quand on se fait une vie d’intrigues et d’orages, d’aumônes et d’ivresse, de mensonge et d’adulation ! Dans ce moment de repos physique et forcé, de solitude maladive, les facultés réelles de l’Arétin se développent ; il voit Venise comme Byron l’a vue plus tard ; un éclair du génie qui anime les grands peintres le frappe. Il écrit, sous l’empire de cette sensation si vive et si vraie, la lettre que nous avons rapportée, et qui en dit plus sur le talent des artistes vénitiens que vingt volumes de commentaires.


Il y a, parmi les peintres, trois rois de la couleur : Rembrandt, le magicien de l’ombre et des ténèbres ; Titien, le coloriste idéal ; Rubens, le coloriste éclatant. L’un éblouit, c’est le Flamand Rubens ; l’autre échauffe sa toile, c’est le Vénitien ; le dernier effraie, c’est le Hollandais. Qui a jamais, comme ce dernier, peuplé l’obscurité palpable de figures vivantes ? Né dans ce moulin dont une ouverture étroite éclairait l’ombre mystérieuse, cet homme a passé toute sa vie à reproduire les premiers prestiges qui l’avaient frappé : ombres mêlées de lumière ; auréoles lointaines ; jets de feu dans une caverne obscure. Vous regardez ; le canevas vous semble noir et confus ; vous regardez encore, un personnage, puis un second, puis un troisième, se détachent peu à peu ; ils s’avancent, ils jaillissent, ils se pressent, ils prennent une forme, une couleur, une physionomie ; les pierreries qui couvrent leurs vêtemens, étincellent déjà ; vous distinguez les plis de leurs turbans, les rides de leurs vieux visages, la pâleur de leurs fronts chauves, la blancheur de leurs tempes dégarnies par l’avarice, la science ou le poids des ans. Quoi ! toute cette population caractéristique vient d’éclore sous nos yeux ! Ces images, est-ce notre esprit qui les crée ? est-ce le peintre qui les a tracées ? Est-ce la magie qui les évoque ?

Quant à Rubens, le plein midi, le soleil à son zénith éclairent ses lumineuses toiles ; le plus splendide des peintres, l’idéal lui manque, son imagination est terrestre. D’un pinceau éclatant et brutal, il verse à flots pressés la vie, mais la vie matérielle et physique ; ses nymphes du ciel et des eaux sont des mortelles douées de sens plus ardens, de désirs plus intenses, d’une énergie plus passionnée, d’une beauté plus matérielle ; ses bacchanales sont l’apothéose de l’ardeur physique. Titien, fils de l’Italie, habitant de Venise, a bien plus de délicatesse et d’art ; il procède d’après les mêmes principes ; il veut émouvoir les mêmes passions : voluptueux comme Rubens, chez lui la Volupté est ennoblie.

Dans les lettres de l’Arétin au Titien, on trouve un ton de respect et de sincérité singulière ; le Titien réalisait l’idéal pittoresque que son ami avait conçu. Admirable peintre en effet, qui a compris la nature sous son aspect le plus magique, le plus extérieur, le plus brillant. — Comme Rubens, il a peint de la chair et du sang : doué comme lui d’une tête poétique, du sentiment le plus vif de la couleur ; amoureux comme lui du plaisir et de la gloire. Tous deux furent magnifiques dans leurs goûts, gentilshommes accomplis et dévoués à cette volupté élégante à laquelle ils consacrèrent leurs pinceaux. Mais Rubens était né en Flandre ; Titien vivait à Venise. Ici, lourdeur de forme, fécondité d’imagination, je ne sais quoi de fort et de pesant, mêlé à la miraculeuse richesse de la couleur : là, une délicatesse de ton et de touche, un choix de physionomies et d’attitudes, une grandeur et une verve italiennes qui rappellent vivement le ciel de Venise et les jeux d’ombres et de lumière dont la Ville de la Mer est le théâtre.

Oui, pour le sensualiste Arétin, pour cet homme doué du tact pittoresque, mais enfermé dans le cercle des jouissances et des idées physiques, Titien devait être le symbole et le type du grand artiste. L’amitié vouée par l’écrivain au peintre n’est donc pas une amitié, c’est un culte. Il le ménage toujours, alors même que leur intimité subissait la loi de toutes liaisons humaines et se trouvait obscurcie de quelques nuages. Titien blâmait l’impudence de sa vie. Dans les lettres qui ont rapport à ces momens de refroidissement, l’Arétin quitte son ton d’insolence. Il craint d’offenser et de s’aliéner le seul homme au monde dont l’intimité l’honore. Il y a lutte entre son arrogance accoutumée et sa secrète vénération pour l’artiste.

« Vous me dites, compère, lui écrit-il, que mes servantes (les Arétines) se moquent de moi, qui les traite plutôt comme mes propres filles que comme des domestiques. Loin de m’en indigner, j’en ris. Je suis comme Philippe, père d’Alexandre-le-Grand, qui, au milieu de ses triomphes, demandait aux dieux quelques humiliations. Moi, que les princes craignent, peu m’importe que les servantes ne m’estiment pas. Laissez donc aller les choses comme elles vont ! Tout cela me convient parfaitement ! Adieu, mon cher frère. »


Si l’on excepte ces épîtres familières adressées aux artistes et aux courtisanes, on rencontre dans les six volumes de sa correspondance, peu de lettres qui renferment des sentimens réels. Ce ne sont que mots hyperboliques et sonores, enfilés comme des perles fausses. Quand il se met en colère, ou quand il est artiste ou voluptueux, alors seulement le style redevient fort et vrai. Italien du xvie siècle, Arétin s’explique, ainsi que ses succès, par la colère, la volupté et le sentiment de l’art. Sa reconnaissance et sa sensibilité sont quelquefois aussi bizarres que ses mauvaises mœurs sont impudentes. Il reçoit de l’évêque de Nice des souliers de velours bleu brochés d’or, qu’une de ses maîtresses doit porter. Il répond à l’évêque :

« Les souliers bleu-turquin, brochés d’or, que j’ai reçus avec votre lettre, m’ont fait autant pleurer qu’ils m’ont fait de plaisir. La jeune fille qui devait s’en parer ce matin a reçu l’extrême-onction, et je ne puis vous écrire davantage, tant je suis ému. » (Venise, 4 mai 1538.)

Malgré ces bons rapports avec les évêques, il drapait cruellement les gens de l’église ; lisez la lettre suivante, et dites si les philosophes du xviiie siècle, si Lamétrie, Diderot, le marquis d’Argens, ont jamais écrit de diatribe plus amère contre l’église :

« Ô les gens d’église, les gens d’église (dit l’Arétin à Macassola), combien leur vie est adroite et habile ! croyez-vous qu’ils ne s’éloignent du monde que pour se rapprocher du ciel ? Leur esprit est paisible, leur chair est triomphante. Ces petits dieux, ces saints que le vulgaire adore, s’arrangent pour ne sentir ni le froid de l’hiver, ni la chaleur de l’été, ni le jeune du carême. Le malheur des autres leur fait grand’pitié, disent-ils ; et l’on se paie de ces paroles. Que leur importe la souffrance d’autrui ? ce sont eux qui savent quand il faut manger le macaroni et quand le gigot est cuit à point ; eux qui connaissent la nature et le fumet des vins blancs, rouges, clairets, vermeils et mousseux. Gourmets incomparables, qui ne se tromperont jamais en fait de poisson ; il n’y a pas un volatile, pas une pièce de gibier, dont ces messieurs n’aient doctement étudié la saveur ; pas un bon morceau qui n’ait trouvé place dans leur cuisine ; et cependant le peuple croit à leur sainteté, les adore, les révère, eux qui ne donneraient pas un verre d’eau pour secourir cent hommes mourans ; ils se maintiennent en grade, ils grandissent en honneurs, ils s’élèvent en richesse et font la nique à tous ceux qui, comme vous et moi, ont percé à jour leur fourberie. — Adieu, mon frère, c’est un bonheur après tout de ne pas leur ressembler. »

Pour stimuler la munificence des chrétiens, il les menace de se réfugier à Constantinople et de s’y faire musulman. Lisez son hypocrite lettre au cardinal de Trente :

« Le voilà, ce pauvre Arétin, ce malheureux vieillard, qui n’est connu de par le monde que pour avoir dit la vérité sans crainte, et qui s’en va en Turquie chercher du pain. Il quitte les princes chrétiens, qui prodiguent leurs trésors aux adulateurs, aux parasites, aux hypocrites, aux fourbes, aux voleurs ; pour ces sortes de gens les mains sérénissimes sont toujours ouvertes. Oui, j’irai à Constantinople, monseigneur, j’irai sous votre permission ; et pendant que les misérables tireront vanité des richesses que leurs vices leur ont values, je montrerai, moi, les blessures que m’ont values ma vertu et mes talens. Les Ottomans, qui ne sont que des bêtes féroces, auront pitié de ce spectacle qui ne touche pas les seigneurs de la chrétienté. Pour moi, soyez sûr, grand cardinal, que j’irai prêcher votre gloire et votre magnificence à travers l’Orient. Ce que je regrette en faisant divorce, et peut-être pour toujours, avec l’Italie ingrate envers moi, c’est de ne pas vous laisser un assez éclatant témoignage de mon adoration.

