L’An deux mille quatre cent quarante/12

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CHAPITRE XII

Le College des Quatre Nations.


Enseignez-vous le grec & le latin à de pauvres enfans qu’on faisoit de mon tems mourir d’ennui ? Consacrez-vous dix années de leur vie (les plus belles, les plus précieuses) à leur donner une teinture superficielle de deux langues mortes qu’ils ne parleront jamais ? — Nous savons mieux employer le tems. La langue grecque est très-vénérable, sans doute, par son antiquité ; mais nous avons Homere, Platon, Sophocle parfaitement traduits[1] : quoiqu’il ait été dit par des pédans insignes qu’on ne pourroit jamais atteindre à leur beauté. Quant à la langue latine qui, plus moderne, ne doit pas être si belle, elle est morte de sa belle mort. — Comment ! — La langue françoise a prévalu de toute part. On a fait d’abord des traductions si achevées qu’elles ont presque dispensé de recourir aux sources ; ensuite on a composé des ouvrages dignes d’effacer ceux des anciens. Ces nouveaux poëmes sont incomparablement plus utiles, plus intéressans pour nous, plus relatifs à nos mœurs, à notre gouvernement, à nos progrès dans nos connoissances physiques & politiques, au but moral, enfin, qu’il ne faut jamais perdre de vue. Les deux langues antiques dont nous parlions tout-à-l’heure, ne sont plus que celles de quelques savans. On lit Tite-Live à peu près comme l’Alcoran. — Mais cependant ce college que j’apperçois, porte encore sur son frontispice écrit en gros caracteres : École des Quatre-Nations ? — Nous avons conservé ce monument & même son nom, mais pour le mettre mieux à profit. Il y a quatre différentes classes dans ce college, où l’on enseigne l’italien, l’anglois, l’allemand & l’espagnol. Enrichis des trésors de ces langues vivantes, nous n’envions rien aux anciens. Cette derniere nation qui portoit en elle-même un germe de grandeur que rien n’avoit pu détruire, s’est tout-à-coup éclairée par un des coups puissans qu’on ne pouvoit attendre ni prévoir. La révolution a été rapide & heureuse, parce que la lumiere a d’abord occupé la tête, tandis que dans les autres états celle-ci a presque toujours été plongée dans l’ombre.

La sottise & le pédantisme sont bannis de ce college, où les étrangers sont appellés pour faciliter la prononciation des langues qu’on y enseigne. On y traduit les meilleurs auteurs. De cette correspondance mutuelle jaillit une masse de lumieres. Un autre avantage s’y rencontre ; c’est que le commerce de la pensée s’étendant d’avantage, les haines nationales s’éteignent insensiblement. Les peuples ont vu que quelques coutumes particulieres ne détruisoient pas cette raison universelle qui parle d’un bout du monde à l’autre, & qu’ils pensoient à-peu-près la même chose sur les mêmes objets qui avoient allumé des disputes si longues et si vives. — Mais que fait l’université, cette fille aînée des Rois ? — C’est une princesse délaissée. Cette vieille fille, après avoir reçu les derniers soupirs d’une langue fastidieuse, dénaturée, vouloit encore la faire passer pour neuve, fraîche et ravissante. Elle voloit des périodes, estropioit des hémistiches, & dans un jargon barbare & maussade prétendoit ressusciter la langue du siecle d’Auguste. Enfin l’on s’apperçut qu’elle n’avoit plus qu’un filet de voix aigre & discordant, & qu’elle faisait bâiller la cour, la ville & surtout ses disciples. Il lui fut ordonné par arrêt de l’académie françoise de comparoître devant son tribunal, pour rendre compte du bien qu’elle avoit fait depuis quatre siecles, pendant lesquels on l’avoit alimentée, honnorée & pensionnée. Elle vouloit plaider sa cause dans son risible idiôme que sûrement les Latins n’auroient jamais pu comprendre. Pour le françois, elle n’en savoit pas un mot ; elle n’osa pas se hasarder devant ses juges.

