L’Angleterre et l’Irlande en 1886/02

L’Angleterre et l’Irlande en 1886
Revue des Deux Mondes3e période, tome 79 (p. 392-418).
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L'ANGLETERRE ET L'IRLANDE
EN 1886

II.[1]
LES ELECTIONS DE 1886. — LE « PLAN DE CAMPAGNE » IRLANDAIS ET LE GOUVERNEMENT TORY.


VIII.

Le parlement élu en décembre 1885 avait vécu. On ne mettait pas en doute que M. Gladstone ne fût résolu à faire appel au verdict suprême du pays de la condamnation que la chambre des communes venait de prononcer contre sa politique irlandaise. Aucune autre issue ne semblait possible. Le marquis de Salisbury refusait de prendre le pouvoir dans les conditions créées par le vote du 7 juin, et lord Hartington, à qui la reine fit demander s’il se chargerait de former un cabinet, répondit qu’il ne pouvait accepter qu’à la condition que les électeurs fussent immédiatement appelés à nommer une nouvelle chambre des communes.

La chambre elle-même, après les émotions des trois derniers mois, n’aurait pu se remettre utilement à la routine des travaux parlementaires habituels. Son activité avait été purement négative. Aucune partie du programme en vue duquel elle avait été élue n’était et ne pouvait être réalisée. Toutes les traditions de la politique anglaise avaient été bouleversées par l’introduction de plans révolutionnaires impliquant jusqu’à l’existence même de la constitution britannique. Il était indispensable que la nation fît connaître clairement son sentiment et sa volonté sur des projets dont elle n’avait pas eu connaissance aux dernières élections et sur lesquels elle n’avait pas été consultée. C’était, certes, une lourde responsabilité que M. Gladstone assumait en demandant à la souveraine la dissolution d’une chambre qui n’avait pas siégé six mois ; il ne pouvait pas ne pas l’assumer. Le 10 juin, il vint annoncer aux communes que le parlement serait dissous aussitôt que les crédits indispensables pour la marche des services publics auraient été votés. Il espérait que la séparation pourrait avoir lieu du 20 au 25. Les élections générales suivraient aussitôt et le nouveau parlement serait convoqué dès que les résultats des opérations électorales auraient été officiellement établis.

En Irlande, on accueillit avec calme le vote du 7 juin et avec plaisir l’annonce de la dissolution. Le pays avait surtout hâte de sortir d’un état d’incertitude qui ne pouvait, en se prolongeant, que produire l’épuisement et la ruine. Le rejet du bill Gladstone avait causé plus de désappointement que d’indignation. On comptait sur une revanche électorale. Le Freeman’s Journal s’écriait fièrement que le projet spécial du cabinet libéral avait pu être repoussé, mais que le principe du home rule n’en avait pas moins triomphé, puisque les home rulers, qui, aux dernières élections, étaient 86, se trouvaient maintenant 311 au palais de Westminster. Dans les comtés séparatistes de l’Ulster, l’allégresse était générale et, malheureusement, n’alla pas sans violence. MM. Gladstone et Parnell furent brûlés en effigie. Des manifestations et des contre-manifestations s’organisèrent ; on prit les armes ; il se livra à Belfast une véritable bataille rangée entre catholiques et protestans, puis entre chacun des deux clans et la police; il y eut des tués et des blessés en grand nombre. C’était le début d’une longue période de désordres et de tumultes sanglans, le prologue de la guerre civile prédite par lord Randolph Churchill.

M. Gladstone a-t-il eu tort ou raison de croire qu’il servirait mieux les intérêts de la Grande-Bretagne en cherchant à la délivrer du souci de gouverner l’Irlande qu’en s’épuisant en efforts pour amadouer ou paralyser, par des palliatifs et des alternatives de douceur et de sévérité, l’énergie sans cesse croissante d’une opposition irréconciliable ? Est-il certain que, si ses projets avaient été adoptés, l’unité de l’empire eût été rompue et la sécurité de l’Angleterre menacée, sans même que l’Irlande eût été au moins satisfaite, comme l’ont affirmé tant d’hommes éminens, adversaires politiques ou anciens amis de M. Gladstone ? Le projet pour l’établissement d’un gouvernement autonome pour l’Irlande et le projet de rachat des terres étaient-ils réellement fondés sur des bases si peu pratiques, si contraires aux bons principes économiques, si incompatibles avec les mœurs, les habitudes et la tournure d’esprit et de sentiment des Irlandais, que l’épreuve, au cas où une application en aurait pu être tentée, fût vouée fatalement au plus lamentable insuccès? Nous ne nous hasarderons pas ici à faire suivre de réponses plus ou moins hypothétiques ces points d’interrogation. Ce que l’on peut dire, c’est que les projets de M. Gladstone, lorsqu’il les développait, étaient bien séduisans, et, lorsqu’on les attaquait, paraissaient bien peu sensés. Ce qui est certain, c’est que, pour avoir voulu les imposer à son parti et au parlement, il venait de briser en trois tronçons ce grand parti libéral qu’il avait si glorieusement dirigé depuis tant d’années, c’est que, malgré son ascendant personnel si puissant, malgré son immense popularité, il venait de subir sur le terrain parlementaire un échec décisif, et que le pays, qu’il avait hâte de consulter, allait bientôt lui en infliger un autre plus décisif encore.

La campagne électorale devait être de bien courte durée; un délai de vingt jours seulement séparait l’annonce faite par M. Gladstone de la dissolution prochaine du parlement et les élections elles-mêmes (10 juin-1er juillet). Aussi les chefs de parti se mirent-ils promptement à l’œuvre, secondés par toute l’armée des politiciens auxquels il n’avait jamais été demandé un service aussi actif que depuis douze à quinze mois.

En quelques jours, M. Chamberlain eut constitué une Union radicale et lord Hartington une Union libérale, et ces deux sociétés combinèrent aussitôt leurs efforts avec l’Union loyale et patriotique irlandaise. Il s’agissait d’organiser l’assaut, en Irlande et en Angleterre, contre les places-fortes des libéraux gladstoniens. En même temps se succédaient les entrevues entre les leaders du parti tory et les représentans des deux fractions libérales sécessionnistes. Il fut rapidement convenu que l’on ferait campagne en commun sous le drapeau de l’union, que de part et d’autre on respecterait les positions occupées déjà dans les circonscriptions électorales, et que, sur tous les points, on se prêterait un concours mutuel.

Du côté du gouvernement, l’activité n’était pas moindre. Les éclaireurs du parti ministériel avaient déjà cependant signalé toutes les difficultés de la situation, le manque de fonds et aussi le manque de bons candidats, la désorganisation causée dans un grand nombre de districts par la rupture avec les radicaux. Mais M. Gladstone, en lutteur qui ne se laisse pas aisément décourager, se lança dans l’arène avec une telle fougue et une telle assurance que, tout d’abord, il parut avoir sérieusement déconcerté l’ennemi. Son manifeste parut le 12 juin, sous forme d’adresse aux électeurs du Mid-Lothian. Evitant toute défense de ses actes, de sa conduite, de ses intentions, il attaquait corps à corps le chef même du parti conservateur, rappelant sa fameuse phrase sur les vingt années de gouvernement fort pour l’Irlande. « Le peuple a à décider, dit-il, non pas entre le home rule et tel ou tel plan de gouvernement local de M. Chamberlain, de M. Trevelyan ou de lord Hartington, mais entre le home rule et la coercition systématique. Il faut choisir entre le plan des libéraux, qui éteint les revendications de l’Irlande, soulage ses souffrances, enlève tout prétexte à ses plaintes et assure entre elle et la Grande-Bretagne la véritable union, celle des esprits et des cœurs, et le plan des tories, qui est la coercition pendant vingt années, après quoi il serait temps pour le parlement d’examiner quel régime pourrait convenir aux Irlandais. Je sais bien que les conservateurs évitent le mot de coercition et le remplacent par quelque expression plus honnête, par exemple un gouvernement ferme. Mais le sens est le même : lois d’exception, justice sommaire, restriction à la liberté individuelle, application vigoureuse de tous les procédés qu’abhorrent les Irlandais, le tout pour maintenir cette union sur le papier dont on jouit depuis près d’un siècle, dont les merveilleux fruits s’étalent devant tous les yeux et qui, de son vrai nom, s’appelle la haine ! »

Ainsi le chef des libéraux partait en guerre en lançant aux électeurs ce cri : « Gladstone et conciliation ou Salisbury et coercition ! » et le chef des conservateurs se trouvait du premier coup réduit à la défensive, obligé de protester contre une fausse interprétation de ses paroles, de présenter une apologie, d’expliquer que ce n’est pas la coercition qu’il veut pour l’Irlande, mais une politique simple, ferme, conséquente avec elle-même, fondée sur le respect de la loi. M. Gladstone ne fut pas moins heureux dans ses efforts pour embarrasser dès leurs premiers pas ses deux alliés de la veille, ses adversaires du jour, lord Hartington et M. Chamberlain. A quoi bon discuter les clauses d’un bill qui n’existait plus, mort avec le parlement auquel il avait été offert et qui l’avait rejeté? Les électeurs n’avaient pas à s’occuper de controverses subtiles sur les détails d’un arrangement avec l’Irlande. Ils avaient à décider un seul point : l’Irlande doit-elle avoir une législature séparée et convient-il au peuple de la Grande-Bretagne que M. Gladstone soit chargé de préparer une nouvelle mesure en ce sens?

