L’Anarchiste (Recueil — Vaudère)/L’Étoile double

Paul Ollendorff, éditeur (p. 295-319).


L’ÉTOILE DOUBLE



Et des cataractes pesantes
Comme des rideaux de cristal
Se suspendaient éblouissantes
A des murailles de métal.

C’étaient des pierres inouïes
Et des flots magiques ; c’étaient
D’immenses glaces éblouies
Par tout ce qu’elles reflétaient.

Baudelaire. (Les Fleurs du Mal.)


Je n’étais pas encore né, ou, plutôt, j’étais déjà mort. Il me semblait que j’avais dormi très longtemps d’un sommeil sans rêve, doux et réparateur. Je me sentais une légèreté singulière, et, lorsque je me dressai sur mon séant pour examiner les choses qui m’entouraient, je m’aperçus que j’avais des ailes. Oh ! des ailes inouïes comme je n’en avais jamais imaginées, et qui projetaient autour d’elles la vive lumière de l’électricité. Aussi délicates et transparentes que des ailes de libellule, elles étaient dures et résistantes, cependant, comme des ailes de métal. Partout, autour de moi, la nuit. Une nuit tiède et mystérieuse remplie de musiques étranges. Ma curiosité était excitée au plus haut point, je tâchai d’examiner, au moins, à la lueur que je répandais, les objets les plus proches. Mais, je n’eus pas plutôt formulé le désir de voir que mon front devint un foyer lumineux, et que tout s’éclaira à une grande distance. Je ne pus retenir un cri d’admiration, tant ce que j’aperçus dépassait mes visions les plus folles. Pas d’arbres, ni de plantes, ni de terre, mais des amas de pierreries affectant mille formes différentes, des montagnes de cristal irisé, des ondes bleues et rouges semblant tomber du ciel pour rouler dans des abîmes, escalader des obstacles fantastiques et se dresser en crêtes vertigineuses, sans faire plus de bruit que le ventre des reptiles glissant dans l’herbe. Le sol paraissait composé d’une épaisse poussière de corail semé çà et là de pierres d’onyx, de sardoine, de chrysolithe, de girasol et de turquoises. De grands murs bizarrement découpés et d’une entière transparence, s’élevaient à des hauteurs invraisemblables ; les uns étaient d’améthystes, les autres de saphirs et de topazes, sans une tache, sans un défaut, tout d’une pièce. Quant à la voûte céleste, elle me sembla d’un noir d’encre, immobile, effroyable comme une voûte de sépulcre.

Bientôt, les amas de pierreries qui m’environnaient s’agitèrent lentement, et de longues ailes, pareilles aux miennes, se déployèrent, illuminant toutes choses. Je vis, alors, des animaux étranges se croiser en tous sens, mêler leurs écailles éblouissantes, tordre leurs anneaux embrasés, marcher, ramper, voler et se répondre avec des voix profondes et sonores comme des accords d’orgue. C’étaient des sphinx secouant leurs bandelettes, allongeant leurs pattes ; des chimères aux yeux verts phosphorescents qui crachaient du feu par leurs narines et se frappaient le flanc avec leurs longues queues de dragon : C’étaient des griffons moitié lions et moitié vautours crispant leurs pattes rouges et tendant leurs cous bleus ; des basilics dont le corps violet ondulait dans le sable. C’étaient mille bêtes étranges à peine soupçonnées : des tragelaphus moitié cerfs et moitié bœufs, des alligators sur des pieds de chevreuil, des chèvres à croupe d’âne, des hiboux à queue de serpent, des caméléons gigantesques, enfin des monstres terrifiants, tantôt hauts comme des montagnes, tantôt minces comme des roseaux, des fleurs de métal immenses sur des jambes de femme, des libellules dont les ailes éployées semblaient des voiles de navire et dont les corps brillaient comme des vergues d’acier !

