CHAPITRE XII

Importance de l’amour dans la race Maorie. — L’amour, principale occupation de cette race. — Mœurs des anciens habitants de la Nouvelle-Cythère. — Offrandes publiques à Vénus. — Opinions de Cook et de Bougainville sur le libertinage des Tahitiens. — La danse lascive Timorodée. — Du mariage chez les Tahitiens. — Circoncision et tatouage. — La secte des Arrioys ou la femme en commun. — La vie fortunée des Tahitiens. — La journée d’une Vahiné à Papeete. — Jalousie du Tahitien actuel. — Hospitalité Tahitienne.



Lamour est la principale occupation de cette race. — Le doux farniente dans lequel hommes et femmes passent leur journée, la facilité d’une existence à peu près exempte de soucis matériels, les charges de famille presque inconnues à ce peuple, dernier représentant de l’âge d’or de l’humanité, lui laissent tout le loisir nécessaire pour consacrer ses nuits à l’amour.

Avant d’étudier le Tahitien actuel, jetons un regard en arrière sur les mœurs de la Nouvelle-Cythère à l’époque de sa découverte par les navigateurs Européens.

Mœurs des anciens habitants de la Nouvelle-Cythère. — Pour bien comprendre l’influence du cant et de la pudibonderie Britanniques sur les mœurs actuelles des Tahitiens, il faut nous reporter aux mœurs libres et naïvement cyniques de leurs aïeux à l’époque de la découverte de l’île. Ce qui frappa surtout les navigateurs du XVIIe siècle, c’est la liberté avec laquelle les choses de l’amour se passaient au grand jour, au lieu de rester dans l’ombre et le mystère. De là à déclarer, comme ils le firent, que les Tahitiens n’étaient pas jaloux de leurs femmes, puisqu’ils les offraient aux étrangers, et que leurs femmes n’avaient pas conservé cet instinct naturel de pudeur qu’on retrouve presque partout, il n’y avait qu’un pas. Les Tahitiens, après avoir entendu le service divin Anglican, voulurent montrer à Cook une cérémonie d’un genre tout nouveau pour le cant Britannique.

Offrandes publiques à Vénus. — « Un jeune homme de six pieds, et une jeune fille de onze à douze ans, sacrifièrent à Vénus devant plusieurs de nos gens et un grand nombre de naturels du pays, sans attacher aucune idée d’indécence à leur action, et ne s’y livrant au contraire que pour se conformer aux usages du pays. Parmi les spectateurs, il y avait plusieurs femmes d’un rang distingué et en particulier Obéréa, souveraine de l’île, qui, à proprement parler, présidait à la cérémonie, car elle donnait à la jeune fille des instructions sur la manière dont elle devait jouer son rôle : mais, quoique la fille fût jeune, elle ne paraissait pas en avoir besoin. »

Voici ce que dit de son côté Bougainville, qui a donné à Tahiti le nom gracieux de Nouvelle-Cythère : « Chaque jour, nos gens se promenaient dans le pays sans armes, seuls ou par petites bandes ; on les invitait à entrer dans les maisons ; on leur y donnait à manger. Mais ce n’est pas à une collation légère que se bornait la civilité des maîtres de maison : ils leur offraient des jeunes filles. La case se remplissait à l’instant d’une foule curieuse d’hommes et de femmes, qui faisaient un cercle autour de l’autel et de la jeune victime du devoir hospitalier ; la terre se jonchait de feuillages et de fleurs, et des musiciens chantaient, aux accords de la flûte, un hymne de jouissance. Vénus est ici la déesse de l’hospitalité ; son culte n’y admet point de mystère, et chaque jouissance est une fête pour la nation ; ils étaient surpris de l’embarras qu’on témoignait de notre côté. »


On remarquera la différence dont le fait est raconté par les deux célèbres navigateurs. L’Anglais Cook mentionne l’offrande à Vénus, sans faire intervenir les siens ; Bougainville, plus franc, avoue que les Français témoignaient quelque embarras de se voir donner ainsi en spectacle, mais il ne cherche point, par une fausse pudeur, à nier que quelques matelots (probablement des Provençaux, race paillarde et primesautière) se soient livrés à de pareils ébats, coram populo.

