Derniers Poèmes, Texte établi par (José-Maria de Heredia ; le Vicomte de Guerne), Alphonse Lemerre, éditeurL’Apollonide. La Passion. Les Poètes contemporains. Discours sur Victor Hugo (p. 86-158).

PERSONNAGES



IÔN, fils d’Apollôn et de Kréousa.

XOUTHOS, Roi de l’Attique.

UN VIEILLARD.

CHŒUR DES GUERRIERS DE XOUTHOS.

KRÉOUSA, Reine de l’Attique.

CHŒUR DES FEMMES DE KRÉOUSA.

LA PYTHONISSE.

CHŒUR DES MUSES.

CHŒUR DES ORÉADES.

SACRIFICATEURS. — JUGES. — PEUPLE DE PYTHÔ.





PREMIÈRE PARTIE
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Le Rocher de Pythô. À gauche, le Temple de Loxias Apollôn, en marbre blanc, à colonnes doriques, orné de sculptures et de peintures. À droite, un bois de lauriers et de myrtes, semé de roches creuses d’où ruisselle, parmi de grands lys, la source de Kastalia. Une coupe d’or sur une des roches. Au fond, une gorge de montagne s’ouvrent sur l’horizon. Le jour se lève. Iôn, vêtu de blanc et couronné de fleurs, ayant aux mains les guirlandes et les bandelettes sacrées, et, sur l’épaule, un arc et un carquois dorés, descend les marches du Temple, suivi des sacrificateurs Pythiques aux longues robes couleur de safran, couronnés de lauriers.



SCÈNE PREMIÈRE
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IÔN, LES SACRIFICATEURS.


UN SACRIFICATEUR.

Vers le pâle couchant, dans sa robe étoilée,
Déjà la Nuit tranquille au loin s’en est allée.


DEUXIÈME SACRIFICATEUR.

Voyez ! le jeune Archer, roi du monde changeant,
Beau, fier, chevelu d’or et cuirassé d’argent,
Du fond de l’Ombre antique et des mers refluées
Pousse son char splendide à travers les nuées.


TROISIÈME SACRIFICATEUR.

Le quadrige hennit, l’éclair sort de l’essieu,
Et tout flamboie, et tout s’illumine d’un Dieu,
Les monts, la mer joyeuse et sonore, les plaines,
Les fleuves et les bois et les cités Hellènes !


CHŒUR DES SACRIFICATEURS.
STROPHE.

Toi qui mènes le chœur dansant
Des neuf Muses ceintes d’acanthes,
Iô ! Salut, Resplendissant !
Prophète aux lèvres éloquentes !

ANTISTROPHE.

Sur le monde immobile encor
Dormait l’Obscurité première :
Iô ! La vie et la lumière
Ont ruisselé de tes yeux d’or !

ÉPÔDE.

Tu vois naître et mourir les races fugitives,
Tu fais chanter l’oiseau dans son nid parfumé,

Et sous les antres frais germer les sources vives.
          Salut, Roi du ciel enflammé !


IÔN.

Chers sacrificateurs du divin Latoïde,
Purifiez vos mains dans l’onde kastalide ;
Allez, et sur l’autel encor silencieux
Brûlez en un feu clair l’encens délicieux.
Pour moi, mêlant le myrte aux laines violettes,
Je vais suspendre ici les saintes bandelettes,
Et j’en écarterai les ailes de l’oiseau,
Car ce Temple sacré fut mon premier berceau.

Les sacrificateurs entrent dans le bois de lauriers. Iôn suspend les bandelettes aux colonnes. Il va détacher un rameau à droite, et l’agite devant le Temple.

SCÈNE II
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IÔN,seul.
STROPHE.

Ô laurier, qui verdis dans les Jardins célestes
Que l’Aube ambroisienne arrose de ses pleurs !
Laurier, désir illustre, oubli des jours funestes,
Qui d’un songe immortel sais charmer nos douleurs !
Permets que, par mes mains pieuses, ô bel Arbre,
Ton feuillage mystique effleure le parvis,
Afin que la blancheur vénérable du marbre
          Éblouisse les yeux ravis !

Il suspend le rameau de laurier au-dessus des bandelettes et va puiser de l’eau dans une des roches creuses, avec la coupe d’or.



ANTISTROPHE.

Ô sources, qui jamais ne serez épuisées,
Qui fluez et chantez harmonieusement
Dans les mousses, parmi les lys lourds de rosées,
À la pente du mont solitaire et charmant !
Eaux vives ! sur le seuil et les marches Pythiques
Épanchez le trésor de vos urnes d’azur,
Et puisse aussi le flot de mes jours fatidiques
          Couler comme vous, chaste et pur !

Il fait une libation sur les marches du Temple.

Mais une ombre soudaine et de confus murmures
Viennent des pics neigeux et sortent des ramures.
Ils passent au ciel clair sur le Temple et les bois.
C’est le vol matinal des oiseaux. Je les vois !

Il prend l’arc, qu’il arme d’une flèche, et il en menace les oiseaux.


ÉPÔDE.

Fuis, grand aigle aux fauves prunelles,
Augural messager des Dieux,
Qui tiens les foudres éternelles !
Fuis, ô cygne mélodieux,
Dont l’aurore empourpre les ailes !
Et vous, colombes et ramiers,
Retournez aux nids familiers,
Dans les forêts sombres et fraîches !
Ô doux oiseaux, vous m’êtes chers,
Mais, docile au Dieu que je sers,
Je vous percerais de mes flèches !

Les oiseaux s’envolent. Les Sacrificateurs sortent du Bois, deux à deux, traversent la scène et montent au Temple. Derrière eux, entre le Chœur des Femmes de Kréousa. Iôn est debout, appuyé sur son arc, à gauche.



SCÈNE III
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IÔN, le Chœur des Femmes.


PREMIÈRE FEMME.

Que ce bois de lauriers et de myrtes épais
Respire, ô chères sœurs, l’innocence et la paix,
Et que son ombre est douce où de fines lumières
Glissent par gouttes d’or des feuilles printanières !


DEUXIÈME FEMME.

Et cette eau qui jaillit du rocher ruisselant
Qu’elle est pure !


TROISIÈME FEMME.

Qu’elle est pure ! Voyez ce réseau de guirlandes
Qui sur le seuil d’airain tombe du fronton blanc.
Ô Maison vénérable ! ô pieuses offrandes !


PREMIÈRE FEMME.

Femmes, ce Temple est beau comme ceux d’Athèna.

DEUXIÈME FEMME.

Certes ! il a l’éclat sans tache de la neige.


TROISIÈME FEMME.

Le divin Loxias l’habite et le protège ;
Il le bâtit lui-même et de ses mains l’orna.


PREMIÈRE FEMME, montrant les sculptures et les peintures.

Vois le grand Hèraklès fauchant l’Hydre aux cent têtes !


DEUXIÈME FEMME.

Et l’antique Héros, sur le Cheval ailé,
Aussi prompt que l’éclair dans les noires tempêtes,
Perçant d’un glaive d’or le monstre échevelé !


TROISIÈME FEMME.

Ici la jeune Aurore et les Heures légères.

Les femmes s’avancent pour gravir les marches du Temple.


IÔN.

Admirez en silence, ô femmes étrangères,
Et demeurez. Bientôt le Temple va s’ouvrir,
Mais nul n’y peut entrer maintenant sans mourir.


PREMIÈRE FEMME.

Ô jeune homme, debout sur le seuil solitaire,
Pourrons-nous contempler le divin sanctuaire ?

IÔN.

Qu’un sang vermeil, d’abord, ruisselle pour le Dieu !
Puis, au Trépied d’airain, dans les parfums en feu,
Vous entendrez parler la pâle Prophétesse.


DEUXIÈME FEMME.

Nous précédons ici le Maître et la Maîtresse.


IÔN.

Quels sont-ils ? De quelle île, ou de quel continent ?
Et quels noms portent-ils sous le ciel rayonnant ?


TROISIÈME FEMME.

Ô jeune homme, ils sont Rois de l’Attique sacrée,
Dans la ville où Pallas, la Vierge, est honorée.