Saisi d’une crainte mystérieuse, je me dressai pour fuir, et, quand je fus debout, je me trouvai si fort, si agile que toute ma frayeur s’évanouit. C’est à peine si j’en croyais mes sens. D’ailleurs, mes sens n’étaient plus les mêmes ; je ne voyais plus, je n’entendais plus de la même façon ; mon organisme était doué de plusieurs facultés nouvelles : notamment d’un pouvoir magnétique par lequel il m’était aisé de me mettre en communication avec les êtres qui m’entouraient, sans le secours de la parole. Mes muscles jouaient avec une merveilleuse souplesse, je sentais en mes veines une douceur de miel ; j’aurais voulu chanter, aimer, répandre ma bonté comme un fleuve d’huile sur toutes les étranges créatures qui surgissaient à mes côtés. J’en pris quelques unes entre mes bras ; elles étaient glacées et dures comme du bronze. Cependant, malgré leur apparence terrible, elles ne me firent aucun mal, et s’abandonnèrent avec confiance.

Alors, j’entendis leur langage qui n’était pas formé de mots, mais d’intonations différentes. Un accord harmonieux suffisait pour expliquer les sentiments les plus compliqués ; une phrase musicale suppléait à un long discours. Les intelligences étaient remarquablement intuitives, vastes et déliées. Point n’était besoin d’entrer dans des explications laborieuses pour se faire comprendre, point n’était besoin de déguiser ses pensées pour se faire bien venir, une compréhension immédiate, une lucidité absolue, une bienveillance touchante nous unissaient tous. J’appris que mon existence serait de plusieurs siècles, si je parvenais à oublier le monde pervers dont je sortais, que je resterais jeune et bien portant, sans prendre la plus petite nourriture, l’air que je respirais suffisant à entretenir mon nouvel organisme ; enfin, que je demeurerais lumineux, c’est-à-dire qu’une émanation phosphorescente irradierait de moi comme de tous les êtres qui m’environnaient, et que mes impressions se traduiraient aussi par une gamme de tons éclatante ou discrète selon leur intensité.

La chimère, que j’avais tout d’abord serrée sur mon cœur, m’enveloppa de ses cheveux roux et je ne vis plus que ses yeux verts qui souriaient étrangement. Des sons profonds et troublants s’échappèrent de sa gorge, et voici ce que je compris.

— Tu vois, fils de la terre, ici je demeure. Je ne suis pas l’enchanteresse volage qui fuit après le baiser dans un rayon de lune. Je ne découvre pas à ton âme le paradis des félicités lointaines pour l’abandonner à moitié route… Ma mission est plus haute, mon cœur plus généreux : Regarde ! tout ce qui pour toi n’était jadis que songe irréalisable et que démence, devient réalité !

— Où suis-je ?…

— Bien loin de ton globe chancelant que tu ne reverras jamais, bien loin de ton triste soleil qui se meurt lentement au sein de ses froides planètes !… Tes mondes sont tombés dans les profondeurs béantes de l’immensité, et tu chercherais vainement Mercure, Vénus, Mars, Jupiter, Saturne et Uranus. Tous ces enfants des ténèbres sont retournés à l’éternel oubli !

— Où suis-je ?… Je ne comprends pas… Le ciel est comme un sépulcre rempli d’ombre et d’horreur.

— Parce que ton propre éclat t’empêche d’apercevoir ses merveilles. La voie lactée s’écroule autour de nous comme une cataracte de soleils, les étoiles ruissellent comme des fleuves de lumière, et notre propre magnificence serait insoutenable pour des regards humains. Veux-tu en juger par toi-même ?… Viens, suis-moi !

La chimère qui m’avait dit ces choses dans une seule note mélodieuse et vibrante, s’éleva tout à coup à quelques mètres au-dessus de ma tête. Ses ailes éployées formèrent comme un voile de feu sur le ciel noir, et les pierreries du sol, les murailles transparentes, les ondes silencieuses eurent un tel scintillement que mes yeux se fermèrent presque douloureusement.

— Nous habitons une étoile, poursuivit ma compagne ; suspendue dans l’infini, elle s’appuie à une sœur jumelle, sans jamais la toucher, car leur marche dans l’azur est régie par un principe supérieur qui les maintient toujours à une égale distance l’une de l’autre.