Reprenons le récit de Cook : « On ne peut pas supposer que ces peuples estiment beaucoup la chasteté : les hommes offrent aux étrangers leurs sœurs ou leurs filles, par civilité ou en forme de récompense, et l’infidélité conjugale, même dans la femme, n’est punie que par quelques paroles dures ou par quelques coups légers. Ils portent la licence des mœurs et la lubricité à un point que les autres nations, dont on a parlé depuis le commencement du monde jusqu’à présent, n’avaient pas encore atteint et qu’il est impossible de concevoir. »

Cook écrivait les lignes précédentes lors de son premier voyage ; lors du second, il se montre moins sévère dans son opinion sur le libertinage des Tahitiens :

« Cependant, » dit-il, « ceux qui ont représenté toutes les femmes de Tahiti et des Îles de la Société, comme prêtes à accorder les dernières faveurs à tous ceux qui veulent les payer, ont été très injustes envers elles ; c’est une erreur. Il est aussi difficile dans ce pays que dans aucun autre d’avoir des privautés avec les femmes mariées d’un certain rang et avec celles qui ne le sont pas, si on en excepte toutefois les filles du peuple ; et même parmi ces dernières, il y en a beaucoup qui sont chastes. Il est très vrai qu’il y a des prostituées, comme partout ailleurs ; le nombre en est peut-être encore plus grand, et telles étaient les femmes qui venaient à bord de nos vaisseaux ou dans le camp que nous avions sur la côte. En les voyant fréquenter indifféremment les femmes chastes et les femmes de premier rang, on est d’abord porté à croire qu’elles ont toutes la même conduite, et qu’il n’y a entre elles d’autre différence que celle du prix. Il faut avouer qu’une prostituée ne leur paraît pas commettre des crimes assez noirs pour perdre l’estime et la société de ses compatriotes. »

La danse lascive Timorodée. — « Parmi les divertissements de ces insulaires, il y a ici une danse appelée Timorodée, exécutée par des jeunes filles toutes les fois qu’elles sont au nombre de huit ou dix. Cette danse est composée de postures et de gestes extrêmement lascifs, auxquels on accoutume les enfants, dès les premières années ; elle est accompagnée d’ailleurs de paroles qui expriment clairement la lubricité. Les Tahitiens observent la mesure avec autant d’exactitude que nos meilleures danseuses sur les théâtres d’Europe. Ces amusements, permis à une jeune fille, lui sont interdits dès le moment qu’étant devenue femme, elle peut mettre en pratique les leçons et réaliser les symboles de la danse. »

Le mariage chez les Tahitiens. — « Il paraît », dit Cook, « que le mariage à Tahiti n’est qu’une convention entre l’homme et la femme dont les prêtres ne se mêlent point : cependant les mariés observent quelques cérémonies. Le nouvel époux s’assied à côté de sa femme ; il prend sa main qu’il met dans la sienne. Il est accompagné de dix à douze personnes, dont la plupart sont des femmes, qui chantent sur un ton de récitatif : les époux font de courtes réponses ; ensuite, on leur présente des aliments dont le mari offre une partie à sa nouvelle épouse, qui lui en offre d’autres à son tour. Cette action est accompagnée de certaines paroles, et ils finissent par aller se baigner dans la rivière. Dès que l’hymen est contracté, ils en tiennent assez bien les conditions ; mais les parties se séparent quelquefois d’un commun accord, et, dans ce cas, le divorce se fait avec aussi peu d’appareil que le mariage. »

Circoncision et tatouage. — « Les prêtres n’ont imposé aucune taxe sur leurs ouailles pour les cérémonies nuptiales ; mais ils se sont approprié deux autres cérémonies dont ils retirent des avantages considérables. L’une est la circoncision et l’autre le tatouage : ce peuple a adopté la circoncision sans autres motifs que ceux de la propreté. Cette opération, à proprement parler, ne doit pas être appelée circoncision, parce qu’ils ne font pas au prépuce une amputation circulaire ; ils le fendent seulement à travers la partie supérieure pour empêcher qu’il ne recouvre le gland. »

