Félix Juven, Éditeur (p. 429-435).

CHAPITRE XIV

LA JOURNÉE DÉCISIVE

Ce dimanche matin 22 septembre, toutes les mairies de France ouvrent les urnes où l’on trouvera ce soir le triomphe ou la condamnation du boulangisme. Que le Général obtienne la majorité, et l’histoire pour l’apprécier prendra l’état d’âme de ses partisans. La France passera de l’ancien libéralisme à un protectionnisme général que son instinct de malade sollicite. Les journaux qui répètent l’argumentation haineuse de Bouteiller, et Boulanger lui-même, qui ne sait pas exactement la qualité de son rôle, peuvent dans la discussion dénaturer cette fièvre nationale ; mais, si elle ne porte pas avec elle sa doctrine très nette, elle est pourtant le premier effort de ce pays pour réaliser dans le mode politique et a l’état de fait ce qui existe à l’état de sentiment. La France veut déterger des éléments étrangers qu’elle n’a pas l’énergie d’assimiler et qui l’embarrassent jusqu’à produire en elle l’effet de poisons.

Les électeurs, chez qui chaque parti a remué les passions locales et héréditaires, et qui guettent dans les rues, sur les places, sur les routes la distribution des bulletins de vote, comprendront-ils ce caractère des élections du 22, supérieur à toutes les polémiques éphémères et qui intéresse la France Éternelle ?

Boulanger a demandé le succès à tous les moyens, jusqu’à vouloir, ces jours derniers, s’entretenir avec le comte de Paris. Le dimanche matin, il implore un suprême auxiliaire. Lui qui, deux ans plus tard et la veille de sa mort, écrira : « Près de rentrer dans le néant… » il cherche dans le quartier de Portland Place une église où entendre la messe. Avec quel redoublement d’affection Mme de Bonnemains se tient agenouillée à ses côtés. Parisienne frivole à qui de sinistres pressentiments font battre le cœur et pâlir le visage ! Et dans chaque circonscription de France, des partisans et des adversaires, également blêmes et contractés par l’attente de ce qui va éclore d’un secret si prolongé, donneraient deux années de leur vie pour deux voix de majorité.

Les sentiments individuels s’enchevêtrent dans les crises sociales, s’y associant parfois, ou bien encore les ignorant. Mme de Nelles avait une grande amie, qu’elle tutoyait, Rosine, la fille de sa nourrice. Elle tenait à Paris un magasin de lingerie. Ayant tiré une clientèle et mille faveurs de sa petite sœur Thérèse, Rosine lui était sincèrement attachée par un sentiment complexe et tressé, comme une bonne corde, d’habitude, d’intérêt et de tendresse. Il s’y mêlait un goût sensuel. Cette blonde Rosine, fraîche, potelée, pleine de fossettes, rieuse, avec ses trente-trois ans, n’avait pas de plus vif plaisir que d’habiller, de déshabiller Thérèse pour lui essayer des chemises, des pantalons. Elle détestait M. de Nelles, si butor envers les fournisseurs qu’elle craignait de le rencontrer rue de Prony. Elle aimait peu l’air distrait de Sturel ; cette désapprobation froissait Mme de Nelles, qui désira lui faire connaître Rœmerspacher pour en avoir des compliments. Elle se voyait comme une petite reine, autour de qui chacun s’aime. Cette fine mouche de Rosine, très experte en affaires, venait d’acheter aux environs de Paris une propriété pour ses dimanches. On décida d’aller dîner chez elle le 22 septembre.

Combien il fallait que Rœmerspacher eût changé depuis quelques mois ! Il se réjouissait de ce voyage, de cette journée où Thérèse serait sous sa protection, et d’aller la prendre à Saint-James, d’admirer la gentille simplicité de sa robe, de son ombrelle, de son chapeau campagnard, une simplicité qui ferait tourner toutes les têtes, mettrait dans tous les yeux un sourire d’indulgence comme devant la faiblesse la plus touchante. En voiture, puis sur le quai de la gare, dans le train, ils ne pouvaient pas se regarder sans sourire.

— À quoi pensez-vous ? se disaient-ils l’un à l’autre.

— Au plaisir d’être ensemble et au début d’une belle journée.

Pourtant la jeune femme gardait une grande préoccupation : plaira-t-il à Rosine ? Mais elle se rassurait en vérifiant qu’il s’habillait bien mieux, et vraiment, sauf qu’il ne pouvait rien porter de tout à fait élégant, il avait d’ensemble très bon air.

Ils se connaissaient beaucoup maintenant. Tout l’été, tandis que Sturel voyageait en Lorraine, à Londres, Rœmerspacher, donnant à son père et se donnant à lui-même le prétexte de recherches aux Archives, était demeuré à Paris.

Une toute petite voiture traînée par un âne les attendait au sortir du train pour gravir une longue côte. Rosine, fraîche, gaie, avec de beaux cheveux et vêtue de choses très claires, fit mille gentils tutoiements à Mme de Nelles, qu’elle interrogeait comme une enfant à qui l’on dit : « Tu n’as besoin de rien ? Es-tu contente ? » Il n’y avait que deux places derrière l’ânon. Rœmerspacher marchait à leur côté, sous le grand soleil, au long d’une route qui serpentait parmi les fleurs et les arbres fruitiers. À mesure qu’on s’élevait, la vallée apparaissait domptée, morcellée comme la nature des environs de Paris, et par là plus propre aux sentiments fins et sociables.