Mais il ne s’agissait pas seulement d’écrire, il fallait payer de sa personne, et M. Gladstone songea, moins que jamais, en dépit de ses soixante-dix-sept ans, à se soustraire à ce devoir. Il quitta Londres le 17 juin, se rendant en Écosse. Si, dans les classes éclairées, dans l’aristocratie, on ne parlait plus qu’avec dégoût de M. Gladstone comme du plus dangereux démagogue, le petit peuple, au contraire, avait pour ce vieillard si ardent, si âpre dans la lutte politique, une sorte d’adoration. Son voyage fut un triomphe continuel ; à toutes les stations l’attendait une réception enthousiaste, à toutes les stations il remerciait par un discours. Le thème était invariable : lord Salisbury écrasait l’Irlande sous l’oppression ; lord Carnarvon avait promis l’indépendance législative à M. Parnell; lord Salisbury connaissait parfaitement les engagemens pris par son lieutenant; lui-même, M. Gladstone, avait offert son appui aux conservateurs s’ils voulaient se montrer justes, humains pour l’Irlande ; mais le 26 janvier dernier, lord Salisbury avait décidément opté pour l’emploi de la force, et c’est alors que M. Gladstone avait préparé son bill de conciliation. Vainement lord Carnavon et lord Salisbury, dans la presse ou dans les réunions d’électeurs, démentaient ces affirmations de M. Gladstone. Celui-ci ne prenait aucun souci de leurs dénégations, continuant à promener par toute l’Angleterre ces imputations personnelles qui lui tenaient si commodément lieu d’argumens plus techniques. A Edimbourg, toute la population l’attendait à la gare ou sur le chemin de l’hôtel. Il prononça un grand discours le 18, un discours non moins grand le 21 ; le 22, il alla porter l’évangile du libéralisme gladstonien à Glascow. Le 25, rentré en Angleterre, le jour même où le parlement était officiellement dissous, il harangua les électeurs de Manchester. Là, une pensée triste l’obsède, il est au milieu des électeurs de son vieil ami, M. Bright, qui l’avait abandonné, lui aussi. Aucune perte, dit-il à ses auditeurs, ne lui avait été plus sensible : « Jamais je ne me ferai le critique de John Bright, dont je révère l’intégrité, dont j’aime le caractère et qui a rendu à son pays des services qui ne peuvent être oubliés. » M. Bright répondit mal à ces témoignages d’affection. Il ne pouvait pardonner à M. Gladstone d’avoir mis en péril l’unité de la patrie, et il en voulait à toute cette foule de partisans aveugles qui suivaient leur chef sans se permettre une réflexion. Parlant lui-même quelques jours plus tard à Manchester, il comparait les libéraux gladstoniens aux touristes que l’agence Cook promène par monts et par vaux, et qui se sentent si heureux d’être personnellement conduits, de n’avoir à s’occuper de rien. Le 28, M. Gladstone était à Liverpool. C’est là qu’il lança une phrase malheureuse, qui lui fît tort auprès des classes moyennes et des esprits modérés, par le grand retentissement qu’elle eut au début même de la période électorale : « Je sais, dit-il, que dans cette question du home rule, j’ai contre moi les classes, mais je sais aussi que j’ai pour moi les masses. D’un côté, les ducs, les squires, les ministres de l’église établie, les gens en place, les landlords, etc. ; de l’autre, le peuple et aussi des personnes appartenant à des professions libérales, médecins et gens de loi. Partout où la vérité, la justice et l’humanité sont en jeu, les masses ont raison, et les classes ont tort. » C’est sur cette assertion vraiment démagogique que M. Gladstone termina la campagne et rentra à Londres. L’événement allait lui démontrer que, dans la question des concessions à l’Irlande tout au moins, il n’avait pas pour lui les masses autant qu’il se plaisait à le croire.

Tandis que M. Gladstone répandait ainsi à tous les vents les trésors de son éloquence, et que ses partisans répétaient fidèlement partout ses plaidoyers et ses attaques personnelles contre les chefs des partis opposans, ceux-ci triomphaient des difficultés amoncelées sous leurs pas et réussissaient en usant d’un seul argument, la nécessité de préserver l’unité de l’empire, à grouper sur les noms de leurs candidats la majorité des suffrages. Ils avaient, eux aussi, obtenu quelques triomphes oratoires. On parlait beaucoup de la fête magnifique donnée le 12 juin, à Hatfield-Park, aux associations conservatrices et aux ligues primrose (sociétés Beaconsfield) du Hertfordshire, par lord et lady Salisbury. Une foule énorme avait envahi le parc, où des jeux de toute sorte l’attendaient. Puis le noble lord avait adressé à cette foule un discours frénétiquement applaudi. M. Chamberlain avait aussi remporté un succès à Birmingham, et un succès d’autant plus décisif qu’un grand nombre des électeurs de cette grande cité lui en voulaient sérieusement d’avoir trahi son chef et de préparer probablement la rentrée du parti conservateur au pouvoir. C’est le 19 juin qu’il était venu expliquer, encore une fois, ses votes devant des juges prévenus en sa faveur, mais tenus pourtant par les liens si forts de l’idolâtrie gladstonienne. Il leur dit ses anxiétés, son chagrin d’avoir vu s’éloigner tout espoir de réalisation de ses projets favoris, des projets pour l’accomplissement desquels il était entré dans la vie publique alors que ses concitoyens l’avaient élu maire de Birmingham. Un parnelliste, M. Sexton, lui avait jeté récemment à la face que cette situation municipale était tout juste à la hauteur de ses capacités ; cette raillerie ne l’avait point blessé, car il était très fier d’avoir été maire de Birmingham, c’est là qu’il avait puisé son goût si vif pour le self-government local. Il se glorifiait, en ce qui touche la question irlandaise, d’avoir toujours été un home ruler; il l’était aux dernières élections générales, quand la grande majorité du parti libéral n’avait pas assez de sarcasmes contre le home rule. Mais il avait plu à M. Parnell de faire, en août 1885, un discours-manifeste où il disait que l’Irlande ne pouvait plus se passer d’un parlement indépendant siégeant à Dublin, et qu’il était parfaitement assuré de l’obtenir, en moins d’une année, de l’un ou de l’autre des deux grands partis anglais. Dès lors, lui, Chamberlain, avait résolu qu’il ne ferait pas à M. Parnell cette concession de briser l’unité de l’empire et d’installer, sur les flancs de l’Angleterre, une puissance étrangère, bientôt une puissance ennemie. Aux élections de 1885, on n’eut pas à se prononcer pour ou contre le home rule, et, d’ailleurs, les Irlandais votèrent alors contre les libéraux ; on les voyait d’accord avec les conservateurs. Un ministère libéral fut formé ; il en fit lui-même partie. M. Gladstone lui avait offert le poste de premier lord de l’amirauté, une place brillante, avec un beau traitement et une résidence officielle, au moins 5,000 livres par an. Il avait refusé, pourtant, préférant la position la plus modeste du cabinet, la présidence du bureau du gouvernement local, où il espérait pouvoir préparer le triomphe de quelques-uns des principes auxquels il avait consacré sa vie. En devenant un des collaborateurs de M. Gladstone, il ne lui avait pas dissimulé sa ferme résolution de ne pas souffrir que l’unité de l’empire pût être compromise. Le jour où il avait eu communication complète des projets de M. Gladstone, qui, selon lui, exposaient cette unité aux plus grands périls, il s’était séparé, non sans regret, mais sans hésitation, d’un chef vénéré. Il appartenait maintenant à ses électeurs de juger sa conduite. Le ton de ce discours apologétique ne rappelait guère celui des harangues enflammées et des déclamations radicales qui, dans les premiers mois de 1885, avaient causé une si grande sensation et mis en émoi la bourgeoisie et l’aristocratie britanniques. Le diable se faisait ermite, précaution utile dans une campagne faite en commun avec les conservateurs.


IX.

Les élections eurent lieu pendant la première quinzaine de juillet. Les efforts combinés des gladstoniens et des parnellistes ne purent empêcher lord Hartington d’être élu avec une grande majorité à Rossendale dans le Lancashire. Birmingham resta fidèle à M Chamberlain et nomma des unionistes. Dans l’Angleterre même, les coalisés antigladstoniens furent complètement vainqueurs. Mais M. Gladstone n’avait pas compté vainement sur l’Écosse, où des associations pour la réalisation de son programme et le succès de la politique home ruler avaient été fondées par lord Rosebery, et la campagne en faveur de l’indépendance législative pour l’Irlande menée avec une extrême énergie. Là, les unionistes subirent des pertes sensibles. MM. Trevelyan et Goschen restèrent sur le carreau, victimes de l’indignation populaire causée par leur révolte contre la domination de M. Gladstone[2]. Le résultat des élections donnait définitivement tort à M. Gladstone. Non-seulement presque tous les dissidens du parti libéral étaient réélus, mais les tories gagnaient près de soixante-dix sièges à cette protestation soulevée dans tout le pays contre des projets pouvant aboutir à un démembrement de l’empire.

