L’An deux mille quatre cent quarante/01

Chap. II.  ►


CHAPITRE PREMIER.

Paris entre les mains d’un vieil Anglois.



Fâcheux ami, pourquoi m’éveilles-tu ? Ah, quel tort tu viens de me faire ! Tu m’ôtes un songe dont je préférois la douce illusion au jour importun de la vérité. Que mon erreur étoit délicieuse, & que ne puis-je y demeurer plongé le reste de ma vie ! Mais non, me voilà retombé dans le cahos affreux dont je me croyais dégagé. Assieds-toi & m’écoutes, tandis que mon esprit est encore plein des objets qui l’ont frapé.

Je conversai hier fort tard avec ce vieil Anglois dont l’ame est si franche. Tu sais que j’aime l’homme vraiment anglois. On ne trouve nulle part de meilleurs amis ; on ne rencontre chez aucun autre peuple des hommes d’un caractère aussi ferme & aussi généreux. Cet esprit de liberté qui les anime, leur donne un degré de force & de constance bien rare chez les autres peuples.

Votre nation, me disoit-il, est remplie d’abus aussi étranges que multipliés : on ne peut ni les concevoir ni les nombrer, & l’esprit s’y perd. Rien ne me confond surtout, comme ce repos, ce calme apparent qui couve les débats affreux de tant de guerres intestines. Votre capitale est un composé incroyable[1]. Ce monstre difforme est le réceptacle de l’extrême opulence & de l’excessive misère : leur lutte est éternelle. Quel prodige ! que ce corps dévorant qui se consume dans chaque partie, puisse subsister dans son épouvantable inégalité[2].

On fait tout dans votre Royaume pour cette capitale : on lui sacrifie des villes, des provinces entières. Eh, qu’est-elle autre chose qu’un diamant entouré de fumier ! Quel mêlange inouï d’esprit & de bêtise, de génie & d’extravagance, de grandeur & de bassesse ! Je quitte l’Angleterre, je me presse, j’accours, je crois arriver dans un centre éclairé, où les hommes, en unissant leurs talens mutuels, auroient dû faire régner tous les plaisirs ensemble, & cette aisance, cette commodité qui ajoutent à leur charme. Mais, Dieu ! que mon espérance est cruellement deçue ! Sur ce point où tout abonde, je vois des malheureux qui souffrent la faim. Au milieu de tant de loix sages, on commet mille crimes. Parmi tant de réglemens de police, tout est en désordre. Ce ne sont partout qu’entraves, qu’embarras, qu’usages contraires au bien public.

La foule risque à chaque instant d’être écrasée par cette innombrable profusion de voitures, où sont portés tout à leur aise des gens qui valent infiniment moins que ceux qu’ils éclaboussent & qu’ils menacent d’écraser. Je frissonne dès que j’entends les pas précipités d’une paire de chevaux qui avancent à toutes jambes dans une ville peuplée de femmes grosses, de vieillards & d’enfans. En vérité, rien n’est plus insultant à la nature humaine, que cette indifférence cruelle sur les dangers qui renaissent à chaque minute[3].

Vos affaires vous appellent malgré vous dans tel quartier, & il s’en exhale une odeur fétide qui tue. Des milliers d’hommes respirent forcement cet air empoisonné[4].

Vos temples scandalisent plus qu’ils n’édifient. On en fait des lieux de passage & quelquefois pis. On ne s’y assied que pour de l’argent : indécent monopole dans un lieu saint où tous les hommes devant l’Être Suprême doivent se regarder, au moins, comme égaux entre eux.

Si vous copiez d’après les Grecs et les Romains, vous n’avez pas seulement l’esprit de vous tenir dans leur genre ; vous gâtez leur manière qui est simple & noble ; vous la gâtez, dis-je, vous la défigurez par la petitesse de vos vues, & par cette fureur puérile que vous avez tous pour le joli. Vous avez quelques piéces de théâtre qui sont des chef-d’œuvres. Si sur leur lecture il me prend envie de les aller voir représenter, je ne les reconnois plus.

