Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 1p. 346-359).


XIII

SOLO ET DUO


Le vent soufflait tellement fort que l’inconnu en fut presque renversé, lorsque, sortant de chez Riderhood, il se trouva au milieu de l’obscurité et de la fange de Limehouse. Les portes claquaient violemment ; le gaz, balloté dans tous les sens, finissait par s’éteindre ; les enseignes s’agitaient dans leurs cadres ; et l’eau des ruisseaux, fouettée et dispersée, volait çà et là et retombait sous forme de pluie.

Indifférent à la tourmente, la préférant même à un temps moins mauvais parce qu’elle rendait les rues désertes, l’inconnu jeta autour de lui un regard investigateur. « C’est bien cela, autant que je puis le croire, murmura-t-il. Je n’étais jamais venu ici avant ce jour-là, et n’y suis pas revenu depuis lors. Jusqu’à présent j’ai bien retrouvé ma route ; mais quel chemin avons-nous pris ensuite ? Nous avons tourné à droite en sortant de la boutique ; c’est ce que je viens de faire ; mais après ? Avons-nous suivi cette allée, ou remonté cette ruelle ? Je ne m’en souviens plus. »

Il suivit l’allée, prit la ruelle, ne reconnut pas plus l’une que l’autre, s’égara complètement, et finit par se retrouver au point de départ. « Je me rappelle qu’il y avait aux fenêtres supérieures des perches sur lesquelles séchaient des hardes ; au rez-de-chaussée un cabaret borgne ; du fond d’un passage, appartenant à cette buvette, s’échappaient le raclement d’un violon, et le piétinement des danseurs ; mais tout cela existe dans la ruelle, aussi bien que dans l’allée. En fait d’autres détails, il ne m’est resté dans l’esprit qu’un mur, une entrée sombre, un escalier, puis une chambre. »

Il changea de direction ; mais sans plus de résultat ; les murs, les entrées sombres, les escaliers, et les chambres se retrouvaient partout. Ainsi qu’il arrive à la plupart des gens égarés, il décrivait un cercle, et revenait toujours au même point. « C’est comme cela, dit-il, dans tous les récits d’évasion : la piste des fugitifs semble toujours prendre la forme du globe qui porte ces malheureux ; on dirait l’effet d’une loi secrète. »

Arrivé dans un endroit que le vent avait fait déserter, il ôta sa perruque et ses favoris d’étoupe, les cacha sous son paletot de marin, et offrit avec Julius Handford, ce gentleman disparu et vainement réclamé par les journaux, plus de ressemblance qu’il n’y en eut jamais entre deux frères. Il redevint en même temps le secrétaire de mister Boffin ; car entre John Rokesmith et Julius Handford la ressemblance n’était pas moins grande. « Rien qui puisse me conduire à la scène du crime, dit-il ; non pas que j’y tienne absolument, mais étant venu jusqu’ici j’aurais été bien aise d’en parcourir le chemin. » Renonçant alors à ses recherches, il se dirigea de manière à sortir de Limehouse, et passa près de l’Église. Il s’arrêta devant la grille du cimetière, contempla la grande tour, qui se dressait comme un spectre et bravait la tourmente. Il regarda les pierres blanches qui recouvraient les tombes, et représentaient les morts, couchés dans leurs linceuls ; puis compta les neuf heures que sonnait la cloche de l’horloge.

« C’est une situation dans laquelle bien peu de gens se sont trouvés, dit-il : regarder un cimetière par une nuit de tempête ; sentir que l’on ne tient pas plus de place parmi les vivants, que les morts qui vous entourent ; et savoir qu’on est enterré quelque part, comme ils le sont ici. Je ne m’y accoutume pas. Un esprit qui reviendrait sur la terre, et que personne ne reconnaîtrait, ne se sentirait pas plus étranger, plus seul ici-bas que je ne le suis parmi les hommes. Mais c’est le côté fantastique de la position ; elle en a un réel, et tellement épineux que je ne puis résoudre les difficultés qu’il présente. J’y songe cependant tous les jours ; mais ainsi que la plupart des hommes, j’élude sans cesse le point qui m’embarrasse. Il faut pourtant vider la question, et ne plus la tourner, aller droit au but, et prendre un parti.

