L’Amour qui pleureCalmann-Lévy, éditeur (p. 145-198).


MIRAME


À M. Anatole France.

I


La fanfare de Lohengrin éclate sous les marronniers opaques, dans l’ombre verte et noire traversée d’obliques rayons. M. André Chalouette ferme son livre et regarde l’horloge du Sénat : — six heures…

Au bout de l’allée apparaît un morceau de terrasse : balustres, lauriers fleuris, vases de pierre débordant de géraniums écarlates et de pétunias violets… Plus loin, le panache écumeux du jet d’eau sur le bassin dont l’eau miroite ; une statue sur sa colonne, le demi-cercle d’une autre terrasse, des frondaisons massives, empourprées par l’août torride et par le soir.

Une chaude poussière dorée monte, emplit le vaste Luxembourg. À l’unisson vibrent la fanfare des couleurs et la fanfare wagnérienne. Le « concert riche de cuivres » verse un peu d’héroïsme au cœur de M. Chalouette… Un vers éblouissant de Baudelaire flambe dans sa mémoire et s’éteint.

Six heures : exode des bébés, des mamans, des nourrices. Les bonnets pavoises, les petites voitures s’éparpillent, et sous les marronniers on trouve maintenant beaucoup de bancs libres, ornés de cailloux symétriques et de tas de sable, avec de petites pelles en bois, oubliées. La charrette aux chèvres fait sa dernière promenade et la marchande de coco range ses verres et ses citrons. La terrasse, autour du kiosque de la musique, entre l’Orangerie et la Fontaine Médicis, appartient aux rapins du quartier, aux modèles, aux étudiants créoles, nègres et demi-nègres, plus exilés d’être en vacances ; aux femmes, veuves de leurs amants, qui attendent l’aventure pendant la morte-saison de l’amour.

Il y en a beaucoup, il y en a trop, de ces femmes. Les Japonais en buis neuf, les Haïtiens en chocolat triomphent sans modestie ! Par groupes, on se donne l’illusion de la villégiature ; on étale des toilettes « genre bains de mer ». Que de pantalons blancs, et de gilets blancs, et de robes blanches ! Que de dames en porcelaine et de messieurs au ripolin !… À peine, çà et là, une note vive : cravate orange, petits souliers de cuir rouge, une guirlande de pavots qui frôle un chignon noir, le frisson d’une gaze qui tombe d’un chapeau bergère, nuage bleu sur des yeux bleus… Sous les clairs linons transparait la peau mate ou rose ; les cheveux sont frisés sur les cous moites ; et le vent des éventails de papier emporte un parfum de sachet, de fleur et de chair, odeur de femme, odeur d’été, qui flotte par le jardin, si légère, si amoureuse…

M. Chalouette contemple ces gens et ces choses, d’un œil serein. Huit jours de Paris, en pleines vacances, c’est plutôt long !… Mais quoi ! M. Chalouette n’est pas venu pour son plaisir. Ses affaires réglées, — demain sans doute, — il reprendra le train de Limoges. Il retrouvera sa femme et ses fils, installés dans une maisonnette au bord de la Vienne ; il pêchera les truites ; il relira des livres ; il goûtera l’heureuse médiocrité.

Souriant à cet espoir, il rouvre le volume jaune, qu’il vient d’acheter dans une librairie de l’Odéon : le Chariot d’Or… M. Chalouette, professeur de rhétorique, aime les poètes, non par métier, mais par instinct, comme s’il ne vivait pas de leurs œuvres.

Il aime les poètes modernes, qu’il n’est pas obligé d’admirer professionnellement. Il les aime de toute son admiration, de toute son amitié, sans rancune, comme des parents riches, des cousins qui ont réussi.

Quelquefois, le son pur d’un vers, la ciselure précise d’une prose éveillent dans son âme un émoi rétrospectif : — Et in Arcadia ego !… Naguère, boursier d’agrégation à Paris, seul, libre, et pauvre, il rêva d’être Musset, ou Flaubert, ou Sainte-Beuve, — et que le nom un peu ridicule de Chalouette prît des ailes et voltigeât sur les lèvres des hommes. Ses amis de ce temps-là s’accordaient tous du génie et lui accordaient tous du talent. Il était un de ces jeunes gens « d’avenir » pour qui l’avenir ne sera jamais le présent, et, comme tant d’autres, parmi ses contemporains, il eût mérité cette note encourageante que le directeur de l’École de Brienne donnait au petit Napoléon : « Ira loin, si les événements le favorisent… »

Mais Chalouette, incapable de décisions rapides, effaré des risques, négligent des occasions, n’avait pas trouvé le pont d’Arcole, ni vu se lever le soleil d’Austerlitz. Il était allé tout droit devant lui, et pas bien loin, — jusqu’à Limoges.

Douze ans, quinze ans !… Les lauriers sont coupés, et qui donc, maintenant, prononce ce mot démesuré : « la gloire » ?

Ce mot fait sourire M. Chalouette. La gloire est une maîtresse mûre qui affole les jouvenceaux. Et lui n’est plus un amant pour elle. Il n’a plus le caractère ni le physique de l’emploi. Quarante ans, la barbe en pointe, le cheveu rare et grisonnant, un pli entre les sourcils, un lorgnon sur des yeux bleu pâle, un air fatigué… Et cette cravate démodée !… Et cette redingote provinciale !… M. Chalouette, bon mari d’une femme modeste, fonctionnaire sage et point zélé, sera bientôt, pour les gamins de seize ans, « le père Chalouette ».

Et cela, et tout le reste, lui est bien égal. Il se connaît : esprit délicat, nature fine et sensible, un peu lâche, il se résigne à n’être qu’un amateur. Mais, avec sa manière de renoncer, de s’effacer, de dire : « À quoi bon ? » il se fait un plaisir secret de son dilettantisme : il a des mœurs simples, il n’a pas une âme simple…


— Tous les hommes sont des mufles.

Une voix enfantine, aiguë, durcie de haine, articule cet aphorisme, presque à l’oreille de M. Chalouette.

Il lève les sourcils, d’un mouvement nerveux qui fait tomber son lorgnon, et il n’ose pas bouger, regarder les deux femmes qui viennent de s’asseoir derrière lui, sur le banc.

— Oui, des mufles, des mufles, j’te dis, Mirame ! I’ n’ont pas de délicatesse… À preuve…

La voix puérile commence une longue histoire vulgaire et compliquée, histoire d’amour et d’argent, de mensonge et de « lâchage ».

C’est bête et triste, — triste à pleurer. Et la voix, qui se salit à certains mots, à d’autres mots se brise.

Un silence.

Une voix plus douce, plus basse, répond :

— T’es jeune, ma Cécile… Quand t’auras vu ce que j’ai vu… Faut prendre les hommes comme ils sont.

Un silence encore.

