L’Allemagne du présent
Revue des Deux Mondes, période initialetome 20 (p. 80-114).
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L'ALLEMAGNE


DU PRESENT.




LA MONARCHIE PRUSSIENNE.




J’avais quitté Berlin sur la fin de 1845, j’y rentrais au commencement de 1847. A la suite, à la place de l’agitation religieuse, apparaissait alors l’agitation politique, et celle-ci, long-temps couverte par l’autre, dominait et remplissait tous les esprits. Les premiers états-généraux de la monarchie prussienne étaient convoqués pour le 11 avril ; la patente du 3 février les avait solennellement institués ; l’Allemagne entière attendait ; l’Europe regardait l’Allemagne, ce qui n’arrive pas toujours, et l’on se demandait avec une anxiété singulière ce que serait enfin cet avenir nouveau dont le roi lui-même semblait avoir voulu tout ensemble ouvrir et refermer la porte.

Les dissidences ecclésiastiques étaient tombées dans l’ombre ; l’âpre curiosité qui s’était prise à ces questions profondes se jetait sur des intérêts plus immédiats, sinon plus substantiels. La guerre théologique couvait peut-être encore au sein des ames, elle n’est pas près d’en sortir, et c’est assurément la dernière que le monde verra cesser ; mais il y avait trêve, oubli d’un moment, comme dans toutes les guerres éternelles. Il n’était plus question de savoir sous quelle formule on définirait le Christ ; les bourgmestres rationalistes interrompaient l’étude de la dogmatique, qui, pendant un temps, avait fait leur joie ; le piétisme, refoulé plutôt que vaincu, se retirait à l’arrière-garde, et la bataille s’engageait avec d’autres armes entre d’autres ennemis. Venaient maintenant les avocats et les jurisconsultes, qui, le texte à la main, comparaient froidement les ordonnances de 1820 et de 1823 aux ordonnances de février 1847 ; venaient les enthousiastes, courtisans ou doctrinaires, qui se pâmaient d’aise devant l’œuvre royale ; venaient ceux qui trouvaient la munificence trop mesquine et ceux qui la trouvaient trop grandiose, ceux qui aimaient la liberté selon cette mode-ci ou selon cette mode-là, et ceux enfin qui ne l’aimaient pas du tout. Fallait-il accepter ? fallait-il refuser ce bienfait d’une constitution qui paraissait aux uns si magnifique, aux autres si suspecte ? Accepter ou refuser, c’était là le titre de l’évangile du jour, du livre de M. Henri Simon, et la plupart, on doit l’avouer, s’écriaient avec l’auteur : « Nous t’avions demandé du pain, tu nous donnes une pierre. »

Comment nous transporter dans un mouvement d’idées si spécial, nous qui ne voulons jamais entendre ce qui n’est pas à notre guise ? Comment traduire de ce côté-ci du Rhin ces systèmes où rien n’est simple, ces passions qui ne sont jamais pressées ? Il était plus facile encore de se représenter la lutte religieuse : celle-là, du moins, est à peu près la même dans toute l’Europe ; il n’y a que les noms qui varient, le fond ne change pas. Dites que les lois de la pure raison ne sont que chimères impuissantes, « que l’homme n’est pas suffisamment tenu par les maximes humaines, » et qu’il faut à la société l’appui d’un dogme miraculeux : vous parlerez comme M. Eichhorn, le ministre de l’instruction publique en Prusse ; mais, à Paris même, les échos intelligens et fidèles ne vous manqueront pas, vous serez compris à demi mot. Le ton de Paris est là-dessus le ton de Berlin ; hypocrites ou sincères, nous avons aussi nos piétistes.

Allons-nous, au contraire, pénétrer dans le débat politique, aussitôt les analogies nous font défaut ou nous égarent ; les grandes lignes par où chemine habituellement l’histoire se compliquent là de tant d’accidens, qu’on craint toujours de les perdre : ceux même qui les suivent mettent leur amour-propre à n’avoir point l’air de marcher sur une route frayée. Leur pays, à les en croire, serait presque une terre d’autochthones, et le plus haut honneur qu’ils désirent pour leur république, c’est qu’elle paraisse avant tout originale et primesautière. Les Romains envoyèrent étudier les lois d’Athènes, Platon alla chercher la sagesse en Égypte et Lycurgue en Crète : la sagesse prussienne est née d’elle-même sur le sol national, comme le chêne allemand dans les forêts allemandes ; elle ne doit rien, dit-elle, à celle des autres, et ne souffre pas qu’on l’accuse d’imiter personne. Aussi, quand nous nous arrêtons en face de ses œuvres, gardons-nous bien de notre fatuité gauloise et ne crions jamais : Ceci est à nous ! Ne crions point, par exemple : Voici la révolution qui passe, elle est faite à notre image, et nous vous l’avons dépêchée ! Il n’en faudrait pas tant pour qu’on relevât les barrières qui tombent maintenant devant elle. La révolution prussienne a juré qu’elle aurait son enseigne, qui ne serait pas la nôtre. Sachons nous résigner, et voyons comment elle s’y prendra.

Notons seulement ce point-ci : le peuple et le prince à Berlin tiennent là-dessus un même langage. — Le bourgeois le plus amoureux de réformes ne les voudrait point à la condition de les copier ; il y va de sa gloriole d’auteur, sans parler de la conscience qu’il a d’être l’homme d’une race à part, d’une race supérieure. Il aura plus attendu que tout le monde pour faire mieux que tout le monde. C’est de cette manière-là qu’il se console d’avoir encore si peu fait. — Quant au prince lui-même, le premier article de sa foi politique, il l’a prêché, je pense, avec assez d’éclat ; il n’a pas voulu donner une charte qui relevât ou des droits de l’homme, ou même du bill des droits ; ce sont là de trop modernes origines, trop suspectes, parce qu’elles sont trop visiblement de fabrique humaine. La législation du 3 février se rattache, par son essence, à ces législations primitives qui descendaient du ciel au milieu des éclairs et des tonnerres ; elle n’est pas d’hier, parce qu’elle est de tous les temps, et c’est cette perpétuité qui la consacre ; la substance en reposait déjà dans les établissemens des plus antiques sociétés. O la triomphante ambition !

Je n’imagine guère qu’on puisse à volonté se séparer ainsi de son siècle, soit pour en improviser un autre, soit pour en recommencer qui ne sont plus. Il y a dans le courant ordinaire des années une force irrésistible qui pousse tout par de larges voies que l’on ne remonte pas et d’où l’on ne sort pas. Que ce courant suive et creuse chaque jour davantage le lit qu’il s’est ouvert chez nous en 89, qu’il doive rouler partout ces mêmes idées qui ont fécondé la France, je le crois de toute mon ame. Il faut pourtant l’avouer, nous comptons trop vite sur des ressemblances ; nous regardons chez nos voisins ce que nous y pensons déjà voir, alors même que nous n’y voyons rien ; nous jugeons trop souvent le présent comme s’il était déjà ce que sera l’avenir. Trop confians dans ce progrès qui refait insensiblement l’Europe à notre image, nous ne connaissons plus rien de ce qui l’arrête ; nous ne daignons savoir ni comment les autres l’acceptent, ni comment ils lui résistent, tant nous sommes sûrs qu’ils lui obéiront. Perdre cependant la juste notion des choses qui nous entourent, ce n’est pas le moyen d’y prendre autorité. Si nous voulons garder notre place et notre influence dans cette universelle transformation qui s’accomplit au profit de nos principes, nous devons l’interroger à tout moment pour nous tromper le moins possible sur le rôle qu’il nous convient d’y jouer à telle heure ou à telle autre. La vraie politique de la France vis-à-vis des nations étrangères, ce n’est pas d’arrêter cette vie nouvelle qui circule dans leurs veines : même en le voulant, nous ne le pourrions point ; ce n’est pas non plus de leur donner la fièvre, elles nous en feraient elles-mêmes un crime et s’en vengeraient sur nous : la vraie politique de la France au dehors, pour long-temps encore, si j’ose ainsi parler, c’est de tâter le pouls à la révolution et d’en publier franchement les bulletins.