« Quant aux cent écus que vous me promettez, ma pauvre vieillesse en a bien besoin. »

Le même mépris de toutes les religions, le même amour des voluptés se montre encore plus à nu dans une lettre adressée à un de ses compagnons de débauche.

« Ma foi, mon cher, que les princes et les peuples fassent comme ils voudront ; ils savent que je me ris de leur grandeur et de leur blâme, et que je suis parti sans dire un mot à l’empereur Charles-Quint, de peur qu’il ne lui prît envie de m’emmener avec lui. Peut-être, si j’avais tout ce qu’il me faut de pain et de viande, irais-je poser mon escabeau dans la mosquée des Turcs ou dans la synagogue des Juifs.

« Mais, après tout, ne nous plaignons pas. Venise est une assez bonne ville, sur ma parole ; revenez-y bien vite. Ici la vie est galante, frère ; ici les femmes sont jolies. Mauvais sujet, revenez donc vite ! Cher ami, sensuel que vous êtes, il me semble que je vous vois sur le grand canal ; vous voilà sur le quai ; le marbre de mon escalier retentit sous vos pas, et mes Arétines vous reçoivent. Venez vite, frère, et jouissons de la vie. »

Le même ami, le capitaine Rangone, lui reproche de faire trop de dépenses :

« Assurément, mon cher, lui répond-il, des vingt-cinq mille écus que j’ai tout récemment tirés des entrailles des princes, par l’alchimie de ma plume, il n’y en a pas un que je n’aie jeté au vent, comme vous le dites. Eh bien ! que faire donc à cela ? si je suis né pour vivre ainsi, qui m’empêchera de vivre ainsi ? »


Récapitulons en effet ses revenus : une pension de deux cents écus de l’empereur Charles-Quint, une de cent écus du marquis du Guast, une autre de cent écus du duc d’Urbin, qui bientôt la doubla, une de cent écus de Louis Gritti ; une autre de même somme du prince de Salerne, une de cent vingt écus de Baldovino di Monte ; six cent vingt écus. Antoine de Lève le supplia de vouloir bien lui fixer le taux de la pension qu’il accepterait. En 1541, il jouissait de huit cents écus de pension annuelle. L’année suivante il compta dix-huit cents écus de gratification, et dans le cours de dix-huit ans, il en reçut vingt-cinq mille de divers princes et seigneurs. Scipion Ammirato et le Gaddi affirment que pendant le cours de sa vie, plus de soixante-dix mille écus passèrent entre les mains de l’Arétin ; somme énorme, et qui, rapportée à la valeur actuelle de notre monnaie, dépasserait un million. « Jamais, dit l’Ammirato, je n’ai vu vieillard orné de vêtemens plus splendides, et de plus riches habits ; ce n’étaient qu’étoffes d’or et de soie. »

Ses vices n’étaient pas les seules issues par lesquelles s’écoulaient tant de richesses ; j’ai parlé de sa prodigalité et de sa munificence ; Titien, le Doni, Marcolini s’étonnent souvent, dans leurs lettres et dans leurs mémoires, de sa brillante et fastueuse hospitalité. Il ne fait que se rendre justice à lui-même quand il dit : — « Tout le monde court à moi, comme si j’étais trésorier du roi. Qu’une pauvre fille accouche, je paie la sage-femme ; qu’un gentilhomme débauché soit jeté en prison, c’est mon argent qui le rachette ; soldats ruinés, gendarmes cassés aux gages, débiteurs insolvables, voyageurs embarrassés, tous ont recours à mes largesses. Ma maison est un hôpital pour toutes les maladies ; mon médecin est le médecin de la ville entière. Voici bientôt dix-huit années que j’ai ouvert une hôtellerie gratuite à tous les chevaliers errans[5]. »


Cherchez dans son recueil épistolaire la liste presque innombrable et qui fatiguerait assurément le lecteur, des présens qu’il reçut, non-seulement des princes d’Europe, mais du corsaire Barberousse et du sultan Soliman. Don Lopez di Soria lui passa au cou une chaîne d’or au nom de l’impératrice. Charles-Quint, à son retour d’Afrique, lui en fit remettre une autre qui valait cent écus. « Voilà, s’écria-t-il, un petit cadeau pour une si grande folie. » Le roi François Ier se montra plus spirituel que ses confrères ; en satisfaisant l’avidité du brigand littéraire, il trouva moyen de se moquer de lui. Il fit fabriquer une belle chaîne d’or, toute composée de langues enchaînées, et vermeilles à la pointe comme si elles eussent été trempées dans le venin ou dans le sang. Collier bizarre, qu’il envoya à l’Arétin, avec cet exergue significatif : lingua ejus loquetur mendacium. « Sa langue dira le mensonge. » L’Arétin répondit à cette heureuse épigramme dorée, par une lettre de remerciemens.


De cette vie, symbole de l’Italie perdue, il nous reste bien peu de chose à raconter. Nous avons saisi au passage tous les traits qui la caractérisent et qui la burinent. On est entré dans les goûts et dans les pensées de l’Arétin ; on est devenu l’hôte de son ame ; on a su ce qui lui restait de conscience et de passion, et ce côté moins impur de sa pensée qui lui faisait trouver du charme dans la contemplation de l’art, dans l’amitié de l’artiste, et cette autre rédemption de ses lubricités, qui le punissait d’avoir enseigné le vice et prêché la volupté brutale, en lui infligeant un amour incurable et malheureux[6]. C’en est assez. Cette vie, qui nous amusait d’abord, lasserait notre patience, si nous la poursuivions obstinément dans tous ses détails. Irons-nous chercher dans les lettres de notre ami toute l’histoire de la gastronomie au xvie siècle ? Ce serait fatigant. Le suivrons-nous dans toutes les tavernes de Venise ? Compterons-nous tous les écus, toutes les toques et tous les manteaux dont il fut gratifié ? Répéterons-nous ses conseils de folie adressés aux jeunes gens, ses conseils de mauvais lieu adressés à certaines dames ? Vraiment ce n’est pas la peine.

Les seules aventures que j’aie négligées sont celles qui se trouvent dans tous les Ana et tous les dictionnaires ; les faits que j’ai notés avec soin sont ceux qui éclairent à l’improviste son temps, son pays et la spécialité de son humeur. Il a eu deux secrétaires, Nicolo Francò et Venieri, tous deux rivaux de ce digne maître, et qui sont devenus ses ennemis. L’empereur Charles-Quint a chevauché avec lui pendant près d’une demi-lieue, écoutant d’une oreille trop complaisante, pour un grand monarque, les adulations en vers de son pensionnaire. Pietro Sirozzi, qu’il s’était permis de nommer dans un sonnet, le menaça de son poignard, si jamais il s’avisait de prononcer son nom. L’ambassadeur d’Angleterre, sir Sigismond Hawell, se contenta de lui donner des coups de bâton ; il se plaignit, et finit par louer Dieu qui lui accordait, disait-il, la faculté de pardonner les injures. On le rosse dans la rue ; on le joue sur le théâtre ; on lui envoie des couronnes ; les seigneurs baptisent leurs enfans sous le nom d’Aretino ; enfin Jules iii le nomme chevalier de Saint-Pierre ; le duc de Parme sollicite pour lui la barrette ; il va à Rome dans l’espoir de l’obtenir ; le pontife le baise au front ; — l’Arétin s’aperçoit que ce baiser pontifical sera son unique récompense, et retourne à Venise, où il se vante (ce trait est de caractère) d’avoir refusé la barrette.

