Félix Juven, Éditeur (p. 397-408).

CHAPITRE XII

À SAINT-JAMES, STUREL RETOMBE
SOUS LE JOUG DES CIRCONSTANCES

Grande pensée d’aujourd’hui : Je n’aurai rien fait pour mon bonheur particulier tant que je ne me serai pas accoutumé « d’être mal dans une âme », comme dit Pascal. Creuser cette grande pensée, fruit de Tracy.
Stendhal.

Sturel, peiné de ses négligences envers Mme de Nelles, qu’une séparation de vingt jours lui rendait plus intéressante, poussa le soir même de sa rentrée jusqu’à Saint-James (Neuilly), où la jeune femme venait de s’installer. Elle comptait y passer L’été, tandis que son mari transformerait leur propriété de la Haute-Marne en permanence électorale et s’entourerait d’agents qu’elle refusait de voir. La pluie, qui tombait depuis le matin, s’était apaisée vers six heures. ; le jeune homme quitta sa voiture à la porte Maillot, pour suivre à pied l’agréable chaussée qui longe le bois de Boulogne et le Jardin d’acclimatation. Le sol, lavé par les eaux, présentait d’étranges lueurs rouges accrues par une même coloration dispersée dans le ciel. Il jouit d’une de ces heures, très analogues aux délices que la musique procure à ses amateurs, où c’est en nous comme un coup de vent qui fait bruire toutes les feuilles de la forêt. Sans interroger personne, il se plut à chercher lui-même, à travers tout Saint-James, la rue de la Ferme. Ce mystérieux petit quartier de maisons étendu sur la pente de la Seine, si mort, si secret, éveillait en lui des images d’Orient.

Quand il atteignit la grille où sonner, son cœur battait de rejoindre une femme attristée, dans des lieux déserts et parfumés de fleurs, sous le dernier éclat du crépuscule. Qu’espérait-il de son passage ? sa volonté tendait uniquement vers Londres. Mais il aimait que les passions lui fissent entendre tous leurs accents.

Mme de Nelles avait à dîner Rœmerspacher et deux indifférents de son cousinage. Son accueil à Sturel voulait paraître gracieux et banal, mais gâta de nervosisme toute la soirée. Elle souffrait encore s’il s’absentait, et près de lui elle ne pouvait plus qu’irriter son regret de ne pas suffire à remplir une vie.

Sturel, tout plein de son sujet et pour répondre à des questions d’une ironie assez âpre sur la bicyclette, que Mme de Nelles trouvait ridicule, sur la Moselle, dont elle ne voyait pas l’intérêt, raconta son voyage.

— Dans un village, disait-il, une date sur le linteau d’une porte, un petit air de forteresse que garde l’église, une dépression de terrain qui rappelle sous de belles cultures d’anciens fossés, voilà des objets sans beauté, mais où ma pensée se fixe et s’enfonce durant de longues heures, mêlant le plaisir de comprendre au plaisir de sentir. Sur des plateaux privés de chemins de fer, où les bois, les lieux dits, les villages portent des noms gothiques, le vent qui nous mordait le visage était si âpre et si pur que je le goûtais à pleine bouche, en songeant : cette saveur était la plus familière aux hommes de qui je suis, à Paris, parmi des étrangers, le prolongement et l’espoir.

Un soir paisible régnait. Les domestiques en silence servaient un dîner élégant. Sturel n’avait pas eu deux mots sur l’agrément de cette petite maison où il entrait pour la première fois. Voyait-il même les fleurs sur la nappe et la tristesse dans les yeux de Thérèse ? Un coude sur la table et le menton appuyé sur sa main, elle attendait que son souvenir apparût au moins une fois dans ce voyage où son ami ne semblait avoir senti aucun vide.

Sturel insista pour Rœmerspacher sur le côté naturaliste de son excursion :

— Nous avons poursuivi la plante humaine sur son terrain d’origine et non point dans les massifs parisiens, où elle prend des besoins et subit des influences artificiels : nous touchions les racines de la nation.

— Bah ! qu’est-ce qu’un recul historique ? Les évolutionnistes conçoivent la psychologie comme un développement de la biologie, ils étudient l’homme dans la série de ses lointains aïeux, jusque dans le monde des protozoaires et des plastides.