Les chiffres exacts étaient : conservateurs, 316 ; libéraux unionistes (des deux nuances), 73 ; gladstoniens, 194; parnellistes, 85. Le bataillon des autonomistes revenait aussi compact qu’au mois de décembre de l’année précédente, à deux sièges près, enlevés, l’un (Londonderry) à M. Justin Mac Carthy, par un conservateur ; l’autre (Tyrone) par un unioniste à M. O’Brien, éditeur de l’organe parnelliste, United Ireland. Malgré le triomphe personnel des autonomistes sur leur propre terrain en Irlande, la cause du home rule était enveloppée dans la défaite décisive de M. Gladstone, non seulement parce que les projets de ce dernier étaient condamnés sans appel, au moins pour quelque temps, mais parce que M. Parnell ne pouvait plus prétendre au rôle d Warwick parlementaire et tenir comme naguère la balance entre les deux partis. Il était rivé à l’alliance de M. Gladstone, et, même réunies, leurs forces (85 et 194) ne constituaient qu’une minorité en face de la grande armée conservatrice. L’adjonction des 73 libéraux dissidens, ou seulement de 30 à 40 d’entre eux, pourrait seule rendre à M. Gladstone une majorité dans ce parlement. Mais quelle apparence, après un vote comme celui du 7 juin et les incidens de la dernière campagne électorale, qu’une telle évolution pût se produire, au moins immédiatement? La balance du pouvoir appartenait désormais aux libéraux dissidens (whigs et radicaux), et M. Chamberlain avait raison en déclarant que les vrais vainqueurs dans les élections étaient les unionistes, bien que, des quatre partis dont. allait se composer le parlement (conservateurs, gladstoniens, parnellistes, unionistes), ce dernier fût justement le moins nombreux. Le 20 juillet, M. Gladstone présenta à la reine la démission du cabinet, et le 26, lord Salisbury, qui revenait d’un court séjour à Royat, accepta la mission de composer un ministère. Depuis quelque temps déjà, il avait fait à lord Hartington des ouvertures en vue de la formation d’un cabinet de coalition. Il lui offrait quatre sièges, avec la direction de la chambre et un programme dont les articles principaux seraient : 1° une mesure tendant à l’établissement ou à l’extension d’un régime de self-government local en Angleterre, en Écosse, dans le pays de Galles et en Irlande (ce que M. John Morley, le principal lieutenant de M. Gladstone, appelait ironiquement l’autonomie du gaz et de l’égout) ; 2° un bill pour faciliter aux travailleurs ruraux l’acquisition de petites parcelles de terre; 3° un autre pour la construction de logemens d’ouvriers agricoles ; 4° un autre enfin pour réduire les frais de négociation et de transfert des biens fonciers. Lord Hartington crut devoir repousser ces offres, craignant, dit-on, de compromettre ses chances de succéder un jour à M. Gladstone comme leader du parti libéral. Mais dans une entrevue qu’il eut le 24 juillet avec lord Salisbury, il promit formellement à celui-ci son concours, hors du cabinet, pour un programme tel que celui qui venait de lui être exposé.

Il fallut donc constituer un ministère entièrement conservateur, ce qui fut achevé fin juillet, non sans que le résultat fut vivement critiqué dans les rangs mêmes du parti. Les choix étaient loin de paraître tous également judicieux et heureux ; l’ensemble était taxé de faiblesse ; on estimait que prendre sept ministres dans la chambre des lords sur quatorze, c’était dépasser la juste mesure. Mais quel cabinet put jamais se former sans offrir matière à la critique? Lord Salisbury, dont la santé laissait à désirer, renonça, pour éviter un excès de fatigue, à cumuler la direction des affaires étrangères avec les fonctions de premier ministre, et, prenant le poste de premier lord de la trésorerie, il donna le foreign office à lord Iddesleigh. Sir Michael Hicks-Beach, dont le caractère, les talens étaient tenus en haute estime dans le parti conservateur, assuma la charge, si importante dans les circonstances actuelles, de secrétaire pour l’Irlande. Lord Randolph Churchill, — qui l’eût cru il y a quelques années? — était fait chancelier de l’échiquier et leader de la chambre des communes! Une nomination qui ne causa pas peu de surprise fut celle de M. II. Matthews à l’intérieur. Ce nouveau venu dans le haut personnel gouvernemental était un homme de loi fort distingué, mais de peu de notoriété hors d’un cercle restreint, sauf pour sa participation dans le bruyant procès de sir Charles Dilke. M. Matthews fut introduit dans le cabinet sur la demande de lord Churchill, qui le connaissait pour un debater de première force, d’un sang-froid imperturbable, toujours prêt, et le destinait à recevoir et à parer la plupart des coups que M. Gladstone ne manquerait pas de porter au gouvernement.

Bien que les whigs et les radicaux se fussent engagés à donner leur appui aux conservateurs en tout ce qui se rapportait au traitement de la question irlandaise, ils n’entendaient nullement enchaîner leur liberté d’action sur toutes les autres questions de politique générale. Dans une conférence des deux groupes tenue chez lord Hartington, à Devonshire-house, le matin même du jour où se réunissait le nouveau parlement (5 août), on délibéra sur la ligne de conduite et sur l’attitude qu’il convenait d’adopter. M. Chamberlain déclara qu’après tout ce qui s’était passé avant et depuis le vote du 7 juin, après tout ce qui s’était dit pendant la période électorale, il considérait comme un devoir de ne s’associer à aucun vote pouvant frayer à M. Gladstone le retour au pouvoir, aussi longtemps que celui-ci persisterait à réclamer l’autonomie législative pour l’Irlande dans les conditions posées par ses deux bills du mois d’avril. C’était s’engager beaucoup, et les circonstances pouvaient exposer cette résolution à de rudes épreuves; rien ne garantissait qu’aucune question, mettant son radicalisme aux prises avec la politique conservatrice, ne serait jamais soulevée. Aussi était-il tout disposé, parfaitement d’accord en ce point avec lord Hartington, à reconnaître que la scission du parti libéral ne devait pas se prolonger indéfiniment et à travailler lui-même pour sa part à le reconstituer. Lord Hartington insista sur la nécessité d’abandonner toute attitude hostile contre les membres du gouvernement précédent ; il importait de bien faire comprendre à M. Gladstone et à ses adhérens séparatistes que les unionistes ne désiraient rien tant que de voir rendue possible la prompte terminaison du plus pénible conflit. Afin qu’aucun malentendu ne put exister à cet égard, il fut arrêté que whigs et radicaux iraient siéger à côté des libéraux gladstoniens, et que ceux d’entre eux que leur qualité d’ex-ministres faisait membres du conseil privé useraient de leur droit de prendre place à côté de leurs anciens collègues sur le banc de l’opposition. Le soir même, à la chambre, M. Chamberlain vint donc prendre place près de M. Gladstone, qui se leva aussitôt pour lui serrer la main et s’entretint quelques instans sur un ton amical avec son autre voisin lord Hartington.

Il est vrai que le gros de l’armée gladstonienne ne parut pas animé de dispositions aussi conciliantes. Les libéraux séparatistes, furieux de la défaite de leur chef et leurs alliés les parnellistes, non moins irrités de la ruine de leurs aspirations au home rule, affectèrent d’abord de traiter avec un souverain mépris les dissidens, ces transfuges, ces traîtres. Il fallait excommunier en masse hartingtoniens et chamberlainistes, les chasser comme indignes de l’église libérale. Mais les colères étaient encore plus vives contre lord Randolph Churchill, auquel les amis de M. Gladstone ne pouvaient pardonner les injures dont il n’avait pas craint de couvrir le grand homme. Les Irlandais le considéraient comme un ennemi personnel, et M. Gladstone l’avait plus d’une fois dénoncé comme l’instigateur responsable, par ses discours enflammés et ses excitations violentes de l’été dernier, des déplorables émeutes qui ne cessaient d’ensanglanter la ville de Belfast. On s’indignait d’avoir à subir dans les débats de la chambre la direction du plus hautain des tories. Quelques-uns déclaraient qu’il fallait le boycotter.


X.

Heureusement, la chambre des communes, s’étant ajournée aussitôt après l’élection du speaker pour ne plus se réunir que le 19 août, les premières émotions avaient eu le temps de se calmer. Le discours de la reine informa en quelques mots les représentans du pays qu’ils n’avaient été convoqués à cette époque incommode de l’année que pour achever le vote des crédits, interrompu dans le précédent parlement par la dissolution, et pour assurer le fonctionnement des services publics. À cette tâche se bornerait l’effort demandé à la chambre dans la session actuelle. Rien autre n’était urgent, le pays ayant confirmé avec éclat le verdict du onzième parlement, et toute proposition de législation était ajournée à la session suivante.

