Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 198-210).

XV

PIS QUE JAMAIS


Présidé par Bella, le déjeuner, chez mister Boffin, était ordinairement très-agréable. Le boueur doré, en s’éveillant, retrouvait chaque jour son ancien caractère ; il lui fallait vivre pendant quelques heures au contact de sa fortune pour en ressentir l’influence corruptrice ; et, généralement, à ce premier repas, sa figure et ses manières ouvertes auraient pu faire croire qu’il n’était pas changé. Cet éclat s’affaiblissait peu à peu ; et les nuages qui venaient assombrir le vieux boueur se multipliaient à mesure que la journée avançait ; on eût dit que les ombres de l’avarice et de la défiance s’allongeaient en même temps que la sienne, et que la nuit l’envahissait par degrés.

Mais un matin, dont on devait garder le souvenir, il était minuit pour mister Boffin quand il apparut dans la salle. Jamais le triste changement qui s’était opéré en lui n’avait été si marqué. Sa manière d’être à l’égard du secrétaire fut si arrogante, si injurieuse, que le malheureux jeune homme sortit de table avant la fin du déjeuner ; et le coup d’œil que lui lança mister Boffin, tandis qu’il se retirait, fut à la fois astucieux et vindicatif. Bella en aurait été indignée, alors même que le poing du vieux boueur n’aurait pas menacé Rokesmith au moment où ce dernier fermait la porte.

C’était précisément la veille de ce matin mémorable que l’entrevue du boueur doré avec missis Lammle avait eu lieu. Bella examina la figure de missis Boffin, espérant y trouver l’explication de cette humeur orageuse ; mais elle n’y put rien voir, si ce n’est que l’excellente femme l’observait elle-même avec anxiété.

Quand elles furent seules toutes les deux, ce qui n’arriva que dans l’après-midi, car mister Boffin, allongé dans son fauteuil ou trottinant dans la salle, resta longtemps près d’elles, serrant les poings et marronnant avec colère, quand elles furent seules, disons-nous, Bella demanda à sa vieille amie ce qui avait pu fâcher mister Boffin.

« Je ne dois pas vous le dire, chère belle ; il m’est défendu de vous en parler. »

Elle n’obtint pas d’autre réponse ; et lorsque, très-surprise, elle releva la tête, elle se vit avec effroi l’objet d’un nouvel examen de la part de mistress Boffin.

Oppressée par l’attente d’un événement fâcheux, et se demandant pourquoi l’excellente femme la regardait comme si elle devait y prendre part, Bella trouva la journée mortellement longue. Vers le soir, — elle était dans sa chambre, — un domestique vint lui dire que mister Boffin la priait de se rendre chez lui.

Missis Boffin était sur le divan ; le boueur doré trottinait de long en large ; il s’arrêta en voyant entrer la jeune fille, l’appela d’un signe, lui prit la main, et se l’accrocha au bras.

« N’ayez pas peur, dit-il ; je ne suis pas fâché contre vous. Pourquoi trembler comme cela ? Rassurez-vous, chère belle, vous allez être vengée.

— Vengée ? murmura-t-elle avec surprise.

— Oui, ma chère ; attendez un peu. »

Il sonna, et fit demander Rokesmith. Bella se serait perdue en conjectures, si elle en avait eu le temps ; mais le domestique ayant trouvé le secrétaire dans le corridor, celui-ci entra à l’instant même. « Fermez la porte, lui cria le boueur doré ; ce que j’ai à vous dire ne vous plaira pas.

— Je le regrette, mais c’est probable, fit observer Rokesmith.

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria le vieux boueur.

— Qu’il n’est pas nouveau pour moi d’avoir à écouter de votre part ce que j’aimerais mieux ne pas entendre.

— Cela va changer, dit mister Boffin en secouant la tête d’un air de menace.

— Je l’espère, monsieur, répondit le jeune homme d’un ton calme et respectueux, qui néanmoins était ferme et digne, ce que Bella reconnut avec joie.