De ce point de vue-là nous avons fort à faire pour ne pas nous abuser sur l’état de la Prusse. Nous en sommes peut-être assez mal instruits, parce que nous nous le figurons trop vite. Nous jugeons volontiers d’ensemble et par masse ; ce qui manque précisément sur cette terre allemande, c’est l’unité matérielle et morale qui s’accommode de pareils jugemens : rien ne s’y fait en bloc et d’un seul coup. Le tambour bat, nous courons pour voir, nous arrivons, nous crions : Ville gagnée ! Ce n’était qu’une escarmouche, il faudra recommencer demain. Ou bien nous fions-nous par hasard à la résignation peinte sur ces placides visages, descendons seulement plus avant dans ces ames profondes, voilà que nous y trouvons cachés de formidables entêtemens, d’indomptables espoirs. Ayons donc quelque patience, et lisons feuille à feuille, comme on nous le donne, ce livre un peu sibyllin où s’inscrivent lentement les destinées de la Prusse. Ne tenons rien pour connu de ce qui n’est pas encore. Supposons plutôt que nous abordons des contrées entièrement neuves, et explorons-les comme si nous les découvrions. Pour moi, je ne saurais entamer cette difficile épopée de la dernière diète prussienne, sans me demander d’abord où j’entre, où je suis. Avant le récit de la pièce, la description de la scène et la liste des rôles.

C’est ici chose convenue que la monarchie prussienne est tirée d’un bout à l’autre au cordeau ; cette opinion date chez nous du temps où l’on voyait de très loin le grand Frédéric la discipliner à la façon dont manoeuvraient ses soldats. Quelle confusion pourtant au premier regard que l’on y jette d’un peu près ! quel mélange d’élémens disparates ! Tout est en train, rien n’est complet ; tout s’est fait par morceaux, rien ne se raccorde. Frédéric lui-même a grossi le désordre en essayant de le corriger. Mirabeau s’extasiait déjà sur «  l’inextricable amas de difficultés et d’incertitudes » qu’avait enfanté la publication du Landrecht, et, depuis ce premier essai d’uniformité légale, combien encore sont nées de contradictions criantes à la suite des vicissitudes politiques ! combien partout d’institutions et d’idées qui se heurtent, parce que le progrès et la réaction, la réaction libérale et la réaction absolutiste, dans les nombreuses alternatives de leur fortune, ont laissé tour à tour leurs fruits sur le sol sans avoir jamais pu ni l’une ni l’autre se l’approprier tout entier[1] !

Il y a donc dans chaque province des établissemens à part qui n’ont d’autre raison d’y être que d’y avoir été. Il y a de vieilles chartes municipales à côté des nouvelles ; il y en a de nouvelles qui sont révisées à côté de nouvelles qui ne le sont pas. Il y a par toute la monarchie, à côté du règlement moderne de l’impôt fondé sur la confection moderne du cadastre, mille et mille méthodes fiscales qui datent des temps les plus divers et sont à peine aujourd’hui comprises de ceux qui les appliquent. En face d’un code national, il y a pour certains lieux des régimes d’exception. Il y a tout ensemble le principe de l’égalité devant la loi et le privilège des immunités personnelles, le droit de justice patrimoniale et le droit d’être jugé par le jury, la procédure secrète et la publicité des tribunaux[2]. L’organisation judiciaire est sur un pied respectable, et la couronne s’arroge cependant le pouvoir de déposer les magistrats. L’ordonnance communale de 1808 est une véritable émancipation populaire, et l’édifice administratif qui l’encadre pèse pourtant sur la commune de tout le poids d’une dure tutelle. On proclame la liberté de la science et de l’enseignement, et après cela l’on met en surveillance et en suspicion l’église, l’école et la presse. L’oeuvre par excellence du protestantisme, l’unique support des futures démocraties, l’éducation du peuple, est en vérité l’objet des soins les plus attentifs, ce qui n’empêche pas néanmoins qu’on prenne çà et là des mesures dignes de la très sage et très catholique Autriche. La démocratie enfin est déjà pour ainsi dire assise sur le pays, grace à cette constitution militaire qui appelle tous les citoyens sous les drapeaux et les y garde toujours ; mais l’armée démocratique de la Prusse se range encore en bataille au pied d’un trône absolu. Singulier absolutisme que l’usage tempère jusqu’à le dissimuler et qu’un caprice individuel pourrait pousser à l’extrême sans violer aucune loi ! Singulière démocratie qui souffre l’arme au bras ce dur commandement du bon plaisir, et se laisse si rudement manier par une autorité qu’elle briserait rien qu’en éclatant ! C’est la poudre qui dort dans un canon chargé.

Il est, je le sais bien, des rêveurs subtils que tous ces contrastes n’effraient pas ; ils osent même davantage, ils les admirent et s’y complaisent. Ils ont le talent d’y découvrir une formation naturelle où leur science intrépide aime à chercher des lois régulières comme dans les évolutions du monde physique ; ils ne s’aviseraient pas de rien déranger au chaos, tant ils sont convaincus que la lumière y va venir d’elle-même. Pourquoi les maîtres de l’école historique ont-ils fait si grand fi de nos procédés révolutionnaires ? Uniquement parce que nous avions bâti sur table rase, en nous débarrassant de cet amalgame de ruines incohérentes sous lesquelles ils étouffent. Mais ce vain tumulte du passé, qui se révolte au hasard contre son agonie, est-ce donc là le magnifique développement de l’avenir, que le roi Frédéric-Guillaume se vante à tout propos d’avoir su respecter ? Je ne vois point, quant à moi, d’harmonie providentielle dans cet aveugle tiraillement des forces vitales qui constituent un peuple, et je ne crois pas que la Prusse ait gagné beaucoup depuis soixante ans à toutes les discordances qu’on a laissé se perpétuer dans son sein. Le corps de la monarchie est trop jeune sans doute, les parties qu’il embrasse ont été trop récemment juxtaposées, pour que l’agglomération soit déjà parfaite : étrange raison de glorifier les obstacles qui la retardent, de monter au Capitole et d’y remercier les dieux ! Il est vrai qu’il est plus commun d’avoir un érudit ou un rhéteur qui sanctifie le mal par une théorie que d’avoir un homme qui le guérisse par un remède.

Les théories toutefois ont beau dire, ce que la Prusse actuelle a de puissance et d’énergie, elle le doit à des esprits clairs, à des volontés vigoureuses ; s’il lui reste encore tant d’inconsistance, il faut bien accuser les volontés défaillantes qui s’en accommodent, les esprits obscurcis qui s’en félicitent. Il n’y a point, en politique, de ces nécessités d’organisme si malheureusement inventées par une philosophie qui a trop long-temps écrasé la vie publique de l’Allemagne ; il y a les mérites et les torts des individus ou des peuples.

D’où naissent en effet ces oppositions bizarres qui se rencontrent à chaque pas de Cologne à Koenigsberg, sinon de la diversité des époques, dont on n’a pas su coordonner l’action successive, — de la diversité des lieux, dont on n’a pas assez corrigé les influences divergentes ? C’est que, pour poser et pour sceller la pierre angulaire d’une grande unité nationale, le plus habile architecte ne pourra jamais, dorénavant, se passer du concours de la nation ; c’est que la nation prussienne n’est appelée que d’hier à travailler au monument.


I.

La croissance de la Prusse s’est faite en quelque sorte par alluvions. Dans sa constitution intérieure et administrative, dans sa constitution géographique et territoriale apparaissent l’une après l’autre les couches nombreuses si vite apportées en si peu de temps. Elles se sont trop violemment succédé pour s’être déjà fondues, et les dissidences qui nous frappaient tout à l’heure proviennent toutes de ces brusques mouvemens. La Prusse administrative n’est pas une, j’y compte jusqu’à cinq formations ; la Prusse territoriale n’est pas une, il y a huit états qui sont chacun une Prusse différente. Le territoire de la Prusse contient huit provinces, dont aucune ne reconnaît naturellement de sœur, dont deux ou trois au plus s’allient à peu près. L’administration de la Prusse a changé cinq fois en trois quarts de siècle, et chaque fois elle a déposé sur le pays des germes qui devaient tous grandir en se contrariant tous.

Nous aussi, vraiment, nous avons subi les variations de ces rapides années ; mais, en bons logiciens que nous sommes, nous ne les subissions pas à moitié : un régime chassait l’autre, et tout nouvel arrivant agissait comme s’il eût été premier occupant. La restauration maudit l’empire, l’empire avait bafoué le directoire, le directoire avait renié la convention. Rien ne s’est ainsi perpétué que ce qu’on ne pouvait pas démolir. En Prusse, au contraire, les époques se sont pour ainsi dire accumulées sans jamais se remplacer tout-à-fait. Dans la Prusse d’aujourd’hui, qui ne retrouverait facilement, qui ne distinguerait la Prusse du grand Frédéric, celle des deux Frédéric-Guillaume jusqu’en 1806, celle de 1806 à 1816, celle enfin de 1816 à 1840 ? Toutes ces influences, toutes ces inspirations d’origine si diverse, coexistent encore à présent et se trahissent par leurs chocs, même au milieu de la fanfare que sonnent depuis sept ans les derniers venus. Il semble que ceux-ci veuillent récapituler en eux tout le passé : voyez plutôt, n’est-ce pas la suite de leurs ancêtres qui défile avec eux devant nous ?