Secte des Arrioys (La femme en commun). — « Un nombre très considérable de Tahitiens des deux sexes forment des sociétés singulières, où toutes les femmes sont communes à tous les hommes ; cet arrangement met dans leurs plaisirs une variété perpétuelle dont ils ont tellement besoin, que le même homme et la même femme n’habitent guère plus de deux ou trois jours ensemble. Ces sociétés sont distinguées sous le nom d’’’Arrioy : ceux qui en font partie ont des assemblées auxquelles les autres insulaires n’assistent point : les hommes s’y divertissent par des combats de lutte, et les femmes y dansent la Timorodée, afin d’exciter en elles des désirs qu’elles satisfont souvent sur-le-champ comme on nous l’a raconté. Ce n’est rien encore : si une de ces femmes devient enceinte, ce qui arrive plus rarement que si chacune habitait avec un seul homme, l’enfant est étouffé au moment de sa naissance, afin qu’il n’embarrasse point le père et qu’il n’interrompe pas la mère dans les plaisirs de son abominable prostitution. Quelquefois il arrive cependant que la mère ressent pour son enfant la tendresse que la nature inspire à tous les animaux pour leur progéniture, et elle surmonte alors, par instinct, la passion qui l’avait entraînée dans cette société. Dans ce cas-là même, on ne lui permet pas de sauver la vie de son enfant, à moins qu’elle ne trouve un homme qui l’adopte comme étant de lui ; elle prévient alors le meurtre, mais l’homme et la femme étant censés, par cet acte, s’être donnés exclusivement l’un à l’autre, ils sont chassés de la communauté, et perdent pour l’avenir tout droit aux privilèges et aux plaisirs des Arrioys.

» Il ne faudrait pas attribuer à un peuple, sur de légères preuves, une pratique si horrible et si étrange ; mais j’en ai d’assez convaincantes pour justifier le récit que je viens de faire. Les Tahitiens, loin de regarder comme un déshonneur d’être agrégés à cette société, en tirent au contraire vanité comme d’une grande distinction. Lorsqu’on nous a indiqué quelques personnes qui étaient membres d’un Arrioy, nous leur avons fait des questions sur cette matière, et nous avons reçu de leur propre bouche les détails que je viens de rapporter. Plusieurs Indiens nous ont avoué qu’ils étaient agrégés à ces exécrables sociétés, et que plusieurs de leurs enfants avaient été mis à mort. »

On voit, par ce qui précède, que depuis longtemps les Tahitiens avaient trouvé la formule de la femme libre dans l’amour libre, réclamée par certains philosophes modernes. Il est raisonnable de supposer que la secte des Arrioys a donné au chevalier Andréa de Nerciat, écrivain érotique du XVIIe siècle, l’idée de sa fameuse Société des Aphrodites, où l’amour se faisait en commun et dont il place le siège à Paris.

La secte des Arrioys n’existe plus depuis longtemps à Tahiti, les missionnaires Anglicans en ayant fait décréter l’abolition par Pomaré II, lors de sa conversion au protestantisme.

La vie fortunée des Tahitiens. — La civilisation moderne n’a pu transformer la race Tahitienne. Si aujourd’hui le Tahitien ne fait plus publiquement l’amour comme ses ancêtres, l’amour n’en est pas moins resté son unique préoccupation. Il est simplement devenu plus hypocrite : au fond, il est resté le même. Les récits des voyageurs modernes sont affirmatifs sur ce point. Les peuples de race Saxonne et Sémitique font passer le business avant tout. Au contraire, l’amour est la principale occupation dans la race Tahitienne.

