Calmann-Lévy (p. 90-137).


III


Fuyant la pluie soudaine qui les avait surprises devant les fossés du château, madame Jules de Bonmont et madame Hortha coururent, par le chemin de ronde, jusqu’au porche dont la voûte surbaissée portait à sa clef le paon de la famille éteinte de Paves. M. de Terremondre et le baron Wallstein ne tardèrent pas à les rejoindre. Tous quatre ils reprenaient leur souffle.

— Et l’abbé ? demanda madame de Bonmont. Arthur, tu as laissé l’abbé dans la charmille ?

Le baron Wallstein répondit à sa sœur que l’abbé venait.

Et bientôt l’on vit M. l’abbé Guitrel, humide et paisible, monter les degrés de pierre. Il avait, dans cette alerte, observé seul une parfaite dignité, gardé le calme convenable à son état et à sa corpulence, montré par anticipation une gravité vraiment épiscopale.

Madame de Bonmont, les roses de sa chair avivées par la course, sa riche poitrine haletante sous le corsage clair, ramenait en avant sa jupe qui serrait ainsi ses hanches évasées, et, les cheveux envolés, l’œil clair, les lèvres humides, dans sa maturité d’Érigone viennoise, donnait l’idée délicieuse d’une grappe de raisin pleine et dorée.

Elle demanda d’une voix un peu grosse et moins suave que sa bouche :

— Vous êtes mouillé, monsieur l’abbé ?

L’abbé Guitrel retira son large chapeau dont le poil poudreux était tiqueté de noir par la pluie, promena le regard de son petit œil gris sur le groupe encore un peu haletant de ceux-là, que des gouttes d’eau avaient mis en fuite, et dit, non sans une douce malice :

— Je suis mouillé, mais je ne suis pas essoufflé.

Et il ajouta :

— Une ondée tout inoffensive. Mon habit n’est pas traversé.

— Montons, dit madame de Bonmont.

Elle était chez elle, dans ce château de Montil, que Bernard de Paves, grand-maître de l’artillerie, avait fait construire en 1508, pour Nicolette de Vaucelles, sa quatrième femme.

« La maison de Paves florit neuf cents ans, dit Perrin du Verdier, au premier livre de son Trésor des généalogies. Et dans ladite maison prirent alliance toutes les familles souveraines d’Europe, notamment les rois d’Espagne, d’Angleterre, de Sicile et de Hierusalem, les ducs de Bretagne, d’Alençon, de Vendôme et autres, et semblablement les Ursins, les Colonne et les Cornars. » Et Perrin du Verdier s’étend avec complaisance sur les illustrations de cette « tant inclite maison » qui donna à l’Église dix-huit cardinaux et deux papes, à la couronne de France trois connétables, six maréchaux et une maîtresse de roi.

Sur la terre de Montil avaient résidé, depuis le règne de Louis XII jusqu’à la Révolution, les chefs de la branche aînée de Paves, éteinte en 1795, dans la personne de Philippe VIII, prince de Paves, seigneur de Montil, Toché, les Ponts, Rougeain, la Victoire, Berlogue et autres lieux, premier gentilhomme du roi, mort à Londres où il avait émigré et où il s’était établi merlan dans une échoppe de White-Cross-Street. Ses terres, qu’il avait laissées incultes de son vivant, furent, à l’époque du Directoire, vendues comme biens nationaux et adjugées en plusieurs lots à des paysans qui firent souche de bourgeois. La bande noire, qui avait acquis le château contre une poignée d’assignats, entreprit de le démolir en 1813. Mais, interrompus après la destruction de la galerie des Faunes, les travaux ne furent point repris. Deux ans, les gens du pays enlevèrent, pour leur usage, les plombs des toitures. En 1815, M. de Reu, ancien officier de la marine du roi, agent secret du comte de Provence en Hollande, complice, dit-on, de George dans l’attentat de la rue Saint-Nicaise, désireux de finir sa vie dans le pays de sa naissance, acheta pour quelques centaines d’écus, arrachés au prince ingrat, ces murailles ruinées où il nicha son indigence farouche et qui pensèrent s’écrouler sur lui et sur ses onze enfants tant bâtards que légitimes. Après sa mort, sa fille, vieille fille, y demeura, faisant sécher des prunes dans les salles de gloire et de beauté. En 1875, un matin d’hiver, mademoiselle de Reu, âgée de quatre-vingt-dix-neuf ans et trois mois, fut trouvée morte sur une paillasse éventrée et pourrie, dans la chambre semée de chiffres, de devises et d’emblèmes en l’honneur de Nicolette de Vaucelles.

À cette époque, le baron Jules de Bonmont, fils de Nathan, fils de Seligmann, fils de Simon, venu d’Autriche, où il avait négocié les emprunts du malheureux Empire, établissait en France le centre de ses opérations. Il apportait à la République le concours de son génie financier. Parmi les membres du Parlement appelés à le comprendre et à l’aimer, M. Laprat-Teulet, qui représentait alors à la Chambre l’arrondissement de Montil, fut un des premiers et des plus sûrs. Il découvrit tout de suite qu’après l’âge des principes et les heures de lutte, le temps était venu des grandes affaires. Il apporta ses chaudes sympathies et son utile dévouement au baron qui, de son côté, disait volontiers : « Ce Laprat-Teulet est un garçon intelligent. »