— Et toi, Mirame, ça va toujours avec Bridain ?

— Non, c’est cassé.

— T’es seule ?

— Oui, seule.

— T’as des séances ?

— Guère… Les peintres sont à la campagne. Tous paysagistes, au mois d’août.

— Eh bien, je m’en vas, Mirame… I’ m’attend, la sale bête !…

— Tu en grilles, de le retrouver ! Boude pas contre ton cœur, ma gosse. Et surtout, pas de scènes…

— À revoir, Mirame.

— À revoir, Cécile.

M. Chalouette lance un coup d’œil sournois, de côté. Une petite femme rousse, en bleu, s’en va, inquiète et rageuse, vers le boulevard Saint-Michel. Mirame dessine des rosaces, dans les cailloux, avec la pointe de son ombrelle.

« Mirame » ! Ô souvenirs classiques, matin du grand siècle, princesse de théâtre récitant les vers de Richelieu !… Ce nom, parfumé de galanterie précieuse, devenu le sobriquet d’un modèle, avive la curiosité du professeur. Il recule jusqu’à l’extrémité du banc, se tourne à demi… La femme est penchée en avant, le visage caché par une capeline de paille où des rubans, en touffes plates, simulent des roses thé. La jupe de drap gris colle aux hanches ; la taille sans corset, maintenue par la ceinture de daim, ploie mollement ; et la blouse de linon découvre la nuque, ambrée, duvetée, sous les cheveux sombres.

Sept heures sonnent. Les musiciens sont partis et les « Bamboulas », avec leurs petites amies, s’en vont vers les cafés qui sentent l’absinthe. Le ciel est tout en or. Les tambours de la retraite battent, et l’on entend les trompes des tramways.

Mirame et M. Chalouette se lèvent d’un même mouvement.

Elle tourne à droite, il tourne à gauche, et tous deux se heurtent. L’ombrelle gît par terre et aussi le Chariot d’Or.

Elle rit :

— Pardon, monsieur !

— C’est moi qui vous demande pardon.

— Il n’y a pas de mal.

Il ramasse l’ombrelle. Déjà elle a ramassé le livre.

— Tiens, vous lisez ça… Je l’ai connu, moi, Samain… C’est-à-dire, je l’ai vu, une fois, au Mercure.

— Vraiment, vous ?…

Il s’arrête ; il a dix questions sur les lèvres : car, entre tous les poètes qu’il aime, il préfère Albert Samain, qu’il a souhaité connaître, vainement.

Mais la femme est devant lui : il la voit, face à face, et il sent un pinçon au cœur… Oh ! ce visage ! ce visage !…


L’autre était toute pareille, l’autre avait le même âge, — il y a douze ans, — l’autre, cette Clarisse qu’il appelait Cléri, d’un petit nom de tendresse et de caresse.

Toute pareille, — et, comme il écoute Mirame qui feuillette le livre et parle des revues mortes et des poètes défunts, la ressemblance apparaît, plus précise… Cléri : une jeune femme de vingt-cinq ans, pas belle, et presque pas jolie, et toujours plus que jolie et souvent plus que belle… Ses traits ?… Qui pourrait décrire ses traits ?… On ne les voyait pas ; on ne pensait pas à les regarder, parce que cette petite figure, miroir de l’âme changeante, reflétait toutes les émotions au passage et prenait tous les masques souriants ou tristes de l’amour. Petite figure au front large, sous des bandeaux sombres toujours défaits, aux yeux veloutés, aux joues pleines et délicieuses…

— … Vous n’avez pas connu Nanteuil !… Il disait ses vers aux soirées de la Plume, vous savez bien, dans le caveau du Soleil d’Or… Maintenant, il est à Montmartre…

— Qui ?

— Nanteuil !… Il était… mon ami… Je venais de lâcher les modes… J’avais dix-huit ans. C’était en 1893.

Mirame fait quelques pas. M. Chalouette la suit. Elle parle de ce Nanteuil, gloire obscure qui semble la fasciner. Il ne l’entend pas. Il la regarde, de profil, et il accompagne le fantôme de Cléri qui marche sur les feuilles sèches.

1893… Le symbolisme régnait et Wagner n’était pas à la portée de tout le monde. Les jeunes hommes s’habillaient comme Rastignac ; les femmes avaient des jupes cloches, des manches bouffantes, telles Musette et Mimi. Les esthètes n’étaient pas absolument ridicules. La Bodinière florissait. Ô temps lointains du Sâr et de la Rose-Croix ! André Chalouette avait encore un avenir devant lui. Le rêve et la réalité, la poésie et l’amour, la muse et la maîtresse, il croyait tout posséder à la fois quand il étreignait Cléri.

— … J’ai posé chez Carloz Schwabe. J’étais maigre… À présent, je suis mince. C’est mieux.

… Cléri était mince et souple : une couleuvre ! On la reconnaissait dans tous les tableaux de son mari : — La Dame aux TournesolsLa Belle et l’Hippogriffe. — Car son mari était un peintre, mystique et farceur, un des bons camarades d’André Chalouette.

André trompait son ami, avec beaucoup de remords. Cléri n’avait pas de remords : car, pour elle aussi, le mari était « un bon camarade », et rien de plus. Lui-même ne se privait pas de distractions extra-conjugales et il appelait son épouse « mon petit copain ».

Étrange femme, née et grandie dans les ateliers, qui ne savait rien et devinait tout, gourmande, coquette, sensuelle : — tous les défauts et tant de grâce !

Oui, tous les défauts, qu’elle se faisait tous pardonner ! Elle avait une imagination merveilleuse, du courage et de la belle humeur. Elle avait le bagout de l’artiste et du gavroche, avec des mots exquis et profonds. Elle avait un brave cœur, vite attendri ; c’était charmant de la voir rire et charmant de la voir pleurer.

Elle aimait l’amour, et, pour elle, l’amour s’appelait André Chalouette…

Comme ils s’étaient adorés, un an ! Quelle folie !… Cependant le peintre mystique avait lâché les allégories et les symboles, et il était parti pour Chicago, engagé par un peintre de panoramas. Il avait emmené sa femme. Cléri avait dit : « Je reviendrai. » André avait dit : « J’attendrai… »

Mais elle n’était pas revenue avant qu’il fût las d’attendre.


— … Ah ! vous n’êtes pas de Paris ?… J’ai bien vu ça !

— ? ? ?

— À votre cravate, tiens !… Et à votre chapeau… Ça sent la province… Je parie que vous êtes professeur.

Elle sourit. Le souvenir étreint M. Chalouette. Il a oublié Limoges, et sa famille, et son lycée, et la maison au bord de la Vienne… Il retarde l’instant de quitter cette fille. Car sa jeunesse ressuscitée est là, avec le visage de Cléri… Il répond, et il ment par pudeur :

— Je suis dans une administration… très loin… en Languedoc… Et je m’en retourne après-demain chez moi.