Le génie guerrier de Frédéric II fait de la Prusse une puissance militaire ; son esprit philosophique entreprend déjà d’y organiser l’état, son humanité veut y assurer d’abord au peuple les conditions matérielles du bien-être. — Sous ses successeurs, jusqu’au moment où de cruelles nécessités imposent d’énergiques efforts, jusqu’au réveil de 1806, deux travers s’introduisent dans la conduite des affaires prussiennes, deux vices qui les ont bien souvent gâtées : la routine et l’indécision. — Le mémorable élan de 1806 substitue l’esprit nouveau de 89 à ce vieil esprit de réforme autocratique dont Frédéric avait été le héros ; on prétend tout ordonner, tout restaurer, non pas à l’aide du zèle bénévole d’un prince absolu, mais par l’infaillible essor des libertés populaires. Cet essor admirable sauve du moins la patrie du joug de l’étranger, s’il ne l’affranchit pas du joug intérieur, et le souvenir en reste au fond des ames pour y nourrir l’espérance pendant vingt-cinq ans de froide réaction. — Vingt-cinq années durant, la Prusse porte la peine de la part qu’elle a prise dans la sainte-alliance de 1815 ; elle souffre en silence le système qui l’enchaîne à l’Autriche ; la bureaucratie s’installe et trône dans l’immobilité du statu quo. — Surviennent enfin les jours bruyans de 1840, ces tentatives dramatiques et pittoresques d’une imagination remuante qui cherche à tout prix un autre libéralisme que celui du grand Frédéric ou celui d’Hardenberg et de Stein, un autre absolutisme que celui de Frédéric-Guillaume II et celui de Frédéric-Guillaume III. Eh bien ! dans cette époque si originale, et qui voudrait être si exclusive, les institutions, les événemens, les idées, les hommes, tout porte l’empreinte des époques antérieures. A travers les illusions sentimentales et chevaleresques sur lesquelles on a bâti le nouvel édifice officiel, on sent percer çà et là tantôt la droite et sèche raison du grand Frédéric, tantôt la timidité méticuleuse de Frédéric-Guillaume III, tantôt les vives réminiscences de la sagesse toute moderne qui présidait aux nobles travaux de 1806. Voilà tout l’aspect politique de la monarchie prussienne en ce moment-ci de son histoire.

L’aspect du territoire est encore plus diversifié par la bigarrure des provinces que celui de l’état par la variété des antécédens.

Jetez les yeux sur la carte de l’Allemagne, vous aurez le secret plus ou moins avoué des ambitions prussiennes. La configuration irrégulière et tourmentée du royaume constitué par les traités de 1815 indique à première vue ce qui lui manque et ce qu’il aspire à trouver, l’unité matérielle, indispensable base de l’unité politique. Les deux morceaux dont il se compose semblent travailler d’eux-mêmes à se rejoindre. Le Hanovre et le Brunswick, qui les séparent, sont pris pour ainsi dire entre les deux pointes qui arment ce grand fer de lance formé par les provinces de l’est. A l’ouest, la frontière hanovrienne est encore largement ouverte par le district westphalien de Minden, qui s’avance au cœur du royaume anglais comme un promontoire. Ces deux groupes territoriaux de l’est et de l’ouest ne sont pas non plus chacun, il s’en faut, un système complet ; les affinités de voisinage ne suffisent pas à compenser de plus anciennes et plus profondes dissidences. Qu’y a-t-il de moins semblable au Rhin que la Westphalie, à la Silésie que Posen, à la Poméranie que la Prusse ? Et cependant toutes ces provinces se touchent ; mais, pour que le contact fût vraiment fraternel, il faudrait un centre, un foyer constitutionnel, d’où la vie nationale se répandît et circulât dans le corps entier de l’état. La dernière diète a bien montré tout ce que pourrait gagner la patrie prussienne à rattacher par un commerce plus actif ses membres trop dispersés ; ce n’est pourtant pas en trois mois qu’on saurait effacer ces antiques divisions.

Il y a d’ailleurs sur cet objet, comme sur tant d’autres, une contradiction singulière dans les idées qui mènent la monarchie. Sa majesté Frédéric-Guillaume disait le 11 avril : « Il a plu à Dieu de faire grandir la Prusse par l’épée ! » Et ce royaume né de la force, enfanté dans la bataille, il le comparait à un camp. L’esprit rempli de ces images guerrières, il se demandait comment pourrait durer un si violent assemblage, s’il n’y avait, pour en retenir les pièces mal enchevêtrées, l’unique volonté d’un roi qui ordonnât comme ordonne un général d’armée. Et, d’autre part, le même prince qui proclame avec tant de solennité l’incohérence de son empire, qui désespère de le conserver s’il ne l’étreint sous les liens du despotisme, le dominateur imposé par le droit du sabre à la Pologne, au Rhin, à la Silésie, se plaît et se joue dans des doctrines qui exagèrent non pas l’indépendance, mais l’individualisme, mais l’isolement des nationalités provinciales. Quand l’illustre songeur de Potsdam n’est pas préoccupé du besoin de se montrer en maître à des sujets récalcitrans ; quand, au lieu d’appuyer la main sur l’épée du grand Frédéric, il penche la tête sur les livres ; quand il converse avec les savantes pensées dont s’est nourrie sa jeunesse, allant de Schelling à Savigny et de Savigny à De Maistre, il se dit alors que l’influence du climat et celle de la race découlent assurément de Dieu au même titre et avec le même privilège que l’auréole de la royauté. Pénétré d’une vénération religieuse pour ces lois fatales de la nature et de l’histoire qui sont à ses yeux les modes sacrés sous lesquels la Providence s’est assujetti l’homme, il regarde comme un crime de les déranger. Ce n’est pas seulement le caractère particulier d’une province, c’est la patente d’une ville, c’est la coutume d’un village, c’est la tradition d’une paroisse qui lui deviennent respectables et chères. Il a peut-être écouté tout à l’heure, il a pris sur lui d’approuver une circulaire ministérielle qui brisait les écoles polonaises de Posen : rentré dans la jouissance de lui-même, débarrassé de l’obsession prosaïque des conseillers intimes, libre de philosopher, il voudrait voir maintenant ses vassaux polonais se presser au pied de son trône en costume national pour lui prêter dans leur langue le serment et l’hommage que les électeurs de Brandebourg prêtaient naguère aux rois de Pologne. La bureaucratie prussienne ne s’accommode pas, heureusement pour la Prusse, de cette souveraineté de comédie ; mais, si tendu que soit le réseau qu’elle a jeté sur la monarchie, elle n’est pas près encore d’y assouplir tant d’élémens trop divers.

Voulons-nous parcourir une à une toutes les régions distinctes qui, de la Moselle et du Rhin à la Vistule et au Niémen, portent ces couleurs blanche et noire dont on rêve quelquefois de faire un jour les couleurs allemandes ? En attendant que ce pavillon de l’avenir flotte sur toute la famille germanique, il couvre assez mal les dissidences des peuples déjà rassemblés sous son ombre. Ce serait un long travail d’étudier les huit provinces prussiennes dans le détail de leur organisation, et il n’est pas besoin de descendre si avant pour sentir par où surtout elles différent. Les seuls dehors suffisent à trahir ce défaut d’agrégation, et, si ces élémens hétérogènes ne sont pas inconciliables, on s’aperçoit du moins tout de suite qu’ils ne sont pas encore assez conciliés.