« Quand je fus rappelé à Londres, cette ville qui n’éveillait en moi que les plus tristes souvenirs, j’y revins avec un sentiment de répulsion pour la mémoire de mon père, pour l’argent qu’il me laissait, pour la femme que j’étais forcé de prendre. Je me défiais de l’intention qui m’avait imposé ce mariage. Je me défiais de moi-même ; j’avais peur d’être pris de vertige en face de cette fortune ; peur de me sentir ingrat pour ces deux chères créatures auxquelles nous devions, ma sœur et moi, les seuls rayons de notre enfance. Je revenais timide, inquiet, divisé par des sentiments contraires, effrayé de moi-même et des autres ; ne connaissant de la fortune paternelle que la bassesse qui l’avait accompagnée.

— Arrête-toi, et réfléchis ; est-ce bien cela, John Harmon ?

— Exactement.

« Il y avait à bord un nommé Georges Radfoot qui remplissait les fonctions de contre-maître. Je ne le connaissais pas, et n’avais entendu son nom pour la première fois qu’une semaine avant notre départ : j’étais sur le navire, à surveiller l’embarquement de mes effets, lorsque je fus accosté par l’un des commis de l’agence, lequel m’ayant appelé mister Radfoot, me montra des papiers qu’il avait à la main. Ce fut de la même manière que deux jours après il m’entendit nommer : il était à bord, quand l’un des commis lui toucha l’épaule en lui disant : « Excusez-moi, mister Harmon… » Nous étions de la même taille, de la même grosseur ; mais je ne crois pas qu’il y eût entre nous de ressemblance frappante, et il était aisé de nous reconnaître quand nous étions ensemble.

« Quelques paroles échangées à l’occasion de ces méprises nous mirent facilement en rapport. La chaleur étant excessive, il eut l’obligeance de me faire avoir sur le pont une cabine située à côté de la sienne, et qui était beaucoup plus fraîche que celle que j’occupais. Il avait fait, comme moi, ses études à Bruxelles, y avait appris le français, que je parlais également, et racontait de sa jeunesse — Dieu sait jusqu’à quel point c’était vrai — une histoire qui ressemblait à la mienne. Enfin, comme lui, j’avais été dans la marine. Tout cela nous ayant rapprochés, nous en arrivâmes aux confidences, et d’autant plus facilement que tout le monde à bord savait le motif qui m’appelait en Angleterre. Il connut mes inquiétudes, et ma pensée, bien arrêtée de voir la femme qui m’était destinée, afin de la juger par moi-même sans qu’elle pût deviner qui j’étais. Je voulais également surprendre missis Boffin.

« Il était donc convenu avec Radfoot qu’il m’aiderait à me procurer des habits de matelot, que nous irions nous installer dans le voisinage de miss Wilfer, et que nous verrions ensuite à profiter des circonstances. En supposant que nous ne pussions arriver à aucun résultat, la situation n’en serait pas plus mauvaise ; cela ne ferait que retarder de quelques jours ma visite à mister Lightwood. Ce qu’il y avait dans ce projet d’avantageux pour Radfoot, c’était la nécessité où je me trouvais de disparaître pendant un jour ou deux. Il fallait qu’en sortant du navire je fisse perdre ma trace ; sans cela je pouvais être observé ou reconnu, et le plan était manqué. C’est ainsi que je débarquai, ma valise à la main, ainsi que misters Kibble et Potterson l’ont déclaré devant le coroner.

« Je me dirigeai vers le Trou de Limehouse, comme il était convenu, et j’attendis Radfoot à côté de l’église près de laquelle je viens de passer. Peut-être, si la chose était nécessaire, pourrais-je me rappeler le chemin que j’avais suivi jusque-là ; mais j’ignore celui que nous avons pris ensuite pour aller chez Riderhood. Je ne sais qu’une chose, c’est que nous avons fait des détours sans nombre, qui probablement avaient pour but de m’empêcher de me reconnaître. Lorsque Radfoot s’arrêta chez Riderhood, et lui demanda où nous pourrions trouver un logement, ai-je conçu le moindre soupçon ? Aucun ; cela n’est pas douteux. Je crois que c’est Riderhood qui lui procura le narcotique ; mais je ne l’affirmerais pas. Tout ce que je peux dire, c’est qu’ils avaient été de compte à demi dans plus d’une scélératesse ; leur intimité évidente et le caractère de Riderhood ne me laissent à ce sujet aucune incertitude. Quant au narcotique dont il a fait usage à mon égard, je n’ai que deux raisons pour supposer qu’il venait de Riderhood : la première, c’est qu’en sortant de chez celui-ci, Radfoot changea de poche un petit paquet dont l’enveloppe n’avait pas été touchée ; la seconde, c’est que Riderhood, je l’ai su depuis, a été mis en prison pour avoir volé un matelot à qui pareille drogue avait été administrée.