— Monsieur, poursuivit mister Boffin, regardez la jeune fille qui est à mon bras. »

À ces paroles imprévues, miss Wilfer leva les yeux et rencontra ceux de Rokesmith, dont le visage était pâle et agité. Elle se tourna vers mistress Boffin, rencontra de nouveau le regard du secrétaire, et, subitement éclairée par l’étincelle qu’elle en vit jaillir, elle comprit ce qu’elle avait fait.

« Je vous dis, monsieur, répéta mister Boffin, de regarder cette jeune lady. »

Bella crut voir un reproche dans les yeux qui s’arrêtaient sur elle ; mais il est possible que le reproche fût en elle-même.

« Dans la position où vous êtes, reprit le boueur doré, comment avez-vous pu oser sortir de votre classe, jusqu’à l’importuner de vos hommages impudents ?

— Je ne crois pas, monsieur, devoir répondre à des paroles aussi blessantes.

— Ah ! vous refusez de répondre ; vous ne croyez pas… eh bien ! moi je le ferai pour vous. La chose a deux faces, et je les prends l’une après l’autre : la première, c’est de l’insolence toute pure. » Rokesmith sourit avec amertume. « Oui, toute pure, continua mister Boffin ; pure insolence de penser à cette jeune lady qui n’est pas faite pour vous. Est-ce que vous n’êtes pas trop au-dessous d’elle ? Il lui faut quelqu’un de riche, — telle qu’elle est, ça ne peut pas lui manquer, — et vous ne l’êtes pas. »

Bella baissa la tête, et parut vouloir quitter le bras de mister Boffin.

« Je vous demande un peu qui vous êtes, vous, pour prétendre à cette jeune lady ? Elle attend une bonne enchère ; elle y a droit ; elle n’est pas sur le marché pour ceux qui ne pourraient pas la payer.

— Oh ! monsieur ! murmura Bella en se couvrant la figure de ses deux mains. Parlez pour moi, missis Boffin, je vous en conjure !

— Taisez-vous, la vieille ! dit le boueur doré en prévenant la réponse de sa femme. Bella, ma chère, calmez-vous ; soyez tranquille ; je soutiens vos droits.

— Mais non, monsieur, mais non ! s’écria-t-elle avec force, vous me faites injure.

— Ne vous troublez pas, ma chère, reprit le vieux boueur avec complaisance ; il va être obligé de s’expliquer. Voyons, Rokesmith, si vous refusez de répondre, vous ne pouvez pas refuser d’entendre ; eh bien ! je vous répète qu’il y a d’abord dans votre conduite insolence et présomption. Elle vous l’a dit elle-même, vous ne le nierez pas.

— Je lui en ai demandé pardon, s’écria Bella ; je le lui demanderais encore, et à deux genoux, si cela pouvait lui épargner vos paroles. »

Ici, les larmes de missis Boffin éclatèrent.

« Pas de tapage, la vieille ! s’écria le mari. Très-bien, ma belle, c’est d’un bon cœur ; mais j’entends dire à ce garçon tout ce qu’il mérite. Impudence, voilà le premier côté de l’affaire ; et ce n’est rien auprès de l’autre, qui est une indigne spéculation.

— Je le nie formellement.

— Niez tant qu’il vous plaira ; ça ne signifie rien. J’ai une tête sur les épaules, et ce n’est pas celle d’un enfant. Est-ce que je ne sais pas, continua mister Boffin en prenant une attitude soupçonneuse, et en faisant de son visage un amas de replis tortueux, est-ce que je ne sais pas tout ce qu’on fait pour me dévaliser ? Si je n’avais pas l’œil ouvert, et les mains sur mes poches, il y a longtemps que j’aurais dû prendre le chemin du work-house. Est-ce que je n’ai pas l’exemple de Dancer, d’Elwes, d’Hopkins, de Blewbury, et de tant d’autres ? Est-ce qu’ils n’ont pas été assaillis par un chacun, attaqués de façon à tomber dans la misère ? Est-ce qu’ils n’ont pas été forcés de cacher tout leur avoir, sans quoi on aurait tout pris ? voilà qui est certain. On me dira peut-être qu’ils ne connaissaient pas les hommes.

— Pauvres gens ! murmura le secrétaire.