Elle comprend qu’il ne faut pas interroger cet homme mûr, sérieux et doux, qui lit les poètes et parle sans familiarité.

— Moi, je ne peux pas supporter d’être seule. Ainsi, tenez, il faut que je dîne, ce soir, sans quelqu’un près de moi, sans causer, et, d’avance, ça me coupe l’appétit.

— Il y a bien des gens, mademoiselle Mirame, qui seraient charmés de dîner près de vous.

— Vous savez mon nom ?

— J’ai entendu, sans le faire exprès. Votre amie…

— Oui, Cécile… Une bonne fille qui pose pour la tête… la tête seulement… Elle est avec un type très jaloux… et rosse !…

— Elle pense que tous les hommes sont des mufles.

— Oh ! oui, presque tous… mais pas tous !…

Ils sont devant la grille. Voici la place Médicis avec sa fontaine, entourée de bégonias, le boulevard où les tramways glissent, et la rue Soufflot qui monte raide, dans la vapeur lumineuse, vers le Panthéon tout rose…

— Écoutez, dit M. Chalouette, si l’on dînait ensemble ?…

Il hésite, comme stupéfait de s’entendre parler.

— Dîner pour causer, pour passer le temps… Vous me raconterez des histoires… J’ai vécu parmi des artistes, autrefois… Je connais ce monde-là… Voulez-vous ?… Je ne suis pas un compagnon très amusant… Je ne parle guère… J’aime écouter…

— Vous avez l’air si gentil ! répond Mirame.


— Chez Foyot ?… Chez Lapérouse ?…

M. Chalouette ne connaît pas Armenonville, ni le Pavillon Chinois, ni le Chalet du Cycle, ni aucun de ces restaurants à tziganes où l’on va pour voir et pour être vu. Il ne connaît que les bons vieux restaurants où l’on va pour dîner, pour bien dîner. Il est très « rive gauche », M. Chalouette !

— Ça m’est égal…

— Chez Foyot : c’est plus près.

— J’y suis allée une fois, dans les temps… Il y a des sénateurs.

— Oh ! dans cette saison, je ne garantis pas qu’il y aura des sénateurs !

Il examine la jeune femme. Elle est très convenable et son élégance économique ne tire pas l’œil, ah ! non… Jupe de l’an dernier, souliers de daim qui ont fait campagne depuis le printemps, gants nettoyés, blouse fraîche, chapeau simple et net… Allons ! M. Chalouette peut se risquer… Le 30 août, il n’y a plus personne à Paris. Et puis quand même il rencontrerait un manitou du ministère, M. le Ministre ou M. le Directeur, est-ce que ces gros personnages le reconnaîtraient, lui, Chalouette ?

Pourvu que Mirame ne s’égaie pas trop, au dessert ! Si des crapauds allaient tomber de cette bouche mélancolique !… M. Chalouette frémit…

Mais il pressent que Mirame n’est pas stupide, pas vulgaire. Elle marche d’un pas ferme, sans rouler ses hanches ; elle parle bas et doucement. Qu’un peintre amoureux l’épouse, après « collage », elle sera une bourgeoise comme d’autres.

Qui est-elle ?… D’où vient-elle ?… Par quels chemins est-elle allée de l’atelier de la modiste à l’atelier du rapin ?… Cela n’intéresse aucunement Chalouette. Il ne songe pas à la questionner. Elle dira ce qu’elle voudra… Qu’importe ! Il ne l’a pas invitée pour elle, mais pour lui.

Chez Foyot, la salle est presque vide. Deux messieurs vénérables ont l’air de figurer. Un autre, jeune, de belle mine, très chic, très « rive droite », s’ennuie dans son coin.

— Ces vieux, c’est les sénateurs, dit Mirame, et ce jeune-là, c’est un amoureux.

— Croyez-vous ?

— Il ne commande pas son dîner ; il s’énerve ; il tient son journal à l’envers : il attend.

— Ne le regardez pas trop, Mirame : il attendrait sans impatience et sans mérite.

Le menu est fait, le potage servi. Au fond de la salle, les vieux messieurs à tête de cire continuent de figurer les sénateurs. Mirame surveille la porte.

— Ah ! la voilà !… Gentille, hein ?… Il n’est pas à plaindre le monsieur.

— Elle non plus n’est pas à plaindre.

— Il est très bien, oui ! Voyez donc ! Il a tiré sa montre… Reproches muets !… Elle s’excuse… Oui, oui, une heure de retard !… Mais c’est qu’ils ont l’air de s’aimer, ces petits !…

— Mirame, vous ne buvez pas !

— J’ai peur d’engraisser, monsieur. Dans mon métier, on engraisse toujours trop vite… Vous comprenez, c’est très joli d’être grasse, au bal, avec une robe et un corset ; s’il y a un peu d’excès, eh bien ! ça ne déplaît pas aux messieurs… Ils sont presque tous comme les Turcs, ils aiment l’ampleur… les ballons…

— Chut ! chut !… Mirame !… les sénateurs vous écoutent.

— Voyez-vous, ces ancêtres !… Je disais… Ah ! oui… Quand on pose l’ensemble, il ne faut ni trop, ni trop peu, et il y a vite… trop ! Une blonde, une rousse, une femme blanche et rose, à peau nacrée, qui a le type Rubens, passe encore !… Comme disait Nanteuil : « Ce fleuve de lait peut déborder. » Mais, moi, ce n’est pas mon genre. Ce que j’ai de bien, moi, c’est la souplesse, la longueur, la proportion des lignes qui filent comme ça…

Sa main dessine la ligne fuyante d’un corps. Elle parle de son métier sans fausse honte et de sa nudité sans orgueil.

M. Chalouette est troublé ! Il frémit au souvenir d’un corps souple et long, et fin, dont il revoit la chaude couleur et la forme exquise… Mais non ! Il faut que le fantôme reste chastement sous ses voiles. L’évocateur ne veut pas convoiter Mirame en regrettant Cléri.

Tout à l’heure, chacun s’en ira de son côté ; M. Chalouette n’est pas l’ordinaire provincial en bonne fortune. C’est un dilettante qui se divertit aux fêtes de l’imagination.

— Vous ne désirez plus rien, Mirame ?

— Non… rien… rien… Pourtant…

— Quoi ?

— Ce que j’aimerais…

— Dites…

— Il fait si lourd !… J’aimerais me promener en voiture, au Bois, autour du lac.

Il consent. L’addition payée, le chasseur va chercher un fiacre. Les « sénateurs » s’émeuvent quand Mirame assure l’épingle de son chapeau, les bras levés, la tête inclinée en avant, la gorge droite sous la blouse légère.