« Nous n’avions pas fait un mille à partir de cette boutique, lorsque nous arrivâmes à un porche étroit, une espèce de corridor où se trouvait un escalier qui nous conduisit dans une chambre. La nuit était très-noire et il pleuvait à verse. Je crois encore entendre la pluie tomber sur les dalles du passage, qui n’était pas couvert. La chambre donnait sur la Tamise, sur un dock ou sur une crique, et la marée était basse. Non-seulement j’aurais pu le savoir par l’heure qu’il était alors ; mais, en attendant le café, j’écartai le rideau de la fenêtre, un rideau brun, et je vis que les lumières peu nombreuses du voisinage se reflétaient dans la vase. Radfoot avait sous le bras un sac de toile où se trouvait un habillement complet. Je n’avais pas emporté de vêtements puisque je voulais acheter un costume de matelot. « Vous êtes trempé, me dit-il (je me rappelle ces paroles comme si c’était hier), tandis que moi, sous mon waterproof, je n’ai pas un fil de mouillé. Prenez ces habits et mettez-les ; il vous vont aussi bien, si ce n’est mieux, que les hardes que vous achèterez demain. Pendant ce temps-là, j’irai presser le café et dire qu’on nous le monte brûlant. » Il revint un instant après ; j’étais vêtu de ses habits. Il était accompagné d’un nègre ayant une veste blanche, comme un chef de cuisine. Le nègre apportait le café, et le posa sur la table sans me regarder une seule fois. Tout cela est d’une vérité rigoureuse ; j’en suis certain.

« Je passe maintenant à des impressions maladives, incohérentes, mais tellement fortes que je peux compter sur leur exactitude. Seulement il y a entre elles des vides qui ne me laissent aucun souvenir et auxquels ne se rattache aucune notion du temps. À peine avais-je bu quelques gorgées de café que Radfoot me sembla prendre des proportions colossales et qu’une influence irrésistible me poussa à me jeter sur lui. La lutte eut lieu près de la porte et fut de courte durée. Il était facile de se débarrasser de moi : je frappais à l’aventure, emporté que j’étais dans un tourbillon qui me donnait le vertige et faisait jaillir des flammes qui me séparaient de mon adversaire. Enfin je tombai sans mouvement.

« Tandis que j’étais là, gisant sur le carreau, un pied me retourna ; je fus pris par la cravate et traîné dans un coin. J’entendis plusieurs voix d’hommes ; un pied me retourna encore ; je vis, étendu sur le lit un individu qui me ressemblait et qui portait mes vêtements. Un silence dont il m’est impossible d’apprécier la durée, et qui pour moi fut aussi bien d’un an que d’une semaine ou d’un jour, fut rompu tout à coup par une lutte violente que se livraient des hommes dont la chambre était pleine. Celui qui me ressemblait, et qui avait ma valise à la main, fut attaqué. On me foula aux pieds, on tomba sur moi ; j’entendis frapper avec force, et je me figurai qu’on abattait un arbre. Je n’aurais pas pu dire qui j’étais, je ne le savais pas, j’avais disparu ; mais je pensais à un bûcheron, au bruit de la cognée, et il me semblait vaguement que j’étais dans une forêt. Est-ce encore exact ? Oui, toujours, si ce n’est qu’il m’est impossible de ne pas dire Je, et que je n’étais pour rien dans tout cela. Je ne me connaissais plus et n’avais aucun souvenir de moi-même.

« Ce ne fut qu’après avoir glissé dans quelque chose, qui me fit l’effet d’être un tuyau, entendu un bruit de tonnerre accompagné de craquements et de pétillements, comme dans un incendie, que la conscience de ma personnalité me revint. « C’est John Harmon qui se noie ! Courage, John Harmon invoque le ciel, et tâche de te sauver. » Je pense avoir crié cela dans mon agonie. Puis il se passa quelque chose d’inexprimable ; mon horrible pesanteur se dissipe, et je sentis que c’était moi qui me débattais dans l’eau, où je me trouvais seul. J’étais faible, oppressé, engourdi, emporté par la marée qui m’entraînait rapidement. Sur les deux rives s’enfuyaient les lumières, comme si elles avaient eu hâte de s’éloigner pour me laisser périr dans l’ombre. La marée descendait ; mais je ne connaissais plus le cours de la rivière. À la fin, me guidant avec l’aide du ciel vers une rangée de bateaux qui se trouvaient le long d’une jetée, je me cramponnai à l’un d’eux. Je fus aspiré sous la quille, et remontant de l’autre côté, j’arrivai mourant sur la rive.