Vous trouverez tout cela dans Bayle, dans Mazzuchelli, et dans Ginguené : vous y trouverez aussi la vieille scène du Tintoret et de l’Arétin, qui avait offensé le peintre, et à qui ce dernier demanda la permission de faire son portrait. Une fois enfermés dans la même chambre, Tintoret tire deux pistolets de sa ceinture, prend avec un des pistolets la mesure de l’Arétin, et lui dit : « Vous avez, de haut, deux de mes pistolets et demi[7]. » À quoi bon reproduire cette éternelle pâture des anecdotiers ? Les anecdotes elles-mêmes sont-elles bien certaines ? Pierre d’Arezzo appartenait à l’Europe, et faisait le sujet de toutes les conversations. On aura brodé artistement une existence déjà si singulière. Le génie de mort qu’on lui attribue, et les épitaphes qu’il composa, dit-on, pour son propre tombeau, sont également problématiques. Il se tua, selon la chronique, en se renversant en arrière sur une chaise à force de rire : on venait de lui apprendre qu’une de ses sœurs menait dans Arezzo une vie toute semblable à celle de son frère, et qu’elle venait de commettre infamas obscœnitates. Antoine Lorenzini, le seul auteur qui rapporte ce fait, n’en parle que comme d’une tradition populaire très vague et qu’il ne peut affirmer. Ce qui paraît certain, c’est qu’il mourut couvert de gloire et de honte, à soixante-cinq ans, vers la fin de l’année 1557 ; qu’on l’ensevelit dans l’église de Saint-Luc, et qu’en réparant l’église dont le pavé fut exhaussé de plusieurs pieds, on recouvrit sa sépulture, aujourd’hui cachée à tous les yeux.

Quand le bruit se fut répandu que l’Arétin avait cessé de vivre, personne ne voulut croire qu’il fut mort de mort naturelle. Ce fut long-temps une opinion générale qu’il avait été pendu à Venise. En 1585, vingt-huit ans après, Michel de Lhopital donnait ce fait pour certain. « Il y a peu de temps, dit-il dans des vers latins fort élégans, que l’Arétin s’était renfermé dans les murs de Venise ; de là, comme du sommet d’une tour inexpugnable, il criblait les rois de l’Europe de ses flèches aigües et les fouettait de sa langue redoutable. On l’apaisait par des présens : les cadeaux des rois lui arrivaient de toutes parts. Voilà ce que peut la cupidité d’un poète ; et cependant rien ne l’a protégé ; ni la tutelle de cette noble ville qui règne sur les mers ioniennes, ni le réseau lointain des lagunes qui l’environnait ; il a fallu payer au monde offensé les peines de ses crimes, et recevoir des mains du bourreau un châtiment trop mérité[8].

Lui mort, ce fut une vraie pluie d’épitaphes latines, françaises, italiennes, dont on cherchera, si l’on veut, quelques-unes des plus remarquables, dans la note ci-jointe[9], et où l’on trouvera la même pensée épigrammatique, tournée, retournée et modifiée dans tous les sens. La grande auréole de sa gloire disparut presque aussitôt après sa mort. Les intelligences supérieures le renièrent pour modèle, Michel Montaigne, vers 1586, s’étonnait de la divinité qu’on lui avait conférée, ou plutôt de celle dont il s’était affublé lui-même en face de son siècle complaisant.

L’Arétin considéré comme écrivain.

Après tout, cet homme si déconsidéré, si loué, si oublié, mérite attention. Il se classe à part. Sa nature n’était ni élevée, ni grande, ni noble, ni profonde, ni distinguée, ni élégante, ni vaste, ni créatrice ; elle était spéciale. C’était un moule bizarre, et voilà tout ; une nature brutale, commune, énergique ; sans choix et sans goût, mais ardente ; pleine de ce feu grossier qui entête comme la tourbe et qui donne la nausée ; un esprit inventif, mais à faux, riche en mauvaises créations de mots hardis, en inutiles nouveautés d’images perdues, et en témérités dissonnantes du langage ; prodigue de sel comique sans philosophie et de métaphores échevelées sans poésie. Tout cela se serait-il épuré dans une vie moins fangeuse, moins tumultueuse, moins oppressée par les vices naturels et les vices acquis ? On peut le croire.

Pierre d’Arezzo, par ses écrits publiés à Venise, sous la tutelle de la corruption générale, a donné le branle à cette nouvelle littérature, dont son pays a été infesté après lui. Le Seicentisme date de l’Arétin. Ce ne fut plus la parole grave et nue de Machiavel, la parole de l’homme d’état, ni la fluidité cicéronienne de Bembo. On commença, d’après son exemple, à personnifier tout. On a blâmé les Marini, les Achillini : ils ne sont que ses copistes. Pourquoi s’étonner si l’Achillini fait « suer les métaux » et montre un soufflet « agité par le mouvement de la fièvre ? » Pourquoi reprocher à Marini ses concetti remplis d’affectations et d’hyperboles ? L’Arétin n’avait-il pas été admiré, lorsque sa plume, courant au hasard, prêtait des viscères à l’avenir, un canal à la mansuétude, des yeux à un rocher

et un pourpoint à la générosité ? « Dans mes poésies, dit-il[10], vous verrez s’étendre à nu les fibres secrètes de mes intentions ; se redresser les muscles de mes idées, et se dessiner le profil de mes prédilections. » Avant lui, personne n’avait écrit de cette façon ; c’est la source première des précieuses ridicules. Cette nouveauté ne fut pas sans éclat ; la rapidité phénoménale de l’écrivain, un certain entraînement de style qu’il possède toujours ; une certaine chaleur de narration dont nous avons donné des exemples, achevèrent la révolution : car il fit révolution. On remplirait un dictionnaire de ses hypotyposes hardies et de ses métaphores dignes du marquis de Jodelet.

« N’ensevelissez pas mes Espérances dans le tombeau de vos Promesses menteuses ! »

« Je vais pêcher dans le lac de ma Mémoire, avec l’hameçon de ma Pensée ! »

« Arrêtons avec le Mors de la prudence la bouche ardente de la jeunesse ! »

« Mon Mérite se dore du vernis de votre Faveur ! »

« Le coin de la Reconnaissance enfonce le nom de mes amis dans mon cœur ! »

« Vous jetez les Bûches de votre Courtoisie dans le foyer brûlant de mon amitié ! »

« La lime de la Conversation aiguise la Finesse de mon esprit, etc., etc. »

Voilà le style ordinaire de ses compositions. Il aime aussi la répétition des mots, l’entassement des épithètes, l’accumulation des couleurs ; il fait volontiers d’un adjectif un adverbe, et d’un adverbe un adjectif ; il dira : le coloré des joues, pour le coloris, le scintillant des yeux, pour l’étincelle ; le désordonné de la poésie, pour le désordre. Il allongera misérablement ses phrases par des redondances emphatiques : « C’était une ruine antique ; admirablement grande, grandement admirable. » Balzac vous offre, ainsi que Voiture, le dernier écho de cette sonore et détestable école, dont l’Arétin est bien évidemment le fondateur, et que Molière a étouffée sous le ridicule.

