L’An deux mille quatre cent quarante/34


CHAPITRE XXXIV.

Sculpture & Gravure.


La sculpture, non moins belle que sa sœur ainée, étaloit à son côté les merveilles de son ciseau. Il n’étoit plus prostitué à ces Crésus impudens, qui avilissoient l’art en l’occupant à tailler leur vénale figure ou autres sujets aussi méprisables qu’eux. Les artistes pensionnés par le gouvernement consacroient leurs talens au mérite & à la vertu. On ne voyoit plus, comme dans nos sallons, à côté du buste de nos rois & sur la même ligne, le vil publicain qui les vole & les trompe, offrir sans pudeur sa basse physionomie. Un homme digne des regards de la postérité s’étoit-il avancé dans une carrière semée de faits mémorables ? un autre avoit-il fait une action grande & courageuse ? alors l’artiste échauffé se chargeoit de la reconnoissance publique, il modéloit en secret un des plus beaux traits de sa vie : (sans y ajouter le portrait de l’auteur) il présentoit tout-à-coup son ouvrage, & obtenoit la permission de s’immortaliser avec le grand homme. Ce travail frappoit tous les yeux, & n’avoit pas besoin d’un froid commentaire.

Il étoit expressément défendu de sculpter des sujets qui ne disoient rien à l’ame ; par conséquent on ne gâtoit point de beaux marbres ou d’autres matières aussi précieuses.

Tous ces sujets licencieux qui bordent nos cheminées étoient sévérement bannis. Les honnêtes gens ne concevoient rien à notre législation, lorsqu’ils lisoient dans notre histoire que dans un siécle où l’on prononçoit si fréquemment le nom de religion & de mœurs, des pères de familles étaloient des scènes de débauche aux yeux de leurs enfans, sous prétexte que c’étoient des chef-d’œuvres ; ouvrages capables d’allumer l’imagination la plus tranquille, & de précipiter dans le désordre des ames neuves, ouvertes à toutes les impressions : ils gémissoient sur cet usage public & criminel de dépraver les cœurs avant qu’ils fussent formés[1].

Un artiste, avec lequel je m’instruisis, eut soin de m’informer de tous ces grands changemens. Il me dit que dans le dix-neuvième siécle il se trouva une disette de marbre, de sorte qu’on eut recours à cette multitude ignoble de bustes de financiers, de traitans, de commis : c’étoient autant de blocs tout préparés : on les tailla beaucoup plus avantageusement & l’on sut en tirer des têtes plus heureuses.

Je passai dans la dernière galerie, non moins curieuse que les autres par la multiplicité des ouvrages qu’elle présentoit. Là étoit rassemblée la collection universelle de dessins & de gravures. Malgré la perfection de ce dernier art, on avoit conservé les ouvrages des siécles précédens : car il n’en est pas d’une estampe comme d’un livre : un livre qui n’est pas bon par là-même est mauvais ; au lieu qu’une estampe qui se voit d’un coup d’œil sert toujours d’objet de comparaison.

Cette galerie, qui devoit son origine au siécle de Louis XV, étoit bien différemment arrangée. Ce n’étoit plus un petit cabinet, au milieu duquel une petite table pouvoit à peine contenir une douzaine d’amateurs, où l’on venoit dix fois inutilement pour trouver une place ; encore ce petit cabinet ne s’ouvroit-il que certains jours, c’est-à-dire, le dixième de l’année tout au plus, qu’on rognoit encore sur le moindre prétexte & à la moindre fantaisie du directeur. Ces galeries étoient ouvertes chaque jour, & confiées à des commis affables & polis, qu’on payoit exactement, afin que le public fût servi de même. Dans cette salle spacieuse on trouvoit à coup sûr la traduction de chaque tableau ou morceau de sculpture renfermé dans les autres galeries : elle contenoit l’abrégé de ces chef-d’œuvres qu’on avoit pris soin d’immortaliser & de répandre autant qu’il étoit possible.