— Qu’est-ce que vous dites ? murmura brusquement le boueur doré. Mais non, c’est inutile de le répéter ; ça n’en vaut pas la peine ; d’ailleurs nous ne serions pas d’accord. Je vas dérouler votre plan à cette jeune lady ; je veux lui montrer ce que vous êtes ; et vous aurez beau dire, rien ne pourra vous défendre. Écoutez bien, ma chère : c’est un garçon qui n’a rien, un pauvre, que j’ai ramassé dans la rue. Est-ce vrai, Rokesmith ?

— Allez, monsieur ; ne faites pas appel à mon témoignage.

— Votre témoignage ? est-ce que j’en ai besoin, moi ? y faire appel ? ce serait un peu drôle. Je le disais donc, c’est un pauvre que j’ai ramassé dans la rue. Je ne le connaissais pas ; il est venu à moi, m’a demandé de le prendre pour secrétaire, et je l’ai pris. Très-bien ; le voilà au courant de mes affaires, et il arrive à savoir que je veux doter cette jeune lady. « Oh ! oh ! que se dit mon jeune homme, » — ici le vieux boueur se frappa la narine avec le doigt d’un air astucieux, pour représenter Rokesmith en conférence avec son nez, — « un fameux coup de filet ! mettons-nous à l’ouvrage. » Et voilà mon compère qui se met à ramper du côté de la dot. Pas mauvaise la combinaison ; car si la jeune lady avait eu moins de bon sens, ou l’esprit tourné au romanesque, par saint Georges ! il pouvait réussir et empocher le magot. Par bonheur, elle était plus forte que lui. Maintenant qu’il a été pris la main dans le sac, il fait une jolie figure.

— Vos malheureux soupçons… commença Rokesmith.

— Très-malheureux pour vous, interrompit Boffin, rien n’est plus sûr.

— Ne méritent pas qu’on essaye de les détruire, continua Rokesmith, et je ne m’en donnerai pas la peine ; mais par respect pour la vérité…

— Bouh ! la vérité ! vous ne vous en moquez pas mal, dit le vieux boueur en faisant claquer ses doigts.

— Noddy ! s’écria sa femme d’un ton de reproche, Noddy !

— Tais-toi, la vieille ; je dis et je répète qu’il se moque de la vérité.

— Nos relations étant rompues, monsieur, répliqua le secrétaire, peu importe ce que vous pouvez dire.

— Oh ! vous êtes malin, reprit le vieux boueur d’un ton narquois ; tout est fini entre nous, vous l’avez deviné ; mais ce n’est toujours pas vous qui aurez pris les devants. Regardez un peu ce que je tiens là ; c’est votre paye, et votre certificat. Vous voyez que j’ai le pas sur vous ; ne prétendez pas que vous quittez la place : c’est moi qui vous renvoie.

— Pourvu que je parte, cela m’est égal, dit Rokesmith.

— Vraiment ! eh bien ! à moi, ça ne m’est pas égal du tout. Un garçon qui vous quitte, c’est une chose ; et le renvoyer parce qu’il a des vues sur votre fortune, c’en est une autre. Une et une font deux. Reste tranquille, la vieille ; mêle-toi de ce qui te regarde.

— Avez-vous dit tout ce que vous vouliez dire, monsieur ? demanda Rokesmith.

— Je n’en sais rien.

— Peut-être cherchez-vous s’il n’y a pas d’autres injures que vous puissiez m’adresser ?

— Je le ferai si ça me plaît, je n’ai pas besoin de votre permission. Vous voulez avoir le dernier mot, vous ne l’aurez pas.

— Noddy, mon cher, tes paroles sont très-dures, s’écria la pauvre femme, ne pouvant plus se contenir.

— La vieille, répondit mister Boffin, mais sans rudesse, si tu fourres ton nez là dedans sans qu’on t’y invite, j’irai chercher un oreiller, je te mettrai dessus, et je te porterai dans ta chambre. Que vouliez-vous dire, Rokesmith ?

— Un seul mot à miss Wilfer et à votre excellente femme.

— Dites-le et dépêchez-vous ; car j’ai assez de votre présence.