Comment une telle école n’aurait-elle pas jailli du foyer italien ; fatigué de riche civilisation ; lançant au loin mille rayons bizarres ; — d’où se répandaient sur l’Europe rêveurs et fous, — astrologues et bouffons — Luc Gauric et Merlin Coccaie — le Cardan et Jordan Bruno ? — Tous ils vivaient aux dépens des autres, payés, bâtonnés, brûlés, maltraités, bien nourris, célèbres, emprisonnés tour-à-tour. J’ai fait voir comment était éclos, des fruits les plus curieux de cette civilisation, l’Arétin. Il s’est le premier servi de la presse, comme le brigand espagnol se sert de l’escopette. Il n’avait pas mal choisi son temps. On ne respectait que trois choses : la Science, la Presse, l’Art ! Fausto, professeur à Venise, obtenait du sénat la permission de faire construire une quinquérème antique aux frais du gouvernement vénitien ; on la fit jouter contre des bâtimens plus légers ; Fausto commanda la manœuvre et gagna la victoire. Étrange combat, qui prouve assez la puissance de l’érudition à cette époque[11]. Dans cet énorme mouvement d’idées régnaient les Fallope, les Cardan, les Aldrovande ; mais nul centre, nulle moralité, nulle fixité. Imperia, la fameuse courtisane, était aimée à la fois de Beroalde le professeur et de Sadolet le cardinal. Peu importaient le vice ou la vertu, pourvu que l’on eut du talent ou que l’on parut en avoir. Les aventuriers de l’érudition faisaient fortune ; souvent fripons, comme Panurge, besoigneux comme lui, quelquefois savans. Ils attrapaient la barrette comme une bague à la course ; c’est ce que firent Margounios, évêque de Cythère, et plusieurs autres. Dans ce grand chaos, il y avait une place à prendre.

Arétin le sentit et se fit roi d’une littérature immonde, de la littérature sotadique, priapique ; de cette littérature qui correspond à nos plaisirs grossiers, qui satisfait la brute alliée à l’homme, l’animal qui est en nous, nos sens déchaînés. Quand toutes les forces de la nature étaient déifiées, comme elles partageaient le trône avec d’autres forces intelligentes et éthérées, elles n’étaient point si atroces. À côté de Priape, Vénus Uranie. À côté de Cloacine, Junon la fière. À côté de Vénus publique, Vénus céleste. On a vu plus haut, comment chez les chrétiens le sensualisme orgiaque était devenu infâme comme un fou renfermé. L’Arétin, ainsi que De Sade, n’est qu’une réaction du principe charnel contre le principe chrétien. Maître de toutes les impudicités modernes, il a surtout montré du talent dans le poème épique en prose qu’il leur a consacré, et dont cinq lignes de suite ne pourraient être copiées par une plume honnête, encore moins commentée par elles.


Que cet homme eût une sorte de puissance, on ne peut en douter en jetant les yeux sur la liste de ses écrits, composés au milieu du tourbillon de vices et de plaisirs que nous avons essayé de peindre. Il lui fallait, pour mener cette triple vie de voluptés, d’intrigues, de gloire conquise à la course, une immense activité, une facilité rare, une promptitude d’esprit singulière, une vigueur physique inépuisable.


Rome, 1524. Lettres écrites, non publiées encore. — Louanges et Canzones aux papes et aux rois. — Sonnets luxurieux.

1525-6-7-8-9-30-31. — Lettres écrites, non publiées.


Venise, 1532. La Marfise, poème.

1533. Le Maréchal, comédie.

1534. La Courtisane, comédie. — id. Dialogues de luxure. — id. Les sept Psaumes.

1535. L’humanité du Christ.

1536. Seconde partie des Dialogues de luxure.

1537. Lettres imprimées. — id. Stances laudatives.

1538. Larmes d’Angélique, poème. — Dialogues de la cour. — La Genèse.

1539. Dialogues du Zoppin.

1540. L’Hypocrite, comédie. — Sainte Catherine la Vierge.

1541. La Vierge Marie.

1542. La Talanta, comédie. — Lettres.

1543. Saint Thomas d’Aquin. — Dialogues du jeu.

1544. Strambotti.

1545. Lettres écrites, non imprimées.

1546. Lettres imprimées. — Orazia, tragédie. — Le Philosophe, comédie.

1547 — 1548. Capitoli.

1550 — 1557. Vieillesse. — Lettres.

De ce grand nombre d’ouvrages, nous défalquerons d’abord toutes les œuvres sacrées : absurdes romans dont le style est aussi détestable que les faits y sont controuvés. On voit qu’il n’avait d’autre but en les écrivant que de remplir un volume, et qu’il s’embarrassait peu du reste. La vie de Jésus-Christ ressemble à celle d’un paladin du moyen-âge, et celle de sainte Catherine n’est qu’un conte souvent licencieux. « Qu’importe, disait-il, le mensonge que je mêle à ces œuvres ? dès que je parle de celles qui sont notre refuge céleste, mes paroles deviennent paroles d’évangile. »

C’est ainsi qu’il nous raconte en détail les promenades de la Vierge Marie, ses conversations avec son mari, la manière dont elle apprêtait le repas, et jusqu’aux pièces de son ajustement. « Je n’aurais pas fait six pages du tout, dit-il dans une de ses lettres, si je m’en étais tenu à la tradition et à l’histoire. Les épaules de mon invention ont tout supporté ; et je m’en fais gloire, car ces choses retournent à la plus grande gloire de Dieu. » C’est dans ces ouvrages sacrés, qui tous ont été traduits en français, et qui se sont répandus dans les couvens, que l’on voit quel abus il faisait de la tautologie. Il savait que les lettres font des mots, les mots des lignes, et les lignes des phrases. Nous ne citerons qu’un exemple de sa manière, elle est extraite de sa Vie de sainte Catherine et suffira pour dégoûter le lecteur de toutes les citations qu’il pourrait regretter :

« Comment louer, s’écrie-t-il, le facile, le religieux, le clair, le gracieux, le noble, l’ardent, le fidèle, le véridique, le suave, le bon, le salutaire, le saint et le sacré langage de la jeune Catherine, vierge sacrée, sainte, salutaire, bonne, suave, véridique, fidèle, ardente, noble, gracieuse, claire, religieuse et facile ? » Les écrivains de notre temps, si prodigues d’épithètes, n’ont jamais été si loin.

Landi, Doni, Dolce, Franco, marchèrent sur ses traces, et mirent à la mode ce pauvre style, feuillu de paroles, et stérile de fruits ; ce style qui couvre d’une riche végétation peu d’idées, peu de faits : « Bollore di fantasia, dit Corniani, accozamento d’interminabili parole, povertà di pensieri, estracchiatura di sentimenti. » De son vivant même, quelques-uns rivalisaient d’impudence avec l’Arétin. Doni disait tout bonnement : « Vivo di kirieleisen. « Je vis des louanges que j’ai chantées à l’un et à l’autre. » Ce Doni fit, avec moins de génie et d’audace, à peu près le métier de l’Arétin. Comme lui, il changeait de patron, vendait sa plume, et ne voulait qu’écrire vite : « Mes livres sont écrits, disait-il, avant d’être composés, lus avant d’être imprimés. »

Comme poète, l’Arétin mérite peu d’éloges ; ses vers sont durs et rocailleux, et l’on ne retrouve quelque talent que dans ses Stranbotti ou chansons bouffonnes, et dans ses Capitoli burlesques.


Quel était donc son génie ? La facilité, la verve dramatiques. Il a fait plus vivement que l’Arioste, et même que Machiavel, la comédie aristophanique. Dans une société pétrie de sang, de boue et de volupté, il ne prit pas sans doute la haute position dont se seraient emparés Aristophane ou Cervantès. Il aperçut les vices de son temps en homme vicieux qui s’en amuse et qui les fait se jouer et se heurter pour ses menus plaisirs. Telle devait être la comédie d’une civilisation sans base ; une satire licencieuse, sans plan, sans haute portée, allant à l’aventure, et flétrissant tout sur sa route.

Il débuta par le Maréchal dont on retrouve le principal caractère dans une des pièces de Shakspeare, l’intrigue dans un drame singulier de Jonson, et une scène tout entière dans le Pantagruel de Rabelais. Il n’y a pas de sujet dans cette pièce dont le pivot comique est le caractère du Maréchal, ou grand-écuyer, qui se marie pour flatter son maître le duc de Mantoue, et lui obéit en enrageant d’épouser une femme qu’il n’a jamais vue. Pendant cinq actes, les préparatifs du mariage crucifient le Maréchal. Tel voisin vient lui demander comment il se tirera de là ; tel autre lui fait une peinture effrayante des malheurs du mariage ; enfin la pompe nuptiale s’avance : la haine et la terreur que le mariage inspire au Maréchal n’ont pas cessé d’augmenter ; et quand on soulève le voile qui couvre la fiancée, on reconnaît un jeune page qui a consenti à jouer ce rôle pour mystifier le Maréchal. — « Riez tant que vous voudrez, s’écrie-t-il ; j’aime mieux que l’on se moque de moi pour une chimère que d’avoir à pleurer toute ma vie la réalité de l’hymen. »

Il n’y a pas le même vide d’action dans la Courtisane, pièce que l’on pourrait appeler la Science des cours. Je retrouve dans la Courtisane le premier type de Pourceaugnac. Le Pourceaugnac italien, qui est de Sienne, et que l’on appelle messire Maco, arrive à Rome avec la ferme résolution d’être cardinal, comme son père en a fait le vœu. Il rencontre un fat napolitain, messire Parabolano : tous deux se vantent, l’un des succès futurs de son ambition, l’autre de ses bonnes fortunes. Parabolano fait sa cour à une jeune fille qu’il compare à la lune et aux étoiles, et qui, lui donnant un rendez-vous, trouve moyen de se faire remplacer par une vieille courtisane de soixante ans.

