L’An deux mille quatre cent quarante/41

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CHAPITRE XLI.

L’avant-soupé.


Le soleil baissoit : mon guide me sollicita d’entrer dans la maison d’un de ses amis où il devoit souper. Je ne me fis pas prier. Je n’avois pas encore vu l’intérieur des maisons, et, selon moi, c’est ce qu’il y a de plus intéressant dans une ville. Lorsque je lis l’histoire, je saute bien des pages, mais je cherche toujours très-curieusement les détails de la vie domestique : quand je les tiens une fois, je n’ai pas besoin de savoir le reste ; je le devine.

D’abord je ne trouvois plus de ces petits appartemens qui semblent des loges de fous, dont les murailles ont à peine six pouces d’épaisseur, & où on est gelé l’hiver & brûlé l’été. C’étoient de grandes salles vastes, sonores où l’on pouvoit se promener ; & les toits munis d’une bonne charpente défioient les traits piquans de la froidure & les rayons du soleil : les maisons enfin ne vieillissoient plus avec ceux qui les avoient fait bâtir.

J’entrai dans le sallon, & je distinguai à l’instant le maître du logis. Il vint à moi sans grimace & sans fadeur[1]. Sa femme, ses enfans avoient en sa présence une contenance libre, mais respectueuse ; & le Monsieur, ou le fils de la maison, ne commença point par persifler son père pour me donner un échantillon de son esprit : sa mère & même sa grand’mère n’auroient point applaudi à de telles gentillesses[2]. Ses sœurs n’étoient point maniérées ni muettes ; elles saluèrent avec grace, & se remirent à leurs occupations, l’oreille au guet ; elles ne regardoient point en dessous les moindres gestes que je faisois : mon grand âge & ma voix cassée ne les firent pas même sourire. On ne me fit point de ces vaines simagrées qui sont le contraire de la vraie politesse.

L’appartement de compagnie ne brilloit pas de vingt colifichets fragiles[3] ou de mauvais goût : point de vernis, point de porcelaines, point de magots, point de tristes dorures. En récompense, une tapisserie riante & amie de l’œil, une propreté singulière, quelques estampes achevées, composoient un sallon dont le ton de couleur étoit très gai.

On lia la conversation, mais personne ne fit assaut d’idées[4]. Le maudit esprit, ce fléau de mon siécle, ne donnoit pas des couleurs mensongères à ce qui étoit si simple de sa nature. L’un ne prit pas justement le contrepied de ce que soutenoit l’autre, le tout pour briller & satisfaire un amour propre babillard[5]. Ceux qui parloient avoient des principes, & dans le même quart d’heure ne se démentoient pas vingt fois. L’esprit de cette assemblée ne voltigeoit pas comme l’oiseau sur la branche ; & sans être diffus & pesant, il ne passoit pas sans aucune transition & sur le même ton des couches d’une princesse à l’histoire d’un noyé.

Les jeunes gens n’affectoient point des manières enfantines, un langage traînant ou étourdi, un air froidement supérieur. Ils ne se jettoient point sur des siéges, renversés, la tête haute & le regard insolent ou ironique[6]. Je n’entendis aucun propos licencieux ; on ne déclamoit pas tristement, longuement, pesamment, contre ces vérités consolantes qui sont l’appui & le charme des ames sensibles[7]. Les femmes n’avoient plus ce ton tour-à-tour impératif & langoureux. Décentes, réservées, modestes, occupées d’un travail léger & commode, l’oisiveté n’étoit pas en recommandation parmi elles : elles ne coupoient pas la journée par la moitié pour ne rien faire le soir. Je fus extrêmement satisfait d’elles, car elles ne m’ofrirent point un jeu de cartes : cet insipide amusement, inventé pour occuper un monarque imbécille, & constamment cher à la troupe nombreuse des sots qui, avec son secours, cachent leur profonde insuffisance, avoit disparu de chez un peuple qui savoit trop embellir les instans de la vie pour tuer le tems d’une manière aussi triste, aussi fastidieuse. Je ne vis point de ces tables vertes qui sont un arêne où l’on s’égorge impitoyablement. L’avarice ne venoit pas fatiguer ces honnêtes citoyens jusques dans les momens consacrés au loisir. Ils ne se faisoient pas un tourment de ce qui ne doit être qu’un simple délassement[8]. S’ils jouoient, c’étoit aux dames, aux échecs, à ces jeux antiques & profonds qui offrent à la pensée une foule de combinaisons infinies & variées : ils avoient encore d’autres jeux qu’on pouvoit appeller des recréations mathématiques, avec lesquelles les enfans mêmes étoient familiarisés.