Sur l’avis de Laprat-Teulet, le baron Jules acheta le château de Montil. C’était une ruine auguste et charmante qu’on pouvait soutenir et conserver. Le baron en confia la restauration à M. Quatrebarbe, élève de Viollet-le-Duc, architecte diocésain, qui enleva toutes les vieilles pierres et les remplaça par des neuves. Et dans ce bâtiment frais, le baron, qui étonnait les hommes politiques par son goût en art, installa promptement ses collections de tableaux, de meubles, d’armes, monstres de richesse. « Ainsi le château de Montil, selon l’expression de M. de Terremondre, fut conservé aux admirateurs de notre art national et transformé en un merveilleux musée par les soins et la magnificence d’un grand seigneur doublé d’un grand amateur. »

Montil et ses tours ornées de médaillons, son escalier de dentelle, ses salles aux boiseries délicatement sculptées, le baron n’en jouit guère et n’en goûta pas longtemps l’orgueil. Après avoir traversé l’âge d’or des affaires, il tomba frappé d’un coup d’apoplexie, à la veille des ruines et des scandales. Il mourut en pleine richesse, laissant une veuve éclatante et rieuse et un enfant en bas âge qui lui ressemblait par le corps trapu, le front de taureau et déjà l’âme impitoyable. Madame de Bonmont avait gardé Montil où elle se plaisait.

Elle fit passer madame Hortha par l’escalier à vis dont la dentelle de pierre répétait, au milieu de lacs et d’entrelacs, avec une folle profusion, le paon de Bernard de Paves, lié par la patte au luth de Nicolette de Vaucelles. Elle-même ramassant ses jupes d’un geste un peu brutal, qui n’était pas sans charme, s’engagea dans la montée en spirale. M. de Terremondre, président de la Société d’archéologie et jadis homme à bonnes fortunes, montait derrière elle et la suivait du regard dans le jeu de ses formes désirables.

À quarante ans, elle avait gardé l’envie et les moyens de plaire. M. de Terremondre l’en estimait, car il était honnête homme. Mais il ne tentait rien auprès d’elle, sachant qu’elle aimait profondément M. Raoul Marcien, un homme superbe, violent et déconsidéré.

Madame de Bonmont dit en poussant une porte :

— Entrons dans la salle d’armes ; elle est chauffée au calorifère.

Et il était vrai que la salle d’armes était chauffée au calorifère et que, parmi les carreaux de faïence à grotesques dessinés par M. Quatrebarbe, d’après l’ancien pavement qu’il avait arraché, les conduits de chaleur entr’ouvraient leur bouche de cuivre clair.

Madame de Bonmont prit soin de placer sur une de ces bouches M. l’abbé Guitrel et de lui demander affectueusement s’il avait, au moins, des chaussures imperméables et s’il ne boirait pas un verre de punch.

Cette salle immense brillait, sous sa voûte à nervures, de plus de fer que l’Armeria de Madrid. Le financier avait formé là, en deux ou trois coups d’argent, une collection d’armes telle que n’en eut pas Spitzer lui-même. Les trois siècles de l’armure de plates y figuraient sous les formes en usage dans tous les pays d’Europe. Sur la cheminée monumentale, gardée par deux Brabançons à la braconnière glorieuse, se dressait de profil une armure de condottiere enfourchant une armure de cheval, avec le chanfrein à vue, la muserolle, la barde de crinière et la barde de poitrail, la tonnelle et le garde-queue. Du haut en bas des murailles s’étalaient d’éclatantes panoplies, casques, bassinets, armets, salades, morions, cabassets, bourguignotes, chapeaux de fer, hauberts, cottes d’armes, brigantines, grèves, solerets, éperons. Autour des rondaches, des pavois et des targes rayonnaient flamberges, colichemardes, pertuisanes, fauchards, guisarmes, espadons, rapières, estocs, poignards, stylets et dagues. Au pied des murs se rangeaient tout autour de la salle des fantômes revêtus de fer noirci, de fer poli, de fer gravé, niellé, ciselé, damasquiné ; les maximiliennes à cuirasse cannelée et bombée, les armures à bouillons et les armures à tonne, le polichinelle de Henri III et l’écrevisse de Louis XIII, habits de guerre que revêtirent princes français, espagnols, italiens, allemands, anglais, chevaliers, capitaines, sergents, arbalétriers, reîtres, soudards, routiers de toutes les routes, écorcheurs et suisses ; parures d’acier qui furent au Camp du Drap d’or, aux joutes et aux tournois de France, d’Angleterre et des Allemagnes, armures de Poitiers, de Verneuil, de Granson, de Fornoue, de Cérisolles, de Pavie, de Ravenne, de Pultava, de Culloden, généreuses ou mercenaires, courtoises ou félonnes, victorieuses ou vaincues, amies ou ennemies, toutes assemblées là par le baron.



Après dîner, madame de Bonmont, en servant le café, n’offrit point de sucre à M. l’abbé Guitrel, qui avait coutume d’en prendre, et elle offrit du sucre au baron de Wallstein, qui était diabétique et suivait un régime sévère. Elle agit de la sorte non point avec malice, mais parce que son âme était distraite par des pensées qui occupaient tout son cœur. Son chagrin, qu’elle ne savait point cacher, étant sans ruse, lui venait d’une dépêche envoyée de Paris, et dont le texte présentait un double sens, l’un littéral et méprisable, clair pour tout le monde, mentionnant un retard dans quelque envoi de boutures, l’autre, spirituel et véritable, intelligible pour elle seule, pour elle douloureux, lui faisant connaître que l’ami ne viendrait pas à Montil et qu’il se débattait à Paris dans de terribles embarras.

C’était le cas ordinaire de M. Raoul Marcien d’avoir grand besoin d’argent. Depuis une quinzaine d’années, depuis sa majorité, il se maintenait dans le monde à coups de génie et d’audace. Mais cette année les difficultés de sa position, sans cesse accrues, devenaient effroyables. Madame de Bonmont en éprouvait infiniment de peine et d’inquiétude, car elle aimait Raoul. Elle l’aimait tendrement, de toute son âme et de toute sa chair.