« Étais-je resté longtemps dans l’eau ? Je ne saurais le dire ; assez cependant pour être gelé jusqu’au cœur. Le froid néanmoins me fut favorable, car ce fut l’air glacé de la nuit, joint à une pluie torrentielle, qui me rappela à moi-même. La chaussée dépendait d’une taverne où j’arrivai en rampant. Les gens de la maison supposèrent que, dans mon ivresse, j’étais tombé sur la pierre où ils m’avaient trouvé ; car je ne pouvais rien dire ; mes pensées étaient confuses, et le poison que j’avais pris m’avait presque enlevé la parole. Comme il faisait nuit et qu’il pleuvait encore, je pensais toujours être au soir où j’avais accompagné Radfoot ; mais nous étions au lendemain ; il y avait dans ma vie une lacune de vingt-quatre heures.

« Je dois être resté deux jours dans cette taverne ; j’en ai souvent fait le compte. Oui, deux jours pleins. C’est pendant ce temps-là qu’il me vint à l’esprit de faire servir à mes projets l’événement auquel je venais d’échapper. L’effroi que j’éprouvais d’un mariage forcé, la crainte de perpétuer le misérable sort de la fortune de mon père, de cet argent qui paraissait être destiné à ne produire que le mal, agissaient fortement sur mon esprit, rendu craintif par l’oppression qui pesa sur mon enfance. Je ne m’expliquais pas alors comment je me trouvais sur la rive opposée à celle de Limehouse ; aujourd’hui je ne le comprends pas davantage. Mais pourquoi sortir de la question ?

« Je n’aurais pas pu exécuter mon projet sans les valeurs que je portais autour du corps dans une ceinture imperméable : quarante et quelques livres ; une mince fortune pour un homme qui en attendait plus de cent mille ; mais cela me permettait de réaliser mon plan. Sans ces valeurs je n’aurais pas pu me rendre au café de l’Échiquier, ni louer l’appartement de mister Wilfer.

« J’étais à l’hôtel depuis douze jours, lorsqu’on retrouva le corps de Radfoot. Les tortures morales qui m’assiégèrent à cette époque, affreux cauchemar qui était la conséquence du poison, me firent croire que j’y avais passé beaucoup plus de temps ; je sais néanmoins le contraire. Ces tortures se sont affaiblies peu à peu ; et je crois maintenant en être délivré ; cependant il m’arrive quelquefois d’être obligé de m’arrêter au milieu d’une phrase et de réfléchir pour trouver les mots dont j’ai besoin.

« Me voilà encore sorti de mon sujet ; la conclusion est cependant assez prochaine pour que je n’essaye pas d’y échapper. Allons droit au but, puisqu’il faut l’atteindre. Je me procurais les journaux tous les matins, afin d’y chercher la nouvelle de ma disparition ; mais on n’en parlait pas. Un soir, étant sorti pour prendre l’air (je ne quittais ma chambre qu’à la nuit close), je vis un rassemblement autour d’une affiche placardée à Whitehall. Cette affiche annonçait qu’on avait trouvé dans la Tamise le corps de John Harmon, et que les coups et blessures dont il portait les traces faisaient naître les soupçons les plus graves. Venaient ensuite le signalement, les détails du costume, les papiers qui se trouvaient dans mes poches, enfin l’endroit où il fallait aller pour reconnaître le cadavre. Poussé par un sentiment irréfléchi, dont la force m’égarait, je courus à l’adresse indiquée. Je fus mis en présence du défunt ; j’eus sous les yeux le spectacle de la mort à laquelle j’avais échappé ; et dans ce tableau, dont l’horreur venait se joindre aux tortures que le poison me faisait souffrir, je reconnus Redfoot. On l’avait tué pour lui arracher ma valise, et probablement on l’avait jeté dans la rivière en même temps que moi, qu’il avait voulu assassiner.