Je m’apperçus que chacun suivoit son goût, sans que personne y prêtât trop d’attention. Point de ces espions femelles qui se vengent par l’épiloguerie de la mauvaise humeur qui les ronge, & qu’elles doivent tant à leur laideur qu’à leur propre sottise. L’un conversoit, celui-ci déployoit des estampes, examinoit des tableaux, tel autre lisoit dans un coin. On ne formoit point un cercle pour se communiquer un baillement qui passoit à la ronde. Dans la salle voisine on entendoit un concert. C’étoient des flûtes douces mariées au son de la voix. L’aigre clavecin, le monotone violon le cédoit à l’organe enchanteur d’une belle femme. Quel instrument a plus de pouvoir sur les cœurs ! Cependant l’harmonica perfectionnée sembloit le lui disputer. Elle donnoit les sons les plus pleins, les plus purs, les plus mélodieux qui puissent flatter l’oreille. C’étoit une musique ravissante & céleste, qui ne ressembloit en rien au charivari de nos opéras, où l’homme de goût, où l’homme sensible cherche la consonance de l’unité, & ne la rencontre jamais.

J’étois enchanté. On ne demeuroit pas continuellement assis, cloués en la même posture dans des fauteuils, & toujours obligés de soutenir une conversation éternelle sur des riens pour lesquels on se livroit de graves disputes[9]. Les personnages les plus physiques qui soient au monde, les femmes ne métaphysiquoient pas à tout propos ; & si elles parloient de vers, de tragédies, d’auteurs, c’étoit en avouant que les arts qui tiennent au génie (quel que soit leur esprit) sont fort au dessus d’elles[10].

On me pria de passer dans un sallon voisin pour y souper. Tout étonné je regardai à la pendule : il n’étoit que sept heures. « Venez, me dit le maître de la maison en me prenant par la main, nous ne passons pas les nuits à la lueur échauffante des bougies. Nous trouvons le soleil si beau que chacun de nous se fait un plaisir de le voir dardant ses premiers feux sur l’horizon. Nous ne nous couchons pas l’estomac chargé, afin d’avoir un sommeil laborieux, coupé de rêves bizarres. Nous veillons sur notre santé, parce que la gayeté de l’ame en dépend[11]. Pour se lever matin, il faut se coucher de bonne heure ; & de plus, nous aimons les songes légers & gracieux[12] ».

Il se fit un moment de silence. Le père de famille bénit les mets qui couvroient la table. Cette coutume auguste & sainte s’étoit renouvellée, & je la crois importante, parce qu’elle rappelle sans cesse la reconnoissance que nous devons au Dieu qui fait croître les légumes. Je songeois plus à examiner la table qu’à manger. Je ne parlerai point de l’éclat & de la propreté. Les domestiques étoient au bout de la table & mangeoient avec leurs maîtres : ils les en aimoient davantage ; ils recevoient en leur société des leçons d’honnêteté qui fructifioient dans leur cœur ; ils s’instruisoient des bonnes choses qu’on y disoit : aussi n’étoient-ils pas insolens & grossiers, parce qu’ils n’étoient plus avilis. La liberté, la gaieté, une familiarité décente dilatoit les ames & embellissoit le front de chaque convive. Chacun se servoit & avoit sa portion vis-à-vis de soi. On ne gênoit point son compagnon ; on ne convoitoit point inutilement un plat éloigné. Celui-là eût passé pour gourmand qui auroit été au-delà de sa portion : elle étoit suffisante. Plusieurs personnes mangent extrêmement, plutôt par pure habitude que par un besoin réel[13]. On avoit su prévenir ce défaut sans recourir à une loi somptuaire.

Tous les mets dont je goûtois n’avoient presque point d’assaisonnement, & je n’en fus pas fâché ; je leur reconnus une saveur, un sel qui étoit celui que leur donna la nature, & qui me parut délicieux. Je ne trouvai point de ces alimens rafinés qui ont passé par les mains de plusieurs teinturiers ; de ces ragoûts, de ces jus, de ces coulis, de ces sucs échauffans qui, raréfiés dans de petits plats fort coûteux, hâtoient la destruction de l’espèce animale, en même tems qu’ils brûloient les entrailles humaines. Ce peuple n’étoit pas un peuple carnassier qui se ruinoit pour la table & dévoroit plus que la magnificence de la nature ne pouvoit produire avec toutes ses facultés génératives. Si tout luxe étoit odieux, celui de la table paroissoit un crime révoltant : car si un riche abusant de son opulence[14] gaspille les biens nourriciers de la terre, il faut nécessairement que le pauvre les achète chérement, & de plus se retranche un repas.