» Elles gravitent en cadence dans les champs constellés, et, tandis que le soleil qui t’éclairait jadis, brillait, froid et solitaire, elles répandent autour d’elles l’ardente chaleur de leur affection. »

— Sommes-nous loin de l’ancien soleil ?

— A des millions de trillions de lieues, et, si tu pouvais entendre, d’ici, les mugissements de ton océan, les clameurs de ta foudre et les grondements de tes volcans, tous ces bruits, pour te parvenir, emploieraient la durée de plus de vingt millions d’existences humaines. Partout, partout autour de toi, brillent des mondes inouïs, mais notre propre éclat nous empêche de les apercevoir.

Comme elle parlait, je vis ses ailes étinceler d’une radieuse clarté bleue, puis, tout devint bleu autour de moi, et la colossale étoile, sœur de la nôtre parut à l’horizon.

Rien ne saurait donner une idée de sa merveilleuse splendeur. Il me sembla que des phosphorescences rampaient à mes pieds, que mes sens s’embrasaient, et tout mon être tressaillit d’une joie indicible.

— Vois-tu, poursuivit ma compagne, ce qui trouble et pervertit les hommes n’existe pas ici : la guerre, le pillage et le meurtre sont inutiles, car chacun trouve en soi et autour de soi ce qui le satisfait. L’amour, la jalousie, la haine, l’orgueil et l’envie ne peuvent même effleurer nos vastes intelligences ; nous savons que nos destinées sont sublimes et que nous marchons sans cesse vers la perfection et le bonheur suprêmes. Bientôt, tu comprendras ce qui te semble encore environné de brumes. Dieu n’a pas voulu que l’initiation fût immédiate, pour mieux éprouver ses élus. Mais, ta seule présence est déjà une promesse d’immortalité. L’ange de la résurrection t’a cherché dans le tombeau où la mort terrestre t’avait mis, et a donné à ta forme astrale une enveloppe glorieuse. Tandis que ta chair et que tes os sont devenus la proie des vers, ton essence divine a voyagé dans l’espace et s’est arrêtée sur cette étoile, où elle a pris forme, pour attendre la dernière béatification. Seulement, n’oublie pas que, malgré ton corps rayonnant , tu ne dois être qu’un pur esprit, et que toute réminiscence humaine te serait fatale. Ici, les êtres ne se reproduisent pas ; ils ne doivent ni s’admirer, ni s’aimer, ni se désirer. L’amour est créateur, et, en créant nous insultons le maître qui seul peut disposer de notre destinée. Le temps que nous passons sur cette étoile est une épreuve, une époque transitoire, subis-la courageusement ; ton intelligence, enfin débarrassée de ses brumes, s’élèvera progressivement, et, après avoir subi toutes les incarnations, deviendra astre elle-même ; satellite d’abord, puis planète et soleil, car tous les mondes qui chevauchent l’espace sont les serviteurs de l’esprit suprême. Seuls, les cœurs d’élite parviennent à cette gloire et je crois que, jusqu’à ce jour, nul habitant de la terre ne l’avait même soupçonnée. — Quoi ! dis-je, ne pas aimer ! peut-on vivre ainsi ? — Aimer ?… Oui, certes, il faut aimer, mais aimer au dessus de soi, et non pas les misérables êtres qui, comme nous, attendent leur dernière transformation. Aime ces voies lactées, qui ruissellent comme des fleuves de miel, et dont chaque gouttelette est un monde radieux ; aime ces comètes rapides qui errent comme des souffles dans les tempêtes célestes ; aime les milliards de soleils groupés ainsi que des archipels dans l’effrayante immensité ; et, surtout, aime la mystérieuse puissance qui préside à tout et gonfle ces globes comme les enfants soufflent des bulles de savon ! Ici, tout est silencieux, parce que nous devons prier et nous recueillir, mais, autour de nous, quels bouleversements ! quelles imprécations ! quels chocs et quels sanglots ! Tu m’entends, mais tu n’imagines pas la grandeur inouïe de ce chaos !… Un voyage à travers les cieux serait une fulguration ; d’incessantes commotions électriques nous feraient palpiter comme des phalènes ivres de clartés, et l’imagination s’arrêterait éblouie, éperdue, agonisante !