Sturel s’étonna de ces railleries sur une méthode « rationnelle » qui devait plaire à son ami. Mais il craignait une conversation trop lourde. Rœmerspacher, lui, ne redoutait pas une conférence :

— Ce Saint-Phlin, dit-il aux trois autres personnes, quel personnage tout à fait satisfaisant ! Je n’ai jamais imaginé d’effort plus consciencieux pour rester en arrière de la transformation générale. Il y a sans doute des gens à paradoxe ; lui, il reste dans les réalités ; seulement, il élimine celles qui le gênent et il collectionne celles qui le servent ; ce n’est pas un esprit très vigoureux, mais d’une structure très déterminée. Tout ce qu’il a raconté à Sturel, c’est le traditionalisme. Tu ne pouvais pas être insensible, François, a une conception de la vie qui a de la noblesse esthétique. Eh bien ! oui, le traditionalisme a été vrai, l’homme a été le produit du sol. Il n’y a même pas bien longtemps et quelque chose en subsiste. Mais, de plus en plus, c’est le sol qui devient le produit de l’homme. Toute cette région de la Moselle a été soumise à des inventions scientifiques, à des forces organisées par des Parisiens, par des Anglais, par des Américains. Un certain nombre d’hommes pensent encore avec Saint-Phlin qu’ils sont les fils de leur pays ; pourtant, ces façons de sentir appartiennent désormais à une infime minorité. Le cerveau de Saint-Phlin n’est plus en harmonie avec les cerveaux de la collectivité. C’est beau de s’attacher à une telle conception et de plier dessus sa vie, mais, dans la courte durée de quelques générations, cette conception a cessé d’être vraie.

Mme de Nelles et ses deux invités, qui donnent raison à Rœmerspacher, ne comprennent d’ailleurs pas la position de la question. Ils approuvent des propos qui contredisent la doctrine de conservation sociale à laquelle ils prétendent se rattacher. Quand Sturel soutient cette théorie de l’hérédité et ces rapports de la terre avec l’homme dont il vient de s’enivrer sur la Moselle, ces gens à particules et qui se croient des aristocrates l’interrompent.

— Ah ! par exemple, disent-ils, voila qui nous paraît bien exagéré !

Le ton de Rœmerspacher indique une façon de mépris professionnel pour Saint-Phlin. C’est un rude travailleur qui parle d’un hobereau spiritualiste. En même temps qu’il prépare son agrégation d’histoire, il étudie sérieusement les sciences naturelles ; il connaît le passé, mais dans les laboratoires il a compris la puissance des faits. Il accepte toutes leurs conséquences, et, en rude Lorrain réaliste, ne s’entête pas a soutenir les vérités qui ont cessé d’être vivantes. Ainsi se définirait-il. Mais tout au fond, s’il s’exprimait avec une entière bonne foi, il ne se permettrait pas de préférer un système à un autre ; ne sait-il pas qu’ils sont simplement des moyens pour les divers tempéraments de s’exprimer ? Si délicat à l’ordinaire et fraternel comme un aîné, il est piqué de voir réapparaître Sturel ; il cherche instinctivement a briller devant Thérèse de Nelles. Elle-même harcèle sur Boulanger le nouveau venu, dont le teint bruni, la bonne santé générale, les yeux brillants de passion politique, excitent à des degrés divers ce jaloux qui s’ignore et cette amoureuse délaissée.

Elle est si jolie pourtant qu’en dépit de ses contradictions systématiques elle rend, après dîner, Sturel à la fois taciturne et plus aimable. Il voudrait bien consacrer à sa maîtresse les courts instants qu’il va demeurer à Paris.

— Voulez-vous me donner à déjeuner demain ? dit-il. Je dois aller à Londres dans trois jours.

Jadis, elle l’aurait engagé à se retirer avec tout le monde et à revenir, une fois la maison endormie. Mais elle est trop froissée pour lui marquer un tel intérêt. Et puis, sentiment tout nouveau, elle serait honteuse que Rœmerspacher soupçonnât une telle faiblesse.

Les deux amis refusèrent la place que le cousin et la cousine leur offraient dans leur voiture. Ils revinrent à pied, par cette nuit splendide, le long du boulevard désert. Tout de suite, Sturel voulut serrer mieux la discussion qu’ils venaient d’esquisser. Il expliqua comment, à examiner la Lorraine et les divers territoires mosellans, il avait compris la nécessité pour la nation, si elle veut durer, de se rendre intelligibles à elle-même la réalité et la haute dignité de l’esprit français :

— Ce n’est pas seulement notre territoire qu’on entame, mais notre mentalité. Un trop grand nombre de nos compatriotes ignorent leurs racines nationales : ils font les Allemands, les Anglais ou les Parisiens. Le Parisien, c’est de l’artificiel, du composite ; il n’y a pas de bois parisien, c’est du bois teint. Sur le cadavre du duché de Lorraine, je me suis assuré que les nations, comme les individus, sont vaincues seulement quand elles se déclarent vaincues, meurent quand elles renoncent à vivre, et perdent leur nom peu après qu’elles en oublient la définition. Je reviens de cette leçon de choses plus boulangiste que jamais, parce que Boulanger, en 1887, a rendu les deux Lorraines, l’annexée et la française, plus confiantes dans la France, plus énergiques à vouloir vivre.