Il appartenait à lord Churchill, comme leader de la chambre, de compléter ces indications sommaires et d’exposer au moins dans ses grandes lignes la politique du cabinet. Il s’en tira fort habilement, s’exprimant, non plus en tribun, mais en homme d’état, cherchant et réussissant à se contenir, révélant un Churchill tout nouveau. Le gouvernement considérait comme son premier devoir de rétablir et de maintenir en Irlande le règne des lois, de restaurer l’ordre social profondément troublé par une agitation à laquelle une politique, irrévocablement condamnée par le pays, n’avait donné que trop d’aliment. Il ne lui semblait pas nécessaire pour cela de recourir, au moins pour l’instant, à des mesures coercitives. Le cabinet, voulant mettre un terme aux désordres et aux outrages qui désolaient deux comtés (Kerry et Clare), avait résolu d’envoyer dans cette région un officier énergique, le général Redvers Buller, en qualité de magistrat spécial, muni de pouvoirs suffisans pour imprimer aux forces de police une direction efficace ; si des mesures plus graves devenaient nécessaires, il serait fait appel à la chambre des communes. Le gouvernement n’était point préparé à présenter dans cette session un projet quelconque d’organisation politique concernant l’Irlande. Lorsqu’il viendrait à traiter cette question, c’est-à-dire dans la session prochaine, il proposerait une solution impliquant de sérieuses réformes dans le sens du self-government local, mais applicables au Royaume-Uni tout entier, à l’Irlande au même titre qu’aux autres sections du pays. Touchant le problème agraire, le cabinet avait l’intention de considérer la loi foncière de 1881 comme un règlement final. Il n’admettait pas, comme on s’efforçait maintenant de le faire croire à la population britannique, que les rentes judiciaires fixées conformément aux stipulations de cette loi, eussent été rendues trop élevées par l’avilissement des prix des produits agricoles, et que le paiement de ces rentes fût devenu réellement impossible. Toutefois, le cabinet avait décidé de nommer une commission royale (ici les parnellistes rirent aux éclats, chargée de faire cet hiver une enquête pour établir dans quelle proportion l’impossibilité, alléguée par les fermiers, de payer leurs fermages, pouvait être due à l’avilissement des prix ou simplement à une pression exercée par la Ligue nationale. Une autre commission aurait pour tâche d’éclairer le gouvernement sur la situation industrielle en Irlande, sur les moyens de développer les ressources naturelles de ce pays, sur les améliorations et travaux publics dont il convenait de le doter. Toute la politique irlandaise du gouvernement était et resterait fondée sur le verdict du pays, verdict définitif rendu en faveur du maintien de l’union.

Les parnellistes, cherchant dans les déclarations du gouvernement le défaut de la cuirasse, crurent le trouver dans ce luxe de commissions dont s’entouraient les nouveaux ministres. Commission pour les taux des fermages, commission de l’industrie irlandaise, commission des troubles de Belfast, sans compter les commissions déjà instituées pour des questions purement anglaises ! Quel fond d’ignorance se cachait donc sous ce besoin de réunir tant de matériaux d’étude ! Et les gladstoniens de couvrir de sarcasmes ce « gouvernement par enquêtes » qui en prenait bien à son aise, comme si l’Irlande avait le loisir d’attendre que lord Salisbury eût fini d’observer et de s’informer ! Pendant ce temps, les souffrances devenaient intolérables en Irlande et une crise terrible allait éclater à l’entrée de l’hiver. Puisque le gouvernement prétendait ne rien proposer, ne rien faire, M. Parnell n’avait plus qu’à s’adresser à la chambre, et il déposa un amendement à l’adresse, portant qu’il était nécessaire, par un acte législatif, d’empêcher les landlords de procéder à des évictions en masse contre leurs fermiers et de réduire le peuple irlandais à la plus affreuse misère. M. Gladstone appuya l’amendement, se portant garant de la sincérité et de l’exactitude du tableau navrant que M. Parnell venait de présenter de la situation économique de l’Irlande. La proposition fut repoussée par 304 voix contre 181, et l’adresse votée le 3 septembre.

M. Parnell ne voulut pas s’en tenir là. Sur une nouvelle déclaration de lord Churchill que le gouvernement ne pouvait faire, sans enquête préalable, aucune proposition touchant la question agraire, l’agitateur irlandais déposa un bill en bonne forme et invita le gouvernement à fixer le jour où il pourrait venir en discussion : « Aussitôt après le budget, » répondit lord Churchill, qui n’avait aucun désir d’esquiver le débat. Le vote des crédits eût dû n’être qu’une simple formalité ; peu de jours auraient pu y suffire : on était en pleine saison des vacances, de la chasse, des voyages ; chacun avait hâte de s’éloigner. Mais justement M. Parnell disparut pour une de ces absences mystérieuses qui lui sont habituelles, et M. Gladstone était parti dès la fin d’août, se rendant chez lord Acton, au château de Tegernsee, dans les montagnes de la Bavière. Les seconds rôles restaient seuls en scène, MM. Dillon et O’Connor pour l’Irlande, sir William Harcourt pour les libéraux séparatistes. Pendant quinze longs jours, la minorité employa tous les moyens d’obstruction que tolère la procédure parlementaire anglaise, extraordinairement perfectionnés par une longue pratique. Les comparses auxquels était dévolue cette tâche l’accomplirent avec une cruauté raffinée. Ils forçaient presque constamment la chambre de siéger jusqu’à quatre heures du matin, soulevaient de fastidieux et interminables débats sur les points les plus insignifians. Il s’agissait de prolonger la discussion des crédits et d’exaspérer la patience de la majorité pendant l’absence des premiers sujets. Le 19 septembre, changement à vue. L’obstruction cesse et le budget est voté comme par enchantement : MM. Gladstone et Parnell étaient de retour ; on allait passer aux choses sérieuses, au bill sur la réduction des fermages.


XI.

Les élections étaient à peine terminées que le journal des autonomistes, United Ireland, avait tracé l’esquisse d’un nouveau plan de compagne : « Depuis un an, le peuple irlandais s’est soumis aux plus amères privations avec une patience admirable. Les rentes judiciaires deviennent de jour en jour plus impossibles à payer par les fermiers. Il n’y a plus rien à espérer d’un parlement anglais, et on ne pourra pas empêcher les fermiers irlandais de s’aider eux-mêmes. Les landlords combattront pour leurs rentes avec le fer et le feu et obligeront Salisbury à demander au parlement de leur venir en aide par quelque bonne loi de coercition. Alors ce sera la guerre ! »

Le bill de M. Parnell était fondé sur ces idées et reposait sur l’argumentation dont il s’était déjà servi dans le débat sur l’adresse. On avait découvert tout à coup depuis le rejet de la grande proposition gladstonienne que les rentes fixées par décision judiciaire, conformément à la loi de 1881, étaient devenues beaucoup trop élevées par suite de la baisse des prix de toutes les productions agricoles; le plus grand nombre des tenanciers seraient incapables à l’échéance prochaine de payer leurs fermages. Il fallait donc s’attendre aux plus sombres catastrophes cet hiver si les landlords, encouragés par l’échec des tentatives de législation libérale et par l’avènement du parti conservateur au pouvoir, étaient laissés libres d’user dans toute leur rigueur des procédés légaux. Le bill proposait en substance que les procédures d’éviction fussent suspendues toutes les fois qu’un fermier offrirait de payer 50 pour 100 de la rente due, jusqu’à ce que les tribunaux compétens eussent reconnu s’il était sincère en affirmant l’impossibilité de payer davantage. M. Parnell aurait voulu que la réduction allât jusqu’à 75 pour 100; sur les conseils de M. John Morley, il s’était cependant contenté d’une diminution de moitié.

M. Parnell comptait sur l’intervention de M. Gladstone dans le débat. Le grand homme oserait-il cependant donner l’appui de sa merveilleuse éloquence à des argumens qu’il devait trouver détestables au double point de vue politique et économique? Il l’osa, l’ayant promis à son allié, et défendit le projet aussi chaudement qu’il eût attaqué toute mesure analogue proposée par le gouvernement conservateur.

Vainement on lui opposa que tout son système de rachat des terres, repoussé en juin, était fondé sur le taux des rentes fixées de 1881 à 1884 par décision judiciaire, que ni lui ni aucun nationaliste ne s’étaient avisés de trouver alors ce taux trop élevé, que les prix des productions agricoles n’avaient pas commencé à s’avilir depuis trois mois, mais depuis deux années, que, loin de s’accentuer, cet avilissement commençait au contraire à faire place à une reprise, que non-seulement l’Irlande n’était pas appauvrie au point qu’on le voulait prétendre, mais qu’encore elle s’était plutôt enrichie dans les dernières années, comme le démontrait l’augmentation considérable constatée par les statistiques dans le nombre des têtes de bétail, dans le total de la production des pommes de terre et des céréales, dans la consommation de l’alcool, dans les dépenses générales de la classe des fermiers, dans le montant de leurs dépôts dans les banques.

M. Gladstone passait outre à toutes ces objections et affirmait que le gouvernement, en instituant une commission d’enquête sur les effets de la loi de 1881, avait reconnu par cela même comme bien fondées les assertions de M. Parnell. Il avoua ingénument que bien peu des détails du projet de loi lui agréaient, pris à part, mais qu’il en aimait l’ensemble et qu’il était décidé à voter pour le bill, le considérant comme indispensable au bien-être de l’Irlande et à la sécurité de l’Angleterre.

Le soir du second jour, après une réplique vigoureuse de M. Hicks Beach, le bill fut rejeté par 346 voix contre 250[3].