IÔN.

Viennent-ils pour un songe, effroi des longues nuits ?


PREMIÈRE FEMME.

Nous ne savons. Les Rois ont leurs secrets ennuis.
Pour nous, que notre cœur les sache ou les ignore,
Entendre et voir nous sont interdits ; il faut clore
Nos lèvres. Mais voici notre Reine, Étranger,
Et, s’il te plaît ainsi, tu peux l’interroger.



SCÈNE IV
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IÔN, KRÉOUSA, Le Chœur des Femmes.


IÔN, à part.

Si j’en crois sa beauté que nulle autre n’égale,
Cette femme sans doute est de race royale.
Mais d’où viennent les pleurs qui tombent de ses yeux ?


KRÉOUSA.

Ô regrets ! ô douleurs ! Noirs attentats des Dieux !


IÔN, de même.

Pourquoi ce morne ennui sur son visage auguste ?


KRÉOUSA.

Se peut-il qu’un Dieu mente et qu’un Dieu soit injuste !


IÔN, de même.

Devant la majesté du Temple et de l’Autel,
Femme, ne parle pas ainsi d’un Immortel.

Redoute qu’il t’entende et que la Pythonisse
D’un oracle terrible et soudain te punisse.
Puisse-t-elle plutôt, propice à tes douleurs,
Promettre à ton beau front l’éclat des jours meilleurs
Et répandre la paix dans ton âme irritée !
Ton nom ?


KRÉOUSA.

                       Kréousa, Reine, et du sang d’Erékhtée.


IÔN.

Et ta ville ?


KRÉOUSA.

                        Athèna, la cité de Pallas.


IÔN.

Ô Ville illustre ! Enfant d’un noble père !


KRÉOUSA.

                                                                            Hélas !
Que me sert, Étranger, le sang dont je suis née ?
En ai-je moins subi la sombre destinée ?
Ni la pourpre, ni l’or, ainsi que tu le crois,
Des maux communs à tous ne préservent les Rois,
Et de plus rudes mers battent les hauts rivages.


IÔN.

Je le sais, non par moi, mais par la voix des sages.

Est-il donc vrai qu’un Dieu, maître des flots sans frein,
Dans Makra, d’un seul coup de son trident d’airain,
Sous la terre béante ait englouti ton père ?


KRÉOUSA.

Makra ! Ne parle pas de cet impur repaire !


IÔN.

C’est un lieu vénérable et d’Apollôn aimé.


KRÉOUSA.

Dans cet antre fatal que ta bouche a nommé,
Un crime, une action lâche, odieuse, impie,
De celles que jamais le coupable n’expie,
Je l’atteste, Étranger, par ce jour qui nous luit,
Fut commise autrefois durant la noire nuit.


IÔN.

Et ce forfait ancien n’a point laissé de trace ?


KRÉOUSA.

Non !


IÔN, après un silence.

             Dis-moi ton époux ? Est-il de bonne race ?


KRÉOUSA.

Il se nomme Xouthos, il sort de Zeus tonnant,

Et sur la sainte Attique il règne maintenant,
Ayant conquis pour nous l’Île aux vertes olives
Qu’un orageux détroit sépare de nos rives.
Il gravit la montagne, et nous venons tous deux
Consulter de Pythô l’oracle hasardeux.


IÔN.

Pour vos enfants sans doute, honneur de l’hyménée ?


KRÉOUSA.

Nous n’avons point d’enfants !


IÔN.

                                                       Ô femme infortunée !
Quoi ! Tu n’as point d’enfants ?


KRÉOUSA.

                                                        Apollôn le sait bien !
Mais toi, cher Étranger, quel pays est le tien ?
Que ta mère est heureuse, hélas !


IÔN.

                                                           Reine, j’ignore
Mon pays, mes parents.


KRÉOUSA.

                                              Ô Dieux ! si jeune encore,
Tu n’as jamais connu ta mère ?

IÔN.

                                             Non, jamais.
Dans les langes de lin où, dit-on, je dormais,
Ce temple m’a reçu comme un oiseau sans ailes,
Et le Dieu m’a nourri de ses mains immortelles.


KRÉOUSA.

Je sais une autre femme, hélas ! qui pleure aussi
L’enfant qu’elle a perdu jadis. Je viens ici,
Dans Pythô, demander pour elle… J’ose à peine,
Par pudeur, révéler…


IÔN.

                                         Parle ! J’écoute, ô Reine !


KRÉOUSA.

Cette femme, outrageant Pallas et la vertu
Des vierges, eut un fils d’Apollôn.


IÔN.

                                                           Que dis-tu ?
Une mortelle ! un Dieu !


KRÉOUSA.

                                           Certe, Apollôn lui-même !
Que pouvons-nous, hélas ! contre un Dieu qui nous aime ?

Dans l’antre de Makra cet enfant vit le jour
Et des bras maternels fut ravi sans retour.


IÔN.

Est-il mort ?


KRÉOUSA.

                     Je ne sais s’il vit. Ô chère image !
Il te ressemblerait, il aurait le même âge.


IÔN.

Apollôn fut injuste, et je dis hautement
Qu’il est mal, homme ou Dieu, de trahir son serment.
Mais ne reprochons rien aux Daimones sublimes :
Ils ne consentent point qu’on révèle leurs crimes,
Et les biens qu’on poursuit contre leur volonté
Mêlent plus d’amertume à notre adversité.


KRÉOUSA, à part.

Si ma bouche se tait, qui tarira mes larmes ?

À Iôn.

Mais, Étranger, j’entends le bruit strident des armes.
On approche. Voici Xouthos, mon noble époux.
Ne dis rien de ceci, car les Rois sont jaloux
Et confondent souvent, dans nos âmes blessées,
Les coupables secrets et les bonnes pensées.



SCÈNE V
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IÔN, KRÉOUSA, Le Chœur des Femmes,
XOUTHOS, Le Chœur des Guerriers.


XOUTHOS.

Salut, Rocher célèbre, Antre mystérieux,
Oracle Pythien, cher aux hommes pieux !
Salut, ô Loxias, dans ta haute demeure !
Et toi, femme, salut ! Voici le jour et l’heure
Où nous retournerons heureux et triomphants,
Ou privés à jamais d’espérance et d’enfants.

À Iôn.

Jeune homme, mène-nous à ton Dieu redoutable.


IÔN.

Que Loxias t’exauce, Étranger vénérable !
Je ne puis t’obéir. Il ne m’est point permis
D’abandonner le seuil dont le soin m’est commis.
D’autres sont là, veillant auprès des saintes Flammes.
Mais entre seul : le Temple est interdit aux femmes.

XOUTHOS.

C’est bien. Prends un rameau de laurier verdoyant,
Reine, et demande au Dieu qu’il nous soit bienveillant.
Pour moi, j’entrerai seul. Puissent les Destinées
Accorder des enfants à nos vieilles années !
Vous, mes chers compagnons, guerriers de la Hellas,
Restez, et suppliez Artémis et Pallas.
Il entre dans le Temple.



SCÈNE VI
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IÔN, KRÉOUSA, Le Chœur des Femmes,
Le Chœur des Guerriers.



KRÉOUSA.
STROPHE.

Apollôn ! Apollôn ! Ne l’as-tu pas aimée,
Cette vierge, tremblante entre tes bras divins,
Qui, mère sans enfants et d’ennuis consumée,
            Gémit, en proie aux noirs chagrins ?


LE CHŒUR DES FEMMES.

Contemple, du milieu de la nue enflammée,
Cette vierge tremblante entre tes bras divins !


KRÉOUSA.
ANTISTROPHE.

Apollôn ! Apollôn ! Ô Lumière ! ô Prophète !
Rends-lui ce fils conçu dans un rêve enchanté,
Dont tes célestes yeux doraient la blonde tête,
            Reflet charmant de ta beauté !

LE CHŒUR DES FEMMES.

Écoute, ô bel Archer ! Roi de l’azur, arrête !
Rends-lui ce fils conçu dans un rêve enchanté.