« Je fus ce soir-là au moment de déclarer ce que je savais, bien que je n’eusse aucun renseignement sur le coupable et que la seule chose que j’eusse à dire, c’était que la victime, au lieu de se nommer John Harmon, s’appelait George Redfoot. Le lendemain, tandis que je me demandais ce que j’allais faire, le bruit de ma mort se répandit. J’hésitais toujours ; pendant ce temps-là, ma mort se confirmait. L’enquête, le gouvernement, le pays tout entier déclaraient que j’étais mort. Je ne pouvais pas prêter l’oreille cinq minutes aux bruits extérieurs sans entendre dire que je n’étais plus. Ainsi mourut John Harmon ; Jules Handford disparut à son tour et fut remplacé par Rokesmith. La démarche que celui-ci vient de faire a pour but de réparer le tort que son silence a causé à des innocents, et qu’il était loin de soupçonner. C’est par mister Lightwood, dont on lui a rapporté les paroles, qu’il en a eu connaissance ; et il fera tout son possible pour réparer ce dommage, ainsi que l’équité l’y oblige.

« Est-ce bien tout ce qu’il y avait à dire ? Oui, j’ai tout rappelé fidèlement, tout ce qui est arrivé jusqu’ici. Mais après ? L’avenir est plus difficile à sonder que le passé ; dire ce qu’il faudrait faire serait moins long que de raconter ce qui a été fait ; mais la tâche est plus rude. Harmon est bien mort ; faut-il le faire revivre ?

« Et pourquoi. — Pour éclairer la justice à l’égard du crime le plus odieux. Pour lui dénoncer un passage obscur, un escalier, une pièce à rideau brun, où le café est servi par un nègre ; pour rentrer dans la fortune de mon père et en acheter celle que j’aime ; car c’est plus fort que moi, je l’aime en dépit de tout raisonnement ; (Est-ce que la raison a quelque chose à voir avec cela !) Mais elle aimerait le mendiant du coin plutôt que de m’épouser pour moi-même. Quel emploi de cette fortune ! que ce serait bien digne de l’usage qui en a toujours été fait !

« Voyons la thèse contraire : pourquoi John Harmon doit-il rester dans la tombe ? Parce qu’autrement ce serait dépouiller ses vieux amis, et que si la fortune est entre leurs mains, c’est moi qui l’y ai fait tomber. Parce qu’il les voit jouir de cet argent, parce qu’ils en font bon usage, qu’ils en effacent la rouille, et le purifient de ses souillures. Parce qu’ils ont adopté Bella, et pourvoiront à son avenir ; parce qu’il y a chez Elle assez de chaleur et de sensibilité pour que ces germes se développent, et arrivent à porter des fruits durables, si elle reste dans d’heureuses conditions ; parce que la place qu’elle occupait dans le testament de mon père avait aggravé ses défauts, et que déjà elle redevient meilleure. Parce que son mariage avec John Harmon, après ce que je lui ai entendu dire à elle-même, serait un acte dérisoire, dont nous aurions mutuellement conscience ; un marché qui nous avilirait à nos propres yeux, et nous rendrait méprisables l’un pour l’autre. Parce que s’il revenait sans l’épouser, John Harmon n’en perdrait pas moins sa fortune, qui retournerait alors à ceux qui l’ont aujourd’hui.

« Mais quelle sera ta part, John Rokesmith ? Ma part est d’avoir retrouvé mes anciens amis aussi fidèles, aussi tendres que si j’étais vivant ; se faisant de ma mémoire un mobile à des actions généreuses, qu’ils accomplissent en mon nom. Quand ils auraient pu, négligeant mon souvenir, passer avidement sur ma tombe pour saisir la fortune que leur donnait ma mort, je les ai trouvés s’attardant sur le chemin, et se rappelant, dans leur sincérité naïve, l’amour qu’ils avaient eu pour moi, à l’époque où je n’étais qu’un pauvre enfant.

« J’ai appris, de la bouche même de celle que j’aurais épousée si j’avais été de ce monde, cette vérité révoltante, que je l’aurais achetée comme un sultan achète une esclave, car elle n’a pas le moindre amour pour moi.

« Ma part ? Mais si les morts ont jamais su de quelle manière les vivants se conduisaient envers eux, qui donc, parmi eux tous, a plus que moi trouvé ici-bas de fidélité et de désintéressement ! Si je m’étais présenté, ces nobles amis m’auraient accueilli à bras ouverts ; et, pleurant de joie, m’auraient tout rendu avec bonheur. J°ai disparu ; ils ont pris ma place en me regrettant, sans être gâtés par la fortune. Qu’ils y restent, et que Bella garde la position qu’ils lui ont assurée.