Un reflet de jour persiste dans le crépuscule orageux ; les becs de gaz, pâlots et clignotants, éclairent à rebours les platanes d’un vert faux, d’un vert de théâtre. La vie, délaissant les maisons, s’échappe et s’étale dehors. Il y a des peignoirs blancs aux fenêtres, et des « réceptions » de concierges, sur les trottoirs. Un cocher jovial interpelle les ouvriers qui dînent aux petites tables des marchands de vin. Des gens qu’on ne voit pas beuglent :

         Viens, Poupoule !

Mirame s’allonge dans la voiture, paresseusement.

— Des personnes détestent Paris, l’été… Moi, je l’aime bien… Je le trouve si gai, si amusant ! Je m’y sens à l’aise…

M. Chalouette entend une voix dans sa mémoire : « Notre cher Paris d’été… » Lui, naguère, boudait la cité poussiéreuse et mal odorante. Mais il en avait compris tout le charme, en y promenant Cléri… Être deux qui s’aiment, seuls, plus seuls et plus libres quand les « gens bien » sont partis, quand la rue appartient aux pauvres… Voyager en bateau-mouche ou sur l’impériale des tramways ; dîner dans les guinguettes de banlieue ; revenir, les bras enlacés, par les avenues solitaires, dans la complicité de la nuit, — la nuit parisienne, ardente, électrique, chargée de miasmes et de rumeurs, de désirs et de secrets, la nuit d’août qui fait de Paris la ville voluptueuse entre les villes du monde…

… Elle approche, cette nuit énervante, et Mirame et M. Chalouette la revoient bleuir sur les toits violets du vieux Louvre, sur la moire des eaux que piquent des feux rouges, des feux verdâtres, des feux d’or. Les fenêtres du Palais d’Orsay s’illuminent. Le ciel, derrière le Trocadéro, semble frotté d’une pourpre pâle, qui s’efface. Le fiacre atteint les Champs-Élysées, se perd dans le fleuve de véhicules qui coule vers le grand Arc… Tapage des concerts, lueurs des cafés… L’Avenue du Bois… La Porte Dauphine… Maintenant la nuit règne sur le paysage artificiel, sur les lacs et les pelouses, sur les taillis et les clairières. Elle suspend la lune de cuivre dans les ternes vapeurs qu’embrase le reflet de Paris… Elle allume les yeux de feu des automobiles ; elle appelle l’amour qui rôde.

Et les voitures passent, ralenties, mêlées, enchevêtrées, emportant l’éternel couple anonyme assoiffé d’ombre et de volupté. M. Chalouette et Mirame se taisent. La nuit a délié leurs volontés obscures… Ils rêvent dans le silence et la langueur…

Mirame propose :

— Si nous marchions un moment ?… Voulez-vous ?…

— Oui. La voiture attendra.

Ils descendent. Elle pose sa main sur le bras de M. Chalouette.

L’allée s’enfonce sous les arbres noirs. Par instants, au loin, le lac frissonne et brille. Des violons pâmés gémissent. Et la lune et l’eau, la musique et l’ombre, tout se fond dans une harmonie confuse qui est l’âme même de cette nuit.

Devant Mirame et M. Chalouette, un couple levé d’un banc, s’éloigne. Le jeune homme robuste et grand, tient la femme enlacée, serrée, fondue en lui… Ils vont d’un même pas, dans un même rythme, et, sans voir leurs visages, on devine l’extase de leurs yeux.

Mirame s’est arrêtée.

— Encore ! Il n’y a que ça, ce soir !…

M. Chalouette murmure tout bas :

— L’amour !…

Une jalousie triste les rapproche. Et, longtemps, ils écoutent ce mot : « l’amour », qui tombe au vide de leurs cœurs comme une pierre…


Le fiacre les a ramenés dans une rue humble et laide, derrière le Panthéon.

Mirame regarde M. Chalouette d’un air indécis, résigné… Il comprend.

— Non… Je dois rentrer chez un ami, où je loge. Mais demain, voulez-vous ? nous irons dîner à la campagne… Je vous enverrai un « bleu »… Mademoiselle ?…

— Mirame Picot.

L’alliance de ces deux noms amuse M. Chalouette. Il baise la main nue, sans bagues.

— Vous êtes charmante, Mirame, et je vous suis très reconnaissant.

Elle a un petit sourire bref, joyeux, un peu ironique.

— Reconnaissant ?… et de quoi ?…

— D’être vous-même… D’avoir ces yeux, ces cheveux, cette bouche… De ressembler…

— À qui ?

— À un rêve que j’ai fait, quand j’étais jeune.

Polie, elle proteste :

— Vous n’êtes pas vieux ! Quelle idée !… Moi aussi, je suis contente. J’ai passé une bonne soirée.

— Vrai ?

Elle rit :

— Ah ! des gens comme vous, il n’y en a pas des flottes !… Mais vous me plaisez bien. Alors, c’est entendu… Demain, je recevrai un bleu pour me faire savoir si l’on dîne ensemble, et où l’on dîne ?

— On dînera. Ce sera très gentil.

Elle sonne. La porte s’ouvre.

— À demain, monsieur.

— À demain, mademoiselle Mirame.

Dans le fiacre, M. Chalouette songe :

« Évidemment, elle se fiche de moi !… Je suis ridicule. Cette promenade quasi sentimentale… Ce respect inusité… Un modèle !… Oui, elle se fiche de moi. Qui sait ?… Elle est peut-être contente, sincèrement contente… Ça la change… Elle est très bien, cette fille… On dirait qu’elle a compris. Les femmes ont des intuitions singulières… Au fond, c’est triste, tout ça !… »

Il voudrait se moquer de lui-même ; mais une émotion douce l’envahit.

« C’est vrai, je ne suis pas vieux, même pas vieilli… et, si j’avais rencontré l’autre, ma pauvre chère Cléri… certes, mon cœur aurait battu comme autrefois… Autrefois !… Ah ! le goût d’autrefois, la saveur de la vie sur mes lèvres… Que c’était beau, et bon, et ridicule, et enivrant, cet autrefois !…

« L’amour que j’avais, le talent que j’aurais pu avoir, c’était la même chose, et je me croyais poète parce que j’étais amoureux. La maîtresse est partie, et la poésie avec elle. Je n’ai pas pu, ou su, ou voulu les retenir. J’ai été raisonnable… Et maintenant, c’est la médiocrité. »

Il revoit sa classe, les rues maussades, la maison où sa femme placide écume des confitures. La sagesse, oui, peut-être le bonheur — et aussi l’enlisement.