KRÉOUSA.
ÉPÔDE.

Ou du moins, si la Mort, dans la pâle Prairie,
A couché cet enfant sur les funèbres fleurs,
Parle, afin que sa mère, à cette Ombre chérie,
Élève une humble tombe, et la baigne de pleurs
          Sur le doux sol de la patrie !


LE CHŒUR DES FEMMES.

Ô cher enfant, perdu dès le berceau fleuri,
Reviens, et reconnais le sein qui t’a nourri !


LE CHŒUR DES GUERRIERS.
STROPHE.

Artémis, dont le vent du soir baise les tresses,
Ô tueuse de cerfs et de lions grondeurs,
          Reine des fières chasseresses !
Et toi, Vierge Pallas, gloire des profondeurs
          Où siègent les Dieux Ouranides !
Venez en aide au Roi sauveur des Erékhthides !



SCÈNE VII
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IÔN, KRÉOUSA, Le Chœur des Femmes,
Le Chœur des Guerriers, XOUTHOS.



XOUTHOS.

Ô mon fils, mon cher fils ! Loxias a parlé !
Viens dans mes bras, Enfant si longtemps appelé,
Que je baise tes mains et ton jeune visage !


IÔN.

Étranger, que dis-tu ? Ta parole est peu sage.
La majesté du Temple a troublé tes esprits,
Et ton premier regard sans doute s’est mépris.
Prends garde de toucher ma tête consacrée,
Ou je te percerai d’une flèche assurée.


XOUTHOS.

Tu verserais le sang de ton père, Enfant !


KRÉOUSA, à part.

                                                                      Quoi !
Ce jeune homme est son fils ? Que dit-il ?


IÔN.

                                                                         Ton fils ? Moi ?
Qui te l’a révélé ? Parle.


XOUTHOS.

                                            C’est la Voix sainte
Du Dieu qui t’a nourri dans cette Auguste enceinte.
Elle m’a répondu : — Sors ! Celui que tes yeux
Auront vu le premier sera ton fils. —


KRÉOUSA, à part.

                                                               Grands Dieux !
À combien de douleurs m’avez-vous condamnée ?
Ô mes larmes, pleurez le jour où je suis née !


IÔN.

Et ma mère ? Sais-tu quelle est ma mère ?


XOUTHOS., à part.

                                                                     Non.
L’Oracle de Pythô ne m’a pas dit son nom.


IÔN.

Comment l’ignores-tu ?
 

XOUTHOS.

                                            Je ne sais, mais j’atteste
L’irréprochable Voix de l’Oracle céleste.
Je suis ton père, Enfant.


IÔN.

                                            Apollôn t’a déçu,
Si tu ne connais pas celle qui m’a conçu.
Es-tu ma mère, ô Reine, ô fille d’Erekhthée ?


KRÉOUSA.

Non ! De l’amour d’un fils je suis déshéritée :
Nous n’avons jamais eu d’enfants. Tu ne m’es rien.


XOUTHOS.

Par Apollôn, Pallas et Zeus Ouranien,
Guerriers, voici mon fils, l’héritier de ma gloire !


IÔN.

Qui suis-je, ô Loxias, et que me faut-il croire ?


LE CHŒUR DES GUERRIERS.
STROPHE.

À l’ombre de ces bois et de ces cours sacrés,
            Toi qui fleurissais dans ta grâce,
Salut, ô beau jeune homme aux longs cheveux dorés !
            Reconnais ton père et ta race !

XOUTHOS.

Sur ton front que la vie en fleur parfume encor
Reçois cette couronne au triple cercle d’or.


IÔN.

Il est donc vrai ? Je suis ton fils ? Moi, sans patrie
Et sans nom ? Ô mon père !


KRÉOUSA, à part.

                                              Et moi, je suis trahie !
Xouthos avait un fils et j’ai perdu le mien.
Triomphe, ô Dieu cruel ! Il ne me reste rien.
Femmes, emmenez-moi de ce lieu que j’abhorre,
Et que ce jour fatal soit ma dernière aurore !


Elle sort, suivie du Chœur des Femmes.


SCÈNE VIII
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IÔN, XOUTHOS, Le Chœur des Guerriers.



XOUTHOS.

D’où viennent ce silence et ce front soucieux
Et cette ombre, ô mon fils, qui passe dans tes yeux ?
Regrettes-tu ce Temple où fleurit ta jeunesse ?
Songe à ton père, au thrône, au peuple qui s’empresse
Au-devant de ton char dans la grande Athèna.
Jamais un plus beau jour aux cieux ne rayonna !
Es-tu donc malheureux de ma joie, ô chère âme ?


IÔN.

Ô mon père, je crains qu’on m’envie et me blâme
D’envahir brusquement ta demeure et tes biens.
La Reine Kréousa, fille d’aïeux anciens,
S’étonne, non sans droit, de ma prompte fortune.
Vois, mon aspect déjà la trouble et l’importune.
Elle n’a point de fils, et, dans son cœur jaloux,
Cette, elle haïrait l’enfant de son époux.
Tu sais que de douleurs, d’actions inhumaines,
De forfaits imprévus sont sortis de ces haines.

Tu ne les préviendrais qu’en me sacrifiant ;
Ou, moi-même, inquiet, furtif et défiant,
Plein de l’amer regret de l’enfance sereine,
Peut-être qu’à mon tour je haïrais la Reine.
Ah ! laisse-moi plutôt jouir obscurément
Des humbles biens goûtés sans trouble et sans tourment.


XOUTHOS.

Mon fils, ne doute pas des bonnes Destinées.
Loin de flétrir la fleur de tes jeunes années,
La Reine, à qui les Dieux n’ont point donné d’enfants,
Te servira de mère. En vain tu t’en défends :
Tu céderas, mon fils, à ma plus chère envie
En siégeant sur mon thrône, au terme de ma vie.


IÔN.

Hélas ! le noir essaim des soucis mécontents
Vole, dit-on, autour des thrônes éclatants,
Et l’imprécation de l’opprimé qui pleure
Épouvante les Rois dans leur riche demeure.
Mais ici chacun m’aime et me sourit ; l’autel
Y mêle ses parfums à la fraîcheur du ciel ;
On n’y dédaigne point mon obscure naissance ;
Je vis dans la lumière et dors dans l’innocence.
Père, ces bois sacrés me pleureraient loin d’eux.
N’emmène point ton fils, permets-lui d’être heureux.


XOUTHOS.

Il te faut obéir au Dieu que tu révères !
Un astre inattendu luit sur ton horizon.

Après les jeux, mon fils, viennent les temps sévères,
Et le fruit d’or mûrit après la floraison.


LE CHŒUR DES GUERRIERS.
STROPHE.

Prince, le sceptre au poing, les tempes couronnées,
          Tu jugeras les têtes inclinées,
Ou, debout sur le char aux lourds moyeux d’airain,
Menant le tourbillon de la foule guerrière,
          Tu pousseras à travers la poussière
Le belliqueux quadrige impatient du frein.


IÔN.

Je n’ai jamais versé, fidèle aux saintes règles,
Que le sang des corbeaux voraces et des aigles,
Et l’épée et la lance et les coups furieux
Offenseraient ces mains que je tendais aux Dieux.


XOUTHOS.

Viens ! Tu seras un jour, Enfant, ce que nous sommes.
Sous le casque et l’armure et le lourd bouclier,
Tu verseras aussi le noble sang des hommes,
Et sur ton jeune front croîtra le vert laurier.


IÔN.

Il germe ici plus beau, verdoyant dans l’aurore !
Aussi doux qu’une lyre il chante au vent sonore,
Et la Muse divine, avec ses belles mains,
Ne le pose jamais sur des fronts inhumains.
 

LE CHŒUR DES GUERRIERS.
ANTISTROPHE.

La Vierge aux ailes d’or, notre Pallas armée,
            Comme la cendre et comme la fumée,
Chassera devant toi les Barbares tremblants ;
Et tu verras passer, dans la mâle tempête,
            Gorgô, le Monstre immortel, dont la tête
Fait se tordre et siffler des reptiles sanglants !