— Tu as mille fois raison, répondait Rœmerspacher, mais il faudrait veiller à s’interdire des idées de professeur ; il n’y a pas à restaurer la France comme Viollet-le-Duc restaurait les vieilles cathédrales, en les rebâtissant d’après les plans de jadis. Saint-Phlin fait l’archéologue et refuse de se soumettre aux lois qui, de la mort, font sortir la vie.

— cette vie, pourquoi ne pas la dégager des secousses du boulangisme ?

— Le boulangisme ! ce n’est plus qu’une échauffourée. Pas un mot dur ne sortira de ma bouche pour ton Général, à qui je vois un seul tort : ce n’est pas qu’il manque de génie, mais c’est qu’il n’a pas trouvé les circonstances, la situation dont il aurait pu être l’homme. Les honnêtes gens comme toi, Sturel, les intrigants comme notre Suret-Lefort, vous demeurerez tous, faute d’un état d’esprit national qui vous supporte, des Français qui ont manifesté des intentions, des aspirations. Quand tous les cantons, dimanche, nommeraient Boulanger conseiller général, la tâche que tu rêves pour le boulangisme serait-elle mieux comprise par les boulangistes ? Ce sont eux-mêmes et Boulanger qui feront faillite à ton rêve. Je suis un réaliste ; si quelque jour je trouve un point d’appui pour une construction, si telles forces, aujourd’hui disséminées, prennent confiance, si elles se groupent pour devenir un puissant instrument, alors, l’affirmation et l’action devenant possibles, je tiendrai pour mon devoir de consacrer mon énergie à la vie publique. En attendant, il n’y a place que pour l’exploitation au jour le jour, pratiquée par nos opportunistes, et votre généreuse tentative convient seulement aux artistes qui se contentent d’éprouver des émotions, ou aux ambitieux qu’un bruit quelconque remplit d’aise.

Sturel, le lendemain samedi, arriva dès dix heures du matin à Saint-James, avec des dispositions d’autant plus affectueuses qu’il souffrait de peiner Thérèse par une nouvelle absence.

Elle le mena par l’incomparable avenue Richard-Wallace, dont la terre est noire et tout ombragée de marronniers centenaires, jusqu’aux trois bancs toujours libres sur la mare Saint-James, où des branches tombant de haut voilent à demi au promeneur le soleil et les eaux, et puis sous la sapinière qu’immortalise Puvis de Chavannes dans son Bois sacré.

Au Jardin d’acclimatation, désert les matins de semaine, ils visitèrent l’Hamadryade, un tout gros garçon de singe, qui porte avec inconvenance le nom d’une nymphe effarouchée. Sous un clair soleil, qui dissipe les angoisses, les huileuses otaries n’atteignent pas à l’épouvante tragique de leurs longs cris et de leurs « sauts dans la mer » au crépuscule de décembre. Thérèse de Nelles appréciait particulièrement les colombes poignardées et les traitait de petites amies malheureuses que les hommes, bien trop grossiers, ne peuvent pas plus comprendre que ne feraient des hamadryades. Sturel pensait que de toutes les déceptions de l’amour, ces deux animaux connaîtraient bien la pire, s’ils cherchaient à s’expliquer l’un à l’autre. Mais il se gardait d’en rien dire, sachant qu’un amant ne doit pas être vulgaire et qu’un peu de préciosité embellit une jeune femme.

À la fin de la journée, ils longèrent la berge de la Seine. L’île de Puteaux dispose d’admirables masses de grands arbres, tragiquement courbés sur le fleuve qui fuit. Ils lurent, à cinquante mètres en deçà du pont de Neuilly, l’inscription commémorative du fameux accident où Pascal en carrosse faillit être précipité. Lieu sacré qui favorisa la plus admirable folie et des accents désespérés ! Ils vaudraient alors même que l’humanité demanderait à d’autres doctrines qu’au catholicisme un point de vue pour ravaler la nature humaine et la force pour se soulever, au moins de désir, hors des intelligences obtuses et courtes, contentes d’être, satisfaites du monde et de la destinée.

Ces grandes idées, cette berge solitaire, ces déserts de jardins et de petites maisons, leur beauté, leur secret, venaient rouvrir la voie que s’était faite jadis Thérèse dans l’âme de Sturel. Ce petit canton de Saint-James, le plus mystérieux de Paris, donnait plus d’expression à la figure voluptueuse de cette délaissée. À vingt-quatre ans, malgré tous les artifices qui contraignent une mondaine, Thérèse, dans ce mois de juillet tout chargé d’orages, plus d’une fois avait soupiré et s’était énervée. Ces deux journées lui furent douces et tristes. En vain cherchait-elle à s’illusionner sur ce retour de tendresse. À chaque minute, ils s’apercevaient qu’ils ne valaient plus que pour se faire souffrir ; parfois encore, elle attirait la tête de son ami, puis elle le repoussait en sanglotant. La seule passion sensuelle, avec les familiarités qui lient, elle ne pourrait jamais l’éprouver pour Sturel, car entre eux il y avait eu trop de choses délicates, à la pension de la rue Sainte-Beuve. Elle avait désiré ce rendez-vous, et cependant elle se détourna, le soir, quand il voulut la prendre dans ses bras.