Ils visitèrent tout, le petit jet d’eau qui marchait, par exception, en leur honneur, le coin du jardinet où il y avait la plus belle vue, le pêcher qui porte sa première pêche, et ils s’amusèrent à aimer toutes ces choses, pressentant qu’elles garderaient dans leur mémoire le prestige des talismans. Rosine les laissa seuls trois grandes heures qui leur parurent trois minutes. Ils les passèrent dans la demi-obscurité d’une pièce fraîche, puis, quand l’ombre fut venue, assis sur un muret d’où les petits pieds de Thérèse pendaient dans le vide.

Ils se trouvaient très occupés. Leur tendresse s’exhalait par tous leurs mouvements. Il faisait un air d’orage, facile à supporter pour un homme ou pour une femme laide, mais lourd pour une personne délicate, et qui contraignait Thérèse d’une manière dont elle souriait. À la fin, cependant, elle se trouva un peu étourdie, assez pour être plus touchante. Rosine, appelée par Rœmerspacher, la soigna sans le renvoyer.

Une femme n’est jamais plus jolie que si une autre femme s’empresse à la servir et, confidente des sentiments qui la troublent, se mêle à sa toute intimité en lui chuchotant des flatteries sur sa beauté physique et sur ses puissances de plaire. Cette complaisante Rosine faisait une telle atmosphère que Thérèse de Nelles, un peu intimidée, disait à Rœmerspacher :

— Mais qu’est-ce qu’elle croit ?

Au soir, on dîna sur la terrasse, devant la maison. Peu à peu la nuit mit sa gravité sur l’immense paysage jusqu’alors retentissant de canotiers. Rosine parlait avec tranquillité, très simple, un peu cliente. Rœmerspacher, tout en goûtant cette molle société, n’écoutait que le paysage. Sa gentille amie, dans cet instant, le plus voluptueux qu’il eût jamais vécu, prenait de la demi-nuit un caractère encore plus confiant et sans défense ; il jugeait sévèrement les négligences de Sturel et en même temps il s’en réjouissait ; il pensait que l’immortalité dans le paradis chrétien ne vaut pas le bonheur de deux êtres emportés vers la mort et brûlant ensemble leurs belles années.

Dans le lointain, une gare avec ses mille lumières soudain brilla comme un écrin. Et les montrant à Thérèse :

— Ce beau, ciel, cette paix, tout ce bonheur du soir, disait-il, c’est vous qui les placez comme une fée autour de nous, mais il fallait aussi ces diamants mêlés à des choses qui sont votre parure.

Leur sensibilité enregistrait toutes les palpitations de ce petit univers, et certains jeux de lumière qui attiraient leurs regards sur le fleuve au fond de la vallée, ils ne purent les revoir par la suite sans que des flots de mélancolie leur vinssent noyer le cœur au souvenir inexprimable du désordre de leurs âmes dans cette soirée.

Quand arriva l’heure du train, ils descendirent la côte à pied, Rosine et Rœmerspacher tenant Mme de Nelles de chaque bras, à cause des pierres roulantes.

Plus encore que le matin, après une longue journée, il s’attachait à son élégante compagne, en la découvrant soumise aux petites nécessités de la vie. Un peu de sueur sur un joli front, une légère humidité au coin des lèvres, une douce moiteur de la main, tout ce qu’il y a d’animal chez l’être, ajoutent aux motifs d’un jeune homme qui s’éprend. Et puis il voyait qu’avec des moyens différents ils aimaient l’un et l’autre à sortir du convenu, de la moralité et de la hiérarchie mondaines, pour rentrer dans l’humanité. Si les opinions sociales que Rœmerspacher professe choquent toujours la jeune femme, du moins avec lui elle se dégage de son snobisme que Sturel a tant combattu : les simples l’attirent. Peut-être s’égare-t-elle, quand cette fine Rosine, si avertie, avec ses beaux bras, son luxe de jolie lingère, lui apparaît franche et rustique autant que les bûcherons qui mangent du pain noir dans les contes. Mais, avec une imagination toute garnie d’artificiel, Thérèse a le cœur excellent et droit, et elle dit, à propos de sa sœur de lait :

— C’est bon de se sentir ainsi aimée ; cela fait de l’ouate contre la vie.

La journée lui laissait une impression lumineuse et légère, mais au soir, la fatigue du grand air la dominait toute. Il y avait des éclairs d’orage, un recul des objets, un tragique dont elle sentait la puissance, car elle répéta plusieurs fois : « Dieu, que c’est beau ! »

La pénible sensation d’isolement ressentie par Rœmerspacher dans les premiers temps qu’il entrevoyait le bonheur de François Sturel, par un progrès ininterrompu et nuancé, se transformait en une jalousie que seule l’absence de son ami faisait supportable.

La voiture de Mme de Nelles, qu’ils trouvèrent à Paris, les conduisit d’abord près de l’Opéra, au journal la Presse, où Rœmerspacher monta s’informer des élections. Elles se dessinaient antiboulangistes. Il apprit cependant le succès de Sturel et du baron de Nelles. Ils s’en réjouirent comme d’un enfantillage que des gens bienveillants passent à des naïfs en disant : « Puisque ça leur fait plaisir ! »

Au moment où ils se séparaient en se félicitant l’un et l’autre de leur journée :

— Tiens ! s’écria Rœmerspacher, j’ai oublié de voter.

Elle y vit une magnifique preuve d’attachement, quand son mari et son ami la délaissaient pour leurs ambitions. Si le jeune historien exagérait de plus en plus son horreur du roman dans la politique, il l’admettait maintenant dans sa vie. Même il tenait pour une étape importante dans son développement d’avoir aperçu qu’on ne peut pas exclure tout un ordre de besoins moraux.