IÔN.

Oh ! la myrrhe et l’encens vers les claires nuées,
Les roses parfumant les tresses dénouées,
Les songes, doux charmeurs de mon léger sommeil,
Et le chant des oiseaux dans le matin vermeil !


XOUTHOS.

Hâtons-nous, compagnons, fleur de la sainte Attique !
Portons dans Athèna la Parole Pythique ;
Qu’elle emplisse la Ville et le ciel radieux !
Toi, reste, cher Enfant que me gardaient les Dieux !
En ce jour, le meilleur de ma vie éphémère,
Appelle tout ce peuple au festin solennel.


IÔN.

Loxias Apollôn et Temple paternel,
Soyez-moi bienveillants et rendez-moi ma mère !


DEUXIÈME PARTIE
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Bois et Rochers de Pythô.



SCÈNE PREMIÈRE
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KRÉOUSA, UN VIEILLARD.


KRÉOUSA.

Ô vieillard, serviteur de l’antique Maison
De mes pères, les Dieux ont troublé ma raison,
Et d’un âpre chagrin mon âme est tourmentée.
Viens, approche, entends-moi, sage ami d’Érékhthée ;
Conseille ma douleur et sache me venger !


LE VIEILLARD.

De quel outrage, enfant ? De qui ?


KRÉOUSA.

                                                De l’Étranger,
De Xouthos, d’Apollôn ! Tous m’ont trahie ! Écoute,

Vieillard. Mes longs ennuis, tu les connais sans doute.
Épouse sans enfants, Reine sans héritier,
Je craignais que la mort ne tarît tout entier
Le sang de mes aïeux dans mes stériles veines ;
Mais les Dieux, devant qui mes larmes étaient vaines,
Me rendaient vénérable à mes peuples, et tous
M’honoraient à l’égal de mon royal Époux.
Maintenant, sache-le, ma honte est assurée ;
Xouthos en a reçu la promesse sacrée ;
Je n’ai plus d’espérance, et les Dieux ont rendu
Au père clandestin un fils longtemps perdu.


LE VIEILLARD.

Certes, dans Athèna la rumeur est venue
Qu’un beau jeune homme, né d’une mère inconnue,
Fut nourri par le Dieu de l’antre Pythien,
Qu’il est fils de Xouthos.


KRÉOUSA.

                                             Vieillard, mais non le mien !


LE VIEILLARD.

Cette joie, ô ma fille, hélas ! te fut ravie
De voie ainsi renaître et refleurir ta vie.
Nous savons tes douleurs : tu n’as pas eu d’enfant.


KRÉOUSA.

Je te le dis, la honte en vain me le défend…

Ô souvenir cruel d’une ivresse éphémère !
Par le crime d’un Dieu dès longtemps je suis mère !


LE VIEILLARD

Ô fille d’Érékhthée, ô Reine, que dis-tu ?
Non ! Ton cœur a gardé l’infaillible vertu,
Et des mots insensés sont tombés de ta bouche.


KRÉOUSA.

Je n’ai dit que trop vrai, par le Hadès farouche,
Et par mes pleurs, hélas ! j’en atteste l’Archer
Céleste, et toi, cher fils, qu’il me vint arracher,
Quand je dormais auprès de ta grâce fleurie !
Peut-être, ô mon enfant, seul, sans nom, sans patrie,
Gémis-tu, vagabond, par la pluie et le vent,
Sur la terre Barbare ou sur le flot mouvant ;
Ou, pour toujours, le long des trois fleuves funèbres,
Chère âme, habites-tu les muettes ténèbres,
Tandis qu’un plus heureux qui n’est pas de mon sang,
Prend ton sceptre et jouit du jour éblouissant !


LE VIEILLARD.

Malheureuse ! Où ce fils a-t-il vu la lumière ?
Quel est ce Dieu fatal et sourd à ta prière ?
Parle, et, bien que cruel, ô Reine, pour tous deux,
Confie à mon amour ce secret douloureux.

KRÉOUSA.
STROPHE.

De ses ceintures longtemps closes
L’aube faisait pleuvoir ses roses
Au ciel étincelant et frais ;
Le vent chantait sur la colline ;
Les lys que la rosée incline
Parfumaient d’une odeur divine
L’air léger que je respirais.


ANTISTROPHE.

J’allais, foulant les herbes douces,
Éveillant l’oiseau dans les mousses
Avec mes rires ingénus ;
J’entrelaçais en bandelette
L’hyacinthe et la violette ;
Dans l’eau vive qui les reflète
Je baignais mes pieds blancs et nus.


ÉPÔDE.

Et tu survins alors, ô Roi des Piérides,
              Ceint du fatidique laurier !
Terrible et beau, pareil au chasseur meurtrier
              Qui poursuit les biches timides,
Apollôn ! Apollôn ! ô ravisseur impur !
Tu m’emportas mourante au fond de l’antre obscur
              Suspendue à tes mains splendides !


LE VIEILLARD.

Ô douleur !

KRÉOUSA.

                       Et c’est là, dans ce funeste lieu,
Que j’enfantai ce fils né de l’amour d’un Dieu,
Ce fils qu’on m’a ravi, quand il naissait a peine,
Et déjà revêtu de beauté surhumaine !
Hélas ! il souriait, confiant et joyeux ;
La splendeur paternelle éclatait dans ses yeux,
Et j’oubliais ma honte en baisant son visage !
Mais, une sombre nuit, dans la grotte sauvage,
Il me fut enlevé par les bêtes des bois,
Sans doute ! Et je l’ai vu pour la dernière fois !


LE VIEILLARD.

Ô malheureuse enfant d’Érékhthée, ô Maîtresse,
Que ne puis-je apaiser ta profonde détresse !
Mais il te faut subir un mal immérité :
Ce que veulent les Dieux ne peut être évité.


KRÉOUSA.

Quoi, vieillard ! je verrais, d’une âme lâche et vile,
Cet Étranger, siégeant, sceptre en main, dans ma Ville,
Insulter à mon fils qui n’a point de tombeau
Et mêler à ma race antique un sang nouveau !
Non ! C’est à toi, plutôt, de seconder ma haine.
Non ! Que l’Étranger meure, ou je ne suis plus Reine,
Ou, livrant ta vieillesse ingrate aux longs remords,
Je rejoins mes aïeux et mon fils chez les morts !

LE VIEILLARD.

Par l’Immortel et l’homme à la fois outragée,
Reine, rassure-toi, car tu seras vengée.
L’âge a courbé ma tête et rompu ma vigueur,
Mais la neige des ans n’a point glacé mon cœur.
J’irai dans cette tente où le festin s’apprête,
Et là, d’une main sûre, et dévouant ma tête,
Parmi les coupes d’or, les danses et les chants,
J’abattrai sur son front la hache aux deux tranchants.


KRÉOUSA.

Ta main pourrait trembler. Non, point de violence,
Vieillard ! Usons plutôt de ruse et de silence.


LE VIEILLARD.

Femme, ton cœur faiblit !


KRÉOUSA.

                                           J’ai de plus sûrs moyens.
Écoute donc. Tu sais, par les récits anciens,
Que la grande Pallas, dans la temps de mes pères,
Tua Gorgô le Monstre aux cheveux de vipères ?


LE VIEILLARD.

Certes.


KRÉOUSA.

                   Vois cet anneau que Pallas a donné

À mon illustre aïeul. Le sang empoisonné
Du Monstre est contenu dans cet or. Qu’il s’en mêle
Une goutte au vin pur dont la coupe étincelle,
Qu’elle effleure sa lèvre, et l’éclair, dans les cieux,
Est moins prompt que la mort qui fermera ses yeux !


LE VIEILLARD.

Voici l’heure fatale où commence la fête ;
Donne ! Ta volonté, ma fille, sera faite.


KRÉOUSA.

Je remets ma vengeance entre tes mains, vieillard.
N’hésite pas, agis sans peur et sans retard.
Une goutte de sang dans une coupe pleine !
Souviens-toi ! Mais que nul ne te soupçonne !


LE VIEILLARD.