Plaçons-nous au cœur de l’empire, dans cette Marche électorale de Brandebourg, qui a été comme le solide noyau autour duquel s’est formée la domination des Hohenzollern. C’est là que survit toujours le vrai Prussien avec sa consistance propre, le vieux Prussien, comme on l’appelle, un royaliste décidé, moitié par affection domestique pour une dynastie sous laquelle a grandi son nom, moitié par goût inné pour le culte superstitieux de la discipline et de la hiérarchie. Le roi est le maître, parce qu’il est le roi ; tel est tout le catéchisme de ces durs esprits, droits et sensés dans leur genre, mais étroits, secs et particulièrement orgueilleux. On dit : l’esprit de la Marche ! dans toute l’Allemagne, le mot est reçu pour désigner cette froide et désagréable nature. Le petit bourgeois de Berlin se soucie peu des nouveautés politiques ; ce ne fut point sans peine qu’on lui démontra que le discours du 11 avril n’était pas le chef-d’œuvre de l’amour paternel du prince pour son peuple. Il se répète avec fierté que ses rois sont de braves rois, et, comme il garde aux Français une rancune farouche jusqu’à la niaiserie, on peut toujours le traiter fort cavalièrement, pourvu qu’on lui dise en même temps qu’il a vaincu la France à Rosbach et à Gross-Beeren. Les lettrés, les employés, la riche bourgeoisie, sont dévoués sans doute aux principes constitutionnels, et leur dévouement est sérieux, malgré certain pédantisme avec lequel ils se félicitent d’être la nation de l’intelligence, comme nous nous glorifions d’être la grande nation ; mais Berlin est aussi, ne l’oublions pas, la ville des fonctionnaires, la capitale des piétistes, la citadelle de toutes les orthodoxies. Il subsiste ainsi dans les classes éclairées une minorité imposante qui paralyse souvent tout le reste ; forte de l’immobilité des classes inférieures, argumentant de leur instinct, appuyée sur leur foule, cette minorité de doctes conservateurs soutient par calcul ou par système l’ancien trône avec l’ancien autel. Ce n’est point Berlin qui prendra les Tuileries prussiennes, et la fidèle Marche ne bougera pas de si tôt.

Que n’est-ce de même partout ? Avec quelle douce sécurité, avec quel heureux loisir on se bercerait dans les réminiscences du bon vieux temps ! Mais il n’y a guère que les Poméraniens sur qui l’on puisse compter avec le même abandon, et les lourds géans de la Baltique sont d’espèce naturellement trop indifférente pour mettre de la passion dans l’obéissance ; ils obéissent sans s’attacher. La force inerte de ces robustes populations est un instrument docile au service de tous les maîtres ; ils ne résistent pas plus aujourd’hui qu’ils ne résistaient hier, qu’ils ne résisteraient demain. Les Français, si détestés par la populace berlinoise, étaient accueillis à Stettin le plus pacifiquement du monde. Il n’y a pas bien long-temps que la Prusse a réuni toute la Poméranie, et la majeure partie de la province a si souvent changé de loi, qu’on ne peut raisonnablement en attendre des sympathies bien profondes pour le dernier occupant. Les Poméraniens sont de vigoureux soldats : la crosse du fusil est plus terrible entre leurs mains que la baïonnette ; mais ils ont été tour à tour et place par place Suédois, Polonais et Danois. Stralsund, qui, ainsi que Rügen, était devenu français en 1807, avait été donné au Danemark en 1814. Danzig n’est prussien que depuis le partage de la Pologne. Ce n’est pas là vraiment une incorporation rassurante.

La province de Prusse est du moins tout-à-fait liée à la maison de Brandebourg, liée par les souvenirs d’une antique communauté de travaux et de gloire, liée par les souvenirs plus récens des malheurs de 1807. C’est sur le sol aride de la Prusse orientale que la monarchie dut jouer alors sa dernière partie, sur les champs de bataille à jamais mémorables de Friedland et d’Eylau. C’est derrière la Vistule, derrière le Niémen, à Memel, au bord le plus reculé de la Baltique, que cette monarchie, vaincue et fugitive, trouva dans l’énergie des masses la constance nécessaire pour ne pas désespérer de sa fortune. La province de Prusse a montré de la sorte qu’elle méritait bien qu’on eût baptisé tout le royaume de son nom ; mais elle veut encore aujourd’hui le prouver d’une façon nouvelle, et la conquête des libertés publiques attire maintenant et nourrit tout ce feu qu’elle avait porté dans la défense du territoire national. Koenigsberg est le chef-lieu de la croisade politique entreprise depuis 1840 ; les cruels ennuis qui sont sortis de là pour la royauté de ce temps-ci n’ont sans doute pas laissé dans son cœur toute la reconnaissance promise à ces ardens citoyens par la royauté de 1813. C’est une race à part que celle des bourgeois de Koenigsberg ; remuans et déterminés, rudes logiciens qui calculent toujours, mais qui passent toujours du calcul à l’action, ils doivent compter comme les agitateurs les plus habiles et peut-être les moins résignés de l’Allemagne. Ville de commerce, de guerre et d’université, Koenigsberg ramasse en soi tout ce qu’il peut y avoir de nerf dans l’organisme germanique pour faire face au génie moscovite. Koenigsberg, avec sa haine implacable des Russes, est là sur la frontière comme un de ces corps d’avant-garde qui s’aventurent souvent plus loin qu’on ne le voudrait au centre : on a vu de grandes batailles engagées par des éclaireurs, et, si quelque ferment a dû peut-être éloigner la Prusse de la Russie, n’est-ce pas l’impulsion libérale donnée par les intrépides compatriotes de cet autre révolutionnaire qui s’appelait Emmanuel Kant ? Encore n’ont-ils jamais trouvé jusqu’ici, même pour un instant, qu’on en eût fait assez, et le mécontentement grondé en permanence dans toutes les cités marchandes qui bordent la côte, de la Baltique de Danzig à Memel[3].

Par une conformité peu ordinaire en Allemagne, et surtout peu favorable au gouvernement prussien, la noblesse de cette inquiète province, les chevaliers établis sur leurs domaines de campagne s’entendent avec les bourgeois des villes pour associer de part et d’autre des griefs qui sont au fond communs. Danzig est persuadé que son port serait mieux rempli, Elbing n’aurait pas pris au sérieux les prédicateurs anglais du free-trade, si une administration plus généreuse avait permis aux propriétaires de l’intérieur d’exploiter plus utilement la richesse rurale. Malgré les titres éclatans de son patriotisme, la province de Prusse est depuis long-temps délaissée ; toutes les dépenses ont été pour les provinces de l’ouest ; on n’avait pas peur que celle de l’est se donnât à ses voisins. Dans celle-là, maintenant encore, il n’y a point de chaussées, point de canaux, point de digues pour arrêter les débordemens périodiques de la Vistule ; on avait à peine commencé le pont de la Nogath qu’un accès de royale colère a failli le contremander. Séparée du Brandebourg par les sables de la Poméranie, bloquée pendant six mois au nord par les glaces de la Baltique, bloquée pendant toute l’année par les Cosaques de la douane russe, la Prusse orientale dépérit faute de débouchés au dehors, faute de communications suffisantes avec les parties centrales de la monarchie. Les bois pourrissent, les grains se perdent parce qu’il n’y a point assez de routes pour les amener à Danzig ou à Berlin. Les fortunes agricoles diminuent de valeur parce qu’on n’est point assez à même de les réaliser. Cette situation pénible affecte vivement la masse des propriétaires nobles ; il s’est répandu beaucoup d’aigreur dans ce corps si considérable, et la chevalerie prussienne est venue prendre place à la diète parmi les opposans.