Vous avez trois petits théâtres sombres & mesquins. Dans le premier on chante à grands fraix ; on vous étourdit magnifiquement, & le ridicule machiniste prodigue des miracles au milieu desquels vous bâillez. Dans le second on vous fait rire, quand on devroit vous faire pleurer. Le costume est toujours manqué ; & outre vos pitoyables acteurs tragiques que l’on ne se donne pas même la peine de critiquer, vous avez telle confidente dont le nez plat ou gigantesque suffiroit seul pour faire évanouir la plus parfaite illusion. Quant au troisième, ce sont des farceurs qui tantôt secouent le grelot de Momus, & tantôt glapissent de fades ariettes. Je les préfère cependant à vos fades comédiens François, parce qu’ils ont plus de naturel, & par conséquent plus de graces, parce qu’ils servent un peu mieux le public[5] ; mais j’avoue en même tems qu’il faut être excédé de loisir pour s’amuser des frivolités qu’ils débitent.

Ce qui me fait sourire de pitié, c’est que de pareilles gens, auxquels chaque particulier fait en quelque sorte l’aumône, entassent impertinemment leurs juges dans un parterre étroit, où debout & serrés les uns contre les autres, ils souffrent mille tortures, & où il ne leur est pas seulement permis de crier qu’ils étoufent quand ils vont rendre l’ame. Un peuple qui jusques dans ses plaisirs endure une servitude aussi gênante, prouve jusqu’à quel point on peut le réduire en esclavage. Ainsi tous ces plaisirs vantés de loin, de près sont troublés, corrompus, & il faut marcher sur la tête de la multitude si l’on veut respirer à son aise.

Comme je ne me sens pas ce barbare courage, adieu, je me retire. Soyez fiers de tous vos beaux monumens qui tombent en ruine : montrez avec admiration votre Louvre dont l’aspect vous fait plus de honte que d’honneur, surtout lorsque l’on aperçoit de tout côté tant de colifichets brillans qui vous coûtent plus à entretenir que vos monumens publics ne vous coûteroient à achever.

Mais tout cela n’est encore rien. Si je m’étendois sur l’horrible disproportion des fortunes ; si j’étalois au grand jour les raisons secrettes qui la causent ; si je parlois de vos mœurs dures & superbes sous des dehors faciles et polis[6] ; si je retraçois l’indigence du misérable & l’impossibilité où il est d’en sortir en conservant sa probité ; si je comptois les rentes qu’un malhonnête homme acquiert, & les degrés de considération dont il jouit à mesure qu’il devient plus fripon…[7] tout cela me meneroit trop loin : bon soir. Je pars demain ; je pars demain, vous dis-je : je ne puis être plus longtems dans une ville si malheureuse, avec tant de moyens de ne l’être pas.

Je suis dégoûté de Paris comme de Londres. Toutes les grandes villes se ressemblent ; Rousseau l’a fort bien dit. Il semble que plus les hommes font de loix pour être heureux en se réunissant en corps, plus ils se dépravent, & plus ils augmentent la somme de leurs maux. On pouvoit cependant raisonnablement penser qu’il devoit en arriver le contraire ; mais trop de gens sont intéressés à s’oposer au bien général. Je vais chercher quelque village où, dans un air pur et des plaisirs tranquilles, je puisse déplorer le sort des tristes habitans de ces fastueuses prisons que l’on nomme villes[8].

J’eus beau lui répéter le proverbe vulgaire, que Paris n’avoit pu se faire en un jour, que tout étoit déja perfectionné en comparaison des siécles précédens. Encore quelques années, lui disois-je, & peut-être n’aurez-vous plus rien à désirer ; s’il est possible toutefois de remplir dans toute leur étendue les diférens projets qui ont été conçus… Ah ! me repliqua-t-il, voila bien le tic de votre nation. Toujours dès projets ! & vous y croyez ! Vous êtes François, mon ami ; avec tout votre bon sens le goût du terroir vous a gagné. Mais, soit : je reviendrai vous voir quand tous ces projets auront été mis à exécution. D’ici là j’irai vivre ailleurs. Je n’aime point habiter parmi tant de mécontens, tant de malheureux, dont le regard soufrant déchire mon cœur[9].