                                                                            Reine,
À moins qu’il en appelle au Dieu qui l’éleva ;
Ou tu seras vengée, ou j’aurai vécu.


KRÉOUSA.

                                                            Va !

Le vieillard sort.


SCÈNE II
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KRÉOUSA, seule.



Oui ! Le sang de Gorgô, comme une ardente flamme,
Va dessécher sa veine et lui dévorer l’âme.
Il tombera, tranché dans son fragile orgueil.
Aussi bien sa fortune insultait à mon deuil ;
Et de l’antique sol de mes aïeux, leur race,
Moi morte, eût disparu, sans laisser plus de trace
Qu’un peu de cendre au vent qui la disperse aux cieux.
Qu’il meure donc !

Un silence.

                               Mon fils, qui descendait des Dieux,
Est bien mort ! La vengeance est, certes, légitime.
Ô mon enfant, reçois cette jeune victime,
Digne de toi sans doute, innocente qu’elle est ;
Et qu’un Dieu me foudroie ensuite, s’il lui plaît !

Un silence.

Pourtant, ce meurtre est lâche, et mon cœur en murmure.
Il mettra sur mon nom une longue souillure.

Cet Éphèbe, si beau dans sa jeunesse en fleur,
A-t-il causé ma honte et voulu ma douleur ?
Et dès que je l’ai vu, sur les marches sacrées
Du Temple, couronné de ses boucles dorées,
L’arc en main, souriant dans la lumière, et tel
Que m’apparut jadis l’éclatant Immortel,
Un invincible attrait ne m’a-t-il pas charmée ?
Mon fils, j’ai cru ravoir ta tête bien-aimée !
Oh ! que n’est-il ce fils doux et cher à mes yeux !

Un silence.

Qu’ai-je fait ? Est-il vrai ? le sang prodigieux
Du Monstre va glacer sa jeune âme trahie !
Ce funeste vieillard m’a trop vite obéie.
Puisse un Dieu ralentir les rapides instants
Et m’épargner ce noir forfait, s’il en est temps !
Apollôn ! Apollôn ! Je ne veux pas qu’il meure !


SCÈNE III
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KRÉOUSA, Le Chœur des Femmes.


PREMIÈRE FEMME.

 
Maîtresse, déjà l’ombre est plus haute. Elle effleure
Les sommets qu’un dernier rayon d’or éblouit.


DEUXIÈME FEMME.

Les astres vont briller dans la divine nuit.
Et des souffles glacés tombent du lourd feuillage.
Viens !

Le spectre éclatant d’Apollon passe dans le fond de la scène et disparaît aussitôt.


KRÉOUSA.

                Apollôn ! c’est toi ! c’est ta céleste image !


TROISIÈME FEMME.

Où s’égarent tes yeux ? Vers qui tends-tu les bras ?

KRÉOUSA.

Cher Apollôn, pardonne ! Il ne périra pas !
Je cours, je briserai la coupe. Sur ta tête,
Vieillard, n’accomplis pas ce crime impie ! Arrête,
Enfant ! crains de toucher à l’horrible liqueur.
Venez, courons ! Mes yeux s’obscurcissent, mon cœur
S’éteint. Je vous salue, ô compagnes fidèles,
Et vais chercher mon fils dans les Champs d’asphodèles !

Elle tombe dans les bras de ses femmes, qui l’emportent. Le fond de la scène s’ouvre et la tente du festin apparaît. Piliers peints de couleurs variées. Riches tapis de pourpre suspendus aux parois de la tente. Table en hémicycle chargée de mets, de kratères, de coupes d’or et d’argent.

SCÈNE IV
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IÔN, Sacrificateurs, Juges Pythiques ;
Nymphes Oréades
, à courtes tuniques vertes, couronnées de fleurs sauvages ; Hommes, Femmes et Jeunes Filles de Pythô.


PREMIÈRE ORÉADE.
STROPHE.

La fleur de l’aubépine aux fronts,
Cher jeune homme, nous accourons
Du sommet des monts solitaires,
Du fond des bois pleins de mystères
Où bondissent nos pieds errants,
Du bord des lacs et des torrents
Ou boivent les grands cerfs nocturnes
Qui brament aux cieux taciturnes.


DEUXIÈME ORÉADE.
ANTISTROPHE.

Ô bel Archer, tes légers traits.
Sous le feuillage des forêts

Qui frémit, que le matin dore,
Ne suivront plus dans l’air sonore
Le vol des sauvages ramiers ;
Et jamais plus, dans les halliers
Que parfume l’odeur des sèves.
Nous ne charmerons tes doux rêves !


TROISIÈME ORÉADE.
ÉPÔDE.

Puisque tu vas quitter le saint Temple et les bois
Et la Source qui flue aux Roches Pythiades,
Salut ! et que le chœur dansant des Oréades
Réjouisse tes yeux une dernière fois !

Danses.


SCÈNE V
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Les Mêmes, LE VIEILLARD. Il entre, une coupe à la main.


PREMIER SACRIFICATEUR. Il offre une couronne de lierre à Iôn.

 
Nourri par Loxias dans la Maison divine
Où toi-même ignorais ta céleste origine,
Il sied qu’entrelaçant ce lierre à tes cheveux,
Tu mêles à nos voix ta louange et tes voeux.
Lève ton front pensif et parle, ô cher jeune homme !
Ce Dieu t’aime, il convient que ta bouche le nomme.


IÔN.

 
Tout mon cœur est empli d’un noir pressentiment.
Je ne sais, mais quelqu’un me hait assurément !
Daimôn, qui protégeas ma vie et mon enfance,
Pardonne, Ô Loxias, le trouble qui t’offense !
Et vous, amis, mêlez, pour Zeus et pour Phoibos,
Le miel Attique au vin parfumé de Naxos,
Et versez à pleins bords leur écume pourprée.

LE VIEILLARD.

Ô cher Prince, voici la coupe préparée,
Reçois-la de ma main au nom de tes aïeux.
Ma chevelure est blanche. Enfant, je suis bien vieux.
Mais je mourrai content, si tu daignes permettre
Que je serve le fils du Roi Xouthos, mon maître.


IÔN.

Donne. Il m’est doux, vieillard, d’honorer tes longs jours.
Que Pallas bienveillante en prolonge le cours !

Il prend la coupe.
STROPHE.

          Paian ! Gloire à toi qui fécondes
Les fleurs et les moissons, les bois, les mers profondes
          D’où jaillit ton char immortel !
Dompteur du vieux Python dans son antique abîme,
          Viens ! Descends sur l’auguste cime
          Où l’encens parfume l’autel.
Et maintenant, salut, Pythô, rochers et terre !
Ô Temple, mon berceau ! Noirs feuillages des bois,
Vous dont Kastalia rafraîchit l’ombre austère.
Recevez une part de la coupe où je bois.

Il répand quelques gouttes de vin. Les colombes du Temple volent çà et là sur la scène et se posent autour de lui.


ANTISTROPHE.

          Doux oiseaux, colombes fidèles,
Qui veniez, au matin, de vos battements d’ailes

            Effleurer mon front endormi,
Salut ! N’espérez pas qu’un temps si cher renaisse.
            Ô compagnes de ma jeunesse,
            Vous ne verrez plus votre ami !

Une des colombes boit le vin répandu et tombe morte.

Dieux ! Voyez celle-ci, l’aile ouverte ! Qu’a-t-elle ?
Répondez ! Elle a bu cette liqueur mortelle
Et ne respire plus !

Il fait tomber la coupe. Tous se lèvent en tumulte.


PREMIER SACRIFICATEUR.

                                 Ô terreur ! Trahison
Détestable ! La coupe est pleine de poison !


IÔN.

Qui de vous a voulu me vouer à la tombe ?
Qui m’a versé ce vin dont meurt cette colombe ?
N’est-ce point toi, vieillard ?


DEUXIÈME SACRIFICATEUR.

                                                Malheureux, réponds !


TROISIÈME SACRIFICATEUR.

                                                                                        Oui !
Oui ! Nous l’avons tous vu. Saisissez-le, c’est lui !