Messire Maco, de son côté, rencontre un intrigant nommé André, qui se charge de lui apprendre le métier de courtisan, et de le faire cardinal. « Savez-vous mentir, blasphémer, jouer ? Savez-vous être curieux, flatteur, hérétique, hâbleur, médisant, ingrat, ignorant ? Vous serez cardinal. » Il le met ensuite entre les mains d’un médecin nommé M. Mercure, qui, pour le disposer au cardinalat, lui fait prendre des pilules et le plonge dans une étuve remplie de vices, qu’il appelle le moule des cardinaux. Les deux dupes s’aperçoivent qu’on s’est moqué d’eux, se consolent l’un l’autre, et la pièce finit sans dénouement.


Voici le prologue de cette satire dramatique :


L’étranger. — Pardieu ! cet endroit ressemble à l’ame du grand-duc de Lève ; il semble préparé à quelque chose de grand. Quelle fête splendide y aura donc lieu ? Il faut que je le demande à ce gentilhomme qui passe : « Holà ! Messire, m’obligerez-vous de m’apprendre pourquoi tout ce pompeux appareil ? »

Le gentilhomme. — C’est que l’on va jouer ici tout-à-l’heure une comédie nouvelle.

L’étranger. — Qui l’a composée ? la divine marquise de Pescaire ?

Le gentilhomme. — Non ; sa plume céleste est tout occupée à faire à son mari une niche parmi les bienheureux.

L’étranger. — Est-elle de l’Arioste ?

Le gentilhomme. — Hélas ! l’Arioste est parti pour le ciel, n’ayant plus besoin de gloire sur la terre.

L’étranger. — Calamité pour le monde que ce grand homme soit mort ! C’était la bonté même.

Le gentilhomme. — Que n’était-il la méchanceté même !

L’étranger. — Pourquoi cela ?

Le gentilhomme. — Nous l’aurions encore ; la méchanceté ne quitte pas le monde.

L’étranger. — Ma foi ! c’est vrai. Et de qui donc est la pièce ? du gentil Molza, du Bembo père des Muses, du Ricco ou Guidiccione ?

Le gentilhomme. — Non, vraiment, tous ces gens-là sont mieux occupés.

L’étranger. — L’œuvre sera donc de quelque pécore, fruges consumere, etc. Quel déluge de poètes ! Il y en a autant que de luthériens. Nos forêts métamorphosées en lauriers ne suffiraient pas à couronner tous ces petits poètes et tous ces petits commentateurs, crucifiant sans pitié l’auteur auquel ils s’attachent, et lui faisant dire tout ce qu’il ne confesserait assurément pas quand on lui donnerait cent coups de bâton. Il n’y a que cet excellent Dante qui, à force de diableries, ait effrayé tout le monde ; depuis qu’il est sur le chevalet des commentateurs, ils n’ont su que faire de lui. — Est-ce le Tasse qui est l’auteur de la pièce ?

Le gentilhomme. — Non, il est occupé chez le prince de Palerme, dont la courtoisie lui a donné asile. Cette trame de comédie est tissue par Pierre Arétin.

L’étranger. — Je veux l’entendre. Où se passe la scène ?

Le gentilhomme. — À Rome, ne le voyez-vous pas ?

L’étranger. — C’est là Rome, miséricorde ? je ne l’aurais jamais reconnue.

Le gentilhomme. — Rappelez-vous que les Espagnols se sont chargés de la purger de ses péchés. Effaçons-nous un peu, et si vous voyez paraître sur la scène plus de cinq personnes, contre toutes les règles, ne vous en étonnez pas : les digues d’autrefois n’arrêtent plus les fous d’aujourd’hui ; et puis le style comique ne s’astreint guères à la loi sévère que l’on subissait jadis. Voulez-vous que la Rome moderne parle et agisse comme l’Athènes des anciens jours ?

L’étranger. — Tout le monde sait cela.

Le gentilhomme. — Voici venir Messire Maco. Taisons-nous.


L’hypocrite ne répond pas plus à son titre que la Courtisane ne répond au sien. C’est une pièce remplie de finesse d’observation, et où un homme rusé, espèce de Figaro mystique, fait agir tous les ressorts de l’intrigue et de l’adresse, et sert à la fois ses intérêts et ceux de la famille dans laquelle il s’est introduit : Machiavel au petit pied, Tartuffe qui réussit, qui fait sa fortune sans nuire à personne, et dont l’apothéose dramatique prouve bien toute la démoralisation du temps.

Dans la Talanta on voit une courtisane entourée d’amans qu’elle trompe : elle fait une bonne fin et se marie. Deux jeunes gens qui s’entendent pour escamoter les faveurs de Talenta, et lui font cadeau, l’un d’un jeune nègre, et l’autre d’une jeune esclave. Le nègre prétendu n’est qu’une fille du peuple qui a consenti à jouer ce rôle pour de l’argent et s’est noirci la figure. La prétendue esclave est un jeune homme qui a bien voulu seconder l’artifice de son ami. Ces deux personnes, qui se trouvent dans la même maison, s’entendent et s’enfuient ensemble. Leurs amours déplaisent à ceux même qui les ont employés : il naît de la position complexe des personnages une foule d’intrigues et d’événemens que nous ne détaillerons pas. La courtisane a un vieil amant rebuté qui lui est resté tendrement fidèle, qu’elle épouse, et à qui elle donne sa fortune.

Le Philosophe, comédie que l’Arétin a composée dans sa vieillesse, offre plus de force d’invention. C’est un brave rêveur, qui ne voit rien de ce qui se passe près de lui, qui n’aperçoit pas les mille intrigues dont il est entouré, que sa femme trompe, et qui finit par se réconcilier avec elle. Ce caractère présente une satire très vive des platoniciens du xvie siècle. Écoutons-le. Il s’avance suivi de son valet.

Sauvageot. — L’accès va recommencer.

Plataristote. — Ô femmes ! œuvre démoniaque, riche de malice, pauvre de prudence !

Sauvageot. — Frénésie sans fièvre.

Plataristote. — Femme, source de tous les maux et maîtresse passée en toutes les scélératesses !

Sauvageot. — Messer Petrarcha… tra la la la !

Plataristote. — Il est bien évident que celle-là seule est chaste, que personne ne sollicite.

Sauvageot. — Tout le monde savait cela.

Plataristote. — Les anciens ont eu raison de dire que la femme consommait son mari, comme la pourriture dévore le bois.

Sauvageot. — Bah ! vraiment !

Plataristote. — Que la femme se modèle toujours sur son mari ; un miroir orné de perles ne vaut rien s’il ne reproduit exactement les objets.

Sauvageot. — Oui dà ! et si le mari est une bête, la femme deviendra-t-elle un quadrupède !

Plataristote. — Point de meilleur apprentissage qu’une mauvaise femme ; elle vous apprend à souffrir chrétiennement les injures de vos ennemis.

Sauvageot. — Recette pour les poltrons !

Plataristote. — De toutes les vertus féminines, la reine, c’est la chasteté.

Sauvageot. — Je suis bien aise de le savoir.

Plataristote. — Un mari qui ne cesse pas de satisfaire et d’irriter la concupiscence conjugale, lui donne exemple et leçon, pour qu’elle marche avec d’autres dans la même carrière.

Sauvageot. — J’attendais celle-là.