La gravure est aussi féconde & aussi heureuse que la typographie : elle a l’avantage de multiplier ses épreuves, comme l’imprimerie ses exemplaires ; & par son moyen chaque particulier, chaque étranger peut se procurer une copie rivale du tableau. Tous les citoyens décoroient sans jalousie leurs murailles de ces sujets intéressans qui présentoient des exemples de vertus et d’héroïsme. On ne voyoit plus de ces prétendus amateurs, non moins vétilleux qu’ignorans, poursuivre une perfection imaginaire aux dépens de leur repos & de leur bourse, & toujours dupés, & surtout être bien faits pour l’être.

Je parcourus avec avidité ces livres volumineux où le burin décrivoit avec tant de facilité & de précision les contours & même les couleurs de la nature. Tous les tableaux étoient parfaitement saisis ; mais on avoit donné encore plus de soin à tous les objets relatifs aux arts & aux sciences. Les planches de l’Encyclopédie avoient été refaites entiérement, & l’on avoit veillé avec plus d’attention à l’exactitude rigoureuse qui devient alors le suprême mérite, parce que la moindre erreur est d’une conséquence extrême. J’apperçus un magnifique cours de physique traité dans ce goût ; & comme cette science porte surtout aux sens, c’est aux images qu’il appartient, peut-être, de la faire concevoir dans toutes ses parties. On savoit estimer l’art qui reproduit tant d’images utiles ; on lui donnoit de nouvelles preuves de considération.

Je remarquai que tout se faisoit dans le vrai goût, qu’on suivoit la manière des Gerard, Audran ; qu’elle étoit même approfondie, perfectionnée. Les vignettes des livres ne s’appelloient plus que des cochins : tel étoit le mot que l’on avoit substitué à tant de mots misérables, tels que culs de lampes, &c.[2].

Les graveurs avoient enfin abandonné cette funeste loupe qui leur perdoit la vue de toute façon. Les amateurs de ce siécle n’étoient plus admirateurs de ces petits points ronds qui faisoient tout le mérite des gravures modernes ; ils donnoient la préférence à un travail large, précis, aisé, & disant tout avec quelques traits justes & noblement dessinés. Les graveurs consultoient docilement les peintres, & ceux-ci à leur tour se gardoient bien d’affecter les caprices d’un maître. Ils s’estimoient, ils se voyoient comme égaux & comme amis, & se donnoient bien de garde de rejetter l’un sur l’autre les défauts de l’ouvrage. D’ailleurs la gravure étoit devenue très-utile à l’état par le commerce d’estampes qu’on faisoit dans les pays étrangers ; & c’étoit de ces artistes qu’on pouvoit dire : sous leurs heureuses mains le cuivre devient or.



  1. Entre autres abus publics qu’on se propose de relever, on peut ranger ces parades licencieuses qui outragent les mœurs honnêtes & le bon-sens, tout aussi respectable qu’elles. On a oublié à l’article des spectacles de parler des sauteurs, des danseurs de corde ; mais peu importe l’ordre dans un ouvrage, pourvu que l’auteur y fasse entrer toutes ses idées. Je ferai comme Montaigne, je me raccrocherai à la moindre occasion : je brave la censure des critiques ; je me flatte du moins de ne point ennuyer comme eux. Pour revenir donc à ces sauteurs, à ces danseurs de corde, si communs & si révoltans, des magistrats humains devroient-ils les tolérer ? Après avoir employé tout leur tems à des exercices aussi étonnans qu’inutiles, ils risquent leur vie en public & apprennent à mille spectateurs que la mort d’un homme n’est que fort peu de chose. Les attitudes de ces voltigeurs sont indécentes & blessent l’œil & le cœur : ils accoutument peut-être des ames non encore formées à ne voir le plaisir que dans ce qui approche du péril, & à penser que l’espece humaine peut entrer dans la matiere de nos divertissemens. On dira que c’est réfléchir sur bien peu de chose : mais j’ai remarqué que ces tristes spectacles influent beaucoup plus sur la multitude que tous les arts qui ont quelque apparence de raison.
  2. M. de Voltaire doit être satisfait d’avance, lui qui a plaidé si longtems pour cette réforme importante.