LE VIEILLARD.

Il est vrai.

IÔN.

          Savais-tu la coupe empoisonnée ?
Etait-ce bien à moi qu’elle était destinée ?


LE VIEILLARD.

Jeune homme, tu l’as dit.


IÔN.

                                         Pourquoi ? Que t’ai-je fait ?
Mais quelque autre, sans doute, a, pour ce vil forfait,
Armé tes vieilles mains lâchement homicides ?


LE VIEILLARD.

Non ! J’ai voulu venger les vaillants Érékhthides
Sur le fils du tyran Xouthos. Aucun n’a su
Ma haine et mon dessein. Moi seul ai tout conçu.
Un Dieu t’a préservé de la mort. Soit ! Je livre
Au fer le peu de jours qui me restaient à vivre.
Prenez-les, frappez-moi de vos bras résolus,
Hâtez-vous. J’ai tout dit et ne répondrai plus.


PREMIER JUGE.

Divin fils de Xouthos et Citoyens Pythiques,
Qu’il soit donc fait selon les Coutumes antiques.

Au vieillard.

Esclave ! ton aveu dicte ton châtiment.
Les pieds, les poings liés, tu mourras lentement

Sur la cime déserte et des aigles hantée
Qui hacheront du bec ta chair ensanglantée.
L’ardeur du jour, le froid des nuits, la soif, la faim,
D’heure en heure, longtemps, prolongeront ta fin ;
Puis, l’éternel Hadès engloutira ton âme,
Et les Dieux livreront au vent ta cendre infâme !


IÔN.

Ô Loxias ! rends-moi la paix de tes autels)
Garantis-moi du thrône et des honneurs mortels !
Rouvre tes bras divins, et que je vive et meure
Sans haine et sans regret dans ta sainte demeure !

Il sort.


SCÈNE VI
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Les Mêmes, moins IÔN.


UN CITOYEN DE PYTHÔ

À mort ! Que cela soit ! L’arrêt est mérité.


DEUXIÈME CITOYEN.

Aux oiseaux carnassiers le misérable esclave !


TROISIÈME CITOYEN.

Allons ! Malheur à lui ! Qu’il expie et qu’il lave
De son sang le forfait qu’il avait médité !


PREMIER JUGE.
STROPHE.

La plus auguste des Déesses,
Ô Némésis ! ton œil divin
Plonge dans les âmes traîtresses !
Le crime se dérobe en vain
À tes atteintes vengeresses.

Par l’ombre épaisse de la nuit.
Ton souffle ardent qui le poursuit
Flaire ses traces exécrables ;
Son cœur épouvanté l’entend :
Il court et tombe haletant
Entre tes mains inévitables !


LE VIEILLARD.

Je descends au Hadès sans peur et sans remord.
Je suis prêt, j’ai vécu. Que m’importe la mort ?
Ne tardez pas.


PREMIER JUGE.

                             Liez ses bras, et qu’on l’entraîne !



SCÈNE VII
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Les Mêmes, KRÉOUSA, le Chœur des Femmes.


KRÉOUSA.

Arrêtez ! Ce vieillard est à moi.


PREMIER JUGE.

                                             Noble Reine,
Cet homme est châtié pour un crime odieux.
Respecte la Justice et t’en remets aux Dieux.


KRÉOUSA.

Quoi ! le fils de Xouthos est donc mort, qu’on le venge ?


PREMIER JUGE.

Femme, as-tu mesuré cette parole étrange ?
Elle fait naître en nous un funeste soupçon.
Savais-tu donc qu’il dût mourir par le poison ?


KRÉOUSA.

Qu’importe ! Réponds-moi. Le doute me dévore.
Dis-moi s’il est vivant.

PREMIER JUGE.

                                            Certe, il respira encore.
Loxias l’a gardé de son vil assassin,
Et l’horrible liqueur n’a point brûlé son sein ;
Mais Némésis commande et veut une victime.


KRÉOUSA.

Je te rends grâce, ô Dieu, qui m’épargnes un crime !
Laissez là ce vieillard, il n’a fait qu’obéir,
Et, si je n’étais Reine, il m’en faudrait punir.
C’est moi, moi seule, hélas ! qui, dans ma noire envie,
De l’Ephèbe innocent voulais trancher la vie !
Mais puisque Loxias nous a sauvés tous deux,
Moi de ce crime et lui d’un destin malheureux,
Puisqu’il respire encor, c’est bien !


PREMIER JUGE.

                                                       Femmes, nous sommes
Établis par les Dieux sur les Rois et les hommes.
Viens ! L’Érinnys qui suit les meurtriers sanglants
Se rit des sceptres d’or et des fronts insolents ;
Et, les déracinant de leur orgueil superbe,
Elle les foule aux pieds comme la fange et l’herbe.
Coupable, tu seras frappée, et tu mourras.


KRÉOUSA.

Mourir ! Et de vos mains ? Vous ne l’oseriez pas !
Le peuple d’Athèna, par la lance et l’épée,

Renverserait Pythô d’un sang royal trempée,
Et rien ne survivrait du Temple ni de vous,
Insensés ! Laissez là cet homme. Arrière, tous !


PREMIER JUGE.

Suis-nous au Sanctuaire où siège la Justice.


KRÉOUSA.

N’approche pas ! Je suis Reine !


PREMIER JUGE.

                                                        Qu’on la saisisse !


KRÉOUSA.

Loxias ! Loxias Apollon ! Défends-moi !


PREMIER JUGE.

Viens, femme. Loxias prononcera sur toi,
Et nous obéirons, qu’il pardonne ou châtie,
À l’infaillible arrêt de l’auguste Pythie.




TROISIÈME PARTIE
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Intérieur du Temple de Pythô. Hautes murailles en hémicycle. Au fond, le Sanctuaire de Loxias. À droite, la statue du Dieu, sur un bloc cubique de marbre blanc, le Trépied d’airain de la Pythonisse.

SCÈNE PREMIÈRE
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KRÉOUSA, le Chœur des Femmes.


KRÉOUSA.

Père ! qu’un Dieu terrible engloutit autrefois
Dans la terre béante et noire, tu le vois,
Ta fille misérable est vouée au supplice !
Ô Père, se peut-il qu’un tel sort s’accomplisse ?
Quoi ! Je suis de ton sang illustre, et vais mourir,
Et le fer d’un esclave osera me flétrir,
Sans que l’Époux royal et la patrie Attique
Me puissent préserver de la haine Pythique !
Je dors sans doute et rêve. Est-il bien vrai ? Mes yeux,
Femmes, sont-ils ouverts à la clarté des cieux ?

Touchez mes belles mains, parlez ! Si je sommeille
Vos chères voix seront douces à mon oreille.
Eveillez-moi ! L’horreur du songe où je gémis
Fuira si je repose entre vos bras amis.
Main non, non ! ce n’est point un vain songe ; ma honte
Est certaine. Le flot inévitable monte ;
Rien ne peut m’arracher à cet embrassement
Mortel ! Je vais mourir ! Ô Daimôn inclément,
Qui me vois, malheureuse, à tes pieds abattue,
Toi qui m’aimas jadis, c’est ta main qui me tue !
Loxias Apollon, Dieu cruel, Roi du Jour,
J’ai vécu de ta haine et meure de ton amour !


PREMIÈRE FEMME.
PREMIÈRE STROPHE.

Dernière Fleur des Érékhthides,
Ô Reine, enfant des Rois anciens,
Que n’ai-je les ailes rapides
Des grands aigles Ouraniens !
Je t’emporterais par les nues
Jusques aux rives inconnues
Où l’homme et les Dieux sont meilleurs.
Où le temps qui charme les peines
Te verserait à coupes pleines
Le doux oubli de tes douleurs.


KRÉOUSA.

Je ne l’ai point revu ! Parmi ces fronts sévères,
Le sien ne brillait point sous ses boucles légères.

Sait-il mon repentir plus prompt que ma fureur ?
Ah ! sans doute, il ne songe à moi qu’avec horreur !


DEUXIÈME FEMME.
PREMIÈRE ANTISTROPHE.