La création se compose d’un nombre infini d’univers séparés les uns des autres par des abîmes de néant, et le monde n’est qu’une porte par la quelle les âmes errantes se précipitent dans la gloire et deviennent astres à leur tour. L’éternité est sans fin et le nombre des univers est également sans fin. A droite, à gauche, en haut, en bas, tout vibre, tout palpite, tout existe, et, en marchant toujours tu ne saurais avancer d’un seul pas ! Tu commences à comprendre, parce que tu es au dessus de la matière, jadis ma pensée n’eût point eu de sens pour toi. Tu comprends l’avenir de gloire qui t’attend et l’éternité du bonheur dans une colossale royauté, auprès de laquelle tes monarques d’une heure ne sauraient même avoir régné. Tu comprends, et, petit à petit, ton esprit s’éclaire et perçoit ce qui n’était pour lui qu’énigme, brume, épouvantement.

« N’oublie pas ta grandeur, car si jamais l’être humain reparaissait en toi, tu retomberais en poussière et tout s’engloutirait dans la nuit du tombeau ! — O chimère ! douce chimère ! dis-je en contemplant les yeux phosphorescents de ma compagne, comment peux-tu me croire assez insensé pour perdre tant de biens ?… Non, le vieil homme est bien mort en moi, je n’existe que par la volonté d’un Dieu clément, comme tout ce qui m’entoure, et la splendeur de cette étoile est telle que jamais mon imagination n’aurait osé en concevoir le plus faible reflet… Corps immonde qui trop longtemps as comprimé mon âme, reste au sépulcre ! Que tes os et tes muscles soient la proie des larvés libératrices ! Que le regard du passant se détourne de toi avec horreur !… O vie terrestre, vie infâme et meurtrière, je te hais, je t’insulte, je te méprise ! Et vous, mes anciens frères qui avez aussi bu le sang et mangé la chair des animaux à peine moins intelligents que vous, vous qui avez combattu pour une poignée d’or et répandu partout le mensonge et la misère, je ne trouve pas de termes assez véhéments pour vous maudire ! Race abjecte qui rampes en tous lieux, empoisonnes les vallées et les bois plus sûrement que les pires fléaux, tu périras par toi-même, tu te rongeras, n’ayant plus rien à détruire et tes cadavres sans sépulture infecteront la terre agonisante…

Mais la chimère ferma à demi ses yeux glauques.

— Mon fils, dit-elle, tous les mondes ont leurs parasites. Lorsque tu seras soleil à ton tour, tu sentiras grouiller sur ton flanc des êtres infiniment petits qui te tourmenteront et t’affaibliront. Tu vois ici des spécimens de toutes les espèces ; ils passeront, comme toi, par de multiples transformations, et ceux qui auront su garder l’étincelle divine déposée en eux, atteindront également, dans un temps plus ou moins éloigné, selon leurs mérites, la suprême puissance.

— O chimère ! viens avec moi. Volons de clarté en clarté dans ce ciel merveilleux, escaladons ces murs de pierreries, traversons ces abîmes aux parois d’or et ces fleuves aux ondes pourprées. Je veux tout voir, tout connaître, tout admirer, dans une infinie reconnaissance.

— Prends garde ! la tentation est proche et ton cœur n’est pas encore assez loin de la terre pour bien comprendre le ciel !

— Que pourrais-je craindre avec toi ? n’es-tu pas mon guide et ma sauvegarde ?…

— Je suis la chimère aux ailes rapides, aux cheveux flottants, aux regards embrasés ! Je galope dans le labyrinthe des cieux, je plane sur les mondes, je pleure au fond des solitudes, je m’accroche aux nuées, et, de ma queue traînante, je soulève les océans !… Je découvre à tous des perspectives inouïes, je suis la fée des éternelles démences et la vestale des éternels désirs !… Ne m’as-tu pas toujours trouvée sur ton chemin ?…

— Oui, toujours… Mais, j’ai confiance, puis que tu m’as conduit en ce lieu de délices.