Une courte période de calme suivit la séparation des chambres. Le cabinet conservateur put espérer que ses succès répétés devant le pays et dans le parlement tiendraient en échec les promoteurs patentés de l’agitation irlandaise, que la fermeté de ses déclarations, le bon sens de la population, et cette lassitude même des choses qui suit les grandes crises, démentiraient les prévisions sinistres de M. Parnell. Dans les derniers jours de septembre, ministres et hommes d’état prirent donc leur volée dans toutes les directions, en quête de distractions trop longtemps retardées. Le marquis de Salisbury n’alla pas plus loin que Dieppe ; mais M. Chamberlain s’en fut étudier à Constantinople les mystères de la question d’Orient ; lord Randolph Churchill se transforma en un certain M. Spencer dont les pérégrinations à Berlin, en Saxe, en Autriche et à Paris déroulèrent les plus fins limiers du reportage. M. Gladstone, retiré à Hawarden-Castle, se plongea dans l’étude des origines les plus reculées du conflit anglo-irlandais, s’appliquant à dresser, pour l’édification du monde civilisé, la liste séculaire des méfaits de la nation britannique et de ses gouvernemens envers l’île sœur. Quant aux parnellistes, dont les desseins politiques semblaient ruinés pour longtemps, ils rentrèrent en Irlande pour y provoquer cette guerre agraire dont leur chef avait menacé le marquis de Salisbury.

Ils trouvèrent, d’ailleurs, un terrain bien préparé. Il y avait sans doute une part sérieuse de vérité dans les souffrances dont la peinture avait été faite au parlement par les représentans de l’Irlande, car une campagne s’organisait déjà pour la résistance aux prétentions des landlords qui ne consentiraient point à réduire largement le montant des fermages.

Peut-être cependant M. Parnell n’aurait-il pas été fâché de laisser les choses suivre un cours plus paisible. On le voit quelques jours après la fin de la session, dans une lettre à M. Fitzgerald, président de la Ligue nationale irlandaise aux États-Unis, solliciter l’appui pécuniaire des compatriotes américains en faveur des fermiers d’Irlande menacés d’éviction. Il s’adresse à ces comités de New-York et de Chicago d’où viennent les mots d’ordre impératifs auxquels il faut bien que se soumettent les chefs de l’agitation en Europe. Aussi leur parle-t-il le langage qu’il sait leur convenir : « Le rejet du bill de secours aux fermiers, les menaces à peine voilées du secrétaire pour l’Irlande, l’augmentation alarmante du nombre des évictions, indiquent clairement le commencement d’exécution d’un plan d’extermination combiné entre le gouvernement anglais et les landlords irlandais contre les tenanciers. » Mais la demande de fonds se termine par un éloge de la méthode expectante si chère à M. Parnell : « En nous envoyant cette assistance morale et matérielle qui ne nous a jamais fait défaut de votre côté de l’Atlantique, vous encouragerez les faibles à résister à l’oppression, et vous allégerez dans les cœurs des malheureux expulsés ces sentimens de désespoir qui ont si souvent poussé ces victimes à recourir à la sauvage justice de la vengeance. Vous aiderez à conserver à notre mouvement ce caractère pacifique qui lui a permis de remporter son plus récent et presque décisif triomphe (la conversion de M. Gladstone au home rule), tandis que vous le fortifierez contre la tyrannie et soutiendrez le courage de notre peuple jusqu’à ce que nous ayons définitivement conquis notre indépendance législative. »

D’autres conseils n’allaient pas tarder à prévaloir. Il fallait à tout prix que le mouvement ne conservât pas ce caractère pacifique, dont le maintien eût entièrement comblé les vœux du ministère anglais et justifié la condamnation parlementaire des propositions de MM. Gladstone et Parnell. Celui-ci, sachant que les méthodes constitutionnelles n’auraient rien à voir dans ce qui se préparait, prit le sage parti de disparaître provisoirement de la scène politique. Depuis sa lettre à M. Fitzgerald, on n’a plus entendu parler de lui. En revanche, ses lieutenans, et surtout MM. John Dillon et William O’Brien, ont terriblement fait parler d’eux. Dès le commencement d’octobre, on les voit parcourir l’Irlande dans tous les sens, convoquant des meetings, haranguant les paysans, les engageant à ne rien payer si leurs propriétaires ne veulent donner pleine quittance contre versement de la moitié des sommes dues, excitant la population à narguer les faibles armes de la loi, déversant le mépris sur les hôtes du château de Dublin, ces étrangers stipendiés qui osent prétendre au gouvernement de l’Irlande, exaltant au contraire les mérites, la puissance, les bienfaits de la Ligue nationale.

La campagne qu’entreprenaient MM. Dillon et O’Brien avait été décidée, le 31 août, à New-York, dans un conseil secret auquel ce dernier avait pris part avec deux autres délégués du parnellisme, MM. Michael Davitt et John Redmond, et les chefs du parti irlando-américain de l’action par la dynamite, MM. Patrick Egan, Alexander Sullivan et Patrick Ford. Il est aisé de deviner ce qui avait pu être arrêté dans ce conciliabule par le langage que tenait, quelques jours plus tard, le journal de Ford, the Irish World: « c’est une folie de compter exclusivement sur l’agitation parlementaire pour le redressement des griefs de l’Irlande. Il faut choisir entre une guerre agraire ou la famine. En Amérique, nous donnerons nos applaudissemens, nos encouragemens, notre concours au grand assaut contre le landlordism. Il ne faut pas se contenter d’un déploiement de terrorisme intermittent, il faut une guerre réelle, organisée, systématique, mortelle… Il n’y a pas assez de fusils en Irlande pour une guerre d’indépendance, mais il y a assez d’armes pour une guerre agraire. »

Le rapprochement des dates est ici très instructif. On voit que la guerre était décidée par les comités américains avant même que le dernier mot eût été prononcé dans le parlement. Le scénario était réglé à l’avance et les rôles distribués. MM. Dillon et O’Brien n’avaient attendu, pour opérer leur entrée, que la disparition prévue, calculée, de M. Parnell. Cependant, les deux tribuns, malgré leur activité extraordinaire, une énergie infatigable, une faconde toujours nouvelle, un ton de plus en plus violent contre les autorités, les landlords, la loi et tout l’ordre social, n’obtenaient aucun résultat sérieux. Le gouvernement avait habilement profité de son succès parlementaire pour exercer une pression morale sur la classe des propriétaires fonciers en Irlande et obtenir du plus grand nombre d’entre eux qu’ils fissent aux circonstances les plus larges sacrifices. Les agens de la Ligue voyaient avec désespoir que presque partout l’entente s’établissait entre les landlords et leurs fermiers, les premiers consentant à réduire les fermages de 10, 15, 20 pour 100. Si les choses se continuaient de la sorte, et si les paysans s’habituaient au respect de la loi et des contrats, il n’y avait plus de guerre agraire en perspective, la Ligue nationale allait se trouver sans clientèle.

Il fallait un coup de théâtre pour frapper l’opinion. Le 21 octobre parut dans le journal de M. O’Brien, United Ireland, le fameux plan de campagne qui a mis en émoi l’Irlande et l’Angleterre et qui forcera peut-être le gouvernement conservateur à faire ce qu’il tenait tant à éviter, à rentrer dans le régime des lois d’exception. Ce plan de campagne, exposé et développé dans les plus minutieux détails par l’organe officiel de la Ligue, enseignait aux paysans irlandais le moyen de refuser sans crainte le paiement des rentes, sauf aux conditions qu’il leur plairait à eux-mêmes de déterminer et que les landlords devraient accepter sous peine de ne plus toucher un penny de leur revenu. Tous les tenanciers d’un même domaine devaient s’entendre pour ne traiter qu’en commun avec le landlord. Après avoir fixé le montant de la réduction qu’ils croyaient devoir réclamer, et qui pouvait varier de 35 à 50 pour 100, ils se rendraient devant le propriétaire ou son agent, prêts à remettre les fonds immédiatement si la réduction demandée était concédée. En cas de refus, les tenanciers rompraient tous pourparlers et remporteraient leur argent pour le déposer entre les mains de fidéicommissaires choisis par eux (généralement le prêtre de la paroisse ou l’agent local de la ligue). Les fonds ainsi déposés serviraient à indemniser ceux des tenanciers qui pourraient se trouver victimes d’une éviction, à supposer que le landlord eût l’audace de tenter une opération de ce genre en face de la réprobation universelle à laquelle il devait s’attendre. La ligue répondait de la gestion des fonds par les fidéicommissaires et s’engageait à soutenir, par des subsides réguliers, tous les fermiers chassés de leur demeure.