— Si j’ai supporté la position que j’avais ici, dit-il à demi-voix, c’était pour ne pas m’éloigner de miss Wilfer. Être près d’elle m’a dédommagé de tout ce que j’ai pu souffrir, m’a récompensé des efforts de chaque jour, et fait oublier le triste aspect sous lequel elle a dû me voir. Depuis qu’elle a repoussé mes vœux, pas un mot, pas un regard, au moins que je sache, ne les lui a rappelés ; mais je suis aujourd’hui tel que j’étais autrefois, si ce n’est que mon dévouement pour elle, — qu’elle me pardonne ce langage, — est plus profond et mieux fondé que jamais.

— Notez-le bien, s’écria le boueur en clignant un œil d’un air finaud, quand il dit miss Wilfer, ça signifie livres, schellings et pence ; voilà à quoi il est dévoué.

— Le sentiment que j’ai pour miss Wilfer, continua Rokesmith, n’est pas de ceux dont on doive rougir : je l’aime, et l’avoue sans crainte. Quel que soit l’endroit où je me rende en partant de cette maison, la vie sera pour moi décolorée et sans but, puisque je l’aurai quittée.

— C’est-à-dire quitté la dot : livres, schellings et pence, ajouta mister Boffin en clignant de nouveau les yeux.

— Que nulle pensée cupide ne se mêle dans mon esprit à celle de miss Wilfer, poursuivit Rokesmith, cela n’a rien de méritoire, puisque tous les trésors que je pourrais imaginer seraient sans valeur auprès d’elle. Qu’elle fût riche et du rang le plus élevé, cela n’aurait d’autre importance à mes yeux que d’augmenter la distance qui nous sépare, et je n’en serais que plus désespéré. Qu’elle puisse d’un mot vous dépouiller de votre fortune et se l’approprier, mister Boffin, pour moi elle n’en vaudra pas davantage.

— Qu’en penses-tu, la vieille ? demanda le boueur d’une voix railleuse en se tournant vers sa femme ; crois-tu encore qu’il ne se moque pas de la vérité ? Tais-toi, ma chère ; tu n’as pas besoin de parler ; mais tu as le droit de penser en toi-même. Quant à me dépouiller de mon avoir, je te garantis que si la chose était possible, il le ferait bien tout seul.

— Non, monsieur, » répondit Rokesmith en le regardant en face.

Mister Boffin se mit à rire. « Ah ! bah ! rien de tel que ces gens-là pour faire un bon coup, lorsqu’ils en ont le moyen.

— Je n’ai pas tout dit, reprit Rokesmith d’un ton grave. L’intérêt que m’inspire miss Wilfer a commencé dès notre première rencontre ; je dirai mieux, je ne l’avais jamais vue, qu’elle m’occupait déjà. Elle l’a toujours ignoré ; mais c’est là ce qui m’a fait rechercher mister Boffin et entrer à son service. Si j’en parle c’est pour me justifier de l’odieux calcul dont on m’accusait tout à l’heure.

— Un fameux chien ! dit mister Boffin d’un air capable ; il a encore plus de nez que je ne croyais. A-t-il préparé ça de loin, et bien conduit la chasse ! Il cherche d’abord à me connaître, puis à connaître ma fortune, puis cette jeune lady, puis la part qu’elle avait dans le testament. Il rassemble tout cela, et se dit en lui-même, je vas me faufiler chez Boffin, entortiller miss Wilfer, les attacher avec la même corde, et mener mes cochons à la foire ; je l’entends d’ici. Mais, Dieu me bénisse ! il n’avait pas affaire aux gens qu’il supposait. C’est à nous deux, ma Bella, puis à Dancer, à Hopkins, à Elwes, à Jones, à tous les autres qu’il s’adressait, et il a été battu. Il croyait nous faire sortir l’argent de la poche, et c’est lui qu’on fait sortir. »

Bella ne répondit rien ; pas un mot, pas un geste. Assise de côté sur une chaise, les mains sur le dossier, la figure dans ses mains, elle n’avait pas changé d’attitude depuis qu’elle avait retiré son bras de celui du boueur doré. Missis Boffin se leva au milieu du silence, et parut vouloir se diriger vers Bella ; mais son mari l’arrêta d’un signe, et l’obéissante femme se rassit immédiatement.