— J’y ai conduit bien d’autres, et je garde tous les cœurs dont ils m’ont fait présent !…

La chimère agita ses ailes, et je vis que ses écailles étaient faites d’une multitude de cœurs collés les uns aux autres. Par moments, des gouttelettes de sang s’en échappaient et se métamorphosaient en rubis avant de tomber sur le sol.

— Veux-tu mon cœur aussi ?… O mon ardente chimère ! Je n’en aurai plus besoin quand je serai semblable à la poussière glorieuse de la voie lactée !…

— Prends garde, enfant des hommes ! tu n’es encore qu’au tournant du chemin !…

Ma compagne, peu à peu, s’était élevée dans les airs, et je la suivais, sans effort, d’un mouvement doux et berceur.

Les monts s’embrasaient de plus en plus, les ondes bouillonnantes formaient des palais de diamants, des cathédrales d’émeraudes, des tours d’améthystes, des babels d’onyx, des plaines et des forêts de turquoises ; mille fantasmagories éblouissantes, aussitôt détruites qu’édifiées. Les grandes murailles de saphirs et de rubis nous barraient le passage. Mais, nous nous élevâmes si haut qu’elles ne nous semblèrent plus que des crêtes transparentes d’un éclat incomparable. Et, dans ce monde prodigieux, je ne vis pas un arbre, pas une fleur, pas un brin d’herbe ! rien de ce qui m’eût rappelé la terre même vaguement.

Nous volâmes pendant des milliers de lieues, nous traversâmes des mers de flammes dont les vagues infernales s’enflaient, se couchaient, se creusaient et s’élevaient capricieusement, sans cause apparente. Ces flammes étaient bleues comme celles du punch et ne dégageaient aucune chaleur. De temps à autre des monstres se poursuivaient sur la crête des flots, ouvrant des gueules terribles, et roulant des yeux énormes. Puis, tout à coup, à des profondeurs inouïes, soudain dévoilées, des ossements apparaissaient, des ossements étranges d’un blanc de nacre qui ne semblaient avoir appartenu à aucun être connu, et qui se heurtaient sans cesse au fond d’un abîme de feu.

— Tu vois, reprit la chimère, ce sont les squelettes de ceux qui n’ont pu supporter l’épreuve de ce monde divin si supérieur à ceux qu’ils ont habités.

— Y a-t-il là des squelettes humains ?…

— Non. Les humains en sont encore aux premiers échelons de la science, et le Maître, jusqu’ici, ne les avait pas jugés dignes d’entrer dans ce cénacle. Les humains qui se nourrissent de chair, se combattent et se détruisent, ne sont considérés que comme des êtres inférieurs, à peine différents de la brute qu’ils sacrifient à leurs besoins.

— Pourquoi Dieu nous a-t-il créés ainsi ?

— C’est un effet du hasard. Au temps de la période primaire de la genèse terrestre, les arbres, les plantes et les mollusques sans tête, sourds, muets et dépourvus de sexe ne se nourrissaient que par la respiration… On croit généralement qu’une goutte d’eau plus épaisse que le milieu ambiant traversa le corps d’un de ces mollusques, et que ce fut l’origine du tube digestif qui devait exercer une action si funeste sur l’animalité entière. Le Seigneur, alors, se détourna de votre globe, comme on se détourne d’une œuvre manquée et l’abandonna au hasard.

» Ici, on ne mange pas, on n’a jamais mangé ! Les organismes conservent leurs molécules par une simple respiration, comme le font encore vos végétaux. Mais, votre triste race ne peut demeurer un jour sans tuer ! votre loi de vie est une loi de mort !… Vous marchez dans le sang et vous vous nourrissez de cadavres comme les hyènes et les corbeaux ! La guerre constante est le plaisir stupide des malheureux et le meilleur mode de domination des puissants. Jamais vous ne sortirez de votre fange !…

» Ici, nos corps sont imprégnés de l’électricité stellaire qui met en vibration tout l’univers. Nous ne connaissons ni les combats, ni le meurtre, ni le vol, ni la politique ! Nos intelligences affranchies de tout besoin matériel s’élèvent sans arrêt dans la connaissance de la vérité. Notre système nerveux est parvenu à un tel degré de sensibilité que nos impressions surpassent au centuple toutes celles de vos cinq pauvres sens terrestres.

