L’An deux mille quatre cent quarante/44


CHAPITRE XLIV.

Versailles.


J’arrive, je cherche des yeux ce palais superbe d’où partoient les destinées de plusieurs nations. Quelle surprise ! Je n’apperçus que des débris, des murs entr’ouverts, des statues mutilées ; quelques portiques à moitié renversés laissoient entrevoir une idée confuse de son antique magnificence : je marchois sur ces ruines, lorsque je fis rencontre d’un vieillard assis sur le chapiteau d’une colonne. « Oh ! lui dis-je, qu’est devenu ce vaste palais ? — Il est tombé ! — Comment ? — Il s’est écroulé sur lui-même. Un homme dans son orgueil impatient a voulu forcer ici la nature ; il a précipité édifices sur édifices ; avide de jouir dans sa volonté capricieuse, il a fatigué ses sujets. Ici est venu s’engloutir tout l’argent du royaume. Ici a coulé un fleuve de larmes pour composer ces bassins dont il ne reste aucuns vestiges. Voilà ce qui subsiste de ce colosse qu’un million de mains ont élevé avec tant d’efforts douloureux. Ce palais péchoit par ses fondemens ; il étoit l’image de la grandeur de celui qui l’a bâti[1]. Les rois, ses successeurs, ont été obligés de fuir, de peur d’être écrasés. Puissent ces ruines crier à tous les souverains, que ceux qui abusent d’une puissance momentanée ne font que dévoiler leur foiblesse à la génération suivante… À ces mots il versoit un torrent de larmes, & regardoit le ciel d’un air contrit. — Pourquoi pleurez-vous, lui dis-je ? Tout le monde est heureux, & ces débris n’annoncent rien moins que la misère publique ? … Il éleva sa voix & dit : « Ah ! Malheureux ! Sachez que je suis ce Louis XIV, qui a bâti ce triste palais. La justice divine a rallumé le flambeau de mes jours pour me faire contempler de plus près mon déplorable ouvrage… Que les monumens de l’orgueil sont fragiles !… Je pleure & je pleurerai toujours… Ah ! que n’ai-je sû[2]… » J’allois l’interroger lui-même, lorsqu’une des couleuvres dont ce séjour étoit encore rempli, s’élançant du tronçon d’une colonne autour de laquelle elle étoit repliée, me piqua au col, & je m’éveillai.



FIN.



  1. On loue ces magnifiques spectacles donnés au peuple Romain. On veut inférer de-là la grandeur de ce peuple. Il fut malheureux dès qu’il commença à voir ces fêtes fastueuses où étoit prodigué le fruit de ses victoires. Qui bâtit les cirques, les théâtres, les thermes ? qui creusa ces lacs artificiels où toute une flotte manœuvroit comme en pleine mer ? Ce furent ces monstres couronnés, dont le tyrannique orgueil écrasoit la moitié du peuple pour réjouir les yeux de l’autre. Ces énormes pyramides dont se vante l’Égypte, sont les monumens du despotisme. Les républicains construisent des aqueducs, des canaux, des chemins, des places publiques, des marchés ; mais chaque palais qu’élève un monarque, est le germe d’une prochaine calamité.
  2. Placé au milieu de l’Europe, dominant sur l’océan, & par la longue étendue & les détours de ses côtes sur les mers de Flandres, d’Espagne, d’Allemagne, tenant à la Méditerranée, &c. quel royaume que la France ! & quel peuple sembleroit avoir plus de droits au bonheur !