Les merveilleux effets que les auteurs du plan de campagne se promettaient de leur ingénieuse invention se firent encore quelque temps attendre. Les fermiers étaient surpris et charmés plutôt que convaincus. La tentation était grande, mais grande aussi pouvait être la responsabilité. En vain M. Dillon promenait son évangile agraire de village en village. On n’osait se décider, attendant que l’exemple fût donné par un voisin. Enfin, vers le milieu de novembre, le plan de campagne commença à être appliqué sur quelques grands domaines où les tenanciers se comptent par centaines, même par milliers. D’ailleurs, la ligue appelait à l’œuvre le ban et l’arrière-ban de ses adhérens. Le clergé catholique s’était prononcé, dès le début, pour la guerre aux landlords ; presque tous les meetings étaient présidés par des curés de village; c’est sous la conduite de leur curé que les fermiers allaient en corps imposer des conditions au propriétaire ou à son agent. MM. Dillon et O’Brien furent en outre assistés de quelques-uns de leurs collègues du parlement. On vit descendre successivement dans l’arène MM. Abraham, Harris, Finucane, Sexton, Macdonald, Deasy et Harrington, le secrétaire général de la Ligue. Mais la palme de la violence était toujours à M. Dillon. Le 21 novembre, il parut à Burroe, dans le comté de Limerick, entouré d’un état-major de députés parnellistes, devant un nombreux meeting de tenanciers de lord Cloncurry, qu’il s’agissait de convertir au plan de campagne. « Si toute l’Irlande apprenait que les tenanciers de lord Cloncurry ont suivi l’exemple des fermiers de lord Clanricarde, tous les fermiers évincés seraient bientôt rétablis en possession de leurs biens. Que le peuple montre du courage, et lord Cloncurry sera dompté avant un an. » Aux fermiers de Bullaghderin, il dit nettement : « Si vous obtenez 20 pour 100 cette année en adoptant le plan de campagne, vous obtiendrez ce que vous voudrez l’année prochaine. »

Le mouvement était lancé, et les fermiers s’enhardissaient à la résistance par l’attrait des premiers succès obtenus. D’ailleurs le gouvernement ne disait rien, ou, s’il parlait, c’était pour conseiller aux landlords et à leurs agens une extrême modération. Le plan de campagne ne pouvait être immoral puisqu’il était approuvé par le clergé, et d’ailleurs, comment le ministère n’osait-il frapper un coup s’il croyait vraiment l’ordre social troublé?

Le gouvernement finit par s’émouvoir, et M. Dillon, le 30 novembre, fut cité par-devant la cour du banc de la reine, comme coupable d’exciter à la rupture de la paix publique et à la violation des lois. Après quinze jours de procédure, la cour l’a condamné à fournir caution pour sa bonne conduite à l’avenir. Or, jamais il ne fut plus violent, plus sarcastique, plus injurieux, contre les landlords et le gouvernement que depuis sa citation. Quant à son collègue O’Brien, voici dans quels termes il félicitait le 4 décembre les tenanciers de Killeagh d’avoir privé de tout revenu leur landlord, M. Ponsonby. « Nous sommes maintenant portés par la marée montante de la victoire. Nous combattons le landlordism avec une arme que notre grand archevêque déclare parfaitement morale[4]. Vos enfans et les enfans de vos enfans se souviendront avec orgueil que dans ce grand combat final contre le landlordism, dans cette bataille victorieuse, les premiers au feu, les premiers à l’assaut ont été les Faugh-à-Ballaghe de Killeagh! On peut mettre sous clé John Dillon, mais quel profit en retirera M. Ponsonby si ses rentes sont aussi sous clé? Vous pouvez être sûrs que vous ne serez pas abandonnés, aussi longtemps qu’il y aura une livre sterling dans la caisse de la Ligue nationale, un dollar dans les poches de nos amis d’Amérique. Nous sommes encore dans l’enfance du mouvement, mais l’enfant promet. Nous avons trouvé une arme à laquelle le landlordism féodal ne peut pas plus résister qu’une armure du moyen âge à l’artillerie moderne. Nous marcherons, épaule contre épaule, de victoire en victoire, jusqu’à ce que nous ayons délivré cette terre des deux fléaux, le landlordism et la domination anglaise, qui ont empoisonné la vie de notre peuple et voué à la misère une terre que la main toute-puissante de Dieu avait désignée pour être un séjour de bonheur, d’abondance et de liberté. »


XII.

L’Irlande présente donc en ce moment le spectacle d’une audacieuse tentative de quelques révolutionnaires pour soulever toute la population des campagnes contre l’ordre social établi, et ameuter la masse des fermiers contre la classe des landlords. La spoliation pure et simple, tel est le but de cette campagne. Le plan publié le 21 octobre par le United Ireland n’est qu’un plan de pillage (a plan of plunder), tel a été le jugement sévère porté par toutes les nuances de l’opinion publique en Angleterre sur l’entreprise de MM. Dillon, O’Brien et consorts. Offrir aux paysans irlandais les moyens de violer leurs engagemens sans se compromettre, de ne plus rien payer sans avoir à redouter les évictions, de confisquer impunément à leur profit exclusif ces terres sur lesquelles ils ont des droits, mais qui appartiennent aussi à autrui, mettre la main au bénéfice de la Ligue nationale et de ses visées politiques, sur les revenus destinés aux landlords et à leurs familles, arrêter au passage cet argent dont tant de femmes, veuves et filles en Irlande, en faveur desquelles les domaines ont été successivement encombrés de charges, attendent leur subsistance, et qui, s’il vient à manquer, n’ont plus d’autre asile que la maison des pauvres ; qu’est-ce autre chose que du pur et simple brigandage ?

Il semblait donc que le devoir du gouvernement fût tout tracé ; il avait déclaré qu’il comptait, pour le rétablissement de l’ordre social en Irlande, sur l’application ferme et régulière de la loi. Or, cette application de la loi devenait chaque jour plus difficile, pour ne pas dire impossible, si on laissait les tribuns de la Ligue continuer contre le landlordism et contre les autorités légales leurs déclamations incendiaires. M. Dillon avait dit cent fois aux paysans. en couvrant de railleries et d’injures les fonctionnaires anglais de Dublin, qu’il n’y avait qu’un gouvernement régulier et légal en Angleterre, celui de la Ligue nationale, et qu’ils n’avaient rien à craindre désormais de la bande exotique qui avait prétendu jusqu’alors entraver l’action de ce gouvernement, qu’avant un an M. Parnell serait premier ministre de l’Irlande, que la police serait alors à ses ordres, et qu’on se souviendrait des landlords et de leurs agens qui avaient obligé leurs tenanciers, en refusant de consentir aux réductions demandées, d’appliquer le plan de campagne.

Nous avons dit que le cabinet Salisbury, après plusieurs conseils tenus à la fin de novembre, s’était décidé à agir. M. Dillon est poursuivi, M. O’Brien le sera sans doute aussi, des meetings ont été interdits ; à Cork, il y a eu bagarre entre la foule et la police. Mais l’action de la loi régulière est lente en Irlande, et le jury prononce, on le sait, les acquittemens les plus scandaleux. Bien que le mal fait par les prédications antisociales des chefs de la Ligue n’ait pas encore pris les proportions que l’on pouvait redouter, bien que l’Irlande soit encore assez tranquille en général, et que le non-paiement des rentes n’y apparaisse jusqu’à présent qu’à l’état d’exception sur quelque grands domaines, le gouvernement conservateur aura, dans quelques semaines, à décider s’il lui faut ou non recourir à de nouvelles lois d’exception[5]. C’est là ce que veulent les chefs de la ligue. C’est là aussi ce qu’espèrent les libéraux qui ont suivi M. Gladstone dans son évolution vers le home-rule. Ils n’osent pas se prononcer sur le caractère du mouvement qui se développe en Irlande, mais ils n’ont pas assez de railleries pour ce gouvernement tory qui prétendait se faire radical afin de mieux tromper son monde et promettait de maintenir l’ordre en Irlande avec les lois ordinaires. Les libéraux gladstoniens triompheront si le gouvernement est réduit à demander au parlement des mesures spéciales pour l’Irlande, mais leur triomphe sera tout platonique, si l’on doit prendre au sérieux l’imposante manifestation, qui a eu lieu le 7 décembre, des sentimens des libéraux unionistes au sujet de la situation en Irlande et des devoirs du nouveau groupe à l’égard du gouvernement tory qu’il a aidé à constituer.

Le 7 décembre, en effet, se sont réunis en grand nombre à Willis’s Room, les adhérens du parti libéral unioniste, qui compte soixante-treize représentans aux parlemens et dont les deux chefs sont toujours lord Hartington et M. Chamberlain. Ce dernier n’était pas encore rentré de son excursion sur le continent. Mais il a fait savoir à la réunion, par un télégramme, qu’il n’accepterait aucune réconciliation avec M. Gladstone aussi longtemps que cet ancien chef du parti libéral serait décidé à rompre l’unité de la Grande-Bretagne par la concession à l’Irlande de l’indépendance législative. M. Bright avait envoyé une lettre d’excuse, dont la lecture a été reçue par la réunion comme un réquisitoire accablant contre son ancien ami, traître aux véritables traditions du parti libéral. Lord Hartington a défini et expliqué en termes dont la netteté ne cédait en rien à l’énergie, la situation faite au parti libéral unioniste par les événemens scandaleux dont l’Irlande tait le théâtre. Cette situation ne prête à aucune équivoque. Il n’y a pas de rapprochement possible sur la question irlandaise avec les gladstoniens. Il faut donc que les unionistes, tout en consentant leur liberté d’action sur tous les points du programme libéral, dont ils n’ont rien à retrancher, agissent complètement d’accord avec le gouvernement tory pour les mesures à adopter et la politique à suivre en vue du rétablissement de l’ordre en Irlande. Le soir, au grand banquet qui a clos la conférence, M. Goschen a encore accentué la résolution des libéraux unionistes de ne pactiser à aucun degré avec les révolutionnaires irlandais ou avec leurs amis en Angleterre : « M. Gladstone nous a invités à nous joindre de nouveau à lui, à retourner à notre ancienne allégeance. Mais à qui veut-on que nous nous joignions maintenant? A l’ancien parti libéral? Non, car c’est nous qui sommes l’ancien parti libéral. On nous demande de nous joindre à la coalition Gladstone-Parnell-Labouchère-Dillon-O’Brien. Cela, nous ne le ferons jamais. Lorsque nous avons engagé le combat aux élections contre les libéraux gladstoniens, nous avions à défendre l’unité de l’empire. Aujourd’hui notre tâche s’est agrandie; nous avons en outre l’ordre social à défendre. »