— Comment ai-je été choisi entre tous pour cet avenir de gloire ?

— Parce que, plus que les autres, tu aspirais à la connaissance du vrai, et que ton âme avait toujours souffert de son exil. D’ailleurs, l’espace n’existe pas, et l’esprit peut s’envoler immédiatement jusqu’aux régions célestes les plus reculées, s’il en est jugé digne. La justice règne dans le système du monde moral comme l’équilibre dans le système du monde physique. La destinée des âmes n’est que le résultat de leurs aptitudes et de leurs aspirations.

» Tandis que les soleils simples comme le tien, brillent solitaires, fixes et tranquilles dans les déserts de l’espace, les soleils doubles et multiples semblent animer par leurs mouvements, leur coloration et leur vie, les régions silencieuses de l’immensité. Cet univers se compose de plusieurs milliards de soleils, séparés les uns des autres par des trillions de lieues et soutenus, cependant, dans l’éther luminifère par l’attraction mutuelle de tous et par le mouvement de chacun. Tandis que vous marchiez vers la constellation d’Hercule, notre belle étoile double marche vers les Pléiades, Sirius se précipite vers la Colombe, Pollux s’élance vers la voie lactée. Toutes ces colossales existences courent à travers le vide éternel et quand tu seras soleil toi-même tu feras comme elles.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous volâmes ainsi pendant bien longtemps. Mes yeux étaient brûlés par l’éclat de tout ce qu’ils avaient vu, mes lèvres étaient sèches, mes ailes déchirées. N’en pouvant plus, je me laissai tomber sur une haute montagne d’un jaune ardent qui me parut être en topazes.

La chimère poursuivit son vol dans les cieux, et, bientôt, je cessai de la distinguer. J’avais faim, j’avais soif, mais je ne devais ni manger ni boire. D’ailleurs, rien dans ce monde bizarre n’aurait pu me réconforter. Tout avait l’apparence, la dureté des pierres précieuses et du métal.

Une grande désespérance noya mon cœur, et, repliant mes ailes, j’essayai, au moins, de me livrer au sommeil. Heureusement je me rappelai qu’il m’était interdit de dormir ! Tout ce qui, de près ou de loin, rappelait les actions des hommes devait être impitoyablement sacrifié.

Je me mis debout, et regardai les objets environnants. Partout de l’or, de l’argent, des émeraudes, des rubis, les mêmes ondes fulgurantes et les mêmes murailles aux transparences diamantées.

L’astre, frère du nôtre, avait disparu, et le ciel était devenu d’un noir d’enfer.

— O chimère ! m’écriai-je, je souffre, j’ai peur ! Jamais je ne pourrai passer deux siècles en ce lieu maudit !

Un son vague, lent, mélodieux se fit entendre tout près de moi.

— Aaaâh…

Je regardai, et ne vis rien d’abord, tant le reflet des pierreries m’éblouissait.

— Aaaâh…

Ce n’était qu’une note prolongée, mais combien douce à mon cœur !… J’avais reconnu la voix de mon désir, la voix de la foi et de l’espérance, la voix que j’attendais depuis mon mystérieux réveil.

— Aaaâh !… Aaaâh…

Je me baissai, et j’aperçus, collé contre la paroi brillante de la montagne un être semblable à moi dont les ailes pendaient misérablement. Je le détachai avec mille précautions, et le posai sur mes genoux.

Ses longs cheveux traînaient sur le sol, ses yeux langoureux se fermaient à demi, ses lèvres frémissaient. O bonheur ! nous étions deux à subir le stage céleste ; une autre créature d’élection avait été arrachée aux larves du tombeau pour faire pâlir les astres divins. En attendant, elle était aussi affaiblie que moi, et sa chair d’un blanc de nacre me sembla glacée.

— Mon frère… ou, plutôt, ma sœur, sois la bienvenue et reconnais en moi l’ami le plus dévoué, le plus sûr, le plus affectueux.