Le souffle amer des Destinées
Disperse à l’horizon lointain
Nos jours heureux, feuilles fanées
Qui n’ont verdi qu’un seul matin.
Tout fuit, beauté, force, jeunesse !
Rien qui nous reste, ou qui renaisse !
Et, pareils aux flots écumeux
Heurtés contre le dur rivage,
Les tristes mortels, d’âge en âge,
Gémissent et passent comme eux !


KRÉOUSA.

Oui ! j’ai voulu le mal, j’ai médité le crime,
Et, s’ils m’osent frapper, le coup est légitime ;
Mais qu’importe l’Hadès rempli d’ombre et d’effroi ?
L’opprobre plus cruel que la mort est sur moi !


TROISIÈME FEMME.
ÉPÔDE.

L’expiation sainte, ainsi qu’une onde vive,
            Purifiera tes chères mains ;
Elle ne permet pas que l’opprobre survive
            Aux vaines erreurs des humains.

Ne désespère point, hausse la tête et l’âme,
Souviens toi du sang des aïeux ;
Et, s’il te faut mourir, meure noblement, ô femme,
En face de l’homme et des Dieux !


KRÉOUSA.
DEUXIÈME STROPHE.

Ô Désir de ma vie amère,
Longtemps pleuré, si tôt flétri,
Tu n’auras point connu ta mère,
Ses yeux ne t’auront point souri !
Dans la Prairie aux fleurs funèbres.
Où les Morts hantent les ténèbres,
Si je t’apparaissais demain,
Tu fuirais mon Ombre étrangère,
Pareil à la vapeur légère
Que ne peut retenir la main !


DEUXIÈME ANTISTROPHE.

Salut, ô beau ciel, ô lumière,
Ô collines de la Hellas !
Et toi qu’abrita la première
Le Bouclier d’or de Pallas,
Qui resplendis parmi les hommes
Du nom sacré dont tu te nommes,
Athèna, salut ! Je t’aimais,
Berceau des aïeux, Ville sainte !
Que les vents te portent ma plainte !
Je t’ai quittée, et pour jamais.

PREMIÈRE FEMME.
ÉPÔDE.

Reine, il n’est plus pour toi qu’un refuge suprême !
Entoure de tes bras l’inviolable autel.
Que ce Dieu qui te hait te défende lui-même
            Et te sauve du coup mortel !

Kréousa se réfugie auprès de l’Autel, qu’elle embrasse. Entrent Iôn et les Sacrificateurs.


SCÈNE II
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les Mêmes, IÔN, LES SACRIFICATEURS.


IÔN, une épée à la main.

Femmes, retirez-vous du Sanctuaire. L’heure
Est venue. Allez ! Toi, malheureuse, demeure :
Il faut mourir. Les Dieux, ô devoir inhumain !
Ordonnent que ton sang soit versé de ma main.
Soumets-toi, car l’arrêt terrible est juste.


KRÉOUSA.

                                                                  Arrête !
La sainteté du Temple environne ma tête ;
Loxias me défend contre toi, meurtrier !
Et l’Autel que j’embrasse est mon sûr bouclier.
N’approche pas. Va ! Crains ton Dieu !


IÔN.

                                                               Parole vaine !
J’obéis à ce Dieu qui te condamne, ô Reine.

C’est toi, toi dont l’audace invoque ici son nom,
En méditant ma mort qui l’as offensé.


KRÉOUSA.

En méditant ma mort qui l’as offensé. Non !
Tu n’étais plus à lui, mais à Xouthos, ton père.


IÔN.

Loxias m’a nourri dans sa Maison prospère ;
Je suis son fils aussi.


KRÉOUSA.

Je suis son fils aussi. Qu’importe ! Tu voulais
Te saisir du pays, du sceptre, du palais
Des aïeux, au mépris de leur race, en outrage
À leur sang.


IÔN.

À leur sang. Tous ces biens sont mon juste héritage ;
Xouthos les a sauvés et conquis. Il est Roi
D’Athèna par l’épée et Pallas.


KRÉOUSA.

D’Athèna par l’épée et Pallas. Et par moi !


IÔN.

C’est trop tarder. Il faut que ton crime s’expie.
Quitte l’autel !

KRÉOUSA.

Viens donc m’en arracher, impie !
Trouble la majesté terrible de ce lieu,
Ose souiller de sang l’image de ton Dieu !
Je ne quitterai point le sacré Sanctuaire.
J’embrasse tes genoux, ô Loxias !


IÔN, aux Sacrificateurs.

                                                        Que faire ?
Je n’ose l’approcher puisqu’un Dieu la défend.
Les suppliants sont chers aux Daimones.


PREMIER SACRIFICATEUR.

                                                                   Enfant !
Les Juges de Pythô t’ont commis cette épée :
Cette femme est coupable et doit être frappée.


DEUXIÈME SACRIFICATEUR.

Crains, si tu n’obéis, d’irriter l’Immortel.


TROISIÈME SACRIFICATEUR.

Arrachons-la plutôt vivante de l’Autel ;
Traînons-la hors du Temple.

IÔN.

                                                    Allons !

Ils vont à Kréousa.


KRÉOUSA, avec un cri.

                                                              Ô Dieux !

La Pythonisse apparaît au fond, suivie de deux serviteurs du Temple qui déposent une grande corbeille devant l’Autel et sortent aussitôt.


SCÈNE III
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les Mêmes, LA PYTHONISSE.


LA PYTHONISSE.

                                                                         Arrière !
Enfant, laisse l’épée, exauce sa prière,
Ne souille point le Temple et l’Autel respectés.
Tous, Sacrificateurs, et vous, femmes, sortez !

Les femmes et les Sacrificateurs s’inclinent et sortent.


SCÈNE IV
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KRÉOUSA, IÔN, LA PYTHONISSE.


LA PYTHONISSE.

Quitte Pythô, mon fils, innocent, les mains pures
De toute violence et sous d’heureux augures.
Pardonne, oublie, et pars pour l’illustre Athèna.
Reçois cette corbeille où l’on t’abandonna,
Les yeux à peine ouverts au jour qui nous éclaire ;
Où, sur le seuil sacré du Temple tutélaire,
Je te trouvai, pleurant dans |on léger berceau,
Faible, charmant et nu comme un petit oiseau.


IÔN.

Ô Prophétesse !


LA PYTHONISSE.

                            Alors, te voyant sans défense,
Pour plaire à Loxias, j’élevai ton enfance.
Tu vécus, tu grandis auprès de ses autels.
Mais sa pensée auguste est cachée aux mortels ;

Je me tais. Cependant, ô mon cher fils, espère,
Et cherche avec amour celle qui fut ta mère.
Elle vit, elle pleure et tend vers toi ses bras.
Va, pars, et sois heureux : tu la retrouveras !


IÔN. Il laisse tomber l’épée.

J’obéis avec joie à ta parole sainte,
Vénérable, qui m’as nourri dans cette enceinte,
Divinatrice, en qui parle l’esprit d’un Dieu !
Salut ! Je te salue et te révère !


LA PYTHONISSE.

                                                      Adieu !

Elle disparaît.


SCÈNE V
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IÔN, KRÉOUSA.


IÔN.
STROPHE.

Humble corbeille où j’ai connu la vie amère,
                Où j’ai versé mes premiers pleurs,
Ouvrage de ses mains, témoin de ses douleurs,
                Sais-tu le doux nom de ma mère ?
Je n’ose dénouer tes fragiles liens.
                Ce nom, tu l’as gardé peut-être ?
Je brûle de l’entendre, et tremble de connaître
                Le cher secret que tu contiens.

Il dénoue les bandelettes, ouvre la corbeille et en tire des langes d’enfant. Kréousa se lève à demi et le regarde.


KRÉOUSA, à part.
ANTISTROPHE.

Vous que j’avais filés de mes mains, ô doux langes
                Du bien-aimé que j’ai conçu,
Gorgô, de son image, ornait votre tissu,
                Et ses cheveux formaient vos franges.

IÔN.

Que dit-elle, grands Dieux !