Voici comment Paul Branda, dans ses Lettres d’un Marin, dépeint la vie des Tahitiens :

« La nature a bien créé la Tahitienne pour le plaisir. Elle n’est point jolie, mais elle charme par ses molles attitudes, ses formes ravissantes ; elle sue la volupté par tous les pores. Or, nous n’avons pas été mis dans ce monde pour le plaisir, on s’en aperçoit assez : qui cherche le plaisir trouve la mort. Cette race artiste, gracieuse, fainéante, disparaîtra bientôt. Elle n’a plus place dans notre monde d’affaires, de science et de travail. Depuis cinq jours, je cours un peu partout. Je ne dirai pas que les Tahitiennes ne font rien, elles font probablement quelque chose ; je constate seulement ne l’avoir point vu. À la ville, elles flânent par les rues, rient et jouent entre elles ou avec les jeunes gens ; à la campagne elles se baignent, plongent, comme des Naïades, leurs longs cheveux mouillés au bord de l’eau, fument des cigarettes dans des poses lascives, sur le gazon, à l’ombre des grands arbres, enfilent, pour s’en faire des couronnes, des fleurs jaunes de bouraos, ou de jaunes étoiles taillées dans les fruits d’or du pandanus. »

Le voyageur Chartier, dans son intéressant ouvrage sur Tahiti, nous retrace également la vie actuelle du Tahitien :

« Le Tahitien, bien qu’admirablement doué par la nature au point de vue des forces physiques et musculaires, se montre réfractaire à toute espèce de labeur. Ayant peu de besoins à satisfaire, il ne sent point la nécessité du travail ; d’ailleurs l’étranger ne refuse jamais à ses Vahinés le peu de luxe admis par leur état social. On ne saurait obtenir du Tahitien aucune exploitation agricole, aucun labeur commandé. Quant à son intelligence, non moins vive que son corps est robuste, il ne l’emploie guère qu’à gagner les bonnes grâces des Vahinés et à déjouer les ruses commerciales de l’Européen. Nous nous souvenons qu’un midship avait donné à un indigène, comme bague d’or, une bague en doublé, en échange de quelques services ; il avait compté sans le flair exquis du Tahitien qui, après avoir approché de ses narines l’objet suspect, refusa de se laisser tromper. Quant aux femmes, elles ont conservé jusqu’à ce jour cette molle oisiveté, ce sans-gêne olympique. La rêverie, la promenade, la sieste, la danse, le chant et le bain sont leurs principales occupations. »

La journée d’une Vahiné à Papeete. — Les Tahitiennes passent leur existence à jouer et à rire, comme les Nymphes de l’île de Calypso ; malheureusement elles y ajoutent les cartes, le tabac et la bière, produits de la civilisation Européenne.

« Le matin, c’est au marché que les Tahitiennes habitant Papeete et les environs, après avoir fait leurs provisions de poissons et de fruits, se rassemblent devant des tables où des Chinois leur vendent du thé, du café, du beurre, des gâteaux, etc. Puis elles rentrent chez elles pour y prendre leur repas principal, qui a lieu vers onze heures, et que les hommes ou les femmes âgées préparent. À peine est-il fini et les restes distribués aux animaux domestiques, errants en grand nombre autour des cases, qu’elles procèdent à leur toilette. Les nattes sont étendues, et elles se livrent à la sieste, inévitable sous le soleil des tropiques, et qui dure jusqu’à environ deux heures. Alors, toujours allongées, mais formant le cercle, les jeux de cartes, qui passionnent énormément les Tahitiennes, commencent ; la cigarette roulée dans une longue feuille de pandanus, dont chaque Vahiné tire deux ou trois bouffées de fumée qu’elle rend lentement par le nez, passe de bouche en bouche. Celles qui ne se livrent pas aux émotions de l’écarté ou du poker se racontent les événements de la soirée précédente, en fredonnant des chants du pays, accompagnés par un accordéon ou des guimbardes. Le soir, lorsqu’il n’y a pas d’upa-upa ou de musique, c’est dans la rue de la Petite-Pologne, l’une des principales rues de la capitale et qui est le but commun de leurs promenades, qu’elles se donnent rendez-vous. Là, côte à côte, le chapeau canotier entouré de guirlandes de fleurs et de feuilles odorantes, posé sans façon sur le sommet de la tête, se tenant d’une main par le petit doigt et de l’autre relevant, non sans grâce, la traîne de leurs longues robes de mousseline blanche, rose ou bleue, elles vont et viennent, fredonnant des airs nationaux. Ainsi s’écoule, dans une fête perpétuelle, la jeunesse de la femme Tahitienne. Hélas ! le temps a promptement flétri cette fleur de beauté. Pauvre Vahiné ! adieu la upa-upa, les hyménées, les longues rêveries ! »