Ce n’est point à coup sûr la chevalerie de Saxe qui aurait voulu d’un rôle si malséant. La Saxe, qui n’est prussienne que depuis 1815, rivalise de zèle monarchique avec le Brandebourg lui-même. La noblesse saxonne se tourne vers le soleil de Potsdam, un soleil à son midi, et l’adore en toute dévotion comme elle adorait, il y a cent ans, les astres charmans ou magnifiques qui brillaient alors à la cour de Dresde. Ce sont de pieux et loyaux seigneurs qui ne se targuent pas d’intelligence politique et ne demandent qu’à vivre doucement. Les bourgeois eux-mêmes, dans ce bon pays riche et fertile, au milieu des riantes beautés de la nature, ne se donnent point partout pour être d’humeur querelleuse, et en beaucoup d’endroits ils seraient volontiers prêts à bénir tous les gouvernemens. Erfurt est un pur foyer de royalisme, et Mülhausen possède certainement la fleur des bourgmestres. Naumbourg et Magdebourg sont, il est vrai, d’allure moins commode ; mais voilà bien un autre mal ! si la Saxe n’est pas encore une contrée d’esprit politique, en revanche elle est demeurée la digne patrie de Luther. Cet indomptable génie de libre examen que l’ecclésiaste de Wittenberg avait apporté dans le cloître du fond de la cabane de son père, ce génie passionné de la discussion religieuse, n’a pas cessé d’animer jusqu’aux ames les plus simples. C’est comme un souffle de critique et de guerre qui vole à la surface de cette terre d’ailleurs si paisible. Là presque tous les pasteurs sont rationalistes, en dépit de la surveillance des consistoires. Là s’est formé ce bataillon des amis de la lumière, qui grossit toujours à mesure que sa propagande ressemble moins à une conjuration. Là vit enfin cet éloquent et honnête Uhlich, humble adversaire, avec lequel il faut pourtant compter, parce que le cri de sa conscience répond aux plus sincères désirs d’une population tout entière. Il y a dans un pareil mouvement un embarras sérieux et continuel pour un gouvernement qui fait de la religion une partie intégrante de l’état. La couronne de Prusse n’est point en même temps une tiare comme la couronne d’Angleterre, et le roi Frédéric-Guillaume n’a point à trancher du pape, les consistoires et les surintendans administrant de droit la religion évangélique ; mais c’est M. Eichhorn qui nomme les surintendans et les consistoires, et c’est le roi Frédéric-Guillaume qui a voulu que M. Eichhorn fût son ministre. Quand donc le pauvre Uhlich se brouille avec le très savant conseiller Goschel, tout ensemble évêque et bureaucrate, sur la question de savoir s’il n’a point commis de sermon suspect ou de baptême schismatique, il est bien difficile que le souverain dont M. Goschel relève ne voie point dans cette circonstance quelque atteinte à sa majesté. Le roi Frédéric-Guillaume n’est pas au bout des contrariétés que lui prépare de ce côté-là sa bonne province de Saxe.

Les choses sont plus graves en Westphalie, et de plus d’une façon. Il n’y a pas là qu’un seul pays ; il y en a deux et deux très différens, la Westphalie du nord et celle du midi, mais l’une et l’autre aussi peu pressées d’être agréables aux gens de Berlin. Dans le nord, dans les évêchés de Paderborn et de Munster, c’est la basse Bretagne de la Prusse : rudes paysans et rude nature, des prêtres fanatiques, des gentilshommes entêtés, gloutons et chasseurs. Quelque part, sans doute, dans ces environs, s’élevait ce magnifique château du Candide de Voltaire, qui était le plus beau de toute la Westphalie, parce qu’il avait une porte et des fenêtres. Là les Juifs sont toujours maltraités par la populace, convertis de force par l’église ; on les bat que c’est plaisir ; on démolit leurs maisons en un tour de main ; ils se vengent à leur mode, et dévorent la campagne à force d’usure. L’homme de la campagne est encore écrasé sous le poids des redevances féodales ; il n’a qu’imparfaitement racheté sa liberté, et il est souvent lui-même étonné d’apprendre qu’il en a déjà plus qu’il ne savait, plus peut-être qu’il n’en demande. Le haut baron-propriétaire est élevé scrupuleusement au sein de la plus dévote ignorance. Toujours à cheval ou à l’écurie, membru, trapu, la tête dans les épaules, une mauvaise jacquette de velours râpée sur le dos, chaussé de bottes fortes et culotté de daim, le haut baron du cercle de Munster ou de Paderborn passe fièrement son heureuse existence à ruminer son blason et à courir toutes bêtes. Il s’habille l’hiver et vient jouer dans l’ancienne ville épiscopale l’argent de ses troupeaux ou de ses bois ; mais il ne fraie guère avec les autorités provinciales, il répond en maugréant à leurs avances, et fait régulièrement la sourde oreille quand on lui parle d’aller visiter la cour à Potsdam ou d’envoyer ses enfans à Berlin. Pour ces chers rejetons de sa race, il les expose le moins qu’il peut à servir dans le même régiment ou dans le même bureau que des hérétiques et des roturiers. Ce n’est point là, sans doute, une aimable noblesse. La Westphalie du midi n’a pas non plus d’aimables prolétaires.

Tout change au midi : la population est çà et là protestante, partout industrielle, au lieu d’être partout agricole et catholique ; la terre s’embellit en se vivifiant. De riches petites villes se serrent toutes de près et remuent avec une activité incroyable, Hagen, Dortmund, Iserlohn, Hamm, puis, même en faisant une pointe vers le nord, entre les deux évêchés de Paderborn et de Munster, le comté de Ravensberg et la ville de Bielefeld. On trouve là des mines de fer et de charbon, des affineries et des tréfileries, des filatures et des fabriques de drap. La Ruhr porte une batellerie très occupée. Ces biens précieux sont gâtés cependant par de fâcheuses compensations. Je ne m’effraierai jamais beaucoup du communisme en général, et du communisme allemand en particulier ; le gouvernement prussien y croit, dit-il, et en a peur. La Westphalie du midi doit tout au moins lui donner de sérieuses inquiétudes : non pas qu’il y ait là plus qu’ailleurs à s’alarmer excessivement de la propagande des doctrines, mais il y faut craindre la contagion de la souffrance. Le péril n’est point dans les esprits de travers qui prêchent aux carrefours un socialisme pédantesque, lourdement copié sur les originaux français : il est, par exemple, dans la détresse des tisserands à la main qui entourent Bielefeld, dans l’amas affamé de la population flottante attirée sur toute cette région par les travaux des chemins de fer. Puis on a la mémoire longue en Allemagne : les furieux anabaptistes du XVIe siècle sont devenus aujourd’hui les riches et pacifiques mennonites ; mais, sur le sol même où se déchaînaient leurs ancêtres en religion, il ne manque point d’instigateurs pour rappeler aux misérables le sac de Munster et la royauté de Jean de Leyde. Une surveillance continuelle, des arrestations fréquentes, témoignent assez de la défiance du gouvernement vis-à-vis de ce foyer presque souterrain dont il ne peut jamais bien sonder les profondeurs :

C’est le même mal en Silésie, produit par les mêmes causes, augmenté dernièrement encore par la funeste atteinte que le commerce de Breslau reçut au moment où Cracovie dut entrer dans le système des douanes autrichiennes. Les tisserands du Riesengebirge ont connu des privations peut-être plus rudes que ceux de la Westphalie, parce qu’il s’est fait une révolution plus sensible dans le mouvement commercial de leur province. L’interruption des rapports de la Prusse avec l’Espagne a notamment enlevé un débouché ancien et considérable aux toiles de la Silésie[4] ; on a souffert partout de cette stagnation, mais nulle part aussi cruellement qu’en bas. Ces sombres mécontentemens se sont encore exaltés par un singulier mélange d’effervescence religieuse propre à toute cette contrée. Les prédications de Ronge sont tombées sur un sol mieux préparé pour les recevoir que ne l’était le champ où labourait Czerski. Autrefois sœur de la Bohême, déchirée comme elle par les guerres hussites, la Silésie, malgré l’invasion du sang allemand et le ferme établissement du catholicisme, a toujours eu quelque secrète inclination pour les conciliabules mystiques ; orthodoxes ou non : l’Autriche s’inquiétait, il n’y a pas encore long-temps, des confréries du rosaire qui circulaient dans son voisinage entre la ville prussienne de Ratibor et les villes impériales de Teschen et de Tropau.

Cette sourde agitation des classes inférieures se relie depuis quelques années au mouvement plus régulier des bourgeoisies. La vie municipale s’est ranimée subitement en Silésie avec une passion des plus vives ; les assemblées de commune ont été assidûment suivies ; on a fondé des sociétés privées, publié, répandu des journaux. Breslau a donné l’exemple d’une opposition presque constante en face du gouvernement, et cette opposition a trouvé des organes énergiques pour les envoyer à la diète. Lorsqu’après la clôture des états le roi voulut se reposer de ses tracas parlementaires en inaugurant la statue du grand Frédéric à Breslau, le magistrat de la cité vint lui débiter une seconde édition du fameux discours de M. de Raumer[5], et, comme il pleuvait fort ce jour-là et que la scène se passait en place publique, l’honorable bourgeois, tenant le parapluie sur la tête de son souverain, lui récitait d’une voix sonore et d’un beau sang-froid l’éloge trop significatif du héros libéral qui n’aimait pas les piétistes. Le libéralisme a des échos plus courtois sans doute, mais aussi décidés, dans les rangs les plus élevés de la société silésienne, et là se rencontrent de nouveaux obstacles pour l’action politique du système prussien. Ancienne province de Bohême, la Silésie n’a jamais été fief d’empire ; il résulte de cet isolement où elle a vécu, par rapport au reste du corps germanique, qu’il s’y trouve même aujourd’hui beaucoup de petits seigneurs indépendans qui ne se croient pas plus Prussiens qu’ils ne se croyaient Autrichiens du temps de Marie-Thérèse. Des princes étrangers, comme le prince Frédéric de Hollande et le duc d’Anhalt-Koethen, possèdent même dans la province de ces espèces de souverainetés particulières. Ces souverains de vieille ou de fraîche date comptent souvent plus sur les lieux que les employés de la bureaucratie prussienne, et la plupart ont vis-à-vis d’elle non-seulement des préventions et des dédains aristocratiques, mais aussi les exigences plus éclairées d’esprits libéraux formés par l’étude des lois étrangères. Sur soixante-dix membres qui composaient la première curie du parlement prussien, la Silésie en fournissait vingt-quatre, et parmi ceux-là les chefs de la minorité qu’on pouvait appeler constitutionnelle.

