L’An deux mille quatre cent quarante/25


CHAPITRE XXV.

Salle de Spectacle.


Après le dîné on me proposa la comédie. J’ai toujours aimé le spectacle & je l’aimerai dans mille ans d’ici, si je vis encore. Le cœur me battoit de joie. Quelle piéce va-t-on jouer ? Quelle est la piéce de théâtre qui passera pour un chef-d’œuvre parmi ce peuple ? Verrai-je la robe des Persans, des Grecs, des Romains, ou l’habit des François ? Détrônera-t-on quelque plat tyran, ou poignardera-t-on quelqu’imbécille qui ne sera point sur ses gardes ? Verrai-je une conspiration, ou quelqu’ombre sortant du tombeau au bruit du tonnerre ! Messieurs, avez-vous du moins de bons acteurs ? De tout tems ils ont été tout aussi rares que les grands poëtes. — Mais, oui, ils se donnent de la peine, ils étudient, ils se laissent instruire par les meilleurs auteurs, pour ne pas tomber dans les plus risibles contre-sens ; ils sont dociles, quoiqu’ils soient moins illettrés que ceux de votre siécle. Vous aviez peine, dit-on, à rencontrer un acteur & une actrice passables ; le reste étoit digne des treteaux des boulevards. Vous aviez un petit théâtre mesquin & misérable, dans la capitale rivale de Rome & d’Athènes ; encore ce théâtre étoit pitoyablement gouverné. Le comédien, à qui l’on donnoit une fortune qu’il ne méritoit guères, osoit avoir de l’orgueil, molestoit l’homme de génie[1] qui se voyoit forcé de lui abandonner son chef-d’œuvre. Ces hommes ne mouroient pas de honte d’avoir refusé & joué à regrets les meilleures piéces de théâtre, tandis que celles qu’ils accueilloient avec transport portoient par ce seul témoignage le signe de leur réprobation & de leur chûte. Bref, ils n’intéressent plus le public aux querelles de leur sale & misérable tripot.

Nous avons quatre salles de spectacles au milieu des quatre principaux quartiers de la ville. C’est le gouvernement qui les entretient ; car on en a fait une école publique de morale & de goût. On a compris toute l’influence que l’ascendant du génie peut avoir sur des ames sensibles[2]. Le génie a frappé les coups les plus étonnans, sans effort, sans violence. C’est entre les mains des grands poëtes que résident pour ainsi dire les cœurs de leurs concitoyens : ils les modifient à leur gré. Qu’ils sont coupables, lorsqu’ils produisent des maximes dangereuses ! Mais que notre plus vive reconnoissance devient bornée lorsqu’ils frappent le vice & qu’ils servent l’humanité ! Nos auteurs dramatiques n’ont d’autre but que la perfection de la nature humaine, ils tendent tous à élever, à affermir l’ame, à la rendre indépendante & vertueuse. Les bons citoyens se montrent empressés, assidus à ces chef-d’œuvres, qui remuent, intéressent, entretiennent dans les cœurs cette émotion salutaire qui dispose à la pitié : caractère distinctif de la véritable grandeur[3].

Nous arrivames sur une belle place, au milieu de laquelle étoit situé un édifice d’une composition majestueuse. Sur le haut de la façade étoient plusieurs figures allégoriques. À droite, Thalie arrachoit au vice un masque dont il étoit couvert, & du bout du doigt montroit sa laideur. À gauche, Melpomène armée d’un poignard, ouvroit le côté d’un tyran & exposoit aux yeux de tous son cœur dévoré de serpens.

Le théâtre formoit un demi-cercle avancé, de sorte que les places des spectateurs étoient commodément distribuées. Tout le monde étoit assis ; & lorsque je me rappellois la fatigue que j’essuyois pour voir jouer une piéce, je trouvois ce peuple plus sage, plus attentif aux aises des citoyens. On n’avoit point l’insolente avidité de faire entrer plus de personnes que la salle n’en pouvoit raisonnablement contenir ; il restoit toujours des places vuides en faveur des étrangers. L’assemblée étoit brillante ; & les femmes étoient galamment vêtues, mais décemment arrangées.

Le spectacle ouvrit par une symphonie qu’on avoit eu soin de marier au ton de la piéce qu’on alloit représenter. — Sommes-nous à l’opéra, dis-je ; voilà un morceau sublime ? — Nous avons sû réunir sans confusion les deux spectacles en un seul, ou plutôt ressuscité l’ancienne alliance que la poësie & la musique formoient chez les anciens. Dans les entre-actes de nos drames, on nous fait entendre des chants animés qui peignent le sentiment & disposent l’ame à bien goûter ce qui va lui être offert. Loin de nous toute musique efféminée, baroque, bruyante, ou qui ne peint rien. Votre opéra étoit un composé bizarre, monstrueux ; nous avons saisi ce qu’il avoit de meilleur. Tel qu’il étoit de votre tems, il étoit loin d’être à l’abri des justes reproches des sages & des gens de goût[4], mais aujourd’hui…