— Et vous, monsieur de Terremondre, deux morceaux ?

Elle le chérissait, son Raoul, son Rara, avec toute la douceur de son âme sereine. Elle l’aurait voulu tendre et fidèle, innocent, rêveur. Il n’était pas tel qu’elle l’aurait voulu et elle en souffrait. Et, craignant de le perdre, elle faisait brûler des cierges dans la chapelle de Saint-Antoine.

M. de Terremondre, qui était connaisseur, regarda les tableaux. C’étaient des peintures de l’école moderne, des Daubigny, des Théodore Rousseau, des Jules Dupré, des Chintreuil, des Diaz, des Corot, étangs mélancoliques, orée de bois profonds, prairies humides, rues de villages, clairières qu’inonde l’or du soleil couchant, saules trempés dans les vapeurs blanches du matin, toiles argentées ou fauves, ou vertes, ou bleues, ou grises, qui, dans leurs massifs cadres d’or, sur une tenture de damas rouge, n’accompagnaient pas très harmonieusement, peut-être, la monumentale cheminée de la Renaissance où les amours des nymphes et les métamorphoses des dieux étaient sculptés dans l’ardoise. Et ces toiles faisaient un peu tort vraiment au merveilleux plafond ancien dont les caissons peints répétaient avec une diversité infinie le paon de Bernard de Paves, lié par la patte au luth de Nicolette de Vaucelles.

— Un beau Millet ! dit M. de Terremondre devant une gardeuse d’oies, se découpant, terrible de solennité rustique, sur un ciel d’or pâle.

— C’est un joli tableau ! répondit le baron Wallstein. J’ai le pareil à Vienne. Mais le mien représente un berger. Je ne sais pas ce que mon beau-frère a payé celui-là.

Il se promenait, sa tasse à la main, par la galerie :

— Ce Jules Dupré a coûté cinquante mille francs à mon beau-frère, ce Théodore Rousseau soixante mille, ce Corot cent cinquante mille.

— Je connais les idées du baron en peinture, dit M. de Terremondre qui suivait Wallstein le long des murs. Un jour que je descendais l’escalier de l’Hôtel des Ventes, un petit tableau sous le bras, le baron me tira par la manche, selon son habitude, et me dit : « Qu’est-ce que vous emportez là ? » Je lui répondis, avec l’orgueil d’un amateur heureux : « Un Ruisdaël, monsieur de Bonmont, un Ruisdaël authentique. Il a été gravé et précisément j’ai la gravure dans mes portefeuilles. — Et combien l’avez-vous payé votre Ruisdaël ? — C’était dans une salle du rez-de-chaussée. L’expert ne savait pas ce qu’il vendait… Trente francs ! — Tant pis ! tant pis ! » Et voyant ma surprise, il me saisit plus vivement par la manche et me dit : « Mon cher monsieur de Terremondre, il fallait le payer dix mille. Si vous l’aviez payé dix mille, il en vaudrait trente dans vos mains. Tandis que ce petit tableau qui vous coûte trente francs, quel prix pourra-t-il bien atteindre à votre vente ? Vingt-cinq louis tout au plus. Il faut être raisonnable. Une marchandise ne peut pas monter d’un saut de trente francs à trente mille francs. » Ah ! conclut M. de Terremondre, il était fort, le baron !

— Il était fort, répondit Wallstein… Et puis il aimait à se moquer.

Et les deux causeurs, leur tasse à la main, levant la tête, le virent, ce baron qui avait été fort dans la vie. Il était là, dressant, au milieu des paysages coûteux, dans un cadre étincelant, sa hure de sanglier narquois, peinte par Delaunay.

Cependant madame de Bonmont et M. l’abbé Guitrel, assis l’un en face de l’autre devant le feu de la vaste cheminée, échangeaient des propos sur le temps et songeaient. Madame de Bonmont songeait que la vie eût été douce, si Rara l’avait voulu. Elle l’aimait avec tant d’innocence et de simplicité ! Tous les moralistes anciens et modernes, tous les pères de l’Église, les docteurs et les théologiens, M. l’abbé Guitrel et monseigneur Charlot, le pape et les conciles, l’archange à la trompette éclatante et le Christ, venu dans sa gloire pour juger les vivants et les morts, n’auraient pas réussi tous ensemble à lui faire croire qu’il était mal d’aimer Rara. Elle songeait qu’elle ne le verrait pas à Montil et que, peut-être, en ce moment même, il la trompait. Elle savait qu’il fréquentait les filles presque autant que les huissiers, et elle l’avait vu aux courses avec de vieilles cocottes auxquelles il lançait des regards empoisonnés tout en leur passant une lorgnette ou en leur mettant leur manteau. Car le pauvre ami ne pouvait se débarrasser d’une foule de personnes gênantes, qui le tenaient pour des raisons auxquelles on ne comprenait rien quand il les expliquait. Elle était malheureuse. Elle soupira.

M. l’abbé Guitrel songeait à l’évêché de Tourcoing. Son rival, M. l’abbé Lantaigne, était détruit. Il s’abîmait dans la ruine du séminaire, sous le papier timbré du boucher Lafolie. Mais les compétiteurs étaient nombreux, à la succession de Monseigneur Duclou. Un premier vicaire d’une des paroisses de Paris et un curé de Lyon semblaient agréables au ministère. La nonciature gardait son silence accoutumé. M. l’abbé Guitrel soupira.