« Voici votre paye, monsieur, dit le boueur doré en jetant à Rokesmith ce qu’il avait à la main. Après les bassesses que vous avez faites, il ne doit pas vous en coûter de ramasser votre argent.

— Non, monsieur, car je l’ai gagné par un dur travail.

— J’espère que vous faites les paquets un peu vite ; plus tôt vous aurez décampé, mieux ça vaudra pour tout le monde.

— N’ayez pas peur, monsieur, que je m’attarde chez vous.

— Il y a cependant une chose que je voudrais vous demander avant d’être délivré de votre présence, ne serait-ce que pour montrer combien les fourbes de votre espèce s’abusent quand ils supposent qu’on ne voit pas qu’ils se contredisent. Vous prétendez avoir de l’admiration pour cette jeune lady…

— Je ne fais pas que de le prétendre, monsieur.

— Très-bien ; disons que vous l’admirez, puisque vous êtes si pointilleux. Comment alors avez-vous pu croire que cette jeune lady était assez imprévoyante, assez idiote, pour jeter son argent aux girouettes, et courir à toutes jambes au work-house ?

— Je ne vous comprends pas, monsieur.

— C’est pourtant clair. Où en serait-elle maintenant si elle avait écouté vos fleurettes ?

— Si j’avais été assez heureux pour gagner son affection, et posséder son cœur ? est-ce là ce que vous voulez dire, monsieur ?

— Gagner son affection ! répéta le boueur doré avec un ineffable mépris ; gagner son affection ! miaou, fait le chat ; et posséder son cœur ! couac, couac, fait le canard ; et le chien, ouah ! ouah ! Gagner son affection et posséder son cœur ! miaou, miaou ! couac, couac ! ouah ! ouah ! ouah ! »

Rokesmith le regarda avec surprise, croyant à un accès de folie.

« Ce qu’il lui faut, reprit mister Boffin, c’est de l’argent ; elle y a droit, et elle le sait.

— Vous lui faites injure, monsieur.

— Moi ! c’est vous qui l’insultez avec vos affections, vos cœurs et toutes vos calembredaines ; ça va de pair avec le reste. Je n’ai appris votre conduite qu’hier soir ; autrement j’en aurais parlé plus tôt, soyez-en sûr. Je le tiens d’une personne qui a une bonne tête ; elle connaît cette jeune lady, et sait comme moi que tout ce qu’elle désire c’est de l’argent, de l’argent, puis encore de l’argent ; et que votre affection et votre cœur, c’est des mensonges. »

Rokesmith se tourna tranquillement vers missis Boffin. « Madame, lui dit-il, vous avez été pour moi d’une bonté, d’une délicatesse, qui n’a pas varié d’un instant ; je vous en remercie de toute mon âme ; et vous prie de croire à ma profonde gratitude. Adieu madame, adieu miss Wilfer.

— Maintenant, chère Bella, calmez-vous, dit mister Boffin en posant la main sur la tête de la jeune fille, vous voilà bien vengée. »

Mais loin de se calmer, la chère belle recula pour échapper au vieux boueur ; et, se levant tout à coup, les bras tendus vers Rokesmith, « Oh ! monsieur, lui cria-t-elle au milieu de ses sanglots, je veux redevenir pauvre ; quelqu’un m’exaucera-t-il ? je l’en supplie, ou mon cœur va se briser. Cher Pa, je veux retourner chez vous ; être pauvre comme autrefois. J’étais mauvaise là-bas ; mais ici j’ai été bien pire. Je ne veux pas d’argent, mister Boffin ; je n’en veux pas ; gardez le vôtre ; laissez-moi aller retrouver mon père, et lui dire mon chagrin. Personne ne peut me comprendre et me consoler comme lui ; savoir tout ce que j’ai fait, et continuer à m’aimer comme un enfant. Je vaux mieux avec lui qu’avec tout autre ; je suis plus franche, plus triste ou plus joyeuse. » Suffoquée par les larmes, elle inclina la tête, et l’appuya sur l’épaule de missis Boffin, qui s’était approchée d’elle.