Viennent enfin et Posen et le Rhin, les deux extrémités de l’empire celle qui diffère et doit différer le plus du reste par la conscience ineffaçable d’une nationalité à jamais distincte, celle par où s’infiltrent jusqu’au cœur de la monarchie les idées les plus contraires aux principes primitifs de son organisation. Posen ne sera jamais allemand, parce que les fautes mêmes des Polonais, leurs fautes morales et politiques, ne justifieront jamais l’iniquité violente sous laquelle a succombé leur patrie. Le Rhin ne se fera prussien qu’à la condition de transformer la Prusse pour se l’assimiler au lieu de lui devenir semblable. Là sont à coup sûr les élémens les plus réfractaires contre lesquels le cabinet de Berlin ait toujours à lutter, et je crois bien pouvoir dire qu’il ne terminera la lutte qu’en cédant à l’un et en se débarrassant de l’autre.

Il y a maintenant sur le Rhin un sentiment tout particulier de confiance, une confiance énergique comme l’instinct de la victoire dans l’armée qui va la gagner. Il fut un temps où les Rhénans avaient peur de se mêler à leurs concitoyens de l’est, parce qu’ils craignaient de perdre dans un rapprochement trop intime les institutions qu’ils doivent à l’ancienne occupation française. Ils sont sûrs aujourd’hui de porter partout avec eux ces gages glorieux d’une révolution qui a travaillé pour le monde ; ils croient à la vertu communicative de leur foi politique et sociale ; ils demandent à faire leurs preuves sur la plus large arène qu’on puisse leur ouvrir, dans un libre parlement institué pour toute la monarchie, parce qu’ils savent qu’ils y trouveront bientôt plus d’amis et d’alliés que d’adversaires où d’envieux. Leur code, leur procédure, leur jury, leur état civil, ce sont là des biens que l’Allemagne entière aujourd’hui apprécie et désire, que le gouvernement prussien est lui-même insensiblement obligé de dispenser à la généralité de ses sujets. On a pu voir au sein de la diète combien la jouissance permanente de ces solides avantages avait développé d’intelligence politique parmi les Rhénans ; ils avaient des orateurs et des tacticiens déjà tout prêts dans cette jeune assemblée. Ceux-là sans doute, les plus habiles, les plus clairvoyans, ont dit très haut qu’ils n’étaient pas et ne voulaient pas être Français. Qu’importe maintenant, puisqu’ils ont absorbé la substance même, l’ame de la France ? Il y a pour l’esprit moderne des conquêtes plus sûres que celles du sabre ; j’aime mieux nos idées et nos lois à Berlin que nos canons sur Coblentz.

A Posen aussi nous avons laissé de nous-mêmes, et les souvenirs du grand-duché de Varsovie se mêlent plus ou moins aux invincibles souvenirs de l’ancien royaume de Pologne. Il y a quelque chose de touchant dans ces sympathies obstinées que la France inspire encore à toutes les branches de la famille polonaise ; on se sent attendri par cette affection lointaine comme par la reconnaissance d’un malheureux pour lequel on a fait bien moins qu’on n’aurait dû faire. Aussi comment parler des souffrances et des plaies de la Pologne sans la plus respectueuse émotion ? Comment même penser à ses fautes sans chercher toujours à les excuser ? Cette race valeureuse plaît par un charme qui n’est qu’à elle ; ce qui séduit chez cette nation de gentilshommes, ce n’est point la politesse apprise dans les salons de Paris ou de Vienne, c’est une noblesse naturelle et spontanée comme celle de l’Arabe et du sauvage, une vivacité d’instinct que les dehors d’un monde raffiné ne suffiraient point à couvrir, si ces ames flexibles n’avaient en même temps sur elles-mêmes un empire assez fort pour aller au besoin jusqu’à la dissimulation. Otez l’habit du Polonais le mieux rompu à nos mœurs, le mieux plié aux habitudes de notre vie civilisée, vous trouverez sous cette première écorce dont il s’est si facilement revêtu, vous trouverez au fond de son cœur je ne sais quoi de chevaleresque et de rusé qui sent encore le barbare ; mais c’est un barbare de l’Orient, et légère, mobile, élégante, cette barbarie slave ne pouvait être plus rudement froissée qu’en se heurtant aux lourds Teutons. Ce qui donne à la France la puissance d’attraction qu’elle exercera toujours sur son voisinage, c’est qu’à toutes ses extrémités elle touche à ses voisins par des similitudes qui effacent ses frontières. Du Béarn et du Roussillon à l’Espagne, de la Provence à l’Italie, du Dauphiné à la Savoie, de la Franche-Comté à la Suisse, de la Lorraine à l’Alsace et à l’Allemagne, de la Champagne au pays wallon, de l’Artois aux Flandres, la transition se fait toute seule et sans, pour ainsi dire, qu’on y pense. Il est un abîme entre la Prusse et Posen, comme entre l’Autriche et la Gallicie. C’est cet abîme que la Prusse cherche à combler depuis cinquante ans bien passés ; elle n’y a pas réussi, elle n’y réussira pas. Le temps a cessé où les royaumes se formaient en absorbant sans résistance les élémens les plus hétérogènes, et, par une remarquable rencontre, le sentiment de la nationalité est devenu partout plus opiniâtre et plus vif en devenant moins brutal. Ce sentiment indomptable, le cabinet de Berlin voudrait l’étouffer dans sa province polonaise ; il gouverne en bon père de famille tous les intérêts matériels, et il y aurait injustice à ne pas lui reconnaître cette sagesse ; mais il guerroie avec une sourde violence contre le légitime attachement que le peuple vaincu de Posen professe de plein droit pour sa nationalité. Cette guerre continuelle a son nom dans le vocabulaire de la bureaucratie allemande ; elle s’appelle la germanisation.

Le grand argument des Prussiens au service de cette entreprise tantôt secrète et tantôt avouée, l’argument sincère des administrateurs de l’école libérale comme l’était M. de Flotwell, c’est la nécessité de relever les classes inférieures que la gentilhommerie polonaise avait à peu près retranchées de la société active, le désir de protéger les paysans contre les maux qu’ils avaient subis depuis des siècles. On leur a donc donné la propriété par une investiture en masse, mais du même coup on les a, tant qu’on a pu, mêlés aux Allemands. Les Allemands se sont multipliés dans les villes où ils avaient toujours fait le commerce ; ils ont petit à petit envahi la campagne où les colonies des gens du Rhin percent maintenant çà et là au milieu des villages slaves ; les domaines de la couronne, partagés et morcelés afin d’appeler plus de fermiers, leur ont été livrés exclusivement. Trop long-temps aussi des habitudes de dissipation presque invétérées chez les seigneurs ont jeté les biens nobles aux mains des spéculateurs allemands ; trop long-temps les seigneurs n’ont pas su racheter à propos le champ que l’incurie du paysan polonais laissait vendre par le fisc au profit d’un enchérisseur allemand plus laborieux et plus économe. Ainsi entouré, circonvenu, travaillé par les influences germaniques, le jeune soldat de Posen est déjà plus d’une fois revenu, du régiment bégayant la langue de l’étranger et disant avec quelque fierté : J’ai servi le roi ! Puis il y a maintenant la foule de ceux qui ne possèdent point, soit qu’ils aient perdu leur propriété, soit qu’ils n’aient pas été admis au bénéfice de la répartition générale de 1821 ; il y a de véritables prolétaires créés par la législation même, qui, en affranchissant le paysan, a dégagé le seigneur du soin de le nourrir, ces malheureux commornicy entassés dans les maisons communes qu’on leur bâtit sur les grands domaines. C’est toute une population redoutable qui murmure d’en bas, et qui, oppressée par la misère, pourrait bien finir par ne plus avoir la conscience de son origine, par ne plus écouter le cri de son sang.