— En vous repoussant aujourd’hui, disait-elle, je garde moralement le droit d’être passionnée un jour.

Cette résistance irritait l’imagination du jeune voyageur et cette jalousie qui, chez l’amant, survit longtemps à l’amour. Après quelques pleurs, elle cessa de s’entêter et Sturel croyait étouffer dans sa main une chaude colombe poignardée.

Il ne quitta Saint-James qu’à minuit passé pour revenir, dès la première heure, le lendemain dimanche. C’était le jour fameux des élections au conseil général ; Boulanger se présentait dans quatre-vingts cantons. Mme de Nelles, que son éducation, à défaut de sa tendresse lassée, faisait toujours attentive, avait pris soin qu’on informât Sturel dans la soirée À minuit, il connut les premières nouvelles qui arrêtèrent les mouvements de son cœur.

— Nous sommes battus !

Puis, honteux de mal supporter un désastre et se rappelant ses vues de Lorraine sur la nécessité de secourir la nation contre l’envahissement étranger et sur la continuité des fièvres françaises qui tant de fois sauvèrent le pays, il fit un acte de foi, une élévation qui dépassait ses pensées ordinaires de partisan :

— Boulanger n’est qu’un incident. Nous retrouverons d’autres boulangismes.

Sur cette pensée virile, la jeune femme se méprit. Elle le crut sec pour son chef, incapable de suivre même les ambitions auxquelles il la sacrifiait. Elle se rappela, d’autre part, combien de fois, parce qu’elle se repliait dans un sentiment mélancolique, il l’avait accusée de ne rien éprouver, de ne pas vivre. Elle songea à ses chagrins, aux larmes qui depuis quelques mois lui tombaient dans le cœur. Elle se surprit à dire tout haut d’un ton fier : « Comme j’ai vécu plus que lui ! »

De tels malentendus abondent entre les personnes sentimentales, fort grossières au demeurant, et celles qui considèrent les choses sub specie œterni, ou qui, simplement, embrassent, comme a fait Sturel sur la Moselle, un développement de quelques siècles.

Le mardi 30 juillet, Sturel partit pour Londres. Mme de Nelles, demeurée seule dans le petit hôtel de Saint-James, jouit, comme d’un sommeil après la fatigue, de sa solitude. Elle se sentait délivrée de cette anxiété constante que lui donnaient les paupières de son ami, ses lèvres, le son de sa voix, qui la laissaient brisée, rompue de révolte. Par un après-midi magnifique, le soleil montant sur l’immense feuillage du Bois évoquait pour elle, qui depuis sa terrasse le contemplait, la jeunesse et la puissance. Le parfum de juillet versait dans ses veines un sang chaud, exaspéré, une surabondance de vie. Jusqu’alors une petite mondaine, elle se surprit à désirer des voyages, la campagne. Les grandes masses d’eau, les horizons d’arbres, l’Océan, eussent facilité sa vie.

« Sturel, pensait-elle, jouit de ses ennuis, de sa fièvre. Moi, comme Rœmerspacher, j’ai horreur du chagrin, des inquiétudes, de tout ce qui arrête mon libre développement. Il faut pourtant, s’avouait-elle avec une innocence audacieuse, qu’un jeune être aime ou soit débauché quand il a certains souvenirs. Mon désarroi moral n’est-il pas absence d’amour, sensualité plus que désespoir ? C’est un désir ardent vers un bonheur normal dont m’éloigne la dureté inconsciente de celui que j’aimais… »

Elle fit porter un mot au jeune historien. Il avait interrompu ses visites pendant le bref séjour de Sturel. Cette discrétion, impertinente de tout autre, ne témoignait que les sentiments d’un homme excellent et honnête, en qui Mme de Nelles retrouvait ce que l’on dit dans la « Bibliothèque rose » des gros terre-neuve pour les toutes petites filles, ou, dans les révoltes aux îles, du dévouement respectueux de certains nègres pour des jeunes femmes créoles qui leur montrèrent de la bonté. Elle ne songeait jamais à railler ses manières simples ; elle appréciait dans sa société une sorte de sécurité, et, près de ce lorrain un peu fruste, elle se retrouvait ce qu’elle était tout au fond : une bonne petite lorraine dont les grand’mères, à cette saison de l’année, se distrayaient de leur vague à l’âme en surveillant les confitures.