Les légumes, les fruits étoient tous de la saison, & l’on avoit perdu le secret de faire croître dans le cœur de l’hiver des cerises détestables. On n’étoit pas jaloux des primeurs, on laissoit faire la nature : le palais en étoit plus flatté & l’estomac s’en trouvoit mieux. On servit au dessert des fruits excellens ; & l’on but d’un vin vieux : mais point de ces liqueurs colorées, distillées à l’esprit de vin & si à la mode dans mon siécle. Elles étoient aussi sévèrement défendues que l’arsenic. On avoit découvert qu’il n’y avoit point de sensualité à se procurer une mort lente & cruelle.

Le maître de la maison me dit en souriant : « avouez que voilà un dessert bien mesquin. Vous ne voyez ni arbres, ni châteaux, ni moulins à vent, ni figures en sucre[15]. Cette extravagance prodigue, qui ne produisoit même aucune sorte de volupté, étoit jadis celle de grands enfans tombés en démence. Vos magistrats qui devoient donner du moins l’exemple de la frugalité & ne point autoriser par leur consentement un luxe insolent & petit ; vos magistrats, dit-on, à la rentrée de chaque parlement, s’extasioient en pères du peuple à voir sur une table des marmousets de sucre : & jugez de l’émulation des autres états à l’emporter encore sur des gens de robe ». — « Vous n’y êtes pas, lui répondis-je : admirez notre savante industrie ; on a exécuté de mon tems, sur une table large de dix pieds, un opéra avec toutes ses machines, décorations, acteurs, danseurs, orchestre ; tout étoit de sucre, & les changemens se sont exécutés comme sur le théâtre du palais royal. Pendant ce tems tout un peuple assiégeoit la porte, pour avoir le rare bonheur de jetter un rapide coup d’œil sur ce superbe dessert dont il payoit assurément tous les fraix. Le peuple admiroit la magnificence des princes, & se croyoit très-petit devant eux… Chacun se prit à rire. On se leva de table avec gaieté : on rendit grace à Dieu, & personne n’eut de vapeurs ni d’indigestion.