(Le philosophe se cogne la tête contre un mur.)

Plataristote. — Erreur impardonnable qui vient de tarir la source des proverbes et des sentences qui jaillissait de mon fertile front !

Sauvageot. — Mon vénérable maître, s’il vous plaisait de me confier à l’avenir tant vos devoirs conjugaux que la surveillance de vos facultés ambulatoires, je me tirerais de là, je crois, un peu mieux que vous.

Plataristote. — Je te remercie de ton dévouement parfait, etc., etc.


Pendant que la femme du philosophe le trompe, une courtisane, nommée Tullia, s’apprête à plumer un marchand siennois, dont elle rencontre la servante.


Méa. — Quelle est cette femme qui marche la tête si bien encapuchonnée ?

Tullia. — Tu ne me reconnais pas !

Méa. — C’est toi ou bien ton fantôme.

Tullia. — À la bonne heure.

Méa. — Et d’où viens-tu ? où vas-tu ? comment vas-tu ?

Tullia. — Je viens de chez un amant, je vais chez un autre, et j’en attends un troisième.

Méa. — Heureuses que vous êtes, vous autres !

Tullia. — Et toi, que fais-tu maintenant, et d’où viens-tu ?

Méa. — L’amour quand je puis, et je suis servante d’un riche joaillier de Pérouse qui demeure chez la Betta.

Tullia. — Y a-t-il long-temps qu’il est ici ?

Méa. — L’avarice qui le tient aux cheveux, l’a fait venir dans l’espoir d’y vendre ses joyaux ; il a une belle petite boursette pleine de florins tout étincelans, tout fumans, tout appétissans.

Tullia. — Bah !

Méa. — Ils sortent de la monnaie.

Tullia. — Vive Jésus !

Méa. — Cinq cents et plus.

Tullia. — Est-ce qu’il sait dépenser ?

Méa. — Les femmes le ruinent. Tous les habitans de Pérouse naissent avec un collier de femmes au cou.

Tullia. — Et son nom ?

Méa. — Boccace.

Tullia. — Et ses parens ?

(Ici Méa, véritable femme de chambre, fait un long détail de toutes les affaires domestiques de Boccace : elle apprend, entre autres particularités, à Tullia qu’une sœur du marchand a été mise à l’hôpital dans son enfance, qu’on lui a laissé pour la reconnaître la moitié d’une pièce de monnaie (carlino papale), et que Boccace en possède l’autre moitié dans l’espoir de retrouver sa sœur.)

Tullia. — Je suis bien aise de savoir tout cela.

Méa. — Adieu, Tullia, mes affaires m’appellent.

Tullia, seule. — Cinq cents florins, cinq cents florins qui sortent de la monnaie ! tout appétissans, tout brillans, dit-elle ! Bien ! à quoi me servirait-il à moi, courtisane, d’avoir étudié les œuvres de l’Arétin ! Je ne saisirais pas l’occasion aux cheveux ? À mon secours tout ce que j’ai de mémoire. Voyons un peu : sa mère s’appelle Ciencia, sa femme Panta, son fils Renzo, son aïeule Bertoccia, son grand-père Gnagni de la Cupa. Il a des terres à Tubiano et à Laspina. Très bien, très bien, je m’en souviendrai.


La courtisane, décidée à se faire passer pour la sœur de Boccace, a chargé une femme nommée Lisa de lui amener le marchand. Lisa le rencontre et l’aborde.


Boccace, se croyant seul. — J’espère bien me rattraper sur ce diamant.

Lisa, l’abordant. — Gentilhomme de bien, ne pourriez-vous m’apprendre si ce n’est pas ici que loge un riche marchand pérugin de Pérouse ?

Boccace. — C’est moi-même, ma fille.

Lisa. — Seigneur, son excellence ma maîtresse (une femme admirable et qui ressemble moins à une femme qu’à une idée), vous supplie de l’écouter pour quelques petites minutes ; elle n’a que deux ou trois petites paroles à vous dire.

Boccace. — Volontiers ; si je savais où elle demeure j’irais moi-même. Mon joli visage, veux-tu me montrer la route ?

Lisa. — C’est moi qui vous en prie.

Boccace. — Marchons donc. Ah ! çà, ta maîtresse a bien de l’amour à ce qu’il paraît, pour les étrangers. Pourquoi veut-elle me parler ?

Lisa. — C’est je ne sais quoi qui est en vous, messire, qui fait qu’on vous aime. Vrai, sur l’honneur !

Boccace. — Tu parles comme un ange.

Lisa. — Non, je veux être damnée si je ne suis à demi pâmée, rien qu’en vous parlant !

Boccace. — Tu es charmante !


Boccace la suit ; et dans une scène fort comique, Tullia, qui se pâme entre ses bras, se donne pour sa sœur et le dévalise. Il tombe entre les mains de quelques voleurs, qui l’enrôlent dans leur bande, le plongent dans un puits, et l’enferment ensuite dans un tombeau. De nouveaux voleurs surviennent et ouvrent le tombeau, dans l’espoir de dépouiller le cadavre. Le marchand sort du cercueil et les met en fuite.

Pendant que ces choses se passent, le philosophe est trompé par sa femme. On jugera de la moralité de cette épouse du philosophe par sa conversation avec sa suivante Ravette.


Ravette. — Il vient de rentrer, et il est occupé maintenant à ses pédanteries.

Madame Tessa. — Que le diable l’emporte !

Ravette. — Vous avez raison, vous avez raison, et je ne vous blâme que d’une chose, c’est que vous ne vous vengiez pas plus souvent. Prenez de la consolation ; la vieillesse arrive, et quand nous sommes vieilles, à quoi sommes-nous bonnes ?

Madame Tessa. — Mon mari m’a prise parce qu’on le lui a conseillé, et je l’ai pris en dépit de moi-même. Mais on peut mourir, et si je pèche avec Polydore, au moins je m’en confesse.

Ravette. — Faut-il qu’il vienne ce soir ?

Madame Tessa. — Comme tu voudras.

Ravette. — Ce soir, de bonne heure ?

Madame Tessa. — Je me laisse conseiller.

Ravette, seule. — Si toutes les femmes qui souffrent de la même maladie que ma maîtresse, avaient avec moi une petite conversation de deux minutes, je leur donnerais de souveraines consolations ; je les guérirais du désir de pécher, plus sûrement qu’un confesseur ; il ne leur resterait pas la plus petite envie de mal faire. Mais celle-ci craint ses parens, celle-là ses amis, et cette troisième une bête chimérique qu’on appelle l’honneur. Allons donc ! Omnia vincit amor.


Au dénouement, le marchand se console, le philosophe pleure entre les bras de sa femme et l’accueille comme Meinau accueille la sienne dans la dernière scène de Misanthropie et Repentir.


Ce sont, comme on le voit, de bizarres caprices que ces comédies. Le génie aristophanique y respire, mais dénué d’élévation, de moralité et d’étendue. Vous apercevez un arabesque bouffon, dont vous suivez la spirale fantastique, et qui vous montre un évêque assis sur une feuille d’acante, tirant la langue ou faisant un geste obscène, et environné de singes qui gambadent ; plus haut, des satyres ; plus bas, des femmes nues, et tout à côté des pots de bierre coiffés d’une mitre. La facilité du trait, la verve du dessin, la complication des objets attachent votre regard et le forcent de s’arrêter sur ces polissonneries, qui vous révolteraient, ébauchées par un artiste stérile et maladroit.

L’Arétin, qu’un pape a baisé au front, et que Charles-Quint a honoré de l’accolade, va se trouver en parallèle avec Corneille : toutes ces choses n’appartiennent qu’à lui. Pierre Corneille et l’Arétin ont traité dramatiquement le combat des Horaces et des Curiaces. L’Italien du xvie siècle n’y avait vu que des passions presque matérielles, un grand mouvement populaire et de belles scènes tout extérieures. Le Français, élevé à l’école des espagnols chrétiens, jeta ce canevas antique dans son moule espagnol et chrétien. Combats intérieurs, douleurs cuisantes, angoisses de l’ame, élans hautains de la fierté romaine, voilà ce que Corneille aperçut dans son sujet. Passions impétueuses, cérémonies imposantes, sévérité républicaine, voilà ce qui frappa les yeux de l’Arétin. S’il n’a pas été profond, subtil, énergique, sublime comme le maître de la tragédie française, il a été plus fidèle à l’histoire que lui, ses couleurs sont plus locales, sa pièce est plus fortement empreinte de paganisme, plus imprégnée du génie romain.