Le marquis de Salisbury ne pouvait attendre de ses alliés du parti libéral unioniste une plus formelle déclaration d’appui et de concours pour la session qui allait s’ouvrir le mois suivant. La question paraissait définitivement tranchée contre M. Gladstone. Celui-ci cependant n’était pas plus disposé après le 7 décembre qu’auparavant, soit à se résigner à sa défaite, soit à renoncer, pour se rapprocher du pouvoir, à cette politique de home rule, qu’il considère comme seule capable de désarmer l’Irlande et de la réconcilier avec le régime de la loi. On ne saurait l’accuser de suivre d’un regard complaisant la campagne de spoliation de MM. Dillon, O’Brien et Cie. Ce serait lui faire gratuitement injure, mais il n’a rien perdu de ses espérances, et il communique sa confiance en un prochain retour de fortune à ses lieutenans fidèles, MM. John Morley et William Harcourt. Après avoir eu ses cent jours de février à mai 1886, M. Gladstone a eu son Waterloo le 7 juin, un Waterloo dont il compte bien se relever. Quelques jours après la fin de la dernière session, le château de Hawarden fut à cet égard le théâtre d’une scène bien caractéristique.

Le 4 octobre, arrivaient au château les députations des quatre municipalités irlandaises de Cork, Limerick, Waterford et Clonmel, venant lui offrir le titre de bourgeois de ces villes. Douze calèches découvertes traversèrent le parc au milieu d’une foule de deux ou trois mille curieux amenés par des trains de plaisir des localités voisines et déposèrent les délégués devant le perron d’honneur. A la tête du cortège se trouvait le maire de Dublin, accompagné de la mayoress, qui présenta aux hôtes de Hawarden une adresse couverte des signatures de quatre cent mille dames d’Irlande. De magnifiques coffrets de chêne, avec ciselures d’argent, renfermant les titres de bourgeoisie, furent présentés à M. Gladstone, tandis que le maire de Cork l’avisait que les mêmes honneurs avaient été décernés avant lui à d’illustres patriotes, tels que William O’Brien, sir John Pope Hennessy, John Dillon, Edmund Dwyer Gray, et surtout « le grand tribun de la race irlandaise dans le monde entier, Charles Stewart Parnell ! » M. Gladstone remercia d’un ton ému les délégués, les assura que justice serait faite, tôt ou tard, à l’Irlande, et qu’il s’y emploierait de son mieux, malgré son insuccès récent. Rappelant avec quelque amertume la défection des radicaux et des wighs, qu’il accusait d’être les seuls auteurs de sa défaite, il se félicita que des hommes comme MM. Goschen et Trevelyan eussent succombé dans l’élection, et regretta presque que M. Chamberlain et lord Hartington n’eussent pas éprouvé le même sort. « Ils s’appellent unionistes, dit-il, comme s’ils entendaient quelque chose à la véritable union, celle de l’esprit et du cœur, entre l’Irlande et l’Angleterre. Ils m’ont battu ; je dois reconnaître qu’ils l’ont fait avec une grande habileté et une énergie extraordinaire. Ils disent qu’ils ont pour devoir de me tenir loin du ministère. C’est sans doute là un très noble devoir ; mais quand ils se vantent de tenir la balance du pouvoir dans le parlement, ils ne songent pas qu’ils ne sont que 73 et que les conservateurs sont au nombre de 316, et je dis que ces prétendus unionistes, qui ne sont pour moi que des libéraux hérétiques, que ces personnages distingués qui se vantent d’un libéralisme de première marque seront obligés de soutenir, sur tous les points, la politique conservatrice et ne sont rien autre chose que la queue du parti tory. Quant à notre cause, je ne crains rien pour elle, je crois à son prochain triomphe. Elle est à présent adoptée formellement et inscrite comme un article fondamental dans le Credo du parti libéral, et, si vous lisez attentivement l’histoire des cinquante dernières années, vous trouverez que cette adoption a toujours été, pour chaque grande question, l’annonce et le prélude du triomphe définitif. »

M. Gladstone doit pourtant reconnaître aujourd’hui qu’il s’était fait illusion sur les sentimens de ses concitoyens, et qu’il les avait pris, avec sa solution du problème irlandais, par trop à l’improviste. Sa conversion aux doctrines de M. Parnell avait été soudaine. Avec l’ardeur d’un néophyte qui voit une lumière éclatante là où tout à l’heure pour lui tout était ténèbres, il a prétendu que toute l’Angleterre se convertît en même temps que lui. L’élection des 86 députés d’Irlande résolus à demander ce que demandait M. Parnell, à voter avec lui, muets et immobiles, sur un simple signe du chef, avait violemment frappé son imagination. Il s’était dit qu’il y avait là une force irrésistible contre laquelle se briserait toute l’énergie de la Grande-Bretagne, et que le seul moyen de résoudre l’effrayant problème de la haine séculaire de l’Irlande contre l’Angleterre était de transformer cette haine en amour par un coup d’éclat, démagnétiser en quelque sorte l’Irlande, de bouleverser ses sentimens en lui offrant brusquement, au sortir du régime des lois de coercition, la réalisation même de son rêve, l’indépendance législative.

C’était une tentative d’une hardiesse folle. Mais M. Gladstone est un tel charmeur des âmes populaires qu’il avait presque réussi. Avec un peu plus d’habileté et de souplesse dans sa faconde manier quelques-uns de ses collègues, notamment le froid et élégant Hartington et le rigide Chamberlain, peut-être eût-il évité la débâcle du parti libéral et forcé la victoire. Avec les Irlandais, le succès avait été complet. M. Gladstone était devenu l’idole des fermiers de l’île sœur. Résultat plus curieux encore, il avait atténué, presque éteint l’horreur des Irlandais pour le nom même de l’Angleterre. Depuis que ceux-ci ont vu que plus d’un million d’électeurs anglais prenaient fait et cause pour leurs éternelles doléances, pour leurs griefs nationaux, et parlaient d’effacer les odieux souvenirs de la conquête afin d’inaugurer une politique de réparation et de justice, il sont sortis de leur désespérance traditionnelle, et pour un temps ont cessé de haïr. Ils distingueront désormais, ce qu’ils ne faisaient guère jusqu’alors, entre l’Anglais et le tory, entre l’empire britannique et l’un des partis appelés à le gouverner tour à tour. À ce seul point de vue, est-il déraisonnable de penser que M. Gladstone, avec son projet de home rule, pouvait rendre un grand service à son pays[6] ? Mais M. Gladstone ne se contentera pas d’avoir séduit l’Irlande. Il espère encore séduire l’Angleterre, la rallier à ses projets, auxquels il reste attaché avec une ténacité que rien n’affaiblit. À la fin d’août dernier, au moment où il partait pour la Bavière, il laissait derrière lui une grosse brochure sur l’état passé et présent de la question. Les conclusions de ce pamphlet, et des commentaires récens qui sont venus en accentuer encore la signification, attestent que le grand old man compte sérieusement sur une revanche. On y voit établi, avec une grande précision de détails, que les électeurs d’Écosse ont, aux élections de juillet, approuvé le home rule par 3 contre 2, ceux d’Irlande par 4 1/2 contre 1, ceux du pays de Galles par 5 contre 1. Des quatre nationalités dont se compose la Grande-Bretagne, 3 se sont donc prononcés pour la politique gladstonienne. En Angleterre, il y a eu 129 élections pour le home rule et 336 contre ; mais la minorité appartient aux régions les plus intelligentes du royaume, Yorkshire et Northumberland[7]. À considérer l’ensemble des résultats électoraux, la majorité dans la chambre des communes est actuellement de 110 voix contre le home rule. « Le marquis de Salisbury, dit M. Gladstone, déclare que ce verdict du scrutin est définitif, irrévocable. Qu’il ne néglige pas les leçons de l’histoire. En août 1841, les élections donnèrent naissance à une chambre engagée, par 91 voix de majorité, au maintien de la législation sur les céréales. Dans la même chambre, cinq ans plus tard (15 mai 1846), une majorité de 98 voix abrogeait cette même législation. »