  1. Que notre politesse est fausse & minutieuse ! que celle dont se parent les grands est odieuse & insultante ! C’est un masque plus hideux que le visage le plus difforme. Toutes ces révérences, ces affectations, ces gestes outrés sont insupportables à l’homme vrai. La brillante fausseté de nos manières est plus détestable que la grossiéreté des hommes les plus rustiques n’est rebutante.
  2. Il est un libertinage d’esprit plus dangereux que celui des sens : c’est aujourd’hui le principal vice qui infecte la jeunesse de la capitale.
  3. Quel misérable luxe que celui des porcelaines ! Un chat, d’un coup de patte, peut faire un dégât pire que le ravage de vingt arpens de terre.
  4. La conversation anime le choc des idées, leur donne un jeu nouveau, développe les trésors de l’entendement, & c’est un des plus grands plaisirs de la vie : c’est aussi celui que je goûte le plus vivement. Mais dans le monde, j’ai remarqué que la conversation, au lieu de fortifier l’ame, de la nourrir, de l’élever, l’affoiblit, l’énerve. On a tout mis en problême. L’esprit, dont on abuse, détruit presque l’évidence des choses. On rencontre des panégyristes des plus énormes abus. On justifie tout. On épouse à son insçu mille idées puériles & étrangères. On dénature son ame par le frottement des opinions diverses. Il y a, je ne sai quel poison qui s’insinue, qui monte à la tête, qui offusque vos idées primitives, qui sont ordinairement les plus saines. L’avare, l’ambitieux, le libertin, ont une logique si ingénieuse, que vous les haïssez quelquefois moins après les avoir entendus : chacun prouve, pour ainsi dire, qu’il n’a pas tort. Il faut vite se renfermer dans la solitude pour reprendre une haine vigoureuse contre le vice. Le monde vous familiarise avec des défauts qu’il préconise ; il vous glisse son esprit illusoire. En fréquentant trop les hommes, on devient moins homme, on reçoit d’eux un jour faux qui égare. C’est en fermant fa porte qu’on se retrouve, qu’on apperçoit le jour pur de la vérité, qui ne luit point parmi la foule & la multitude.
  5. Les arrêts de la paresse sont aussi injustes que ceux de la vanité.
  6. Un joli homme en France doit être mince, fluet, & n’avoir pas douze onces de chair sur les os ; il doit avoir aussi une poitrine foible, une santé équivoque. Un homme, fort & bien nourri paroit hideux. Il n’appartient qu’aux Suisses & aux cochers d’avoir une haute stature & une radieuse santé.
  7. Le pyrrhonisme suppose quelquefois plus de préjugés qu’un penchant naturel à recevoir les apparences de la vérité.
  8. Je redoute l’approche de l’hiver, non à cause de l’âpreté de la saison, mais parce qu’il ramène la triste fureur du jeu. Cette saison est la plus fatale aux mœurs, & la plus insupportable au philosophe. C’est alors que naissent ces bruyantes & insipides assemblées où toutes les passions futiles exercent leur ridicule empire. Le goût de la frivolité dicte les arrêts de la mode. Tous les hommes, métamorphosés en esclaves efféminés, sont subordonnés aux caprices des femmes, sans avoir pour elles ni passion ni estime.
  9. Dans les conversations ordinaires on éprouve deux sortes d’accidens également fâcheux ; n’avoir rien à dire & être forcé de parler, ou avoir encore quelque chose à dire quand la conversation est finie.
  10. Les femmes ne pensent jamais fortement que d’après les leçons d’un amant favorisé : & que d’hommes qui sont femmes !
  11. La santé est au bonheur ce que la rosée est aux fruits de la terre.
  12. Heureux celui qui sait goûter le sentiment de la santé, cette paisible assiette du corps, cet équilibre, ce mélange parfait des humeurs, cette heureuse disposition des organes qui entretient leur force & leur souplesse. Cette santé entière, complette, est une grande volupté. Elle n’est pas sensuelle, d’accord : mais comme elle surpasse seule toutes les autres voluptés ! Elle donne à l’ame ce contentement, ce calme intime & délectable qui fait chérir l’existence, admirer le spectacle de la nature, & rendre graces à l’auteur de la vie ! N’être point malade, cela seul est un doux plaisir ! J’appellerois volontiers philosophe, celui qui connoissant les dangers des excès & les avantages de la modération, saurait réfréner ses appétits & jouir sans douleur : ô quel secret !
  13. L’anatomie démontre que les organes de nos plaisirs sont tous parsemés de petites éminences pyramidales ; moins elles sont émoussées par l’usage fréquent des sensations, plus elles sont sensibles, élastiques, promptes à se réparer. La nature, mère attentive & tendre, les a construites de façon qu’elles conservent encore de leur ressort dans un âge avancé, lorsqu’on n’a pas détruit cette finesse requise, ce doux velouté qui les accompagne. Il ne tiendroit donc qu’à l’homme de se ménager des plaisirs pour tous les âges. Mais que fait l’intempérant ? Il dénature cette organisation précieuse ; il flétrit ce tact délicieux, il le rend obtus & dur : d’être presque céleste & dévoué à des voluptés qui n’appartiennent qu’à lui, il se rabaisse au rang d’automate douloureux. Eh ! quel animal, en fait de jouissances, a été plus favorisé que l’homme ? Quel autre que lui admire le firmament & tout grand spectacle, distingue le coloris & la forme agréable des corps, sent les fleurs, respire les parfums, connoît les différentes inflexions de la voix, s’émeut au son de la musique, est profondément touché des moindres nuances de la poësie, de l’éloquence, de la peinture, suit les calculs de l’algèbre & s’enfonce délicieusement dans les profondeurs de la géométrie, &c ? Celui qui a dit que l’homme est un abrégé de l’univers a dit une grande & belle chose. L’homme paroit lié à tout ce qui existe.
  14. Le mal-honnête homme est à coup sûr celui qu’on qualifie d’honnête homme dans le grand monde.
  15. Ô France ! ô ma patrie ! veux-tu connoître quelle est aujourd’hui ta véritable gloire, l’avantage réel que tu as sur les autres nations ? Écoute : tu excelles dans ton industrie pour les modes ; elles sont adoptées aux extrémités du Nord, dans toutes les cours d’Allemagne, dans l’intérieur même du sérail, enfin dans les quatre parties du monde ; tes cuisiniers, tes confiseurs sont les premiers de l’Univers ; & tes danseurs donnent le ton à toute l’Europe.