— Aaaâh…

Oh ! la jolie note ! et que de choses claires et vibrantes elle exprimait sans détours comme sans efforts : Je t’aime ! disait-elle ; je suis femme, je suis seule, je pleure et je languis !… Comme toi j’ai soif et je ne puis dormir !

— Il faut subir ces épreuves pour conquérir l’éternité.

— Qu’importe l’éternité si elle est à ce prix ! Ne te semble-t-il pas que l’oubli de la terre était préférable ?…

— Je ne sais… Mais, je serais heureux et fier de devenir soleil, et de répandre autour de moi le bien-être et l’amour dans un baiser de feu !

C’est une belle destinée qui ne saurait se payer trop cher !…

— Les étoiles souffrent peut-être comme nous, je crois que Dieu est le bourreau du ciel !

— Il faut pourtant bien qu’il y ait du bonheur quelque part! L’éternité de la peine est inadmissible, car tout doit concourir à une perfection. Nous n’avons faim et soif que parce que nous savons que nous pourrons satisfaire les désirs de notre corps, et que le Seigneur a mis le remède à côté du mal. Notre âme ne peut donc avoir éternellement faim et soif, et la nourriture qu’elle n’a su trouver sur la terre doit lui être donnée dans les cieux.

— Pauvre ami ! n’as-tu pas vu les hommes martyriser de malheureux animaux pour les découvertes de la science ? Ont-ils supposé un moment que ces créatures, à peine inférieures à eux, pouvaient, un jour, leur demander compte de leur obscur martyre ?…

» Je crois que nous sommes aussi les martyrs d’un pouvoir surnaturel, et que nos souffrances, nécessaires, sans doute, aux expériences ou aux plaisirs d’un Maître lui importent peu !

— Adorons ce Maître, sans chercher à le comprendre, puisqu’il dispose de notre destinée. Peut-être notre esprit sera-t-il apte, plus tard, à pénétrer ces abîmes terrifiants ; tâchons de persévérer dans le bien, et rejetons les misérables craintes qui nous viennent de la honteuse matière que nous n’avons pu encore complètement oublier.

— Mais, pour persévérer dans le bien, il faut vivre ! et je sens que la mort, une seconde fois, m’effleure de son haleine !

— Ne devons-nous pas rester deux siècles ici ?… La chimère ne m’a-t-elle pas conseillé de repousser les tentations ?…

— La chimère est fille des hommes, elle a menti, comme tout ce qui vient de leur globe fangeux.

La douce créature que je serrais sur mon cœur sembla s’évanouir ; je craignis de la voir trépasser, tant sa pâleur et sa faiblesse étaient grandes. Ses ailes étendues et déchirées ne jetaient plus qu’une lueur agonisante.

— Aaaâh… Aaaâh…

Et la note, vibrante naguère, n’était plus qu’un soupir : J’ai faim, j’ai soif, disait-elle, mes entrailles se tordent, mon sang se glace !

Je jetai autour de moi un regard désespéré : rien, rien, que l’horrible flamboiement de cette montagne de topaze, de ces lointains d’or et de bronze.

Alors, saisi de rage et de désespoir, je me mordis le bras et appuyai sur les lèvres de ma compagne la plaie profonde que je venais de me faire. Elle but avidement, et, chose singulière, à mesure que mon sang rougissait sa bouche, et tombait dans sa gorge haletante, je me sentais plus vibrant, plus fort. Cette chair sur ma chair était une exquise caresse, cette poitrine qui se gonflait contre la mienne embrasait mes veines ; j’aurais voulu rester toujours ainsi.

Mais elle se releva souriante ; je fus étonné de sa beauté.

— Merci, dit- elle, je vais pouvoir maintenant poursuivre ma route.

