Éditions Prima (Collection gauloise ; no 13p. 59-64).

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Qui finit de façon inattendue


Roger était accouru dès le matin chez Irène. Il avait besoin de connaître la vérité sur ce qui s’était passé entre elle et le mari de Gaby ; il avait besoin surtout d’avoir la confirmation de la trahison d’Anselme.

— Cela n’est pas douteux, se disait-il. Il n’a pas résisté à cette enjôleuse et c’est ce qu’il ne nous a pas dit, certain qu’Irène étant ma maîtresse n’irait pas me raconter qu’elle s’était offerte à mon meilleur ami… Par conséquent, Gaby a raison, je n’ai plus de remords à avoir. Anselme mérite la peine du talion que nous lui appliquons déjà depuis un certain temps. Anselme n’est pas digne de notre pitié.

Mais, lorsqu’Irène lui eût expliqué comment s’était passée l’entrevue entre elle et M. Trivier, il changea complètement d’opinion.

D’abord, il restait tout interloqué de ce que lui racontait la jeune femme :

— Non, disait-il. Non… C’est invraisemblable !… Tu t’es offerte à lui… et il a refusé…

— Oui, mon vieux… Il a refusé. Ça te la coupe, ça, hein ! Eh bien, moi, j’en étais baba, aussi, quand il m’a dit qu’il ne voulait pas faire une crasse pareille à un ami comme toi

— Il y a de quoi !

— D’autant plus, mon petit, qu’il ne faut pas croire que je lui aie déplu… Au contraire, il avait parfaitement le béguin pour moi… Seulement, voilà, au moment psychologique, il a dit : « Je ne tromperai pas mon ami »… Je l’admire, moi, ce type-là…

Roger se mit à sourire :

— Tu l’admires ! dis-tu… Un homme qui a repoussé tes avances…

— Parfaitement… et qui pleurait à la seule idée que sa femme pouvait le tromper… car il aime beaucoup sa femme, tu sais… Et si jamais il découvrait la vérité, je crois bien qu’il ferait un malheur !

— Un malheur ?

— Oui… Ce type-là, c’est un homme à se tuer dans une circonstance pareille. Aussi, mon vieux, si j’ai un conseil à te donner, et à la petite dame blonde aussi, c’est de prendre bien vos précautions et de ne pas faire d’imprudence qui le mettrait sur la voie…

— Sois tranquille… Ton conseil est bon… Nous n’en ferons pas.

En quittant Irène, Roger était perplexe… L’attitude inattendue d’Anselme le plongeait de nouveau dans ses hésitations ; de nouveau, le même cas de conscience se posait pour lui… Certes, il aimait beaucoup sa maîtresse, il aurait un immense chagrin s’il devait se séparer d’elle, mais cette existence de dissimulation perpétuelle, cette intimité de chaque jour avec l’homme qu’il trompait, tout cela lui pesait plus que jamais…

Il avait repris tout pensif le chemin de son logis…

Et puis, soudain, en route, il appela un taxi, comme un homme qui vient de prendre une décision brusque, et il se fit conduire au ministère de la guerre.

Gaby attendait impatiemment son amant. Elle se demandait comment il se faisait qu’il était en retard, plus encore que la fois où il était allé jouer au billard avec Anselme.

Elle était, elle aussi, très énervée, la blonde Gaby, et ne comprenait pas très bien ce qui se passait. Son mari s’était, la nuit d’avant, conduit avec elle comme un homme qui ne ressentait aucune fatigue… bien au contraire, on eût dit qu’il avait pris, dans la journée, un stimulant…

Et, ma foi, la pauvre petite femme s’était même dit qu’on peut parfois goûter des joies aussi grandes entre les bras d’un époux qu’entre ceux d’un amant. Elle s’en voulait de cette pensée, qu’elle considérait comme une injure à l’égard de Roger, mais elle ne pouvait la chasser. Heureusement, elle se disait en accourant chez son amant que celui-ci allait lui donner des détails sur la trahison d’Anselme, et qu’elle en serait tellement indignée qu’aucune ombre ne viendrait plus assombrir son amour pour l’officier…

Et puis, voilà que Roger ne revenait pas. Que pouvait-il donc faire ?… Où était-il ?…

Il arriva enfin, mais dès qu’elle le vit entrer, Gaby comprit qu’un événement extraordinaire s’était produit…

— Qu’as-tu ?… D’où viens-tu ? lui demanda-t-elle…

— Je n’ai rien…

— Mais pourquoi es-tu si en retard ?

— J’ai été appelé d’urgence au ministère de la guerre.

— Au ministère ? Pourquoi donc ?

— Pour rien. Pour une question de service. N’est-il pas tout naturel que je sois appelé au ministère ?