Jalousie du Tahitien actuel. — Le temps n’est plus où les habitants de la Nouvelle-Cythère offraient les femmes de leur famille à l’étranger Européen. Le Tahitien actuel se montre aussi jaloux de sa femme qu’un homme d’une autre race. Je parle de celui de l’intérieur, et non de l’indigène de Papeete, corrompu par le contact de l’Européen.

Le voyageur Desfontaines, déjà cité, donne, au sujet des mœurs actuelles des Tahitiens, des détails curieux, que je reproduis volontiers : « L’hospitalité est large chez les Tahitiens ; cependant ils ne vont pas jusqu’à vous proposer leur femme, comme le racontent certains voyageurs. Si, par hasard, ils se permettent de vous offrir une femme, c’est celle de tout le monde. Leur jalousie est vive, au contraire ; pour ma part, j’ai pu la constater à différentes reprises, et elle existe aussi bien chez la femme que chez l’homme. Une nuit, je me réveille au milieu de grands cris, je me précipite au dehors : une jeune Tahitienne était traînée par les cheveux. J’interroge les personnes présentes, et voici ce qu’on me raconte : l’amoureux avait fait des infidélités, et pour le punir, la jeune fille refusait de retourner avec son bien-aimé ; alors ne pouvant se résigner à cet abandon, il employait la violence, ce qui leur arrive fréquemment. Une autre fois, j’apprenais qu’une femme avait enfoncé profondément, dans la cuisse de son époux, la branche la plus pointue de sa paire de ciseaux, parce qu’il avait donné un coup de canif dans le contrat. Enfin, moi-même j’ai failli être victime de cette jalousie féroce et aveugle. Un jour, je demande sur la route un renseignement à une jolie femme. Tout à coup, un homme sort du fourré et m’aperçoit causant avec sa tendre moitié ; saisissant une trique énorme, il bondit jusqu’à moi : ses yeux lancent des flammes et sa bouche écume de colère. Je crois ma dernière heure venue ; mais fort de mon innocence, je ne bronche pas et reste immobile, les bras croisés. À un mètre de moi il s’arrête court et abaisse son arme : alors des flots de paroles lui sortent de la bouche, qui ne doivent pas être des compliments. Je continue de le regarder, toujours dans ma position immobile, et quand il a fini son petit discours, je le prends par le bras et cherche à l’entraîner chez le mutoï, le garde-champêtre de l’endroit ; naturellement il refuse.

» La menace du Tahitien, quand on touche à sa femme, est terrible : il parle tout simplement de vous harponner. Et je dois ajouter que l’indigène ne manque jamais son coup. S’il vous vise, son harpon à trois branches vous entrera dans le dos, et vous serez condamné à mourir au milieu des plus épouvantables souffrances. La vérité m’oblige pourtant à dire que pareil fait est excessivement rare. Mais si le Tahitien ne vous offre pas sa femme, il vous offrira son lit le meilleur ; s’il n’en a qu’un, il n’hésitera pas un instant à vous le céder et à s’étendre sur des nattes. »


L’hospitalité Tahitienne. — C’est dans la cordiale hospitalité qu’il vous donne, que le caractère doux et bon du Maori se montre sous son vrai jour. Nous emprunterons encore à Desfontaines le récit suivant. Il avait été invité à déjeuner chez un chef de district, sur la simple recommandation d’un Français de Papeete, ami du Chef.