L’académie eut pitié de son embarras. Il lui fut ordonné charitablement de se taire. On eut ensuite l’humanité de lui apprendre à parler la langue de la nation ; & depuis ce tems, dépouillée de son antique coëffure, de sa morgue & de sa férule, elle ne s’applique plus qu’à enseigner avec soin & facilité cette belle langue que perfectionne tous les jours l’académie françoise. Celle-ci, moins timide, moins scrupuleuse, la châtie, sans toutefois l’énerver. — Et l’école militaire, qu’est-elle devenue ? — Elle a suivi le destin des autres colleges : elle en réunissoit tous les abus, sans compter les abus privilégiés qui tenoient à son institution particuliere. On ne fait pas des hommes comme on fait des soldats. — Pardon si j’abuse de votre complaisance, mais ce point est trop important pour que je l’abandonne ; on ne parloit dans ma jeunesse que d’éducation. Chaque pédant faisoit son livre ; heureux encore tant qu’il n’étoit qu’ennuyeux. Le meilleur de tous, le plus simple, le plus raisonnable & en même tems le plus profond, avoit été brûlé par la main d’un bourreau, & décrié par des gens qui ne l’entendoient pas plus que le valet de cet exécuteur. Enseignez-moi, de grace, la marche que vous avez suivie pour former des hommes ?

— Les hommes sont plutôt formés par la sage tendresse de notre gouvernement que par toute autre institution : mais pour ne parler ici que de la culture de l’esprit, en familiarisant les enfans avec les lettres, nous les familiarisons avec les opérations de l’algébre. Cet art est simple & d’une utilité générale ; il n’en coûte pas plus le savoir que d’apprendre à lire : l’ombre même des difficultés a disparu, les caracteres algébriques ne passent plus chez le vulgaire pour des caracteres magiques[2]. Nous avons remarqué que cette science accoutumoit l’esprit à voir les choses rigoureusement telles qu’elles sont, & que cette justesse est précieuse, appliquée aux arts.

On apprenoit aux enfans une infinité de connoissances qui ne servent de rien au bonheur de la vie. Nous n’avons choisi que ce qui pouvoit leur donner des idées vraies & réfléchies. On leur enseignoit à tous indistinctement deux langues mortes, qui sembloient renfermer la science universelle, & qui ne pouvoient leur donner la moindre idée des hommes avec lesquels ils devoient vivre. Nous nous contentons de leur enseigner la langue nationale, & nous leur permettons même de la modifier d’après leur génie, parce que nous ne voulons pas des grammairiens, mais des hommes éloquens. Le style est l’homme, & l’ame forte doit avoir un idiôme qui lui soit propre & bien différent de la nomenclature, la seule ressource de ces esprits foibles qui n’ont qu’une triste mémoire.

On leur enseigne peu d’histoire, parce que l’histoire est la honte de l’humanité, & que chaque page est un tissu de crimes & de folies. À dieu ne plaise ! Que nous leur mettions sous les yeux ces exemples de brigandage & d’ambition. Le pédantisme de l’histoire a pu ériger les rois en Dieux. Nous enseignons à nos enfans une logique plus sûre & des idées plus saines. Ces froids chronologistes, ces nomenclateurs de tous les siecles, tous ces écrivains romanesques ou corrompus, qui ont pâli les premiers devant leur idole, sont éteints avec les panégyristes des princes de la terre[3]. Quoi ! le tems est court & rapide, & nous employerions le loisir de nos enfans à arranger dans leur mémoire des noms, des dates, des faits innombrables, des arbres généalogiques ? Quelles futilités misérables, lorsqu’on a devant les yeux le vaste champ de la morale & de la physique ! Envain dira-t-on que l’histoire fournit des exemples qui peuvent instruire les siecles suivans, exemples pernicieux & pervers[4], qui ne servent qu’à enseigner le despotisme, à le rendre plus fier, plus terrible, en montrant les humains toujours soumis comme un troupeau d’esclaves, & les efforts impuissans de la liberté expirant sous les coups que lui ont porté quelques hommes qui fondoient sur l’ancienne tyrannie les droits d’une tyrannie nouvelle. S’il fut un homme estimable, vertueux, il a été le contemporain des monstres : il a été étouffé par eux : & ce tableau de la vertu foulée aux pieds, n’est que trop vrai, sans doute, mais il est tout aussi dangereux à présenter. Il n’appartient qu’à un homme fait, de contempler ce tableau sans pâlir, & d’en ressentir même une joie secrette, en voyant le triomphe passager du crime, & le sort éternel qui doit appartenir à la vertu. Mais pour les enfans ; il faut éloigner ce tableau, il faut qu’ils contractent une habitude heureuse avec les notions d’ordre & d’équité, & en composer, pour ainsi dire, la substance de leur ame. Ce n’est point cette morale oisive qui consiste en questions frivoles, que nous leur enseignons : c’est une morale pratique qui s’applique à chacune de leurs actions, qui parle par images, qui forme leurs cœurs à la douceur, au courage, au sacrifice de l’amour-propre, ou pour dire tout, en un mot, à la générosité.