« Après tout, je n’ai guère plus de quarante ans. À quarante ans, on est jeune, ou du moins on est « un jeune ». Tels et tels, qui débutèrent à mon âge, ont réussi… Douze ans de province, la popote, le professorat ne m’ont pas engourdi à jamais. Il fallait, pour me secouer, une chiquenaude du hasard… La voilà ! Je veux me donner l’illusion de ressusciter le passé dans la personne de Mirame. Cela me fera peut-être un peu de mal, un peu de peine… Qu’importe ! J’avais oublié de vivre un jour de ma jeunesse. Le destin le rend à mon âge mûr. »


II


Le train s’enfonça dans le tunnel tout luisant de faïence blanche. Il siffla et souffla un instant à la station de Port-Royal, un instant à la station de la place Denfert ; puis, délivré, il courut dans la tranchée du parc Montsouris, coupa les fortifications, fila, joyeux, dans la campagne.

Le ciel était blanc, avec des coins plombés, l’orage menaçait encore.

— Ça ne vous ennuie pas, ce petit voyage ?

— Oh ! non, monsieur.

— J’aurais voulu partir ce matin, mais j’avais des affaires, des gens à voir… Je me suis débarrassé de tout. Il est trois heures. Nous arriverons vers quatre heures, mais les jours sont encore très longs.

Mirame contemplait à sa ceinture la très jolie boucle en argent émaillé que M. Chalouette lui avait envoyée, le matin.

— Vous êtes un peu artiste, dit-elle en manière de remerciement et de compliment. C’est tout simple, cette grosse fleur, et pas tortillé comme les bijoux de camelote.

— J’aurais pu être artiste.

— Et vous avez préféré l’administration ?

— Oh ! « préféré »… Je n’ai pas eu le choix. Dites, vous ne devinez pas où nous allons ?

— Pas du tout. Je vous ai attendu ; je vous ai suivi ; et je ne vous ai rien demandé…

Elle sourit et toucha la fleur d’argent.

— Pas même ce bibelot…

— Ne parlons pas de ça… Vous connaissez la vallée de la Bièvre ?

Mirame ne répondit pas tout de suite… Elle dit enfin :

— Il paraît que c’est très beau.

— Très beau.

Bourg-la-Reine. Le silence tomba entre eux. Il l’examinait. Elle était vêtue comme la veille. Ses cheveux ondes se gonflaient également sur ses tempes ; la ligne des sourcils était mince, droite et brune, et, quand Mirame baissait les yeux, ses paupières semblaient transparentes, veinées et bombées comme des pétales de rose.

Il la trouva désirable et il sentit qu’elle le considérait sans déplaisir. La barbe bien taillée, les cheveux poudrés de gris, rajeuni par un chapeau de paille tout neuf et un gilet blanc, il avait perdu son air provincial.

— Dites, reprit-il d’une voix tentatrice, vous avez lu les journaux ?… Il y a un crime, un crime superbe !… Un monsieur du grand monde qui a tué une dame, aussi du grand monde, sa maîtresse.

— Elle le trompait ? s’écria Mirame, les mains tendues vers le journal.

— Elle le trompait ! Alors…

Il fit le geste d’étrangler quelqu’un. Mirame dit sérieusement :

— Comme il l’aimait !

Et, saisissant le journal, elle disparut derrière un mur de papier imprimé.

— Hé là !… pliez la feuille… Que je vous voie, au moins !

Elle s’accota dans l’angle du compartiment.

« Voilà qui m’épargne des frais de conversation, pensa M. Chalouette. Elle a de quoi lire jusqu’à Palaiseau. »

Il alluma une cigarette. Son regard, sa rêverie allaient de la femme au paysage, du présent au passé…

… Un soir d’août, naguère, ils étaient partis, seuls, libres par hasard, et tout surpris de cette liberté périlleuse. Le peintre symboliste décorait un château, en Normandie, et c’était la première fois que la nuit ne séparerait pas les amants.

Ils se tenaient en face l’un de l’autre, dans le wagon, les mains unies, si avides de se voir qu’ils oubliaient de s’embrasser, — et la pensée de cette nuit, de cette première nuit, se mêlait à toutes leurs pensées, donnait à toutes leurs paroles un sens double, un sens secret de promesse amoureuse.

Cléri avait une jupe bleue, un corsage blanc, un grand chapeau de paille et d’absurdes petits souliers. Elle avait une voilette épaisse, — ô prudence ! — une voilette à ramages qui la signalait à la curiosité publique.

Elle avait un sac, un manteau, comme pour un vrai voyage. Et n’était-ce pas leur voyage de noces qu’ils allaient faire, loin, si loin, à cent lieues de Paris et du monde, dans la solitude enchantée de l’amour ?…

Ils étaient descendus à Bièvres. Ils avaient erré par les routes bordées de platanes, par les chemins bordés de haies, dans la vallée sinueuse. Des bois moutonnaient sur les collines. Et Cléri, qui n’avait jamais franchi les limites de la Seine et Oise, disait gravement :

— C’est tout à fait le Jura… ou les Vosges… en moins haut…

Ils marchaient les bras à la taille, sans honte. Ils laissaient du bonheur autour d’eux, et les gens qui les rencontraient souriaient à leur sourire.

Cléri arrachait de la clématite aux vieux murs. Elle couronnait son chapeau avec la molle guirlande aux petites étoiles blanc verdâtre, qui sentait l’amande amère, et elle criait :

— André !… André !… Regarde donc !… C’est de la clématite !

Il tâtait dans la poche de son gilet, un papier plié qui était le manuscrit d’un poème, et il pensait quelquefois que ce poème était très beau…

    Chère âme, si tu veux, sous le doux ciel d’automne,
    Le doux ciel gris et bleu, clément à nos amours…

L’« automne » était là, non pas sans rime, mais sans raison, parce que ça faisait bien. André Chalouette aimait l’automne. Il le mettait partout.

« Ce soir, pensait-il, je lirai ces vers à Cléri, sur l’oreiller… »

Cette idée, qu’il n’osait formuler en paroles, lui brûlait le sang… Cependant, Cléri était lasse. Elle se pendait au bras de son amant. Elle disait : « Porte-moi ! Oh ! je suis lourde !… » Et lui, fier de sa force jeune, la soulevait comme une gamine… Enfin, une carriole de blanchisseur, qui suivait la même route, les accueillait… Comme ils avaient ri de l’étrange équipage, secoués, jetés l’un sur l’autre, à chaque cahot !

Et, le soir venu, ils avaient dîné sous la tonnelle d’une auberge, aux lueurs d’une lanterne tricolore accrochée parmi la vigne vierge… Les trains qui passaient tout près ébranlaient la terre…

… Leur chambre était si petite que le lit la remplissait toute, et le lit n’était pas grand. Les mains de Cléri gardaient l’amère odeur de la clématite sauvage. Elle murmurait : « Lis, mon amour, j’écoute… J’écoute si bien comme ça !… » Et lui, enfermant dans son bras replié le corps souple de sa jeune maîtresse, il lisait les vers écrits pour elle, avec un petit tremblement dans la voix…

— … Dites, monsieur, qu’est-ce que vous croyez qu’on lui fera ?…

— À qui ?