Rokesmith et le vieux boueur la regardèrent en silence, jusqu’au moment où elle-même fut silencieuse. « Eh bien ! ma chère, dit alors Boffin d’une voix caressante ; eh bien ! voilà qui est fini ; c’est une affaire faite ; la scène a été un peu chaude ; elle vous a émue ; ce n’est pas étonnant ; mais une affaire terminée, répéta le vieux boueur d’un ton définitif et d’un air satisfait.

— Je vous déteste, s’écria Bella, en se retournant vers lui, et en frappant de son petit pied ; — non, je ne peux pas vous détester ; mais je ne vous aime plus. »

Mister Boffin poussa une exclamation à voix basse.

« Vous êtes un méchant homme, un homme injuste, insolent, détestable. Je m’en veux de vous dire des injures : c’est bien ingrat ; mais elles sont vraies, archivraies ; vous le savez bien. »

Mister Boffin regarda à droite et à gauche, comme s’il croyait rêver.

« Tout à l’heure, en vous entendant, j’avais honte de vos paroles ; honte pour vous et pour moi. Quand je suis venue ici, je vous estimais, je vous honorais et ne tardai pas à vous aimer. À présent, votre vue m’est odieuse ; — cela ne va peut-être pas jusque-là ; mais vous êtes un monstre. »

Après avoir lancé ce trait de toute sa force, Bella se mit à rire convulsivement, et à pleurer tout ensemble. « Le meilleur souhait qu’on puisse faire pour vous, dit-elle en revenant à la charge, c’est que vous perdiez jusqu’à votre dernier schelling. Quel véritable ami que celui qui vous ruinerait ! vous seriez peut-être banqueroutier ; mais riche, vous êtes un démon. »

Elle éclata de rire de nouveau, riant et pleurant tout à la fois. « Je vous en prie, mister Rokesmith, ne partez pas sans m’avoir entendue. J’ai beaucoup de chagrin des injures que vous avez subies à cause de moi ; je vous en demande pardon, et du plus profond de mon cœur. »

Comme elle se dirigeait de son côté, il alla à sa rencontre, prit la main qu’elle lui tendait, et la portant à ses lèvres : « Soyez bénie ! » dit-il.

Le rire cette fois ne se mêla pas à ses larmes qui étaient pures et ferventes. « Il n’est pas un des mots qui vous ont été dits, monsieur, que je n’aie entendu avec indignation, et qui ne m’ait blessée plus que vous ; car ces injures m’étaient dues, et vous ne les méritiez pas. C’est par moi qu’on a su tout ce qu’on vous a reproché ; c’est moi qui l’ai dit, alors même que je m’en voulais de le faire. C’était bien mal ; et pourtant je vous l’assure, je l’ai fait sans méchanceté, dans un de ces mouvements d’orgueil et de folie, comme j’en ai si souvent. Il y a des jours où cela m’arrive ; mais j’en suis bien punie. Essayez de me pardonner.

— Je le fais de grand cœur, dit-il.

— Oh ! merci ! Ne partez pas encore ; on vous accuse, il faut qu’on sache la vérité. La seule faute que vous ayez commise en me parlant comme vous l’avez fait certain soir — avec quelle délicatesse, quel désintéressement, moi seule le sais et ne l’oublierai jamais — votre unique faute est de vous être exposé aux dédains d’une fille sans âme, à qui l’égoïsme avait tourné la tête, et qui était incapable de s’élever jusqu’à l’offre que vous daigniez lui faire. Depuis ce temps-là, monsieur, cette jeune fille s’est vue souvent sous un bien triste jour ; mais jamais sous un jour aussi déplorable qu’en entendant répéter les mots indignes qu’elle a employés pour vous répondre, fille cupide et vaine qu’elle était alors ! »

Il lui baisa de nouveau la main.