M. Gladstone verrait-il sa prédiction se réaliser beaucoup plus tôt qu’il ne le pouvait lui-même espérer ? Dans les derniers jours de 1886, le parti conservateur, si confiant après l’acte solennel d’adhésion des unionistes, a subi un choc aussi sérieux qu’inattendu. Le jeune et brillant chancelier de l’échiquier, lord Randolph Churchill, s’est séparé avec éclat de ses collègues du ministère et a donné sa démission pour des raisons si mystérieuses que les plus perspicaces des Calchas politiques ont dû renoncer à en expliquer le sens aux simples mortels. Les tories ont été tout désorientés de ce coup imprévu. Au spectacle du désarroi qui s’est mis dans les rangs de cette armée naguère si compacte, si disciplinée, l’opinion publique a failli perdre toute confiance dans les garanties d’ordre et de stabilité que les vainqueurs du scrutin de juillet s’étaient vantés de pouvoir seuls offrir à la nation britannique. Lord Salisbury a eu quelque peine à calmer cet émoi, à rappeler ses troupes au respect d’elles-mêmes, son parti au sentiment de la dignité. Tout n’était pas perdu parce qu’un enfant terrible du torysme se fâchait tout rouge de ne pouvoir présenter, à l’ouverture du parlement, un budget à sensation. Le ministère n’était pas disloqué parce qu’un de ses membres, le plus capable peut-être, le plus compromettant à coup sûr, désertait son poste la veille de la bataille. Qu’une dissidence sérieuse eût éclaté entre lord Randolph Churchill et ses collègues au sujet de l’Irlande ou sur la question des dépenses de la guerre et de la marine, ou enfin sur la politique extérieure de la Grande-Bretagne, en quoi cet incident pouvait-il affecter la situation respective des partis et surtout l’alliance intime contractée entre les conservateurs et les unionistes? Quelques bonnes raisons que le premier ministre eût à faire valoir pour rassurer les timorés de son parti, il ne pouvait que trop clairement constater les fâcheux résultats du coup de tête de lord Churchill. Il a trouvé moins de difficulté à apaiser l’effarement des conservateurs qu’à fermer la crise ministérielle. Cette crise dure encore au moment où nous écrivons. Cependant, la situation se dessine, et on peut dès maintenant prévoir que le cabinet tory reconstitué ne présentera pas un mauvais front de combat à l’opposition qui se prépare à l’assaillir à la fin du mois.

Lord Salisbury a renoncé, dès le début de la crise, est-ce politique pure ou défiance? à chercher, dans la réserve disponible de son propre parti un homme d’état qui pût prendre la place de lord Churchill à la fois comme chancelier de l’échiquier et comme leader de la chambre des communes. Il a fait revenir en toute hâte lord Hartington d’Italie pour lui offrir le partage du pouvoir et même le poste de premier ministre. Lord Hartington a refusé pour les mêmes motifs qui lui avaient fait une première fois repousser une offre analogue au lendemain des élections. Il est et entend rester chef des whigs, et ne peut en aucun cas faire partie d’un cabinet conservateur, fût-ce pour le diriger, car il se considère et se réserve comme le successeur désigné de M. Gladstone au leadership du parti libéral. Comme le marquis de Salisbury tenait essentiellement à emprunter un homme aux libéraux unionistes, lord Hartington a consenti à lui prêter M. Goschen, qui unit à l’avantage d’être un financier émérite celui d’avoir toujours été un solitaire, de n’appartenir à aucun parti. M. Goschen a pu ainsi devenir chancelier de l’échiquier sous une administration tory, sans que les gladstoniens soient autorisés à l’accuser d’apostasie, sans que les conservateurs, d’autre part, aient le droit d’exiger de lui, comme d’un nouveau converti, quelque témoignage exagéré de zèle ou le moindre démenti à ses doctrines et à ses opinions passées.

L’entrée de M. Goschen dans le cabinet tory ne donne à celui-ci aucun accroissement réel de force. Elle ne l’affaiblit point cependant, et, dans une certaine mesure, augmente sa respectabilité. M. Goschen est un administrateur sérieux, un orateur grave, que M. Gladstone lui-même devra traiter sérieusement. Les autres remaniemens effectués dans le cabinet sont sans importance. Le point essentiel pour le marquis de Salisbury est le maintien de son accord avec lord Hartington, qui s’est de nouveau engagé à lui donner l’appui des unionistes. Il est vrai qu’un nouveau danger menace le gouvernement conservateur, la défection probable de M. Chamberlain, M. Gladstone a offert son pardon à l’enfant prodigue. Des conférences vont s’ouvrir où doivent être discutées les conditions de la rentrée en grâce du radical repentant. M. Chamberlain a pris bien des engagemens solennels contre les projets home-rulers de M. Gladstone. Il a déclaré à plusieurs reprises qu’il ne consentirait jamais à accorder à l’Irlande l’indépendance législative. Reprendra-t-il sa parole ? ou M. Gladstone modifiera-t-il assez profondément ses vues pour jeter un pont sur le fossé qui le sépare des libéraux dissidens? Il nous semble toutefois que ce n’est pas le résultat de ces tentatives de rapprochement (elles se seraient produites en tous cas) que le gouvernement conservateur a le plus à redouter après le choc qu’il vient de subir, c’est du sentiment qu’il conserverait de sa propre faiblesse que naîtrait pour lui le péril le plus sérieux. Il y a un mois, le cabinet tory se préparait à aborder avec toutes chances de succès la solution conservatrice du problème irlandais. Il a perdu depuis lord Randolph Churchill; c’est quelque chose ; mais il est à craindre qu’il n’ait perdu aussi la confiance en ses propres forces, et c’est beaucoup.


A. MOIREAU.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1886.
  2. Un exemple peut donner une idée des sentimens auxquels bon nombre de libéraux dissidens se heurtèrent à leur première rencontre avec leurs électeurs après le vote du 7 juin. Un M. Rylands représentait depuis onze ans les libéraux de Burnley. Il avait été élu en novembre 1885 sur le programme du manifeste du Mid-Lothian. Puis il avait voté contre M. Gladstone. Il se présenta, dès le lendemain, devant un groupe libéral de sa circonscription. Il avait agi, dit-il, suivant sa conscience et voté en bonne compagnie avec des hommes tels que MM. Bright, Chamberlain… Mais plus il citait de noms, plus s’accentuaient les grognemens de l’auditoire. Quelqu’un cria : « Gladstone les vaut tous ! » et M. Rylands de répondre : « Je veux bien que nous ayons de pauvres et faibles intelligences ; encore doit-on nous reconnaître le droit de nous former une opinion sur les affaires publiques. Il raconta ses efforts pour arriver à fin compromis. Que M. Gladstone proposât un nouveau bill donnant le self-government local à toutes les parties de l’Angleterre comme à l’Irlande sous les trois conditions suivantes : maintien de l’unité de l’empire, suprématie du parlement, protection de la minorité, et il voterait ce bill avec enthousiasme. Le plaidoyer fini, on passa au vote sur cette question : Êtes-vous content de M. Rylands ? 67 voix dirent Oui et 203 dirent non. Ce qui ne l’empêcha pas, trois semaines plus tard, d’être réélu.
  3. Avec le groupe compact des 318 conservateurs ont voté, le 22 septembre, une trentaine de libéraux unionistes. Le groupe radical s’est abstenu. Les noms de MM. Chamberlain, Bright, Rylands, Collings, etc. ne figurent point parmi les votans. Leur abstention même, par suite de la répartition des forces dans le parlement, était encore un concours donné au gouvernement.
  4. Mgr Walsh, dans une lettre au Freeman’s Journal : « Le pays tombe rapidement dans un état voisin de la désorganisation socialo. Comment tout cela finira-t-il ? Toute la police et tous les soldats du pays devront-ils être mis en réquisition pour chasser les fermiers de leurs demeures à la pointe de la baïonnette? Quand commencera à s’exercer la médiation promise par le gouvernement? et, jusqu’à ce qu’elle s’exerce, quel autre moyen de se protéger contre des landlords déraisonnables reste à la portée des fermiers, en dehors de cette combinaison ingénieuse que l’on appelle le plan de campagne? »
  5. Le 16 décembre, MM. Dillon et O’Brien ont été arrêtés au moment où ils recevaient eux-mêmes les fermages des tenanciers de lord Clanricarde. La Gazette officielle de Dublin a publié, le 18, une proclamation du gouvernement de l’Irlande déclarant que le mouvement agraire, appelé « plan de campagne, » est une conspiration illégale et criminelle et que quiconque y prendra part s’exposera à des poursuites. Des mandats d’arrêt ont été lancés contre quelques-uns des membres irlandais de la chambre des communes. Le gouvernement anglais parait donc décidé À engager résolument la lutte sans attendre la réunion du parlement.
  6. On a bien vu, il y a quelques semaines, à quel point l’entreprise aventureuse de M. Gladstone avait retourné les esprits en Irlande. Le comte d’Aberdeen, qu’il avait envoyé à Dublin comme lord-lieutenant, conquit rapidement une extrême popularité, et la comtesse ne se fit pas moins aimer. Le vice-roi et sa femme se conduisaient en parfaits démagogues, dans le bon sens du mot, en séducteurs du peuple; ils charmaient la foule irlandaise. La haute société boudait ce couple aristocratique, qui ne se refusait point aux poignées de main d’un Michael Davitt. Le lord-lieutenant était moralement boycotté par les conservateurs. Il s’en consolait en recevant les adresses que lui apportaient les corporations des villes les plus mal notées d’Irlande. Lorsque après la chute de M. Gladstone, le comte et la comtesse d’Aberdeen durent quitter Dublin, le peuple leur fit une magnifique ovation. Il y eut une procession monstre où, spectacle inouï, des sociétés affiliées à la Ligne nationale arborèrent le drapeau britannique, tandis que des corps de musique entonnaient pour la première fois le God save the Queen.
  7. Appréciation peu flatteuse pour le centre et le sud-est, et surtout pour Londres. Mais M. Gladstone a toujours estimé que la population de la capitale n’avait pas le sens politique. Londres, aux dernières élections générales, a élu 48 unionistes ou conservateurs et 11 gladstoniens.