En entendant ce soupir, madame de Bonmont, qui était très bonne, se reprocha ses pensées égoïstes. Elle s’efforça de s’intéresser aux affaires de M. l’abbé Guitrel et elle lui demanda très affectueusement s’il ne serait pas bientôt évêque.

— C’est à Tourcoing, lui dit-elle, que vous vous présentez. Est-ce que vous ne vous déplairez pas dans cette petite ville ?

M. l’abbé Guitrel affirma que le gouvernement des fidèles occuperait assez leur pasteur ; que le diocèse de Tourcoing, d’ailleurs, était l’un des plus anciens et des plus vastes de la Gaule septentrionale.

— C’est, ajouta-t-il, le siège du bienheureux Loup, apôtre des Flandres.

— Vraiment ? dit madame de Bonmont.

— Il faut se garder, reprit M. l’abbé Guitrel, de confondre saint Loup, apôtre des Flandres, avec saint Loup, évêque de Lyon, saint Leu ou Loup, évêque de Sens, et saint Loup, évêque de Troyes. Celui-ci avait épousé depuis sept ans la sœur de l’évêque d’Arles, nommée Pimentola, lorsqu’il se sépara d’elle pour se livrer, dans la solitude de Lérins, aux travaux d’une dévotion ascétique.

Et madame de Bonmont songeait : « Il a encore empoigné une forte culotte au bac. D’un côté, c’est bon pour lui, parce que, dans un temps, il gagnait trop au cercle et on ne voulait plus ponter sur sa main. Mais, d’un autre côté, c’est très désagréable. Il faudra payer. »

Et madame de Bonmont était vivement contrariée à l’idée de payer les dettes de Rara. D’abord elle n’était jamais contente de payer, et puis elle n’aimait pas du tout avancer de l’argent à Rara, tant par principe que dans l’inquiétude où elle se trouvait ensuite de n’être pas aimée pour elle-même. Et elle se disait qu’il faudrait pourtant payer quand elle verrait son Rara, sombre et terrible, appliquer une serviette mouillée sur son crâne fumant, qui commençait à reluire entre les cheveux devenus rares et, quand elle entendrait le pauvre ami s’écrier, au milieu de blasphèmes et d’imprécations horribles, qu’il n’avait plus qu’à se faire sauter le caisson. C’est qu’il était homme d’honneur, Rara. Il en vivait, d’honneur ; témoin, arbitre, c’était sa profession depuis qu’il avait quitté l’armée. Dans un certain monde, très chic, il n’y avait pas de duel sans lui. Et elle se disait qu’il faudrait payer encore. Si, du moins, elle l’avait bien à elle, tendre, assidu ? mais agité, furieux, hagard, il semblait toujours traverser une bataille.

— Ce saint dont il s’agit, madame la baronne, dit l’abbé Guitrel, le bienheureux Loup ou Lupus, évangélisa les Flandres. Les travaux de son apostolat étaient souvent pénibles. On trouve, dans sa biographie, un trait qui vous touchera par sa grâce naïve. Un jour qu’il traversait les campagnes couvertes de glace, le bienheureux s’arrêta, pour se chauffer, dans la maison d’un sénateur. Celui-ci, qui traitait alors ses compagnons de plaisir, tint avec eux, devant l’apôtre, des propos déshonnêtes. Loup tenta de réprimer ces discours. « Mes fils, dit-il au sénateur et à ses hôtes, ne savez-vous point qu’au jour du jugement vous aurez à répondre de toute parole vaine ? » Mais eux, méprisant les exhortations du saint homme, redoublèrent, en leurs propos, d’indécence et d’impiété. Pour lors, secouant la poussière de ses souliers, le bienheureux leur dit : « J’ai voulu, à cause du froid, chauffer un peu à votre feu mon corps fatigué. Mais vos coupables discours me forcent de m’éloigner tout glacé encore. »

Madame de Bonmont songeait avec tristesse que Rara, depuis quelque temps, ne cessait plus de grincer des dents, de rouler des yeux furieux, en menaçant de mort les juifs. Il avait toujours été antisémite, Rara. Elle aussi d’ailleurs. Mais elle aimait mieux qu’on ne posât pas la question. Et elle estimait que Rara, puisqu’il aimait une dame catholique, mais d’origine juive, avait tort de dire qu’il voudrait crever le ventre à tous les youtres. Cela encore l’attristait. Elle aurait voulu plus de douceur et de sympathie, de plus calmes desseins et des désirs plus gracieux. Pour elle, elle mêlait à ses pensées d’amour des rêves innocents de pâtisserie et de poésie.

— L’apostolat du bienheureux Loup, dit M. l’abbé Guitrel, porta ses fruits. Les habitants de Tourcoing, baptisés par lui, le nommèrent par acclamation leur évêque. Sa fin fut accompagnée de circonstances qui frapperont vivement votre esprit, j’en suis certain, madame la baronne. Un jour du mois de décembre de l’an 397, saint Loup, plein d’œuvres et de jours, se dirigea vers un arbre entouré de ronces, au pied duquel il avait coutume de faire ses prières ; là, fixant deux bâtons dans la terre, il marqua une place de la longueur de son corps et dit à ses disciples qu’il avait invités à le suivre : « Lorsque, par la volonté de Dieu, je sortirai de l’exil de ce monde, c’est là qu’il faudra m’ensevelir. »

» Saint Loup mourut le dimanche qui suivit le jour où il avait marqué lui-même le lit de son repos. Il fut fait selon sa volonté. Et Blandus vint inhumer le corps du bienheureux auquel il fut appelé à succéder sur le siège épiscopal de Tourcoing.