Il a surtout le mérite d’avoir lutté contre l’horrible tragédie italienne de son époque.

Ne soyons pas fiers des horreurs que la scène française étale depuis dix ans ! Invention, énergie, création, fécondité de ressources, audace de moyens, a-t-on dit ! Eh ! non ; rien de tout cela n’est nouveau ; le théâtre italien du xvie siècle l’emporte sur nous. L’horrible y domine avec une franchise plus majestueuse. Ses déclamations sont encore plus emphatiques et ses exécutions plus sanglantes ; ses meurtres sont plus atroces et ses adultères plus déhontés ; ses bâtards font plus de bruit sur la scène, et ses brigands ont plus de crimes en réserve. Voici une reine de tragédie qui s’assied paisiblement sur six cadavres, et qui boit une coupe remplie de sang, assise sur ces six cadavres. Un drame italien, représenté en 1550, finit ainsi. J’en citerais cinquante, non moins épouvantables.

Mais écoutez le prologue de l’Orazia. Une femme entre en scène, vêtue de rouge, portant des ailes, une trompette et une branche de laurier à la main ; c’est la Renommée. Pendant le xvie siècle, cette forme de prologue eut beaucoup de faveur ; Shakspeare l’employa ; je ne sais si l’on en trouve aucune trace avant l’Arétin.

« Écoutez, dit le prologue, peuples d’Italie ; voici les actes de vos ancêtres ; c’est ainsi qu’ils étaient glorieux, et que leur paganisme rachetait sa souillure en la trempant dans la forge brûlante de la valeur. Nous ne ferons pas comme ces poètes de notre temps, qui posent timidement leurs pas serviles dans les traces laissées par la muse antique ; nous n’inventerons pas non plus des fables romanesques ; des contes, tels que ceux que la bouche des nourrices verse dans l’oreille crédule des enfans ; nous n’emprunterons pas les vieilles toiles peintes de la mythologie grecque, toiles dont les couleurs tombent et s’effacent ; non, nous abandonnerons aux pédans tous ces haillons qui brillent et tous ces masques menteurs. La grave histoire, fertilisée par notre invention sévère et simple, reparaîtra debout sur ces planches, et marchera dans toute son antique majesté. Voici les hommes même que le grand Tite-Live a peints, et que le vigoureux Ennius a chantés. Vous verrez les pompes et les sacrifices, les cérémonies et les sermens, la place publique et le foyer domestique des Italiens d’autrefois : c’est là le spectacle que la Renommée vous annonce et que vous réserve une muse candide, audacieuse et mâle. On verra bien tout à l’heure quels sont ceux qui doivent emporter la palme de la gloire, ou les écoliers du pédantisme, ou les élèves de la nature. »

Ainsi se révélait, même dans le prologue d’une tragédie, l’impudence innée de l’Arétin ; son prologue était un défi. Le dirons-nous ? Sa tragédie justifie ses prétentions. Ginguené, homme d’un esprit fin et quelquefois timide, indique, sans oser la déclarer ouvertement, cette singularité littéraire un beau drame écrit par l’auteur des Dialoghi lussuriosi. De toutes les tragédies italiennes du xvie siècle, il n’en est pas une seule, selon nous, qui, par l’observation des mœurs, le mouvement théâtral, la complète unité de son ensemble et de son point-de-vue, par la simplicité mâle du plan et la largeur de l’exécution, puisse soutenir le parallèle avec l’Orazia.

Admirons le sort de cet homme. Il écrit des ouvrages infâmes ; le voilà célèbre. Il fait de misérables vies de saints, et déshonore, par un style de Tabarin ivre, les scènes pieuses et les personnages sacrés qui passent sous sa plume ; le voilà riche. Il écrit des lettres dont la bassesse aurait dû l’exiler de toutes les honnêtes maisons de la chrétienté ; on le pensionne et on l’honore. Enfin, un accès de force et de grandeur le saisit ; il est vieux et satisfait de sa situation : ce n’est plus pour le peuple, c’est pour lui-même qu’il écrit. Il a reconnu que toutes les tragédies contemporaines sont pitoyables, exagérées, pleines de froides horreurs ; il prend le contrepied ; il fait une tragédie excellente, originale, fidèle à l’histoire ; défectueuse sans doute sous le rapport du style, comme tous ses ouvrages ; mais largement dessinée, mais colorée avec force et avec audace ; — on ne parle pas de sa tragédie ; elle s’imprime incognito ; elle n’est point représentée ; elle se perd ; les bibliothèques de France et de la Grande-Bretagne ne la possèdent même pas ; et si vous avez envie de comparer aux Horaces du grand Corneille l’Orazia de l’Arétin, vous êtes obligé d’aller en Italie, de consulter les savans de Rome et de Venise, et de fouiller les derniers recoins mystérieux de quelques tablettes poudreuses, qui recèlent sous quadruple clef cette rareté littéraire.

Destinée extraordinaire de l’Arétin, je le répète ; n’avoir cherché la célébrité et la grandeur que par ses vices ; les avoir présentés au monde sous un relief si puissant, dans un éclat si radieux, que cette gloire honteuse absorbe et efface même les bonnes actions et les bons écrits de leur auteur !

Ce qu’il y a de génie et de force dans l’Orazia, appartient à l’artiste plus qu’au poète. C’est la tragédie historique avec le mouvement extérieur des coutumes et des mœurs. Les sentimens y sont peu approfondis ; le dialogue vif et brillant est d’une énergie souvent hasardée ; les caractères, seulement indiqués, n’offrent pas ces nuances délicates, nombreuses, complexes, étudiées, dont Shakspeare est rempli. L’Orazia rappelle les compositions pittoresques de Pietre de Cortone, un peu lâches de style, pleines d’attitudes variées, faciles, fécondes, et animées d’une verve qui excuse plus d’un défaut.

Ce drame aurait dû suffire à la gloire de son auteur ; et c’est de tous les nombreux écrits du poète, le plus inconnu.


Tragédies, comédies, épopées, dissertations, biographies, odes, dialogues, sonnets, toute la littérature du temps est chez l’Arétin. Il produisit le même effet que Voltaire, au xviiie siècle ; il fut l’esprit-géant, l’homme unique. Aujourd’hui ses Comédies, celles de ses œuvres qui ont le plus de vitalité, ne se trouvent nulle part ; et sa tragédie d’Orazia est l’un des livres les plus rares qui existent. Le critique ne peut rassembler les titres de cette immense renommée ; nous qui l’avons suivi avec tant de minutie et de soin à travers sa vie singulière, nous avons eu peine à réunir les matériaux nécessaires pour apprécier son talent célèbre et perdu ; à sauver les débris de ce naufrage d’une gloire autrefois si puissante.


Ce que c’est que la gloire, et la gloire contemporaine ! pauvre chose, hélas ! du bruit ; une cloche frappée par un battant ; mille voix qui s’élèvent d’une Babel confuse : calomnie, médisance, scandale, envie, murmures, mille choses ignobles et basses ; une Folie de carnaval, couverte de grelots qui bruissent, faisant retentir ses trompettes de cuivre ; obscène, immonde, aimant les carrefours autant que les palais, et traînant sa robe bigarrée dans la fange ; c’est cette gloire qui rapporte le plus. Elle sème sur la tête de l’homme hardi qui l’adopte, une pluie de boue et d’or, un nuage d’encens et de fumée ; après la mort, elle s’évanouit et ne laisse, comme ces flambeaux qui s’éteignent, qu’une saveur infecte qui prend à la gorge.

Voyez l’Arétin.