Nous avons assez de mépris pour la métaphysique cet espace ténébreux où chacun édifioit un systême chimérique & toujours inutile. C’est-là qu’on alloit puiser des images imparfaites de la divinité, qu’on défiguroit son essence à force de subtiliser sur ses attributs, & qu’on étourdissoit la raison humaine en lui offrant un point glissant & mobile, d’où elle étoit toujours prête à tomber dans le doute. C’est à l’aide de la physique, cette clef de la nature, cette science vivante & palpable, que parcourant le Dédale de cet ensemble merveilleux, nous leur apprenons à sentir l’intelligence & la sagesse du Créateur. Cette science bien approfondie les délivre d’une infinité d’erreurs, & la masse informe des préjugés céde à la lumiere pure qu’elle répand sur tous les objets.

À un certain âge nous permettons à un jeune homme de lire les poëtes. Les nôtres ont sû allier la sagesse à l’entousiasme. Ce ne sont point de ces hommes qui imposent à la raison par la cadence & l’harmonie des paroles, qui se trouvent conduits, comme malgré eux, dans le faux & dans le bizarre, ou qui s’amusent à parer des nains, à faire tourner des moulinets, à agiter le grelot & la marotte : ils sont les chantres des grandes actions qui illustrent l’humanité ; leurs héros sont choisis par-tout où se rencontre le courage & la vertu. Cette trompette venale & mensongère, qui flattoit orgueilleusement les colosses de la terre, est à jamais brisée. La poësie n’a conservé que cette trompette véridique qui doit retentir dans l’étendue des siécles, parce qu’elle annonce, pour ainsi dire, la voix de la postérité. Formés sur de tels modèles, nos enfans reçoivent des idées justes de la véritable grandeur ; & le rateau, la navette, le marteau, sont devenus des objets plus brillans que le sceptre, le diadême, le manteau royal, &c.



  1. Au lieu de nous donner des dissertations sur la tête d’Anubis, sur Osiris & mille rapsodies inutiles, pourquoi les académiciens de l’académie Royale des inscriptions n’occupent-ils leur tems à nous donner des traductions des ouvrages grecs ? Eux qui se vantent de les entendre. Demosthéne est à peine connu. Cela vaudroit mieux que d’examiner quelle sorte d’épingle les femmes romaines portoient sur leur tête, la forme de leur collier, & si les agraffes de leur robe étoient rondes ou ovales.
  2. L’imprimerie étoit connue depuis peu à Paris, lorsque quelqu’un entreprit de faire imprimer les Élémens d’Euclide ; mais comme il y entre, comme chacun sait, des cercles, des quarrés, des triangles & toutes sortes de lignes, un ouvrier de l’imprimeur crut que c’étoit un livre de sorcellerie, propre à évoquer le diable, qui pourroit l’emporter au milieu de son travail. Cependant le maître insistoit ; ce malheureux imbécile s’imagina qu’on avoit machiné sa perte, & sa tête fut tellement frappée que n’écoutant ni raison, ni confesseur, il mourut d’effroi quelques jours après.
  3. Depuis Pharamond jusqu’à Henri IV, à peine compte-t-on deux rois, je ne dis pas qui ayent sû règner, mais qui ayent sû mettre dans l’administration publique le bon sens qu’un particulier employe dans l’économie de sa maison.
  4. La scene change, il est vrai, dans l’histoire, mais le plus souvent pour amener de nouveaux malheurs ; car avec les rois c’est une chaîne indissoluble de calamités. Un roi à son avenement au trône, croiroit ne pas règner s’il suivoit les anciens plans. Il faut abimer les anciens systêmes qui ont coûté tant de sang, & en établir de nouveaux ; ils ne s’accordent pas avec les premiers, & ne deviennent pas moins préjudiciables que ceux-ci étoient nuisibles.