— Au vicomte !…

M. Chalouette n’y était plus… Ah ! oui, le crime !…

— J’espère bien qu’on l’enverra au bagne.

— Hein ?

Il vit l’indignation dans les yeux de Mirame.

— Vous êtes très indulgente pour les crimes passionnels ?

Il avait parlé comme un bourgeois sensé. Cela diminuait son prestige.

— C’est pas pour dire, mais il y a quelquefois plus d’amour à tuer une femme qu’à la plaquer… On en voit, des hommes qui crient : « Ne me quitte pas ! Si tu me quittes, je te tue… » Et puis, c’est eux qui s’en vont.

— Le massacre me répugne.

— Il n’y a pas que le massacre de répugnant !

— Mirame, vous êtes romanesque : vous lisez des feuilletons.

— Que voulez-vous que je lise ?

« En effet, pensa-t-il, on ne peut pas lui demander de lire Herbert Spencer… Elle admire ce vicomte, et elle songe à l’amant qui l’a « plaquée », au lieu de l’étrangler, le misérable !… »

Mirame soupirait :

— L’amour ! Ça finit toujours par un départ.

On dit qu’on s’attendra… on le croit… et puis…

Ses prunelles sombres s’attristèrent.

— Faut jamais quitter ce qu’on aime !… Faut jamais le laisser partir.

— Il y a des circonstances…

— Il y a des gens qui aiment bravement et des gens qui aiment lâchement. Voilà tout !

M. Chalouette haussa les épaules.

— Ma chère enfant, il n’y a pas que l’amour dans la vie…

Les paroles de Mirame l’agaçaient un peu… Il ne s’avouait pas qu’il avait pu être, — comme tant d’autres, — prudent, veule et lâche devant l’amour.

Le train dépassait Verrières. On voyait des champs, des meules, des coteaux boisés. Le soleil chauffait à travers les nuages quand parut la gare de Bièvres.

C’était une des grâces de Mirame : elle s’accommodait de tout. Contente d’aller en voiture, elle était ravie d’aller à pied. Elle aimait toutes les cuisines et dormait dans tous les lits, — ce qui ne veut pas dire dans les lits de tous. — Elle parlait avec plaisir et ne souffrait pas de se taire. Elle n’avait pas de malaises, pas de caprices, pas de manies, — pas même d’habitudes.

Ses amis prétendaient qu’elle devait cette sagesse à son heureux caractère. Ils ne soupçonnaient pas que cette résignation aimable était faite d’indifférence, et que cette indifférence était venue après trois ou quatre gros chagrins et mille petites déceptions.

Mirame n’abondait pas en confidences. Elle laissait à son amant, à ses camarades, le loisir de se plaindre et de se raconter eux-mêmes. Ils la quittaient, charmés, sans rien savoir d’elle ; et elle, qui savait d’eux tout, ou presque tout, accroissait ainsi son expérience. M. Chalouette lui plaisait par ses manières douces, son regard bleu. Elle le croyait très instruit, haut placé dans le monde, sinon riche. Et, d’ailleurs, ce n’était pas pour l’argent qu’elle l’avait suivi. Ce n’était pas non plus pour les charmes de sa personne. Il lui inspirait de la sympathie, de l’amitié ; quelque chose de plus et de moins qu’un « béguin »… Résignée d’avance à « tout », elle évitait de penser à la part de ce tout qui n’était pas le plaisir de la promenade et de la conversation…

… Ils montèrent, de la gare à la ville, par un chemin assez roide. Là, ce n’était plus la campagne, c’était la province : des maisons à deux étages, à volets verts ; des boutiques entrebâillées, des portes à judas, des fenêtres basses aux rideaux empesés… Une place avec de très beaux arbres en quinconces, où s’essoufflait la trompette d’un charlatan devant une douzaine de mioches et de vieilles. Et sur toutes ces choses la torpeur de l’été, l’odeur du géranium, le reflet blanc d’un ciel d’orage…

— La côte est dure ! dit M. Chalouette. Il me semblait pourtant…

Il se souvenait de l’avoir gravie en chantant, cette côte, et même, à mi-chemin, par gageure, il avait porté Cléri quelque cinquante pas.

— Et puis, je meurs de soif. Il y a là une auberge où la bière n’est pas mauvaise… Vous avez soif ?

— Si vous buvez, je boirai.

Ils entrèrent dans la salle de l’auberge, et, devant les portraits du tsar et de M. Loubet, on leur servit de la bière en canette.

— Pas fraîche, dit M. Chalouette. Détestable, n’est-ce pas ?

Mirame protesta, par politesse.

— Si… si… détestable !

Dehors, son humeur se radoucit. Il dit, d’un ton caressant :

— Le pavé ne vaut rien… Vous avez des souliers trop minces… Appuyez-vous sur moi.

Il lui prit le bras, la soutint. Bientôt, ils dépassèrent les quinconces, suivirent une allée ombragée de marronniers. Les maisons s’espacèrent. L’allée tourna, formant corniche sur le flanc de la colline.

— Oh ! dit Mirame, quel panorama !… Regardez !…

Ils s’arrêtèrent.

La vallée, resserrée à leurs pieds, enfermait dans sa verdure frémissante les toits d’Igny et de Vauboyen. On apercevait l’église de Jouy-en-Josas, avec son clocher pointu flanqué de clochetons minuscules. Des saules argentés cachaient la rivière. Un flocon de fumée blanchissait au loin, sur un viaduc. Mais ces détails du tableau ne retenaient pas le regard… On ne voyait que la ligne des bois sur le ciel, une longue, longue, noble ligne qui ondulait à peine et se perdait, à droite et à gauche, dans l’azur indéfini des fonds ; on ne voyait que la masse des bois sur le coteau, cette houle puissante et sombre, d’un vert intense dans la brume bleue. Tout le paysage était bleu et vert, comme une tapisserie flamande. Pas un souffle, pas un chant, pas un cri.

M. Chalouette, tenant Mirame enlacée, murmura :

  — Chère âme, si tu veux, sous le doux ciel d’automne.
  Le doux ciel gris et bleu, clément à nos amours.
  Oubliant, oubliés, ne regardant personne
  Et ne pensant à rien…

Il chercha.

  Et ne pensant à rien…

— C’est des vers, ça ! dit Mirame.

— Oui, des vers que j’ai faits, il y a longtemps… Mais, c’est drôle !… je ne me souviens plus…

  Et ne pensant à rien…

» J’y suis !

        …qu’à nos bonheurs trop courts.
Ma bouche à ton oreille et ma main dans la tienne…

» C’est bigrement mauvais !