Madame de Bonmont était triste et pleine d’indulgence. Les fureurs antisémites de Rara, elle en devinait la raison et elle les excusait. Dans ces derniers temps, Rara, pour se refaire une bonne renommée, pour se maintenir en posture d’homme d’honneur, avait pris en main, au cercle, la cause de l’armée à laquelle il avait appartenu comme officier de cavalerie. Il avait fortement resserré les liens qui l’unissaient à la grande famille. Il avait même giflé un juif qui demandait dans un café l’Annuaire militaire.

Madame de Bonmont l’aimait et l’admirait, mais elle n’était pas heureuse.

Elle leva la tête, ouvrit tout grands ses yeux jolis comme des fleurs, et dit :

— Le siège du bienheureux Loup, apôtre de… Continuez, monsieur l’abbé. Vous m’intéressez beaucoup.

Madame de Bonmont était destinée à chercher les douceurs d’un paisible amour dans des âmes peu propres à les lui assurer. Cette sentimentale Élisabeth avait toujours donné son cœur à de terribles aventuriers. Du vivant du baron Jules, elle avait aimé tendrement le fils d’un obscur sénateur, le jeune X…, fameux pour avoir, à lui seul, détourné dans un ministère les fonds secrets d’une année entière. Elle avait ensuite accordé toute sa confiance à un homme bien séduisant, qui brillait au premier rang de la presse gouvernementale et qui disparut soudain dans une immense catastrophe financière. Ceux-là du moins, elle les tenait, pour ainsi dire, du baron lui-même. Une femme n’est pas blâmable d’aimer dans son monde. Mais le nouveau, le dernier, le plus cher, l’unique, Raoul Marcien, elle ne l’avait pas trouvé dans l’entourage du baron. Il n’appartenait pas au monde des affaires. Elle l’avait rencontré dans la meilleure société française, en province, dans un milieu presque monarchiste et presque religieux. Lui-même, il était presque gentilhomme. Elle avait bien cru cette fois contenter son désir de tendresse et d’intimité délicate, posséder enfin l’ami chevaleresque, aux sentiments nobles et doux, qu’elle rêvait.

Et voilà qu’il était comme les autres, glacé, brûlé d’épouvantes et de fureurs, déchiré d’angoisses, agité par les étonnantes merveilles d’une vie d’escroqueries et de chantages. Mais combien plus pittoresque et plus amusant qu’aucun autre ! Témoin dans une grave et délicate affaire pendant qu’on l’exécute à son cercle ; le même matin, nommé chevalier de la Légion d’honneur et appelé dans le cabinet du juge d’instruction pour répondre d’une plainte en abus de confiance ! Et toujours la poitrine bombée, la moustache flambante, défendant son honneur à la pointe de l’épée. Mais depuis quelques mois il perdait son sang-froid, parlait trop haut et s’agitait trop, se compromettait par désir de vengeance ; car il était trahi, disait-il.

Élisabeth voyait avec inquiétude les colères de Rara s’allumer chaque jour plus vives. Quand elle allait chez lui le matin, elle, le trouvait en manches de chemise, plongé jusqu’au cou dans sa vieille malle d’officier, toute pleine de papier timbré, et, là dedans, la tête cramoisie, jurant, sacrant, hurlant : « Gredins, canailles, fripouilles, misérables ! » annonçant qu’on entendrait parler de lui et qu’il y aurait du nouveau. Elle attrapait un baiser au milieu des imprécations. Et il la congédiait avec la perpétuelle annonce qu’il se ferait sauterie caisson.

Non, ce n’est pas ainsi qu’Élisabeth comprenait l’amour !

— Vous disiez donc, monsieur l’abbé, que le bienheureux Loup ?…

Mais l’abbé Guitrel, la tête inclinée sur l’épaule et les mains jointes sur la poitrine, dormait dans son fauteuil.

Et madame de Bonmont, douce envers elle-même comme envers autrui, s’endormit dans sa bergère, en songeant que Rara verrait peut-être la fin de ses tracas, qu’elle n’aurait peut-être que peu d’argent à lui donner pour cela, et qu’enfin elle était aimée par le plus beau des hommes.

— Chère amie, chère amie, s’écria de sa voix de cor de chasse, avec un accent à terrifier des Turcs, l’Européenne madame Hortha, chère amie, est-ce que nous ne verrons pas ce soir monsieur Ernest ?

Elle parlait debout, les traits grands, avec l’air d’une vierge guerrière oubliée vingt ans dans un praticable au théâtre de Bayreuth, terrible, ceinte et revêtue de jais et d’acier, de lueurs, d’éclairs, de bruits ; au fond, très bonne dame et mère de beaucoup d’enfants.

Réveillée en sursaut par ces cuivres enchantés, qui sonnaient dans la gorge de l’excellente madame Hortha, la baronne répondit que son fils, ayant obtenu un congé de convalescence, devait venir ce soir même à Montil. Les chevaux étaient allés le chercher à la gare.

M. l’abbé Guitrel, son sommeil traversé par cette fanfare nocturne, rajusta ses lunettes chancelantes et, passant sa langue sur ses lèvres afin de leur donner l’onction nécessaire, murmura avec une céleste douceur :

— Oui, Loup… Loup…

— Ainsi, dit madame de Bonmont, vous porterez la mitre, vous tiendrez la crosse ; et vous aurez au doigt un gros anneau.

— Je ne sais pas encore, madame, dit M. Guitrel…

— Si ! si ! vous serez nommé !

Elle se pencha un peu vers l’abbé et demanda à voix basse :

— Monsieur l’abbé, est-ce que l’anneau des évêques doit avoir une forme particulière ?

— Pas précisément, madame, répondit M. Guitrel. L’évêque porte l’anneau comme symbole de son mariage spirituel avec l’Église : il convient donc que cet anneau exprime, en quelque sorte par son aspect même, des idées de pureté et d’austérité.