Comme il disoit ces mots on leva la toile. La scène étoit à Toulouse. Je vis son capitole, ses capitouls, ses juges, ses bourreaux, son peuple fanatique. La famille de l’infortuné Calas parut & m’arracha des larmes. Ce vieillard paroissoit avec ses cheveux blancs, sa fermeté tranquille, sa douceur héroïque. Je vis le fatal destin marquer sa tête innocente de toutes les apparences du crime. Ce qui m’attendrit, c’étoit la vérité qui respiroit dans ce drame. On s’étoit donné bien de garde de défigurer ce sujet touchant par l’invraisemblance & la monotonie de nos vers rimés. Le poëte avoit suivi la marche de cet événement cruel ; & son ame ne s’étoit attachée qu’à saisir ce que la situation déplorable de chaque victime faisoit naître, ou plutôt il empruntoit leur langage ; car tout l’art consiste à répéter fidellement le cri qui échappe à la nature. À la fin de cette tragédie on me montroit au doigt, & l’on disoit : « voilà le contemporain de ce siécle malheureux. Il a entendu le cri de cette populace effrénée que soulevoit ce David ; il a été témoin des fureurs de ce fanatisme absurde ! » Alors je m’enveloppai de mon manteau, je me cachai le visage, & je rougis pour mon siécle.

On annonça pour le lendemain la tragédie de Cromwel, ou la mort de Charles premier[5] ; & toute l’assemblée parut extrêmement satisfaite de cette annonce. On me dit que la piéce étoit un chef-d’œuvre, & que jamais la cause des rois & celle des peuples n’avoient été présentées avec cette force, cette éloquence & cette vérité. Cromwel étoit un vengeur, un héros digne du sceptre qu’il avoit fait tomber d’une main perfide & criminelle envers l’État ; & les rois dont le cœur étoit disposé à quelque injustice, n’avoient pû jamais lire ce drame sans que la pâleur ne vînt blanchir leur front orgueilleux.

On donna pour seconde piéce la partie de chasse de Henri IV. Son nom étoit toujours adoré, & de bons rois n’avoient pu effacer sa mémoire. On ne trouvoit point dans cette piéce que l’homme défigurât le héros ; & le vainqueur de la ligue ne me parut jamais si grand que dans l’instant où, pour épargner quelque peine à ses hôtes, son bras victorieux porte une pile d’assiettes. Le peuple battoit des mains avec transport ; car en applaudissant aux traits de bonté & de grandeur d’ame du monarque, c’étoit son propre roi qu’il combloit d’applaudissemens.

Je sortis fort satisfait : mais, dis-je à mon guide, ces acteurs sont excellens, ils ont de l’ame, ils sentent, ils expriment, ils n’ont rien de gêné, de faux, de gigantesque, d’outré. Jusqu’aux confidens représentent comme ils le doivent. En vérité cela m’édifie : un confident remplir son rôle ! — C’est, me répondit-il, que sur le théâtre, comme dans la vie civile, chacun met sa gloire à bien faire son emploi ; quelque mince qu’il soit, il devient glorieux dès qu’on y excelle. La déclamation est parmi nous un art important & cher au gouvernement. Héritiers de vos chef-d’œuvres, nous les avons joués dans une perfection qui vous étonnera. On se fait honneur de savoir rendre ce que le génie a tracé. Eh ! quel plus bel art que celui qui peint, qui rend toutes les nuances du sentiment, avec le regard, la voix & le geste ! Quel ensemble harmonieux & touchant, & quelle énergie lui prête sa simplicité ! — Vous avez donc bien changé les préjugés. Je me doute que les comédiens ne sont plus avilis ? — Ils ont cessé de l’être dès qu’ils ont eu des mœurs. Il est des préjugés dangereux, mais il en est d’utiles. De votre tems il faloit, sans doute, mettre un frein à la pente séduisante & dangereuse qui tournoit la jeunesse vers un métier dont le libertinage formoit la base : mais tout est changé. De sages réglemens, en les faisant sortir de l’oubli d’eux-mêmes, leur ont ouvert un retour à l’honneur ; ils sont entrés dans la classe des citoyens. Dernièrement notre prélat a prié le roi de donner le chapeau brodé à un comédien qui l’a touché singuliérement. — Quoi ! ce bon prélat va donc au spectacle ? — Pourquoi y manqueroit-il, puisque le théâtre est devenu une école de mœurs, de vertus & de sentimens ? On a écrit que le père des chrétiens, dans le temple de Dieu, s’amusait beaucoup à entendre les voix équivoques de malheureux privés de leur virilité. Nous n’avons jamais écouté de si déplorables accens qui affligent à la fois l’oreille & le cœur. Comment des hommes ont-ils pû se plaire à cette musique cruelle ? Il est bien plus permis, je pense, de voir jouer l’admirable tragédie de Mahomet, où le cœur d’un scélérat ambitieux est dévoilé, où les fureurs du fanatisme sont si énergiquement exprimées, qu’elles font frémir les ames simples ou peu éclairées qui y auroient quelque disposition.