Quels que soient ces périls, quels que soient les torts qui les ont amenés, l’originalité de la nature polonaise se sauve encore et se maintient contre cette lente absorption essayée par l’Allemagne. Les habitudes de la vie de campagne, les réminiscences patriarcales de ce temps où le gentilhomme n’était encore que le premier du clan, tous ces mille liens qui lui rattachent les villageois aussitôt qu’il a su lui-même se fixer sur ses terres, toutes les répulsions naïves d’un patriotisme primitif sont autant de barrières qui arrêtent l’action de la bureaucratie prussienne. La noblesse de Posen a compris, depuis quelque temps déjà, que le meilleur moyen de défendre le droit imprescriptible de sa nationalité, ce n’était point de recourir à l’aveugle violence des conspirations, mais de remplir avec plus de sérieux tous ses devoirs sociaux. Il est évident aujourd’hui que le complot de 1846 n’était point dirigé contre la Prusse. Le complot permanent qui doit se tramer au grand jour dans tout Posen, que la Prusse ne peut empêcher parce qu’il est légal et s’appuie sur la lettre même des conventions de 1845, le complot pacifique et vraiment glorieux, c’est et ce sera toujours de préserver, de restaurer le sentiment national au sein de toutes les classes. Qu’ils aient ou qu’ils n’aient pas l’espoir d’une résurrection politique, les sujets prussiens du grand-duché de Posen n’en sont pas moins avant tout citoyens polonais ; même après avoir perdu leur indépendance comme état, ils ont le droit de garder leur caractère comme nation. Telle est aujourd’hui la pensée presque unanime du corps compact de ces propriétaires qui habitent régulièrement leurs domaines, qui fondent des instituts d’éducation professionnelle, qui se vouent eux-mêmes aux travaux agricoles, qui ne laissent plus sortir la terre polonaise de leurs mains, qui se liguent pour empêcher ces ventes malheureuses par où leurs biens passaient aux étrangers, qui réparent enfin, à force d’application et de religieux labeur, les maux causés par la funeste légèreté d’autrefois. L’attitude que les députés de Posen ont prise dans la diète de 1847 a montré tout ce qu’il y avait maintenant d’esprit de suite et de consistance chez un peuple qui s’était justement perdu par son inconséquence tumultueuse. La neutralité qu’ils ont affectée a beaucoup frappé les Allemands, et il se pourrait bien qu’ils vinssent jouer dans la Prusse constitutionnelle de l’avenir ce rôle gênant et savant avec lequel l’Irlande tient l’Angleterre en échec par le seul effet du mécanisme parlementaire.

Ce sont là les huit nations qui composent la monarchie prussienne, et quand on les a de la sorte énumérées, quand on s’est aussi représenté les vicissitudes politiques qui, depuis moins d’un siècle, ont passé l’une après l’autre sur tous ces divers territoires, on se demande avec étonnement quelles sont les institutions qui résistent à de si rudes secousses, à de si profonds déchiremens. Je veux les prendre telles qu’elles m’apparaissent aujourd’hui, dans l’état où je les vois, avec leur physionomie du moment comme avec les conséquences de leur passé, avec le caractère qu’elles tiennent des personnes comme avec l’esprit qu’elles ont emprunté des temps. Cette rapide analyse me conduit nécessairement du trône au temple et à la caserne, au pied de la chaire et au fond des bureaux ; si brève qu’elle soit, je tâcherai du moins de la faire toujours impartiale et vraie.


II.

Ab Jove principium musae, Jovis omnia plena.

Le roi d’abord, car il est partout sur cette scène confuse, et sans lui la scène paraîtrait vide. Où seraient sans lui les péripéties, les coups de théâtre, l’inattendu, le drame en un mot ? Retranchez du milieu de la pièce qu’on vient de jouer à Berlin ce caractère tout plein de vie et de mouvement, ou bien la pièce n’eût pas commencé, ou bien elle eût fini d’un trait. Le retrancher n’est pas possible, le dépeindre n’est point aisé. Humble spectateur, debout dans les profondeurs les plus obscures du parterre, j’ai toute l’inclination du monde pour cet acteur original qui se trouve être un prince. Je voudrais bien dire ce qui me plaît de lui, ce que j’en aime, mais j’appréhende que la franchise plébéienne des sympathies qui me font goûter sa personne ne dérange un peu les admirations officielles qui entourent sa royauté. Or, il est si facile par ce temps-ci d’être impertinent vis-à-vis des trônes, qu’il m’en coûterait de passer pour n’être point respectueux, et mon respect cependant est de nature si particulière, que j’entends déjà plus d’un chambellan le taxer d’irrévérence. Ce serait en vérité beaucoup d’injustice : les chambellans de tous les siècles en sont toujours à cette question que l’Académie française débattait sous Louis XIV : Laquelle des vertus du roi mérite la préférence ? Moi, je préfère les défauts, parce que j’y sens mieux l’homme. Est-ce donc là de quoi fâcher le roi ?

J’ai rencontré quelque part un admirable portrait du grand Frédéric, un pastel si riche de ton qu’on aurait juré qu’il était d’hier, si vrai de détail, d’une réalité si crue, que la tête semblait sortir du cadre. L’étrange visage ! Cette face haute en couleur, ce gros œil bleu, dur et terne, ce front fuyant, ces joues pendantes, voilà donc comme était fait l’ami de Voltaire. Voltaire se trompait bien, s’il a jamais imaginé qu’il apprivoiserait son héros, et il avait beau se moquer avec lui des Welches, à voir seulement une si rude figure, on s’aperçoit tout de suite, comme il s’en aperçut plus tard, que les Welches eux-mêmes étaient sensibles et tendres auprès de ce dur Teuton. Pour Teuton, Frédéric le fut, quoi qu’on en dise : il avait voulu versifier et philosopher en français, c’était payer à son temps une dette de rigueur ; mais, sous son écorce française, il gardait toute sa sève prussienne, et la pointe du bel esprit dont il se parait n’avait rien usé de cet âpre et raide génie qu’il tenait de sa race. Si grand homme de guerre qu’il soit devenu, il resta toujours un peu caporal, et c’est un de ses côtés les plus piquans que ce mélange continuel d’agréable politesse et de demi-brutalité. La Prusse est une monarchie sortie d’une caserne : il lui demeure bien quelque chose de son origine, et la royauté n’a jamais cessé d’y commander militairement.

Ces brusques allures sont entrées dans le sang des Hohenzollern. L’arrière-neveu de Frédéric, aussi poli pourtant que Frédéric savait l’être, s’emporte parfois comme lui, et tout ce qu’il a de raffinement dans l’intelligence n’empêche pas assez souvent sa volonté d’être rogue et cassante à la façon d’une consigne. Il est curieux de retrouver chez ces deux natures si diverses, avec la même distinction de culture, le même ton d’autorité bref et presque vulgaire, la même humeur violente, et d’une violence qui procède, pour ainsi dire, carrément jusque dans ses boutades. De pareilles boutades ne vont pas d’ailleurs si mal avec l’Allemand du Nord ; elles ont je ne sais quoi d’entier qui ne lui déplaît point ; il aime à obéir en soldat, et la bonhomie naïve et douce du Souabe ne lui imposerait guère. Ce qu’il lui faut, c’est de l’héroïsme bourru, c’est cette rudesse grondeuse qui interrompra peut-être un éclat de colère par un éclat d’agreste gaieté. Blücher aussi avait de tout cela, et si je commence l’esquisse de mon royal modèle par ce trait plus appuyé que je n’aurais voulu, c’est que, le modèle lui-même étant fort ondoyant, comme parlait Montaigne, j’ai pris d’abord ce qu’il avait de plus saisissable, le fonds national et commun. Avec la rondeur de ses dehors, Frédéric-Guillaume IV est un roi tout prussien, comme Frédéric Il était encore un roi prussien avec ses manières aiguisées et subtiles : ces princes-là voudront toujours aller la canne en main.