— Ah !… dit madame de Bonmont. Et la pierre ?…

— Au moyen âge, madame la baronne, le chaton était parfois d’or comme l’anneau ou bien de pierre précieuse. L’améthyste est une pierre très convenable, ce semble, à orner l’anneau pastoral. Aussi la nomme-t-on pierre d’évêque. Elle brille d’un éclat modéré. C’était une des douze pierres qui composaient le pectoral du grand-prêtre des juifs. Elle exprime, dans la symbolique chrétienne, la modestie et l’humilité. Narbode, évêque de Rennes au xie siècle, en fait l’emblème des cœurs qui se crucifient sur la croix de Jésus-Christ.

— Vraiment ? dit madame de Bonmont. Et elle résolut d’offrir à M. Guitrel, quand il serait nommé évêque, un anneau pastoral, avec une grande améthyste.

Mais les cuivres de madame Hortha éclatèrent de nouveau :

— Chère amie, chère amie, est-ce que nous ne verrons pas monsieur Raoul Marcien ? Est-ce que nous ne le verrons pas, ce cher monsieur ?

Il fallait l’admirer, la dame européenne, connaissant toutes les sociétés du globe, de ne pas trop les embrouiller dans sa tête. Son cerveau contenait l’annuaire des salons de toutes les capitales, et elle ne manquait pas d’un certain sens mondain ; sa bienveillance était universelle. Si elle avait nommé M. Raoul Marcien, c’était en toute innocence. Elle était l’innocence même. Elle ignorait le mal. Bonne épouse et bonne mère, ayant pour foyer un sleeping-car, un wagon-lit sur des voies ferrées, elle était une femme d’intérieur. Sous son corsage où le jais et l’acier jetaient des éclairs avec un bruit de grêle, elle portait un corset de grosse toile grise. Ses femmes de chambre ne doutaient point de sa vertu.

— Chère amie, chère amie, vous savez, monsieur Raoul Marcien, il s’est battu avec monsieur Isidore Mayer.

Et dans son langage d’international office, d’agence pour voyageurs, elle conta l’affaire, que madame de Bonmont connaissait bien. Elle dit comment M. Isidore Mayer, un israélite assez connu et très estimé dans le monde financier, entra un matin dans un café du boulevard des Capucines, s’assit devant une table et demanda l’Annuaire militaire. Ayant un fils dans l’armée, il voulait savoir les noms des officiers appartenant au régiment de son fils. Il étendait la main pour prendre l’Annuaire, apporté par un garçon, quand M. Raoul Marcien s’avança vers lui et lui dit : « Monsieur, je vous défends de toucher au livre d’or de l’armée française. — Pourquoi ? demanda M. Isidore Mayer. — Parce que vous êtes un coreligionnaire du traître. » M. Isidore Mayer haussa les épaules. Et M. Raoul Marcien lui donna un soufflet. Sur quoi une rencontre fut reconnue nécessaire et deux balles furent échangées sans résultat.

— Chère amie, chère amie, comprenez-vous ? Moi, je ne comprends pas.

Madame de Bonmont ne répondit point, et son silence fut prolongé par le silence de M. de Terremondre et du baron Wallstein.

— Je crois, dit madame de Bonmont en tendant l’oreille à un bruit sourd de roues et de chevaux, je crois que c’est Ernest qui arrive.

Un domestique ayant apporté les journaux, M. de Terremondre déploya une des feuilles et y jeta un regard très distrait.

— Encore l’Affaire, murmura-t-il… Encore des professeurs qui protestent. Quelle rage ont-ils de s’occuper de ce qui ne les regarde pas ? Il est bien juste pourtant que les militaires règlent leurs comptes entre eux, comme c’est l’habitude. Et il me semble que quand sept officiers…

— Assurément, dit l’abbé Guitrel, quand sept officiers se sont prononcés, il est téméraire, je dirai même inconvenant d’émettre un doute sur leur décision. C’est une indécence, évidemment ! une incongruité.

— Vous parlez de l’Affaire ? demanda madame de Bonmont. Eh bien ! je puis vous affirmer que Dreyfus est coupable. Je le tiens d’une personne très bien informée.

Elle dit et rougit. Car cette personne était Raoul.

Ernest entra, maussade et sournois, dans le salon.

— Bonjour, maman ! bonjour, monsieur l’abbé !

Il salua les autres à peine et il alla s’enfoncer dans les coussins, sous le portrait de son père. Il lui ressemblait beaucoup. C’était le baron, mais amoindri, diminué, affadi, le sanglier devenu petit, pâle et mou. Pourtant la ressemblance était frappante, M. de Terremondre en fit la remarque :

— C’est étonnant, monsieur de Bonmont, comme vous ressemblez au portrait du baron !

Ernest leva la tête et regarda du coin de l’œil la toile de Delaunay.

— Ah ! papa ! Très fort, papa. Moi aussi très fort, mais fichu. Comment va, monsieur l’abbé ? Nous sommes bons amis, n’est-ce pas ? tous les deux. Je vous demanderai tout à l’heure un petit bout de conversation.

Puis, se tournant vers M. de Terremondre qui tenait un journal dans ses mains :

— Qu’est-ce qu’on dit ici ? Quant à nous, vous pensez bien qu’au corps nous n’avons pas les moyens de nous payer une opinion. C’est un luxe de bourgeois que d’avoir une idée sur quelque chose, même une idée bête. Et puis les affaires qui regardent les grosses légumes, en quoi peuvent-elles intéresser les hommes, bon Dieu !