« Que me reste-t-il à faire ? À mener la vie tranquille que je me suis créée près d’eux, jusqu’à ce qu’ils soient habitués à leur nouvelle existence, et que la foule d’escrocs se soient jetée sur une proie nouvelle. La méthode que j’ai introduite dans leurs affaires, et avec laquelle je m’efforce tous les jours de les familiariser, sera je le suppose assez bien établie alors pour qu’ils puissent diriger leur fortune. Je sais qu’il me suffira de demander pour obtenir. Lorsque le moment sera venu, je réclamerai une somme équivalente à celle que l’on m’a volée, afin de me retrouver comme avant ; et John Rokesmith reprendra son ancienne existence. Quant à John Harmon, il ne doit pas reparaître. Pour que dans un avenir lointain je n’aie pas à me faire d’illusions sur les sentiments de Bella, et que je ne me dise pas qu’elle eût peut-être accepté mon amour, si je le lui avais offert, j’en subirai l’épreuve, bien que je sache d’avance la réponse qui me sera faite.

« J’ai tout examiné, tout pesé du commencement à la fin, et je me sens plus tranquille. »

Cette conférence avec lui-même l’avait tellement absorbé qu’il ne s’était aperçu ni du chemin qu’il avait fait, ni du vent contre lequel il avait lutté d’instinct. Arrivé à un endroit de la Cité, où il y avait des voitures de place, il se demanda s’il retournerait directement chez lui. Il décida qu’il irait d’abord à l’hôtel, se disant qu’il valait mieux y déposer le paletot de Radfoot qu’il avait alors sur le bras, que de l’emporter à Holloway, miss Lavinia et son auguste mère étant d’une curiosité sans pareille à l’égard de tout ce qu’il possédait.

Mister et missis Boffin n’y étaient pas, miss Wilfer se trouvait au salon. Ne se sentant pas très-bien elle n’avait pas voulu sortir ; et avait demandé dans le courant de la soirée si mister Rokesmith était dans son cabinet.

« Présentez mes compliments à miss Wilfer et annoncez-lui que je suis de retour, » dit-il au valet de chambre qui lui donnait ces détails.

Miss Wilfer envoya ses compliments à mister Rokesmith, et le fit prier, si toutefois cela ne le dérangeait pas, de vouloir bien monter au salon avant de partir. Cela ne dérangeait pas mister Rokesmith, qui monta immédiatement.

Qu’elle était jolie ! oh ! qu’elle était jolie ! Si le père Harmon avait seulement laissé sa fortune à son fils sans y mettre cette clause obligatoire, et, qu’ayant rencontré cette adorable créature, ce fils avait eu le bonheur de s’en faire aimer !

« Êtes-vous malade, mister Rokesmith ?

— Pas du tout, miss ; je me porte à merveille seulement on m’a dit que vous étiez souffrante ; je l’ai appris avec regret.

— Oh ! presque rien ; un peu de migraine seulement ; j’ai craint la chaleur du théâtre, et je suis restée. Je vous demandais si vous étiez malade parce que vous êtes d’un pâle…

— C’est que j’ai fait ce soir un travail difficile. »

Elle était au coin du feu, sur une ottomane ; son petit bijou de table à côté d’elle, portant son livre et son ouvrage. Ah ! quelle vie différente pour John Harmon s’il avait eu le privilège de s’asseoir là, d’entourer du bras cette jolie taille, et de dire de sa voix la plus douce : « J’espère qu’en mon absence le temps a paru bien long. Que tu fais donc une délicieuse déesse du foyer, ma charmante ! » Mais le secrétaire, qu’un abîme séparait de John Harmon, resta debout, à une distance peu considérable comme espace, énorme comme obstacle à franchir.

« Mister Rokesmith, dit Bella, en prenant son ouvrage et en l’examinant aux quatre coins, je tiens à vous expliquer pourquoi l’autre jour je vous ai traité durement. Vous n’avez pas le droit de censurer ma conduite. »

La façon piquante dont elle lui jeta ce regard à demi-boudeur, à demi-blessé, aurait paru adorable à John Harmon. « Vous censurer, miss ! au contraire ; vous ne saurez jamais tout le bien que je pense de vous.

— Vraiment, monsieur ? Est-ce avoir bonne opinion de moi que de supposer que j’oublie ma famille depuis que je suis heureuse ?

— L’ai-je supposé ?

— Oui, monsieur ; cela ne fait pas de doute.

— Je me suis permis de vous rappeler une légère omission, à laquelle vous arriviez… naturellement ; rien de plus.

— Oserai-je, monsieur, vous demander pourquoi vous vous êtes permis cela ? J’espère que le mot n’a rien qui vous blesse ; c’est vous qui l’avez dit.

— Si j’ai pris cette liberté, miss, c’est parce que je vous porte un intérêt aussi profond que sincère. Je voudrais vous voir toujours parfaite ; je voudrais… Puis-je continuer, miss ?