— C’est tout naturel… Et cependant, il me semble que tu me caches quelque chose…

Alors Roger se décida. Puisqu’aussi bien sa résolution était prise, autant valait tout de suite s’expliquer :

— Eh bien ! Oui ! Voici : Je suis désigné pour rejoindre l’escadrille aérienne de Tunisie…

— De Tunisie ?… Ah ! mon Dieu ! Nous allons être séparés… pour longtemps ?…

— Pour… très longtemps, oui… Je ne pourrai plus venir à Paris que de loin en loin…

Cette fois Gaby comprenait… Elle se laissa tomber en pleurant sur une chaise :

— Ah ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Tu me quittes ! tu m’abandonnes ! Tu ne m’aimes plus !…

— Mais si, ma petite Gaby, je t’aime toujours…

— Non, sans cela, tu n’aurais pas accepté de t’en aller si loin de moi !…

Et la pauvre Gaby voyait ses larmes redoubler… Elle ajoutait :

— C’est peut-être même toi qui as demandé à partir en Tunisie !… Pourtant tu n’as rien à me reprocher…

Le moment douloureux était arrivé. Roger qui se sentait faiblir devant les pleurs de sa maîtresse, se raidit pour retrouver toute son énergie :

— Écoute, ma chérie, je t’aime toujours autant, je n’ai pas cessé de t’aimer ; mais il m’est impossible de continuer plus longtemps à me conduire comme je le fais, vis-à-vis de ton mari…

— Ce sont tes remords qui reviennent… maintenant qu’il m’a odieusement trompée avec une grue…

— Il ne t’a pas trompée… Non, ça t’étonne ? C’est pourtant vrai. Ah ! Vois-tu, ce brave homme m’a donné une leçon, une leçon de dignité, après laquelle je ne peux plus lui prendre sa femme, à lui qui a refusé, alors qu’elle s’offrait, celle qu’il croyait être seulement ma maîtresse…

Mais Gaby n’entendait pas de cette oreille. Elle ne comprenait rien à tous les scrupules de Roger.

— Jusqu’à présent, lui répondit-elle, tu ne t’es pas embarrassé de tout cela.

— Je te demande pardon… Je…

— Oui, depuis que tu connais Anselme… Mais auparavant, quand tu m’as rencontrée pour la première fois, je ne t’ai pas caché la vérité, tu savais parfaitement que j’étais une femme mariée…

— Sans doute ! Mais une femme dont le mari était pour moi un inconnu, c’est-à-dire un homme que, pour la justification de ma conduite, je pouvais me représenter comme un infâme individu, un tyran rendant sa compagne très malheureuse, la trompant même de son côté… Au lieu de cela, c’est tout le contraire, ton mari est un brave homme qui respecte les maîtresses de ses amis et adore sa femme… oui, il t’adore…

— Mais, moi, je ne l’adore pas…

— C’est son plus grave tort… mais ce n’est pas une excuse pour moi.

La pauvre Gaby se mit à réfléchir. Elle réfléchissait à présent… Que ne l’avait-elle fait plus tôt ?

— Et c’est de ma faute, dit-elle… C’est de ma faute… Si je n’avais pas eu cette idée de te faire connaître mon mari…

— Évidemment ! Si tu n’avais pas eu cette idée… je n’aurais pas aujourd’hui ces scrupules qui me font une obligation d’honneur de…

— De m’abandonner…

— Je ne peux cependant pas continuer à me conduire comme un mufle à l’égard d’un homme qui a été très chic vis-à-vis de moi !…

— Naturellement… Et c’est vis-à-vis de moi que tu te conduis…

— Tais-toi, Gaby, ne parles pas ainsi… Tu sais combien cela m’est pénible, car il a fallu que je t’aime véritablement, profondément, pour transiger si longtemps avec ma conscience…

— Tout ça, c’est des grands mots… Si tu m’aimais autant que je t’aime…

— Je t’aime autant que tu m’aimes… C’est pour cela que je préfère m’en aller très loin pour ne pas être tenté de te revoir…

— Roger !… Roger… Comme j’ai du chagrin !…

Et, toute sanglotante, la pauvre petite Gaby tomba dans les bras de son amant, qu’elle allait perdre parce qu’elle avait eu un jour cette fatale idée d’en faire l’ami de son mari…

Quand même, elle essaya de reprendre son amant, en lui demandant une fois encore d’unir ses lèvres aux siennes…

Mais Roger ne voulut pas faiblir… Il consentit seulement, parce qu’elle lui promit d’être bien raisonnable, à la revoir encore avant son départ qui, d’ailleurs, devait être prochain…

Il devait quitter, avec deux autres aviateurs, l’aérodrome de Villacoublay pour rejoindre Tunis par la voie des airs.

Au jour dit, Anselme Trivier était sur le terrain d’aviation avec sa femme… Il avait serré la main affectueusement et non sans émotion, au lieutenant avant de se séparer de lui…

Gabrielle avait été très forte. Elle avait retenu ses larmes, refoulé son chagrin ; elle avait seulement serré un peu plus longtemps qu’il ne fallait dans sa petite main la main de son Roger qu’elle reverrait, elle ne savait pas quand, malgré qu’elle lui eut bien fait promettre de revenir la voir un jour, plus tard, ou même quand des années se seraient écoulées…

Elle lui avait juré qu’elle n’aurait jamais d’autre amant que lui, il avait été le premier, il serait le seul… elle serait maintenant fidèle à son mari… son mari, qui serait encore un lien entre elle et Roger, parce qu’ensemble ils parleraient de lui…

Anselme, lui aussi, avait fait promettre à son ami de venir le voir, la première fois qu’il viendrait en France… tout au moins de lui écrire…

Des ronflements de moteurs ; quelques bonds sur le sol, puis les oiseaux s’élancèrent vers le ciel bleu, clair et sans nuages.

Bientôt l’avion de Roger ne fut plus qu’un point lointain dans l’azur… et la pauvre petite Gaby, toute songeuse, au bras de son mari pensait :

— Mon bel amour s’est envolé !…

FIN