« Dans l’après-midi, je me disposais à prendre congé de mes hôtes et l’on me regardait avec surprise préparer mon léger bagage. Alors la fille de la maison, la belle Tara, s’approchant de moi : « Aïta » (non), me dit-elle, « toi faire dodo ici et rester avec nous. » C’était si gentiment demandé qu’il y aurait eu mauvaise grâce à refuser. Rien ne me pressait, et j’acceptai l’invitation. Après une jolie fin de journée passée sur la plage en compagnie de belles jeunes filles, avec qui je commence à parler Tahitien, à l’aide de mon petit dictionnaire, nous retournons à la case. Le tambour vient de se faire entendre et d’appeler à l’hyménée tous les gens du district. »

Je passe sous silence la description de l’hyménée et du dîner du voyageur.

« Mon dîner fini, je reviens m’allonger à plat ventre sur les nattes, les coudes appuyés sur un oreiller. Dans ce cercle de Tahitiens dont je fais maintenant partie, la cigarette Canaque passe de bouche en bouche. La belle Tara, qui a disparu un instant, arrive bientôt avec une superbe couronne ; elle s’avance majestueuse, fleurs au front, vêtue de son peignoir qui se déroule autour d’elle en longs plis flottants : on dirait une reine. Elle prend place à mes côtés sur les nattes et, dans ce milieu poétique où les exhalaisons des fleurs se mêlent aux senteurs du monoï (huile parfumée au santal), où mes yeux se reposent sur des visages souriants, où mon âme se trouve enlacée par les charmes captivants de cette amitié inattendue, je trouve un bonheur qui ne peut se raconter. Les petits enfants eux-mêmes, jolis comme des amours, ont perdu avec moi ieur timidité ; ils acceptent mes caresses. Je leur apprends à envoyer des baisers, et c’est vraiment plaisir de les voir porter leur petite main à la bouche, puis les en écarter brusquement, ou bien procéder à la façon Australienne, c’est-à-dire cueillir leur baiser sur les lèvres, entre le pouce et l’index, et tourner vers moi la paume de leur main en me la jetant mignonnement.

» L’heure du repas est arrivée et je vais me coucher. Le matin, une bande sanglante sous la nuée noire, me réveille de ses lueurs. Rien de plus beau que ce paysage vu à travers les barreaux de cette case volière. Je me lève avec le soleil et me prépare à partir ; ils veulent me retenir encore : mais ne voulant pas abuser de cette cordiale hospitalité, je m’excuse, le temps me presse. Il me faut, du moins, accepter l’invitation à déjeuner. Au moment où je suis sur le point de prendre congé de mes hôtes, la charmante Tara s’approche de moi avec une bouteille de monoï en verse dans le creux de sa main, me le fait sentir, me demande si son arôme m’est agréable, et, sur ma réponse affirmative, elle m’oint les cheveux de cette huile parfumée. Puis tout le monde m’accompagne jusque sur le seuil de la porte et me serre cordialement la main. Je m’éloigne, un dernier ia-orana (bonjour) retentit à mes oreilles, je me retourne : la jeune et gracieuse Tara m’envoie un dernier adieu. Je lui réponds par un baiser. Les petites filles tiennent à me faire la conduite et à porter mes bagages jusqu’au delà de la rivière avoisinante : elles refusent absolument l’argent que je leur offre en les quittant, et longtemps elles se retournent pour me jeter des baisers. »


Le vrai caractère de la Vahiné. — La Vahiné n’est pas seulement une splendide créature de plaisir : sous une enveloppe charnelle aux sens passionnés, bat un cœur ardent, susceptible d’affection vraie, et aussi capable d’aimer sincèrement qu’une Européenne. C’est ce qui ressort du roman célèbre, le Mariage de Loti, point de départ de la fortune littéraire de l’auteur. Ce roman est une œuvre vécue ; on n’invente pas les peintures si vraies des mœurs et du caractère Tahitien qui fourmillent dans ce livre, remarquable ouvrage d’un psychologue doublé d’un amoureux. Il sauvera certainement de l’oubli la Vahiné Maorie, quand cette race aura disparu, ce qui, hélas ! ne tardera pas.