— Non, monsieur, répondit-elle en s’animant, vous êtes allé déjà trop loin ; et si vous avez quelque générosité, quelque honneur, vous n’en direz pas davantage.

À la vue de cette figure hautaine dont les yeux étaient baissés, de cette respiration rapide, agitant les boucles brunes qui retombaient sur ce cou ravissant, John Harmon aurait sans doute gardé le silence ; c’est ce que fit Rokesmith.

« J’ai voulu, reprit-elle, vous parler une fois pour toutes, et je ne sais comment le faire. J’y ai pensé toute la soirée ; car j’y suis résolue ; je sens que je le dois, et je vous prie, monsieur, de m’accorder un instant. »

Il ne répondit rien. Elle fit un léger mouvement comme pour lui adresser la parole, car elle lui tournait le dos, répétant ce mouvement plusieurs fois, et se décida enfin à lui parler en ces termes :

« Vous savez, monsieur, quelle est ma position ; vous connaissez ma famille ; je n’ai personne que je puisse charger de vous exprimer ce que j’ai à vous dire ; il faut donc que je m’en acquitte moi-même. Est-il généreux, est-il honorable de votre part de vous conduire comme vous le faites envers moi ?

— Il est peu honorable d’être fasciné par vous ; miss ? peu généreux de vous être tout dévoué ?

— C’est au moins déplacé, » dit Bella.

John Harmon, répudié de la sorte, aurait pu trouver qu’il y avait là hauteur et mépris.

« Pardonnez-moi si je poursuis ma pensée, dit le secrétaire, mais je suis contraint de m’expliquer pour me défendre. J’espère que ce n’est pas une faute irrémissible, même de ma part, de vous faire l’honnête déclaration d’un dévouement…

— L’honnête déclaration ! interrompit Bella.

— Pouvez-vous dire le contraire, miss ?

— Je demande à n’être pas questionnée, mister Rokesmith. Vous m’excuserez si je n’accepte pas d’interrogatoire, dit-elle en s’abritant sous un air de dignité blessée.

— C’est peu charitable, miss Wilfer, car ce sont vos paroles qui ont amené cette question ; je veux bien l’écarter, mais ce que j’ai déclaré n’en existe pas moins. Je ne retire pas l’aveu de mon attachement pour vous, d’un attachement aussi vif que profond et dévoué.

— Je le repousse, dit Bella.

— Je m’attendais à cette réponse ; il faudrait que j’eusse été sourd et aveugle pour en être surpris. Mais vous pardonnerez cette faute qui porte en elle son châtiment.

— Quel châtiment, monsieur ?

— Ce que je souffre n’est-il rien ? Mais pardon, je ne vous interroge pas.

— Vous vous autorisez d’un mot qui m’a échappé, dit Bella avec une légère nuance de remords, pour me faire passer pour une… Je ne sais pas… J’ai dit cela sans réflexion ; si j’ai eu tort, je le regrette ; mais vous le répétez de sang-froid, après y avoir songé, ce qui n’est pas mieux. Quant à ce que vous disiez tout à l’heure, je désire qu’il n’en soit plus question, ni à présent ni jamais ; comprenez-le bien, mister Rokesmith.

— Ni à présent, ni jamais ? dit-il.

— Oui, monsieur, reprit-elle avec une animation croissante, je vous demande de cesser des poursuites qui me déplaisent, et de ne pas profiter de la place que vous occupez dans cette maison pour m’en rendre le séjour désagréable. Je vous demande de renoncer à l’habitude que vous avez prise d’attirer les regards de missis Boffin, ainsi que les miens, sur des attentions que je trouve peu convenables.

— J’ai attiré les regards de missis Boffin ?

— Je le crois, interrompit Bella ; dans tous les cas, si vous n’y êtes pas arrivé, ce n’est pas votre faute.

— J’espère que vous vous trompez, miss ; je serais désolé qu’il en fût ainsi, mais je ne le pense pas. Toutefois, soyez sans crainte, désormais rien de tout cela n’aura lieu.

— Je suis heureuse de cette assurance, elle me soulage, dit Bella. J’ai d’autres projets d’avenir ; ma vie est arrangée d’une manière différente ; pourquoi gâter la vôtre ?