L’autre gloire dont il n’aurait pas voulu quand on la lui aurait offerte, l’autre gloire est triste et pâle ; elle est pensive et regarde l’avenir ; elle médite ; son coup d’œil embrasse ce que la mémoire des hommes appelle éternité, quelques siècles tout au plus ; pendant la vie, elle ne donne à l’homme, choisi par elle, ni des trésors, ni de l’opulence ; mais ce rayonnement intérieur qui naît de la conscience de notre force ; mais ce bonheur intime qui naît d’une faculté de compréhension plus vaste ; et aussi cette tristesse profonde que fait éclore une connaissance plus nette des hommes, des choses, des intérêts et des douleurs de l’humanité. Quand on veut bien vivre en ce monde, il y a peu de chose à faire de cette triste gloire qui n’est qu’une aurore après le tombeau, qui vient illuminer un cadavre, et qui n’a su protéger, ni Molière contre les peines du cœur, ni Shakspeare contre l’obscurité de la vie, ni Cervantes contre la misère.

L’Arétin n’aurait pas donné une maille de cette dernière gloire. Il lui fallait du bruit, de l’argent, des amis, des ennemis, des honneurs, des médailles, des pensions, des coups de bâton, des éloges, des injures ; il en a eu.


L’Arétin, c’est le viveur par excellence ; il n’est pas si méchant qu’on l’a fait : il s’est fait méchant pour mieux vivre ; il a pris un masque ; il a grossi sa voix ; il a joué le monde ; il a spéculé sur la frivolité, sur son temps, sur la bêtise, sur la grandeur, sur la simplicité, sur l’estime, sur la gloire. Il s’est vautré sur toutes ces choses ; il a joué et gagné ; il a tout exploité au profit de ses sens. — « Toi, tu as peur, eh bien ! je te dirai des injures ; toi, tu es vain, je te magnifierai ; toi, tu aimes l’art, je suis artiste ; toi, tu respectes l’homme de lettres, voilà des phrases ! — À toi des fleurs, à toi de l’encens, à toi des phallus, à toi de la boue, à toi de l’ordure, à toi du venin, à toi des sermons, des oraisons, des sonnets, des prières, des chapelets, des benedicite, des lubricités ; à vous tous, tout ce qu’il vous plaira ! Payez-moi en argent, en or, en bijoux, en poisson frais, en bec-figues gras, en camées, en toques de velours, en toquets de soie, en manteaux de pourpre, en tableaux que j’aime, en statues (je suis amateur), en belles femmes, qui augmenteront mon sérail, en vin de Chypre, en vin de Chio, en éloges encore, si vous voulez, en injures même (c’est un prospectus), en chaînes d’or et de diamans, en fleurs nouvelles, en parfums d’Arabie ! Payez, payez, donnez-moi tout cela pour une phrase.


« Et je suis gentilhomme aussi, moi ! ne me prenez pas pour un manant. Le vin coule chez moi, les femmes y sont belles, grasses, riantes ; on les soigne quand elles accouchent ; on les pare quand elles sortent ; voulez-vous un cheval barbe, un pourpoint d’or, une médaille ou un portrait ? avez-vous besoin de cent scudi ? À votre service, gentilhomme ; puisez dans la bourse d’un gentilhomme, d’un homme libre par la grâce de Dieu, Uomo libero, per la grazia Divina. »

Rien de l’Arétin n’existe, que son nom.

Ce nom est infâme ; plus infâme que n’était l’homme !…

Excusez donc, si vous l’osez, la non-moralité des actes, l’absence de l’art, — l’art considéré comme gagne-pain, — l’art sans cœur, — l’art au service du ventre et des sens ; — il déflore le style ; il tue l’idée, il abîme l’intelligence ; il anéantit la puissance. Lui aussi méprisait le passé, — mille lettres de lui le prouvent ; — il méprisait l’avenir ; l’avenir le montre au doigt ; les femmes se détournent quand on prononce son nom ; — les plus riches bibliothèques n’ont pas ses œuvres. On ne sait plus qu’il avait du génie. Tout ce que Dieu lui avait donné de puissance, de vivacité, d’activité, de verve, de vigueur, d’éclat, d’énergie, d’esprit, d’à-propos ; il l’a enseveli et sacrifié au bien-vivre. Il est condamné d’un juste jugement.


Philarète Chasles.
  1. Voyez les livraisons du 15 octobre et du 1er novembre.
  2. Les Allemands, qui comprennent ces choses, ont inventé un mot spécial pour désigner cette puissance magnétique, cette seconde vue, cette vive compréhension des siècles et des hommes, qui introduit Walter Scott dans le génie des temps passés, Gœthe dans l’âme de Tasse et dans celle du sculpteur Cellini. — Écoutez, en d’autres pays, l’homme du monde et le critique : ils flétriront cette compréhension (l’une des plus rares formes du génie), d’un nom ridicule et absurde : — érudition !
  3. Un muro senza croci, scompisciato du ognuno.
  4. Bouffon en titre de Léon x.
  5. Tom. ii, p. 257.
  6. Voyez la seconde partie de l’Arétin.
  7. Vite del Zilioli.
  8. Nuper Aretinus Venetæ se clauserat urbis
    Mœnibus ; undè velut celsa sublimis in arce
    Omnes Europæ ; reges figebat, acutis
    Incessens jaculis, et diræ verbere linguæ.
    Atque illum missis omni regione tyranni
    Placabant donis : tantum mala vatis avari
    Linguæ potest : at ei claræ tutela nec urbis
    Profuit, Ionio longe regnantis in alto.
    Non circumfusæ miserum texere paludes
    Quin meritas læso pœnas exsolveret orbi
    Terrarum, dignum vel haberet carmine funem.

  9. Condit Aretini cineres lapis iste sepultos,
    Mortales atro qui sale perfricuit.
    Intactus deus est illic, causamque rogatus,
    Hanc dedit : Ille, inquit, non mihi notus erat.

    Qui giace l’Aretin poeta tosco,
    Che disse mal d’ognun, fuor che di dio,
    Seusandosi col dir, non lo conosco.

    Qui giace l’Aretin, amaro tosco
    Del Seme uman, la cui liugua trafisse

    E vivi e morti : d’Iddio mal non disse
    E si sensò col dir : Io non conosco.

    Qui giace estinto quell’ amaro tosco
    Che ogn’ nom vivendo col mal dir trafisse,
    Vero è, chè mal di Dio giammai non disse,
    Che si scuso dicendo, Io non conosco.


    Hic jace ! ille canis qui pessimus ivit in omnes,
    Dempto uno, quem non noverat ille Deo.

    Primorum mastix molli hac requiesco sub urna,
    Viventi cui mens irrequieta fuit.
    Nulli ego mortali, superis si forte peperci,
    Ignoti superi forte fuere mihi.


    Le temps par qui tout se consume
    Sous cette pierre a mis le corps
    De l’Arétin de qui la plume
    Blessa les vivans et les morts.
    Son encre noircit la mémoire
    Des monarques de qui la gloire
    Est vivante après le trépas :
    Et s’il n’a pas contre Dieu même
    Vomi quelque horrible blasphème,
    C’est qu’il ne le connoissoit pas.


    Finger non so benchè mentito et finto
    Sia in questa tela il mio vivace aspetto.
    Sforza, e flagel de’ Precipi soa detto

    Perchè altrui scopro il ver chiaro e distinto.
    Spesso intagliato fui, più che dipinto
    Più da Scarpel, che da penel soggetto,
    Lineato ho di piaghe il viso e il petto ;
    Sangue è il colore ond’ io vo sparso e tinto,
    Ho diabolico Stil, titol Divino,
    Punge, e saetta ciascun mio Poema
    Spada di Momo, e fulmin di Pasquino
    Della mia penna al moto il vizio trema.
    Ferite, o Grandi il corpo all’ Aretino
    Perche viva la Lingua il modo tema.

    Questo è il sepolcro di quel sozzo cane,
    Che lacero le fama delle genti,
    Qui giaccion l’ossa e giacciono i denti,
    Onde la schiuma e tosco ancor rimane.
    Or son sicure l’aaime Cristiane,
    Ch’ egli e laggiuso fra gli spirti ardenti ;
    Si sbracchin di piacere gli elementi
    E suonino di gioja le campane.
    Spargan con piena man rose e viole
    E danzin sull’ avel letizia e pace,
    Or che gito è sotterra il lor rivale ;
    E sovra il sasso rio queste parole
    Scolpite sien : qui l’Aretino giace
    Figlio della discordia, e del dir male

  10. Lettere, t. ii, p. 50.
  11. P. degli agostini scrittori Veneziani.