Je vois qu’il seroit aisé de remédier aux maux les plus pressans ; mais croyez-moi, l’on n’y remédiera pas : les moyens sont trop simples pour que l’on y ait recours ; on s’en éloignera, je le parierois. Je ferois un autre pari encore, c’est que l’on ne repéte parmi vous avec tant d’afectation le mot sacré d’humanité, que pour s’exempter de remplir les devoirs qu’il renferme[10]. Il y a longtems que vous ne péchez plus par ignorance, ainsi vous ne vous corrigerez jamais. Adieu.



  1. Tout le Royaume est dans Paris. Le Royaume ressemble à un enfant rachitique. Tous les sucs montent à la tête & la grossissent. Ces sortes d’enfans ont plus d’esprit que les autres, mais le reste du corps est diaphane & exténué. L’enfant spirituel ne vit pas longtems.
  2. Quelque chose de plus étonnant encore, c’est la manière dont il subsiste. Il n’est pas rare de voir un homme qui ne sauroit vivre avec cent mille livres de rente, emprunter de l’argent à un autre qui est à son aise avec cent pistoles.
  3. Premiers habitans de la terre, auriez-vous jamais pensé qu’il existeroit un jour une ville où l’on marcheroit impitoyablement sur les infortunés pietons, à tant par jambes & par bras ?
  4. Les Innocens servent de cimetière à 22 paroisses de Paris. On y enterre des morts depuis mille ans. On auroit dû les placer bien loin hors des murs. Qu’a-t-on fait ? On les a mis au centre de la ville, & dans la crainte apparemment qu’ils ne fussent pas assez fréquentés, on les a entourés de boutiques & de marchands. C’est un tombeau toujours ouvert, toujours rempli, toujours vuides. Nos petites-maîtresses vont prendre sur les ossemens pourris d’un milliard de morts la mesure de leurs pompons & de leurs autres colifichets.
  5. Il y a une diférence essentielle entre les comédiens François, & les comédiens Italiens. Les premiers se croient de la meilleure foi du monde des gens de mérite ; & ils sont insolens. Les seconds sont intéressés & ne visent qu’à l’argent. Les uns par amour propre veulent maîtriser le goût du public ; les autres tâchent de s’y conformer par avarice.
  6. Si vous exceptez les financiers qui sont durs & impolis tout ensemble, le reste des riches n’a que l’un de ces deux défauts ; ou ils vous laissent mourir de faim poliment, ou ils vous donnent brusquement quelque secours.
  7. Autrefois on n’aidait point l’homme vertueux, mais on l’estimoit au moins. Aujourd’hui, ce n’est plus cela. Je me rapelle la réponse d’une Princesse à son Intendant. Elle lui donnoit six cent livres de gages, & il se plaignait de n’être point assez payé. Comment faisoit donc votre prédécesseur, lui dit-elle ? il n’est demeuré que dix ans à mon service, & il s’est retiré avec vingt mille livres de rente. Madame, il vous voloit, répondit L’Intendant ; Eh bien, Monsieur, repliqua la Princesse, volez-moi.
  8. Dans ce torrent de modes, de fantaisies, d’amusemens, dont aucun ne dure, & dont l’un détruit l’autre, l’ame des grands perd jusqu’à la force de jouir, & devient aussi incapable de sentir le grand & le beau que de le produire.
  9. Il n’est aucun établissement en France qui ne tende au détriment de la nation.
  10. Malheur à l’écrivain qui flatte son siécle & achève de l’assoupir, qui le berce de l’histoire de ses héros antiques & des vertus qu’il n’a plus, pallie le mal qui le mine & le dévore, & tel qu’un charlatan adroit & courtisan lui insinue qu’il porte un front rayonnant de santé, tandis que la gangrene va opérer la dissolution de ses membres. L’écrivain courageux ne profère point ce dangereux mensonge ; il s’écrie ; ô mes concitoyens ! non, vous ne ressemblez pas à vos pères : vous êtes polis & cruels, vous n’avez que les aparences de l’humanité ; lâches & fourbes, vous n’avez pas même le courage des grands forfaits, vos crimes sont petits, comme vous.