— Ma vie ! dit le secrétaire, ma vie ! » Le ton bizarre dont il proféra ces mots, ainsi que l’étrange sourire dont cette exclamation fut accompagnée, étonna la jeune fille ; mais le sourire s’effaça immédiatement, et ce fut d’un air triste qu’il ajouta, au moment où ses yeux rencontrèrent ceux de Bella : « Vous avez employé tout à l’heure des mots bien durs, miss Wilfer ; il y a, je n’en doute pas, quelque chose qui les justifie dans votre pensée, mais je ne saurais les comprendre. Excusez-moi donc si j’en demande l’explication. Ma conduite à votre égard, avez-vous dit, serait peu généreuse, peu honorable : qu’ai-je fait pour mériter ces reproches ?

— J’aurais préféré que cette question n’eût pas lieu, dit-elle avec hauteur.

— Moi aussi j’aurais mieux aimé ne pas la faire ; mais vos paroles me l’imposent. Je vous en prie, répondez-moi, sinon par obligeance, du moins par équité.

— Eh bien, monsieur, dit-elle en s’efforçant de contenir son impatience, est-il généreux d’user contre moi de la faveur dont vous jouissez auprès de mister et de missis Boffin ?

— Contre vous ?

— Est-il honorable de chercher à vous servir de leur influence pour appuyer des projets que vous savez ne pas me convenir, et que je vous prie formellement d’abandonner ? Est-il honorable de vous être faufilé dans cette place en vous disant que je viendrais ici ? Peut-être cependant ne l’avez-vous pas fait pour cela et je voudrais qu’il n’en fût rien ; mais est-il généreux de profiter de l’occasion pour agir à mon préjudice ?

— Misérable complot ! dit le secrétaire.

— Oui, » affirma Bella.

Il y eut un instant de silence ; puis il lui dit simplement : « Vous êtes dans l’erreur, miss Wilfer, dans une profonde erreur. Je ne peux pas dire que ce soit de votre faute, vous ne savez pas si je mérite mieux que cela de votre part.

— Mais vous, monsieur, vous savez comment je suis ici, répondit-elle avec irritation ; vous connaissez les moindres détails de ce testament. N’est-ce donc pas assez d’avoir été léguée comme un cheval, un chien, ou un oiseau, sans que vous aussi vous disposiez de ma personne ? Faut-il, qu’au moment où je cesse à peine d’être la risée de tout le monde, je devienne l’objet de vos prétentions, comme si je devais toujours être à la merci d’un étranger ?

— Croyez-moi, dit Rokesmith, vous vous trompez complètement.

— Je serais bien aise d’en avoir la preuve.

— Je doute au contraire que vous en fussiez satisfaite. Bonsoir, miss. J’aurai soin de cacher cette entrevue à mister et à missis Boffin, et de leur en dissimuler le résultat ; mais soyez bien sûre que ce dont vous vous êtes plainte ne se renouvellera jamais ; c’est fini pour toujours.

— En ce cas je me félicite d’avoir parlé ; cela m’a été pénible ; mais il fallait en venir là. Si je vous ai blessé, pardonnez-le moi. Je suis sans expérience, d’humeur prompte ; et puis une enfant gâtée ; mais au fond moins mauvaise que je n’en ai l’air, et que vous paraissez le croire. »

Il sortit du salon au moment où Bella, toujours inconséquente, disait ces mots avec une extrême douceur. Quand il fut parti elle se jeta sur l’ottomane en murmurant : « Je ne savais pas que dans la jolie femme il y eût un pareil dragon. » Elle se leva brusquement, se regarda dans la glace, et dit à son image : « Vous vous êtes gonflé les traits, petite sotte ! » Elle parcourut plusieurs fois le salon d’un pas agité, et reprit avec impatience :

« Je voudrais que Pa fût ici, pour causer de mariage d’intérêt. Mais, pauvre père ! mieux vaut qu’il n’y soit pas ; je lui tirerais trop les cheveux. » Elle jeta son ouvrage, jeta son livre se promena, vint se rasseoir, se mit à chanter un air, le chanta faux, et s’en impatienta.

Quant à Rokesmith, il s’enferma dans son cabinet, et enterra John Harmon à une profondeur bien autrement grande que celle où il avait reposé jusqu’ici. Puis il prit son chapeau, et, marchant à grands pas sans savoir où il allait, il recouvrit la fosse et y entassa montagne sur montagne ; si bien qu’au point du jour, lorsqu’il rentra chez lui, John Harmon gisait sous une chaîne alpestre ; et les montagnes s’accumulaient toujours, au tintement de ce glas funèbre, dont le fossoyeur activait son travail : « Recouvrons-le ; écrasons-le ; empêchons qu’il ne ressuscite ! »