  Partons ! Nous saluerons une dernière fois,
  Le village ignoré qui rêve entre les bois…

Il attira la jeune femme plus près de lui, comme s’il eût cherché l’inspiration — ou le souvenir — dans le parfum de ses cheveux et la tiédeur de sa nuque.

  — Nous y retrouverons l’auberge hospitalière,
  Le jardin, la tonnelle et ses arceaux tremblants
  Sous les folles amours de la vigne et du lierre…

» Je ne sais plus…

  Faisons ce rêve, à deux, d’un amour romantique :
On sent là tant d’anciens amours, d’anciens amants !…
Soyons « mil huit cent trente », et vivons des romans !

« Venez, Mirame !… C’est un péché que d’ânonner de mauvais vers devant un si beau paysage… Pourtant, ils avaient un autre son, ces vers, autrefois !

Il souriait nerveusement, avec une envie de pleurer.

— Venez, petite ! La vraie poésie du paysage, c’est vous, votre jeunesse, votre grâce et ce reflet du passé qui est sur vous.

Elle comprit peut-être, et, gentiment, elle embrassa M. Chalouette :

— Comme vous savez dire des choses !… Ça fait plaisir… Et puis, je vous assure, ils ne sont pas si mal que ça, vos vers, pas si mal !…

Sur la route de Vauboyen, il essaya de secouer la tristesse envahissante et d’amuser Mirame par des anecdotes. Il lui raconta que cette vallée avait abrité les amours de Victor Hugo et de Juliette Drouet.

— Il y a, dans les Rayons et les Ombres, un très beau poème qui s’appelle la Tristesse d’Olympio, et qui a été inspiré par cette vallée de la Bièvre.

Mirame n’avait point lu la Tristesse d’Olympio et elle ignorait Juliette Drouet. Naguère, l’école laïque avait proposé à son culte un Victor Hugo, poète et grand-père, modèle des vertus républicaines et des vertus familiales, personnage quasi mythique dont elle avait vu l’enterrement et l’apothéose, un jour de mai 1885… Elle était bien sûre qu’il n’avait pas eu de maîtresses et que « tout ça, c’était des racontars ».

— Mais pourquoi ?

— Pensez donc !… Victor Hugo !

C’était bon pour les poètes de la Plume, de faire la noce ! Cette histoire de maîtresse scandalisait Mirame, affreusement. Elle rappela le sujet de sa composition, au certificat d’études : « Dites ce que vous savez de Victor Hugo… » Eh bien ! s’il avait eu des maîtresses, on l’aurait su, et l’on n’aurait pas obligé les petits enfants des écoles à raconter sa vie.

— Vous blaguez !

Il se récria. Mais elle trouvait la plaisanterie médiocre, et elle pensa que M. Chalouette — poète aussi — était jaloux.

Il respecta ses illusions. Diverti par cet incident, il essaya d’être gai après avoir été presque tendre. Mais sa gaieté, à chaque minute, s’accrochait à des souvenirs, comme une gaze flottante à des ronciers, et il la sentait s’en aller par lambeaux le long de la route…

— Je vous préviens, dit-il comme ils approchaient de Jouy-en-Josas, c’est une auberge toute simple.

Elle répondit :

— Je sais… je sais…

Depuis un moment, elle semblait soucieuse.

— Vous êtes fatiguée ?

— Oh ! non…

Insensiblement, ils s’étaient séparés, lui, marchant au milieu du chemin, elle, contre la haie qui lui offrait des mûres noires. Parfois elle tirait un rameau, l’arrachait, d’un effort, en nommant la plante : chèvrefeuille, aubépine, églantier…

M. Chalouette l’écoutait parler ainsi pour elle-même.

« Elle est née à la campagne, pensait-il, elle connaît les fleurs par leurs noms jolis et vulgaires ».

Il demanda :

— Est-ce que vous voyez de la clématite ?

— Mais, fit-elle étonnée, vous ne savez donc pas que la clématite a passé fleur ?

— C’est vrai. J’aurais dû le savoir… La clématite a passé fleur…

Le crépuscule, tiède et gris, humide de la pluie prochaine, effaçait les nuances et les contours quand ils arrivèrent à Jouy.

Dès le premier coup d’œil, M. Chalouette reconnut l’auberge, près de la gare, l’auvent du toit, les fenêtres voilées de glycine, et les grands arbres obscurs.

Il reconnut l’hôtesse qui se précipita vers lui, — si vieille, si empâtée ! — Il reconnut une jeune fille, qui était une petite fille autrefois.

— Monsieur et madame dîneront-ils dans la salle ?

— Non, dehors.

— Tout de suite ?

— Tout de suite… Puis vous nous donnerez une chambre… celle-ci… la fenêtre du coin, qui a un si beau rideau de verdure.

— Monsieur connaît la maison !…

Il ne répondit pas. La cour était déserte, désert le jardin. Naguère deux couples dînaient là : — un jeune, gai, bruyant ; un autre, vieux ménage, effaré, silencieux… Qu’étaient-ils devenus, ces gens ?… Les amants ? Brouillés !… Les vieux ? Morts !… Et lui-même, André Chalouette ? Et Cléri ?…

« J’ai eu tort de venir ici… Je me croyais plus fort, plus détaché… Que vais-je faire de cette pauvre fille ?… Lui dire que je veux rentrer à Paris, que je fais contre bonne fortune mauvais cœur ?… Elle sera humiliée ; elle s’imaginera que je la méprise… Bah ! elle est jolie… Et je tâcherai de ne pas trop penser à l’autre.

Il oubliait qu’il était venu exprès pour y penser, à l’autre !…

Ils dînèrent. Le tronc d’un acacia traversait la table en bois mal équarri. Les branches incurvées, couvertes d’épaisse vigne vierge, formaient la tonnelle, qui était ronde, comme un nid renversé. La petite flamme d’une bougie éclairait la voûte verte. Des insectes éblouis voletaient, — et M. Chalouette revoyait la lanterne tricolore, pendue à ces mêmes branches, et le reflet bariolé sur le corsage de Cléri…

Quel triste diner !… Les trains passaient avec un sifflement lugubre, comme pour dire : « Allez-vous-en !… » M. Chalouette, les nerfs exacerbés, avait une sorte de peur physique de cette nuit qui venait.

Car ce n’était plus la nuit parisienne, si fiévreuse de vie et qui n’est jamais tout à fait muette, tout à fait noire. C’était la nuit profonde comme la mort, qui éteint les lueurs, les regards, les cerveaux, et couche des millions d’êtres, à la même heure, dans une attitude de vaincus.

Il la sentait venir, cette nuit ; il sentait le linceul des ténèbres sur ses épaules, et l’horreur de la solitude le rejeta vers la femme. Il l’aima d’être vivante, et proche, et docile à son baiser…

— Je vais voir s’il ne manque rien, là-haut, si ce n’est pas trop misérable… Et puis je viendrai vous chercher… Mirame !… voulez-vous ?