— Poursuivre ta route ? m’abandonner ! Songe que tu ne saurais te passer de moi, que mon sang est nécessaire à ton existence… Reste ici !… Que chercherais-tu, ailleurs ?… J’ai fait le tour de ce monde, il est le même partout ; tu ne pourrais étancher ta soif ni assouvir ta faim. Reste, fleur de ce désert, douce réincarnation de ce que j’ai chéri !… Je sens que tu seras pour moi, patrie ; foyer, espoir, tendresse ! Tu me donneras ta vie en prenant la mienne, et, si je puis t’offrir une dernière joie en t’offrant ma dernière goutte de sang, je la chercherai jusqu’au fond de mon cœur pour en humecter ta bouche…

— Prends garde !… A ton tour, rappelle-toi la menace divine : Malgré ton corps éblouissant, tu ne dois être qu’un pur esprit, toute réminiscence terrestre te serait fatale. Ici, les êtres ne se reproduisent pas ; ils ne doivent ni s’admirer, ni s’aimer, ni se désirer. L’amour est créateur et, en créant, nous insultons le Maître qui, seul, peut disposer de notre destinée. Le temps que nous passons sur cette étoile est une épreuve, une époque transitoire. Subis la courageusement ; ton intelligence, enfin débarrassée de ses brumes, s’élèvera progressivement, et, après avoir subi toutes les transformations, deviendra astre à son tour, et brillera dans les cieux.

— N’est-ce point la chimère qui parlait ainsi ?… Tu me disais, toi-même, que la chimère, fille des hommes, était menteuse et perverse. Devons-nous sacrifier un bonheur certain à un avenir problématique ?…

La blanche créature que je retenais par l’extrémité de son aile, glissa entre mes mains, et s’éleva doucement, d’un mouvement égal et gracieux.

A l’idée de la perdre je me sentis défaillir, un frisson mortel parcourut mes os, je poussai un cri terrible qui fit trembler la montagne de topaze.

Un moment elle s’arrêta, indécise ; je me précipitai sur elle avec tant d’ardeur que je brisai ses ailes, et que nous roulâmes ensemble au fond de l’abîme. Mais, cette chute fut molle, molle comme un glissement voluptueux, et, bien que tombant sur des blocs de pierreries découpées en dents aiguës, nous ne nous fîmes aucun mal.

Des basilics violets à crêtes trilobées, des cynocéphales, des blemmyes privés de tête, des nisnas avec un œil seulement et une moitié de corps se dressèrent devant nous, tandis qu’à nos pieds grouillaient des crapauds et des caméléons, des araignées bleues, des limaces et des vipères vertes, des larves blanches et transparentes comme du cristal, des bêtes rondes comme des outres, plates comme des lames, dentelées comme des scies. Et tous ces corps flamboyaient de lueurs phosphorescentes, ouvraient des gueules d’émeraudes et montraient des langues de rubis. Les ventres lumineux se bombaient, les griffes s’allongeaient, les anneaux se tordaient silencieusement, et ma compagne pleurait dans mes bras.

— Aaaâh… Aaaâh…

Mais, le cercle des monstres s’entr’ouvrant, l’étoile bleue apparut entre deux pics de chrysoprases. Aussitôt mille insectes étranges tourbillonnèrent dans son rayon, comme une neige de diamants.

— Regarde, dis-je, ces êtres se cherchent et s’aiment, faisons comme eux. Aimons-nous sous l’œil de l’astre radieux qui, à l’exemple de tous les amants, ne saurait vivre seul. Ne vois-tu pas qu’il suit l’étoile qui nous porte pour la contempler et la caresser sans cesse ?… Tu es mon étoile, et puisque tu peux vivre de moi, je veux vivre de toi !

A mesure que je parlais, je resserrais mon étreinte, et, bientôt, oubliant la terre, l’univers, les astres et Dieu, je pris sur les lèvres de mon amante le plus doux et le plus complet des baisers…

Mais, mon extase fut de courte durée : sentant à la poitrine une douleur horrible et rouvrant les paupières, je reconnus, dans mes bras, la sanglante chimère qui me fouillait les chairs de ses ongles et m’agrippait le cœur.

— C’était moi, dit-elle, en me fascinant de ses yeux glauques ; comme tes frères, tu as succombé à la tentation ! Meurs donc ! âme lâche ! corps de fange !… Oh ! le joli cœur !… le joli petit cœur que ce cœur amoureux !…

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L’angoisse et la souffrance m’avaient réveillé. Je fis un effort, et… je chassai Tigrette, ma chatte familière, qui s’était installée sur ma poitrine, et me labourait amicalement de ses griffes aiguës…