Tenez, voilà le pasteur du quartier qui s’en retourne en raisonnant avec ses enfans sur la tragédie de Calas. Il leur forme le goût, il éclaire leur esprit, il abhorre le fanatisme, & lorsqu’il songe à cette rage atrabilaire qui, comme une maladie épidémique, a désolé pendant douze siécles la moitié de l’Europe, il rend graces au ciel d’être arrivé plus tard au monde. Dans certains tems de l’année nous jouissons d’un plaisir qui vous étoit absolument inconnu : nous avons ressuscité l’art de la pantomime, si cher aux anciens. Combien d’organes la nature a donné à l’homme, & que de ressources a cet être intelligent pour exprimer & concevoir le nombre presque infini de ses sensations ! Tout est visage chez ces hommes éloquens ; ils nous parlent aussi clairement avec les doigts de la main que vous le pourriez faire avec la langue. Hypocrate disait jadis que le pouce seul de l’homme révéloit un Dieu ordonnateur. Nos habiles pantomimes annoncent de quelle magnificence un Dieu a voulu user en formant la tête humaine ! — Oh, je n’ai plus rien à dire ; tout est au mieux ! — Que dites-vous ? Il nous reste encore bien des choses à perfectionner. Nous sommes sortis de la barbarie où vous étiez plongés ; quelques têtes furent d’abord éclairées, mais la nation en gros étoit inconséquente & puérile. Peu à peu les esprits se sont formés. Il nous reste à faire plus que nous n’avons fait ; nous ne sommes guères qu’à la moitié de l’échelle : patience & résignation font tout ; mais j’ai bien peur que le mieux absolu ne soit pas de ce monde. Toutefois, c’est en le cherchant, je pense, que nous rendrons les choses au moins passables.



  1. En France le gouvernement est monarchique, & le théâtre républicain. Ce n’est point là le moyen que l’art dramatique se perfectionne de sitôt ; j’ose même dire que toute pièce excellente pour le peuple sera proscrite par le gouvernement. Messieurs les auteurs, faites des tragédies sur des sujets antiques : on vous demande des romans, & non des peintures capables de toucher & d’instruire la nation ; bercez-nous d’anciens contes de peau d’âne ; & ne peignez point les événemens & surtout les hommes présens.
  2. À la loire & sur les remparts, on donne au peuple des piéces grossières, obscènes, ridicules, tandis qu’il seroit si aisé de lui donner de petits drames honnêtes, instructifs, réjouissans, mis enfin à sa portée. Mais peu importe à ceux qui gouvernent, qu’on empoisonne son corps au cabaret, en lui versant un vin frelaté dans des pintes d’étain, & qu’on corrompe son ame à la foire par des farces misérables. S’il prend au pied de la lettre les leçons de vols qu’il reçoit chez Nicolet, (présentés comme des cours de gentillesse) une potence est bientôt dressée. Il existe même une sentence de police qui condamne expressément le peuple à des parades licencieuses, & qui défend aux histrions des remparts de rien dire de raisonnable sur leurs treteaux ; le tout par considération pour les respectables privilèges des comédiens du roi. C’est dans un siécle policé, c’est en 1767 qu’on a rendu une telle sentence. Quel mépris on fait du pauvre peuple ! comme on néglige son instruction ! comme on craint de faire entrer dans son ame quelques traits d’une lumiere pure ! Il est vrai qu’en récompense on épluche avec le plus grand soin les hémistiches qui doivent être récités sur la scène francoise.
  3. Quelle force, quelle énergie, quel triomphe assuré n’auroit pas notre theâtre, si notre gouvernement, au lieu de le regarder comme l’asyle des hommes oisifs, le considéroit comme l’école des vertus & des devoirs de citoyen ? Mais qu’ont fait nos plus beaux génies ? Ils ont puisé leurs sujets chez les Grecs, chez les Romains, chez les Perses, &c ; ils nous ont présenté des mœurs étrangères ou plutôt factices : poëtes harmonieux, peintres infidèles, ils ont fait des tableaux de fantaisie ; avec leurs héros, leurs vers ampoulés, leur couleur monotone, leurs cinq actes, ils ont gâté l’art dramatique, qui n’est autre chose qu’une peinture simple, fidèle, animée des mœurs contemporaines & subsistantes.
  4. L’opéra ne peut être que fort dangereux ; mais il n’est point de spectacle plus cher au gouvernement, c’est le seul même auquel il s’intéresse.
  5. À quoi songez-vous, poëtes tragiques ? Vous avez un pareil sujet à traiter, & vous allez me parler des Persans & des Grecs ; vous me donnez des romans rimés : eh ! peignez-moi Cromwel.