Elle fit un signe de tête, et demeura les coudes sur la table, le front dans les mains.

Une servante, portant la bougie, conduisit M. Chalouette à travers les escaliers et les couloirs.

— Voilà la chambre !

— Bien. Laissez-moi…

Elle posa le bougeoir sur la table à toilette et sortit.

Rien n’était changé… Le même papier jaunâtre à rosaces, couvrant les murs, la même carpette élimée sur le plancher, et le lit de noyer sans rideaux, et la fenêtre où le jour naissant se teinterait du vert des glycines. Mais le papier déchiré pendait, par endroits ; la carpette n’avait plus de couleur ; le lit branlait ; le plafond bas oppressait comme une menace ; les cloisons trop minces révélaient les secrets des voisins… Une chambre d’amour, cela !…

Pourtant Chalouette et Cléri avaient vu en beau toutes ces choses ; ils avaient poétisé cette misère et cette laideur ; ils en avaient tiré des éléments de joie. Leur jeune passion s’était accrue dans cette délicate épreuve d’une intimité inconfortable, et ils avaient tout sauvé par leur gaieté !

Pourquoi donc l’idée de cette intimité, avec Mirame, — un modèle ! — gênait-elle horriblement M. Chalouette ? La médiocrité du lieu lui faisait honte et le désir cédait au respect humain.

« Ah ! si je l’aimais, tout ça me serait bien égal ! Je ne verrais qu’elle, rien qu’elle ! »

Assis sur sa chaise de paille, il goûta longtemps sa tristesse. Il s’enivra de ce vin amer.

Des images surgirent…

Et l’obsession fut si impérieuse qu’il sentit le frisson sur sa peau, l’afflux du sang à son front, un choc au creux de la poitrine. Il balbutia :

— Cléri !… Cléri !… mon amour !

Il comprenait, en cet instant, combien il avait aimé cette femme, et qu’il l’avait aimée seule, et que dans son cœur, rempli par des affections sages et sûres, une place resterait vide à jamais.

Cléri ! Elle avait été le miracle de sa vie médiocre ! Elle l’avait tiré des banalités coutumières, haussé jusqu’aux mondes merveilleux de la poésie et de la passion. Elle lui avait donné l’émoi unique.

Elle l’avait aimé de tout son corps voluptueux, de tout son cœur tendre et dévoué, de tout son charmant esprit fantaisiste. Et lui, lâche et stupide, il l’avait laissée partir…

Comme elle sanglotait, la veille du départ !… Quelle prière muette dans ses yeux ! « Garde-moi, puisque tu m’aimes, puisque je t’aime !… » Mais il avait craint le scandale, la pauvreté à deux… Il avait dit : « Nous nous séparons seulement : nous ne nous quittons pas. »

Et sans rupture, sans adieu, il l’avait perdue… L’absence prolongée, les lettres plus rares, le silence, l’oubli… Et voilà qu’il avait trente ans, qu’il se résignait à devenir sérieux. Il acceptait un poste en province, et le gentil mariage préparé par la famille. Dix ans coulaient. Il lisait les livres des autres ; il péchait la truite dans la Vienne ; il blâmait les crimes passionnels ; il était heureux…

Et Cléri ?… Morte, peut-être… Ou bien consolée, heureuse avec un autre… Elle était de ces femmes qui sont des prédestinées de l’amour… Elle avait oublié le faible, l’indécis Chalouette…

Elle était jeune encore, et séduisante… Mais dans dix ans, dans vingt ans même, M. Chalouette la reverrait jeune toujours, — puisqu’elle était sa jeunesse.


Mirame n’avait pas bougé. Elle ne tourna pas la tête quand M. Chalouette s’assit près d’elle.

— Mirame, dit-il, écoutez…

Elle frémit de tous ses membres et pressa ses mains, plus strictement, sur son front. Il vit que ses doigts luisaient, humides.

— Vous pleurez ? Qu’avez-vous ?

Elle se taisait.

— Êtes-vous malade ?… Vous ai-je fait de la peine ?

— Oh ! non, monsieur. Vous êtes si bon !

— Alors ?… Parlez, je vous en prie.

— C’est que… vous êtes si gentil, si gentil !… Je ne voudrais pas vous fâcher, vous offenser…

— Mais quoi ? qu’y-a-t-il ?

Elle répéta, désespérément :

— Vous serez fâché ! Vous serez fâché !…

— Mirame, c’est à présent que vous me faites du chagrin.

Tout bas, très vite, elle dit :

— Je n’aurais pas dû venir ici, voilà !…

— Comment ?

— Je n’aurais pas dû… Emmenez-moi ! Je veux bien aller avec vous, où vous voudrez… mais pas ici… pas ici !…

Il devina sa pensée :

— Mirame, vous étiez déjà venue dans cette auberge ?

— Oui… avec… avec Nanteuil !

— Nanteuil ?

— Mon premier amant… J’étais si heureuse, dans ce temps-là !

Ses larmes redoublèrent.

M. Chalouette sépara les mains crispées, découvrit le visage convulsé qui ne ressemblait plus à celui de l’autre.

— Vous l’aimiez bien ?

— Ah !

— Il vous a aimée ?

— Je ne sais pas.

— Vous l’aimez encore !

Elle cessa de pleurer. Une larme avait marqué sa joue d’une trace brillante. Elle essuyait ses cils, du bout de ses doigts.

— Je ne sais plus… Quand vous m’avez parlé de Bièvres, je ne savais pas que nous irions à Jouy. Quand nous sommes arrivés à Jouy, je n’ai osé rien dire… Mais d’être ici, dans cette auberge, ça m’étouffait.

— Calmez-vous, dit M. Chalouette.

Il éprouvait un malaise, une honte, à découvrir chez une fille du quartier latin, chez un modèle, ce scrupule délicat, cette pudeur devant le passé… Et le dilettantisme sentimental lui semblait bien misérable et bien grossier, auprès d’un sentiment simple.

Il est des pèlerinages qu’on fait à deux, — qu’on refait seul… Olympio eût-il ramené dans « l’heureuse vallée » une seconde Juliette ?

M. Chalouette reprit :

— Nous allons partir, et nous nous dirons adieu, à la gare, en amis… Et nous garderons un bon souvenir, l’un de l’autre, et de la soirée d’hier, et de cette journée, qui s’achève si mélancoliquement…

Elle l’observait à son tour, consolée et curieuse.

— Moi non plus, dit-il encore, je n’aurais pas dû venir ici !…

— Je comprends, murmura-t-elle.

La flamme de la bougie se coucha sous le vent. Quelques gouttes de pluie tombèrent. Mirame et M. Chalouette regardaient dans la nuit, sans parler…

Paris 1904.