« Je dois le reconnaître, poursuivit-elle, si les paroles de mister Boffin m’ont révoltée, il n’en est pas moins vrai que, tout récemment encore, je méritais d’être ainsi défendue ; mais j’espère bien ne plus m’attirer pareil affront. »

Il lui baisa la main une dernière fois, et sortit sans rien dire. Bella fondit en larmes, et se précipitait vers la chaise qu’elle avait d’abord occupée, lorsque rencontrant missis Boffin : « Il est parti, s’écria-t-elle en se jetant dans les bras de l’excellente femme. Il a été insulté, calomnié, chassé d’une manière outrageuse ; et c’est moi qui en suis cause. »

Mister Boffin, dont les yeux n’avaient pas cessé de rouler pendant toute cette tirade, sembla revenir à lui-même. Il regarda fixement devant lui, renoua sa cravate qu’il avait desserrée, avala sa salive à plusieurs reprises, respira largement à deux ou trois fois, et poussa une exclamation qui prouva qu’il était mieux.

Missis Boffin ne dit pas un mot ; elle eut pour Bella des soins caressants, puis jeta un regard à son mari, comme pour lui demander des ordres. Noddy, sans lui répondre, alla s’asseoir devant elles deux ; et penché en avant, la figure impassible, les jambes écartées, une main sur chaque genou et les coudes en dehors, attendit que Bella eût relevé la tête, et séché ses larmes, ce qu’elle fit avec le temps.

« Je m’en vais, dit-elle en se levant tout à coup. Je vous suis très-reconnaissante de ce que vous avez fait pour moi ; mais je ne reste pas ici.

— Ma fille ! remontra missis Boffin.

— Non, répondit Bella, je ne peux pas rester, je ne peux pas, je ne peux pas.

— Réfléchissez, mon ange ; pas de précipitation ; pensez à ce que vous allez faire.

— Oui, dit mister Boffin, pensez-y bien.

— Dans tous les cas, je penserai du mal de vous, s’écria Bella en lui montrant un visage où la défense du secrétaire éclatait dans chaque fossette. L’argent vous a perdu ; vous n’avez plus de cœur ; vous êtes pire que Dancer, que Vulture Hopkins et Blackberry Jones ; pire que tous ces misérables, et vous n’étiez pas digne (ici elle fondit en larmes), pas digne de ce gentleman.

— J’espère, miss Bella, dit lentement le boueur doré, que vous n’entendez pas me comparer à ce Rokesmith ?

— Non, dit-elle en secouant avec fierté sa riche chevelure, et en se dressant de toute sa hauteur, qui n’était pas très-grande, non, dit-elle plus jolie que jamais au milieu de sa colère, non, car il vaut mille fois mieux que vous. Son estime me serait autrement précieuse que la vôtre, fût-il un simple balayeur, et vous en équipage d’or massif, l’éclaboussant de vos roues brillantes.

— Voilà qui est bon ! s’écria le boueur doré en ouvrant de grands yeux.

— Chaque fois, poursuivit-elle, que vous pensiez vous mettre au-dessus de lui, je vous voyais sous ses pieds ; pour moi il était le maître, vous étiez l’inférieur. À partir du jour où vous l’avez traité indignement, j’ai été pour lui contre vous ; je l’ai aimé, et je m’en vante. »

Ce violent aveu fut suivi d’une réaction non moins vive. Elle posa la tête sur le dos de sa chaise, et sanglota longuement.

« Voyons, dit mister Boffin dès qu’il put rompre le silence, écoutez-moi. Je ne suis pas fâché, Bella…

— Je le suis, répondit-elle.

— Je suis pas fâché, reprit le vieux boueur ; je ne demande qu’à oublier tout cela. Il n’en sera plus question ; voilà qui est entendu ; vous resterez ici.

— Rester ! s’écria-t-elle en se levant ; rester ici ! l’idée seule m’en est odieuse. Je m’en vais, et pour toujours.

— Pas d’enfantillage, répliqua Noddy avec bonté ; ce serait une faute irréparable ; songez-y, ne le faites pas ; vous le regretteriez plus tard.

— Jamais, dit-elle ; je me mépriserais à toute heure, si je restais chez vous après ce qui est arrivé.

— Sachez au moins ce que vous allez faire, Bella ; regardez avant de sauter. Restez avec nous, et tout ira bien ; quittez la maison, vous n’y rentrerez plus.

— C’est bien ainsi que je l’entends.

— N’espérez pas, si vous partez de cette façon-là, poursuivit mister Boffin, que je vous assurerai la dot que vous deviez avoir ; vous n’aurez rien, Bella ; faites-y bien attention, pas un farthing.