Il ricana. Il s’amusait terriblement au quartier. Très fin sans en avoir l’air, silencieux, prudent, sournois, il jouissait de la prodigieuse puissance démoralisatrice qu’il portait en lui. Corrupteur encore malgré lui quand il se plaisait à liarder et à carotter, il avait ri d’un rire énorme et muet, le jour où il s’était fait offrir une pipe en écume par un camarade pauvre et vaniteux. Sa joie était de mépriser et de haïr ses supérieurs, en voyant les uns, pleins de convoitises, lui vendre leur âme ; les autres, timorés, lui refuser, de peur de se compromettre, non pas une faveur, mais la jouissance de quelque droit, qui ne fut jamais dénié à un fils de paysan.


Le jeune Ernest de Bonmont vint, sournois et câlin, s’asseoir tout à côté de M. l’abbé Guitrel.

— Monsieur l’abbé, vous voyez souvent les Brécé ; vous êtes dans leur intimité, pas vrai ?

— Ne croyez point, mon enfant, répondit M. l’abbé Guitrel, que je sois dans l’intimité de monsieur le duc de Brécé. Cela n’est pas… Du moins ai-je souvent l’occasion de le voir au milieu de sa famille. Je vais, à certains jours de fête, dire la messe dans la chapelle de Notre-Dame-des-Belles-Feuilles, située, comme vous le savez, dans les bois de Brécé. C’est pour moi, je le disais tantôt encore à madame votre mère, une source de consolations et de grâces. Après la messe, je déjeune soit au presbytère, chez monsieur le curé Traviès, soit au château, où l’on me fait, je dois le dire, le meilleur accueil. Le duc est d’une simplicité parfaite dans ses manières ; les dames de Brécé sont affables et douces. Elles font beaucoup de bien dans le pays ; elles en feraient plus encore si les préventions injustifiées, les haines aveugles, le mauvais vouloir des populations…

— Savez-vous, monsieur l’abbé, quel effet a produit l’ustensile que maman a envoyé à la duchesse pour la chapelle de Notre-Dame-des-Belles-Feuilles ?

— Quel ustensile voulez-vous dire ? Parlez-vous, mon enfant, du ciboire en vermeil ? Je puis vous assurer que monsieur et madame de Brécé ont été touchés de cet hommage fait si simplement par madame votre mère à la Vierge miraculeuse.

— Alors, c’est une bonne idée, dites, monsieur l’abbé ? Eh bien ! c’est moi qui l’ai eue. Maman, vous savez, elle n’a pas beaucoup d’idées… Oh ! je ne lui en fais pas un reproche… Mais parlons sérieusement. Vous m’aimez bien, n’est-ce pas, monsieur l’abbé ?

M. l’abbé Guitrel prit entre ses deux mains la main du jeune Bonmont.

— Mon enfant, ne doutez pas de ma tendresse pour vous : elle est paternelle ; je dirai même qu’elle est maternelle, pour mieux exprimer ce qu’elle contient à la fois de force et de douceur. Je vous ai suivi avec attendrissement, mon cher Ernest, depuis le jour déjà lointain où vous avez fait une bonne première communion jusqu’à ce moment où vous accomplissez votre noble devoir de soldat, dans cette belle armée française qui devient de jour en jour, je me plais à le constater, plus chrétienne et plus religieuse. Et j’ai la conviction, mon bien cher enfant, qu’au milieu des distractions, des égarements même de votre âge, vous avez gardé la foi. Vos actes en témoignent. Je sais que vous avez toujours tenu à honneur de contribuer à nos bonnes œuvres. Vous êtes mon enfant de prédilection.

— Eh bien ! monsieur l’abbé, rendez service à votre enfant. Dites au duc de Brécé de me donner le bouton.

— Le bouton ?

— Le bouton de l’équipage.

— Le bouton de l’équipage ! Mais, mon enfant, c’est d’une affaire de vénerie que vous me parlez là ; et je ne suis pas, comme monsieur le curé Traviès, un grand chasseur devant l’Éternel. J’ai pratiqué saint Thomas beaucoup plus que saint Hubert. Le bouton de l’équipage ! N’est-ce point une expression figurée, une métaphore, pour exprimer l’idée d’une chasse en commun ? Enfin, mon enfant, vous désirez recevoir une invitation aux chasses de monsieur de Brécé.

Le jeune Bonmont sauta :

— Ne gaffons pas, monsieur l’abbé. Ce n’est pas ça… Oh ! mais ce n’est pas ça du tout. Une invitation… Je suis bien sûr de recevoir une invitation aux chasses de Brécé en échange de l’ustensile.

— Du ciboire, du ciboire, ciborium. Je pense aussi, mon cher enfant, que monsieur le duc et madame la duchesse se feront une joie de vous envoyer une invitation dès qu’ils croiront, en le faisant, être agréables à vous et à madame votre mère.

— Je vous crois. Du moment qu’ils ont gardé l’argenterie… Mais vous pouvez leur dire que je ne serais pas ravi de leur invitation. Moisir dans un carrefour d’où on ne voit rien, recevoir toute la boue de l’équipage dans la gueule et se faire attraper par un piqueur parce qu’on foule la voie, c’est une variété de distractions dont je ne suis pas avide. Les Brécé peuvent garder leur invitation.

— En ce cas, mon enfant, je ne comprends pas bien votre pensée.

— Elle est pourtant limpide, ma pensée, monsieur l’abbé. Je ne veux pas que les Brécé se fichent de moi, voilà ma pensée.

— Expliquez-vous, je vous prie !