KRÉOUSA.

                                         Cher fils, je vois encor,
            Autour de ton cou rose et frêle,
Luire, collier splendide et parure immortelle.
            Deux serpents aux écailles d’or.


IÔN..
ÉPÔDE.

Les voici ! Ce sont eux. Ô surprise ! Ô pensées !


KRÉOUSA.

Puis, avec un baiser, je posais doucement
L’olivier de Pallas aux feuilles enlacées,
            Ô mon fils, sur ton front charmant !


IÔN. Il retire de la corbeille une couronne d’olivier.

Dieux ! Tout mon cœur frémit d’espérance et de joie !

Ils s’élancent l’un vers l’autre.

Ma mère !


KRÉOUSA.

                  Mon enfant ! Oh ! viens, que je te voie.
Que je te serre enfin contre mon cœur charmé !

Et je voulais ta mort, ô mon fils bien-aimé !
Malheureuse !


IÔN.

Ô ma mère, est-ce toi que je presse
Dans mes bras ? Parle, dis !


KRÉOUSA.

                                               Oui ! Par mes pleurs d’ivresse,
Par les Dieux, par l’Aithèr vaste et resplendissant,
Après tant de longs jours j’ai retrouvé mon sang !
Tu vois ta mère, c’est ta mère qui t’embrasse !


IÔN.

Loxias ! ô cher Dieu, salut ! Je te rends grâce,
Ô Protecteur sacré de l’enfant orphelin !


KRÉOUSA.

Je ne languirai plus dans un morne déclin,
Stérile, et gémissant sous le toit solitaire.
La Race a refleuri des Enfants de la Terre,
Et, fier, parmi les morts, de son jeune héritier,
Erékhthée en mon fils revivra tout entier !


IÔN.

Ma mère !
 

KRÉOUSA.

                    Mon enfant ! ô ma douce lumière,
Charme et vivant reflet de mon aube première,
Qui resplendis dans l’ombre où je me consumais,
Rien, rien ne pourra plus nous séparer jamais !

Ils restent embrassés. Le Chœur des femmes entre précipitamment.


SCÈNE VI
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Les Mêmes, le Chœur des Femmes.


PREMIÈRE FEMME.

Maîtresse, entends ces bruits, ces clameurs confondues.
Le Roi Xouthos revient, et nous sommes perdues !
Malheur à nous, hélas !


KRÉOUSA, à part.

                                         Glorifiez les Dieux !
Apres les sombres temps voici les jours joyeux,
J’ai retrouvé mon fils !


DEUXIÈME FEMME.

                                         Que dis-tu, chère Reine ?


KRÉOUSA, à part.

Que mon Époux le sache et qu’Athèna l’apprenne !
Annoncez les transports de mon cœur triomphant.
Je l’atteste : Apollôn m’a rendu mon enfant !

TROISIÈME FEMME.

Lui, par qui tu devais mourir ? Ô Destinée !


KRÉOUSA.

Nos yeux étaient couverts d’une épaisse nuée ;
Un Dieu l’a dissipée. Allez, femmes, courez !
Que Pythô retentisse au loin de chants sacrés,
Que le sang des taureaux ruisselle, et que la flamme
S’allume ! Je le dis à tous et le proclame :
Ce jeune homme est mon fils pleuré longtemps en vain
Et le seul héritier de son aïeul divin,
Allez !


IÔN.

          Ah ! que Xouthos aussi se hâte et vienne !
Quelle félicité, père, sera la tienne !

Les femmes sortent.


SCÈNE VII
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IÔN, KRÉOUSA.


KRÉOUSA.

Xouthos n’est rien pour toi, tu n’es pas né de lui.


IÔN.

Que dis-tu ?


KRÉOUSA.

                       Le flambeau nuptial n’a pas lui
Sur l’union fatale à qui tu dois la vie.
Toi dont l’âme naissante, hélas ! me fut ravie,
Sache enfin ce secret terrible et glorieux.
C’est un plus noble sang, oui ! c’est le sang des Dieux
Qui coule dans ta veine, ô mon enfant que j’aime,
Et ton père immortel est Apollon lui-même !


IÔN

Ô ma mère ! ô destin de gloire et de douleur !

KRÉOUSA.

Réjouis-toi, pour nous se lève un jour meilleur.


IÔN.

Que n’as-tu pas souffert ! Que de larmes versées !

Une lumière rose emplit peu à peu le Sanctuaire.


KRÉOUSA.

Tu me consoleras des angoisses passées,
Ô mon fils, et le Dieu de qui tu tiens le jour
À payé tous mes maux s’il me rend ton amour.


IÔN.
STROPHE.

Vois, mère ! le Trépied fatidique se dore
D’un étrange rayonnement ;
Comme une large fleur où s’épanche l’aurore.
Le Temple frémit doucement.

ANTISTROPHE.

L’ambroisienne odeur des lys et de la myrrhe
Monte d’un invisible feu.
D’où vient cet air subtil et frais que je respire ?
Va-t-il nous apparaître un Dieu ?

Les neuf Muses, vêtues de blanc, coiffées de mitres d’or et de couronnes de laurier, apparaissent, planant dans une nuée éclatante.
ÉPÔDE.

Qu’êtes-vous, ô formes sublimes ?
Spectres ou Déesses, parlez !
Montez-vous des sombres abîmes ?
Venez-vous des cieux étoilés ?
Le feu divin de vos prunelles
Pénètre mon cœur transporté…
Que vous êtes grandes et belles !
Salut, pleines de majesté !


PREMIÈRE MUSE.
PREMIÈRE STROPHE.

Nous sommes les Vierges sacrées,
Délices du vaste univers.
Aux mitres d’or, aux lauriers verts,
Aux lèvres toujours inspirées.
L’homme éphémère et soucieux
Et l’Ouranide au fond des cieux
Sont illuminés de nos flammes,
Et, parfois, nous réjouissons
De nos immortelles chansons
Le noir Hadès où sont les âmes.


IÔN.

Je tremble, le respect fait ployer mes genoux…
Muses, filles de Zeus, qu’ordonnez-vous de nous ?

DEUXIÈME MUSE.
PREMIÈRE ANTISTROPHE.

À travers la nue infinie
Et la fuite sans fin des temps,
Le chœur des astres éclatants
Se soumet à notre harmonie.
Tout n’est qu’un écho de nos voix :
L’oiseau qui chante dans les bois,
La mer qui gémit et qui gronde,
Le long murmure des vivants
Et la foudre immense et les vents.
Car nous sommes l’Ame du monde !

La lumière s’accroît. Le fond de la scène s’ouvre. Peuple de Pythô. Armée de Xouthos. À l’horizon, vision éclatante d’Athèna, telle qu’elle sera dans l’avenir : Acropole, Parthénon et statue géante de Pallas, la lance en main. Temples, Port, Trirèmes.


IÔN.

Ô Muses, ô ma mère, ô prodige ! Le mur
Du Temple disparaît… Dans l’aurore et l’azur,
Emplissant l’horizon de sa splendeur soudaine,
Monte aux cieux élargis la Cité surhumaine,
Et la grande Pallas, le front ceint d’un éclair,
Dresse sa lance d’or sur les monts et la mer !


TROISIÈME MUSE.
DEUXIÈME ANTISTROPHE.

Enfant ! Tu vois la Fleur magnifique des âges,

Qui s’épanouira sur le monde enchanté,
La Ville des héros, des chanteurs et des sages,
Le Temple éblouissant de la sainte Beauté.

DEUXIÈME ANTISTROPHE.

Tu donneras ton nom à ces races nouvelles ;
Et, dans un chaut divin qui ne doit plus finir,
Apollonide Iôn ! nos lèvres immortelles
Diront ta jeune gloire aux siècles à venir.

ÉPÔDE.

Salut, rayon tombé de la Lumière antique,
Aïeul des Rois futurs, Éphèbe aimé des Dieux !
Poursuis, Enfant sacré, tes destins glorieux,
Et, délaissant ton nid, loin du Rocher Pythique,
Jeune Aigle, envole-toi vers de plus larges cieux !