— Que je n’espère pas ? reprit-elle avec hauteur ; pensez-vous donc, que s’il vous plaisait de m’en offrir, il y aurait un pouvoir au monde qui me ferait accepter votre argent ? »

Mais il fallait se séparer de missis Boffin, et l’impressionnable créature s’affaissa de nouveau sous le poids de son émotion. À genoux devant cette excellente amie, la pressant dans ses bras, se berçant sur elle, pleurant et sanglotant : « Chère, bien chère, vous la meilleure, la plus aimée des femmes, je n’aurai jamais assez de tendresse et de reconnaissance pour vous. Je ne vous oublierai jamais, croyez-le bien. Si je dois vieillir au point d’être aveugle et sourde, je vous verrai, je vous entendrai en esprit, et je vous bénirai jusqu’à mon dernier jour. »

Missis Boffin pleurait de tout son cœur et la couvrait de baisers, en l’appelant sa chère fille ; mais elle n’ajouta pas un mot à cette parole qu’elle répéta mainte et mainte fois. Bella finit par s’éloigner d’elle ; et toujours en larmes, allait sortir de la chambre, lorsque, par un de ces retours affectueux qui lui étaient particuliers, elle se rapprocha de mister Boffin. « Je suis contente, monsieur, de vous avoir dit des injures, balbutia-t-elle avec des sanglots dans la voix, car vous les méritez bien ; mais je vous ai vu si bon, que je le regrette de tout mon cœur. Voulez-vous me dire adieu ? »

Il le fit d’une voix brève.

« Si je savais laquelle de vos mains est la moins gâtée, je vous demanderais la permission de la serrer une dernière fois ; mais non pour que vous me pardonniez mes paroles, car je ne m’en repens pas.

— Prenez celle-ci, dit mister Boffin en lui tendant la main gauche d’un air abasourdi, c’est elle qui sert le moins.

— Vous avez été excellent pour moi, monsieur, et je la baise en souvenir de vos bontés ; mais vous avez été aussi mauvais que possible pour mister Rokesmith, et je la repousse à cause de cela. Adieu, monsieur ; et merci pour mon compte.

— Adieu, » répéta mister Boffin.

Elle lui sauta au cou, l’embrassa de tout son cœur, et se sauva en courant. Arrivée dans sa chambre, elle s’assit par terre et pleura à chaudes larmes ; mais le jour baissait, il n’y avait pas de temps à perdre. Elle ouvrit tous les meubles, choisit, parmi ses effets, ceux qu’elle avait apportés de chez son père, et en fit un paquet mal tourné, qu’on lui enverrait plus tard. « Je ne veux pas des autres, dit-elle en serrant les nœuds avec force. Laissons tous les cadeaux, et commençons une vie nouvelle. »

Afin de mettre cette résolution en pratique, elle se déshabilla et prit la robe qu’elle portait le jour où elle avait quitté sa famille ; puis elle se coiffa du petit chapeau avec lequel elle était montée dans la voiture de mister Boffin en sortant de chez son père. « Me voilà au complet, dit-elle ; c’est un peu dur ; mais il ne faut pas pleurer. Bonne petite chambre ! tu m’as été bien douce ; adieu ; je ne te reverrai plus. »

Elle lui envoya un baiser du bout des doigts, ferma doucement la porte, descendit légèrement l’escalier, s’arrêtant de distance en distance ; et prêtant l’oreille, afin d’éviter toute rencontre, elle gagna le vestibule sans avoir vu personne.

La chambre qu’avait occupée le secrétaire était ouverte ; elle y jeta un regard en passant et, ne voyant sur la table aucun papier, devina qu’il était parti. Elle ouvrit doucement la porte, la referma tout doucement, se retourna, et, bien que ce ne fût qu’un vieil assemblage de bois et de ferraille, elle y mit un baiser, puis s’éloigna d’un pas rapide. « J’ai bien fait de marcher vite, dit-elle en se ralentissant dès qu’elle eut gagné la rue voisine ; si j’avais gardé assez d’haleine pour cela, j’aurais encore pleuré. Pauvre cher Pa ! il va être bien étonné de me voir. »