— Eh bien ! monsieur l’abbé, imaginez qu’on vous mette dans le Carrefour du Roi, avec le médecin du village, la femme du capitaine de gendarmerie et le premier clerc de monsieur Irvoy. Non, ce n’est pas admissible. Tandis que si j’ai le bouton, je chasse avec l’équipage. Et l’on verra, quoique j’aie l’air un peu vanné, des fois, si je ne suis pas un monsieur qui pique dur. Eh bien ! le bouton, vous pouvez me le faire avoir, monsieur l’abbé. Les Brécé ne vous le refuseront pas. Vous n’avez qu’à le demander au nom de Notre-Dame-des-Belles-Feuilles.

— Mon enfant, ne mettez point, je vous prie, Notre-Dame-des-Belles-Feuilles dans cette affaire, qui n’est pas de celles qui l’intéressent. La Vierge miraculeuse de Brécé est assez occupée d’accorder des grâces aux veuves, aux orphelins et à nos chers petits soldats de Madagascar. Mais y a-t-il donc, mon bon Ernest, un si grand avantage à posséder ce bouton ? Est-ce donc un si précieux talisman ? À sa possession sont attachés sans doute de singuliers privilèges. Faites-les-moi connaître. Je ne méprise pas, tant s’en faut, l’art très antique et très noble de la chasse. J’appartiens au clergé d’un diocèse éminemment cynégétique. Je demande à m’instruire.

— Vous vous amusez, monsieur l’abbé ; vous vous payez ma tête. Vous savez bien que le bouton, c’est le droit de porter la tenue aux couleurs de l’équipage… Je vais vous parler à cœur ouvert. Je suis franc : j’en ai les moyens. Je veux le bouton de Brécé parce que c’est chic de l’avoir, et que j’aime le chic. Je le veux par snobisme : je suis snob. Par vanité : je suis vaniteux. Je le veux parce que je serais flatté de dîner à la Saint-Hubert chez les Brécé. Le bouton de Brécé, je crois qu’il m’irait bien ! J’en ai très envie, je ne le cache pas. Je n’ai pas de fausse honte… ni de vraie non plus, d’ailleurs… Écoutez-moi, monsieur l’abbé : j’ai une chose très importante à vous dire. Il faut que vous sachiez qu’en demandant le bouton au duc de Brécé, vous ne ferez que réclamer ce qui m’est dû… parfaitement… ce qui m’est dû. J’ai des propriétés dans le pays. Je ne tue pas les cerfs, je laisse passer sur moi, je laisse attaquer sur moi ; ce sont des procédés qui méritent des égards et de la reconnaissance. Monsieur de Brécé doit le bouton à ce bon petit voisin d’Ernest.

L’abbé ne répondit rien ; visiblement il résistait et se refusait. Le jeune Bonmont reprit :

— Je n’ai pas besoin de vous dire, monsieur l’abbé, que, dans le cas où les Brécé feraient payer le bouton, ce n’est pas le prix qui m’arrêterait.

M. l’abbé Guitrel fit un geste de protestation :

— Écartez cette hypothèse, mon enfant. Elle ne cadre pas avec le caractère du duc de Brécé.

— Possible, monsieur l’abbé. Bouton gratuit, bouton payant, ça dépend des moyens et des idées. Il y a des équipages qui coûtent à leur propriétaire quatre-vingt mille francs par an ; il y en a qui rapportent au leur trente mille livres de rentes. Ce que j’en dis n’est pas pour blâmer ceux qui font payer le bouton. Personnellement, je serais plutôt disposé à le faire. Je trouve que c’est juste. Et puis il y a des régions où les chasses sont tellement coûteuses que le propriétaire, même s’il est riche, n’en peut faire seul les frais. Figurez-vous, monsieur l’abbé, que vous ayez une chasse dans la banlieue de Paris. Vous voyez-vous faisant face à toutes les dépenses et payant de votre bourse des indemnités ruineuses aux paysans ? Mais je crois, comme vous, qu’il n’y a pas de bouton payant à Brécé. Le duc n’a pas une tête à se faire un revenu avec son équipage. Eh bien ! vous m’aurez le bouton gratis, monsieur l’abbé ! c’est tout bénéfice.

Avant de répondre, l’abbé Guitrel tourna sept fois sa langue dans sa bouche. Et ce signe de sagesse ne laissa point d’inquiéter le jeune Bonmont.

Enfin :

— Mon cher enfant, je l’ai dit et veux vous le redire encore : je vous aime tendrement. Je voudrais vous être utile ou seulement agréable. Je saisirais avec empressement toutes les occasions qui se présenteraient de vous rendre service. Mais vraiment je n’ai pas qualité pour solliciter en votre faveur cette distinction mondaine que vous appelez le bouton. Songez que si monsieur le duc de Brécé, après m’avoir entendu exposer votre requête, faisait quelque résistance, soulevait quelque difficulté, je demeurerais devant lui sans force et sans armes. Quels moyens un pauvre professeur d’éloquence au grand séminaire aurait-il de vaincre les résistances, de lever les difficultés, d’emporter l’adhésion, pour ainsi dire, de vive force ? Je n’ai rien en moi qui parle et s’impose aux grands de ce monde. Je ne puis, je ne dois, même dans une occasion futile comme celle-ci, prendre une cause dont je ne saurais assurer le succès.

Le jeune Bonmont regarda M. l’abbé Guitrel avec une surprise mêlée d’admiration et lui dit :

— Je comprends, monsieur l’abbé. Ce n’est pas possible maintenant. Mais quand vous serez évêque, vous enlèverez le bouton comme une bague aux chevaux de bois… Sûr !

— Il est probable, répondit gravement M. Guitrel, que si un évêque lui demandait pour vous ce bouton de chasse, monsieur de Brécé ne lui opposerait point un refus.