A part ce signe de famille, ne cherchons plus de ressemblance entre Frédéric-Guillaume et ses prédécesseurs. Il a de l’esprit sans doute, et beaucoup, un esprit ouvert à toutes choses ; mais de cette sorte d’esprit qu’il a, il ne doit rien à personne de ses ancêtres, à Frédéric moins qu’à tout autre. Combien il y avait de force, d’exactitude et de solidité dans la pensée de celui-là ! quelle fine trempe il devait à son siècle ! Le nôtre, hélas ! ne peut en donner tant ; ne le lui demandons pas. Le nôtre, pour voir plus loin, ne voit peut-être pas si droit devant lui ; il embrasse trop pour bien étreindre, et l’audace de ses aspirations l’enlève sur des sommets où plus d’une fois il a vacillé. Frédéric-Guillaume est un roi philosophe comme Frédéric II, seulement il a trop fait de métaphysique. Lorsque Frédéric avait dit : « Je veux que chacun, dans mes états, soit libre de gagner le ciel à sa guise ; » lorsque, cerné par quatre armées et mis au ban de l’empire, il écrivait à Voltaire :

Pour moi, menacé du naufrage,
Je veux, en affrontant l’orage,
Penser, vivre et mourir en roi,


le grand Frédéric avait épuisé toute la substance de sa philosophie, et, pour un roi, c’était vraiment assez comme cela. Frédéric-Guillaume a dépassé de beaucoup ces limites ordinaires. Il s’est penché sur les abîmes de la spéculation allemande avec cette curiosité maladive qui entraînait jadis chez nous le régent vers les mystères des sciences naturelles. C’est donc un savant et un rêveur, ce qui ne l’empêche pas cependant d’être aussi fort bon compagnon ; je m’empresse d’ajouter le mot, si trivial soit-il, et j’en ai besoin, car il ne faut pas non plus qu’on aille prendre ici cette robuste majesté pour quelque songeur langoureux atteint d’un spleen ossianique. Nous avons, nous autres, la frivole manie de vouloir à toute force arranger notre mine à l’air de nos pensées, et nous costumons toujours nos héros. On est plus naturel et plus vrai en Allemagne ; là du moins ce n’est pas la mode d’avoir son rôle affiché sur sa physionomie ; on a le droit d’être à la fois mélancolique et rubicond. Regardez les peintures des vieilles écoles allemandes ; l’idée mystique y plane sans s’affaiblir à travers les détails matériels du plus minutieux réalisme. Ce contraste est partout dans cette blonde et sanguine nature du Germain, à la fois si méditative et si charnelle. Après ses journées de rude bataille scholastique, Luther, le soir venu, jouait de la flûte en contemplant la clarté des étoiles, et ce théologien colère, ce moine marié que n’épargnaient ni les joies ni les soucis du ménage, avait encore l’ame assez fraîche pour les célestes ravissemens de la prière extatique. Ces deux existences se côtoyaient en lui sans se détruire. Voilà peut-être comment l’esprit inquiet et tourmenté du roi Frédéric-Guillaume loge pourtant dans une enveloppe qu’il n’use pas et qui ne dépérit pas. Le buste solidement campé sur les hanches, le ventre en avant, la tête ronde et dégarnie, le nez retroussé, la bouche riante et la réplique facile, Frédéric-Guillaume semble plutôt fait pour s’asseoir, comme un puissant tribun, à quelque banquet populaire, que pour pâlir dans l’ombre, sur les problèmes éternels. Aussi les Rhénans l’avaient-ils tout de suite aimé, quand ils l’avaient vu se mêler parmi eux avec une joyeuse simplicité, prendre place à leurs festins, répondre couramment, harmonieusement à leurs toasts, et vider sans sourciller leurs rasades pétillantes. Il était bien alors le digne roi de ces braves gens, gens de plaisir et de belle humeur, toujours prêts à fêter la nature, qui leur a donné leur grand fleuve et leur bon vin.

Et puis, qui sait ? le lendemain même, au réveil de cette cordiale gaieté, Frédéric-Guillaume s’en va retomber dans les sentiers ardus de l’école, et se perdre par la réflexion dans ces sombres questions d’origines historiques où la science allemande s’est trop long-temps flattée de trouver la clé du présent. Il se dit avec M. de Savigny que notre âge n’est point propice à la fabrication des lois, et, se désolant d’être obligé d’en faire, il travaille d’autant à s’inspirer des souvenirs de cette ère d’innocence où les lois se faisaient toutes seules. La politique et la théologie se rencontrent sur ces hauteurs abstraites qu’il parcourt, non pas la politique et la théologie positives telles que les pratiquaient les fermes esprits d’autrefois, mais ces aventureuses spéculations des théoriciens d’outre-Rhin qui se sont crus naïvement obligés à reconstruire de toutes pièces le gouvernement de la terre et du ciel. On ne pénètre jamais bien avant dans ces régions de l’infini sans rapporter de si sublimes entretiens une tristesse vague et comme un éblouissement nerveux qui ne sied point aux têtes couronnées. Les hommes n’admettent pas que l’on soit encore à tâter et à chercher quand il s’agit sur l’heure de les conduire et qu’on en a la charge. Aussi, lorsque le roi Frédéric-Guillaume, descendant de son Sinaï, vient débiter à ses sujets quelque harangue solennelle qui l’émeut lui-même plus que n’est ému tout son auditoire, vainement son œil se mouille et se voile, vainement sa parole vibrante, son imagination enthousiaste, sollicitent et provoquent les sympathies ; les sympathies manquent. Il n’a pas fallu sept ans pour qu’une si savante et si poétique éloquence perdît la magie singulière avec laquelle elle s’annonçait. On a compris le sens intime de ces beaux discours ; le discours du couronnement, le discours de Cologne, ces œuvres épiques du royal orateur, n’ont point gagné du tout à la lecture. On sentait trop dans ce qu’il disait le souffle de l’abîme où il s’était enfoncé pour mieux suivre ses doctes maîtres, au lieu de se laisser porter comme un grand prince à la surface de son temps : c’était Épiménide échappé de la grotte où il avait dormi pendant que le monde changeait.

Il y avait pourtant dans ce cœur hardi des pensées qui étaient généreuses à leur date ; la date seulement était trop ancienne. Achever la vieille église du Rhin pour en faire le monument sacré d’une fraternité nouvelle qui joignît tous les peuples allemands ; fonder cette nouvelle chevalerie de l’ordre du Cygne pour soulager les maux du prolétariat : quels plus nobles rêves ! et personne ne s’est voulu fier à cette philanthropie romanesque ; ce don-quichotisme germanique n’a ni séduit ni amusé personne. Le siècle est dur aux poètes !

L’un des traits de la pensée publique qui m’aient peut-être le plus frappé dans Berlin, c’est le culte qu’on y rend partout à la mémoire du roi défunt, Frédéric-Guillaume III. Celui-là, pour sûr, ne se piquait point de poésie, et il voyait les choses tout-à-fait terre à terre ; mais, au milieu même des contradictions de sa vie politique, il avait un sens si droit, un amour si scrupuleux de l’équité, il était si vraiment et si simplement honnête homme, que des qualités plus brillantes ne lui auraient pas concilié de plus profonds attachemens. Timide, irrésolu par nature, défiant et embarrassé vis-à-vis de son peuple qui lui demandait une émancipation, comme il l’avait été jadis vis-à-vis du grand capitaine qui lui offrait son amitié, Frédéric-Guillaume III frustra, l’on doit le dire, les légitimes espérances de la Prusse, et retarda d’un quart de siècle l’inévitable transformation de sa monarchie. Il était pourtant de si bonne foi dans ses anxiétés, il avait été d’ailleurs éprouvé par tant d’orages, que l’opinion populaire pardonnait unanimement à sa vieillesse d’en appréhender d’autres ; puis il ne bravait pas cette opinion qu’il ne pouvait, qu’il n’osait écouter. Il était prince absolu de fait ; il ne s’agitait pas pour expliquer comment il l’était aussi de droit et de droit divin. Esprit pratique et positif, il tenait moins à découvrir, à prêcher la théorie, qu’à posséder la jouissance du pouvoir, moins à le scruter dans ses origines abstraites, qu’à l’exercer dans sa réalité ; esprit clair, il n’alambiquait sur rien. On raconte même qu’il avait peu de goût pour commercer avec des génies trop relevés ; il se plaisait aux bonnes gens qui le laissaient à l’aise, et l’on eût dit qu’il évitait toujours les hauteurs par crainte du vertige.

Tel n’est pas Frédéric-Guillaume IV, et dans cette vive nature, dans cette ardente imagination, que j’ai tâché de dépeindre, il y a bien moins de la froide et modeste raison de son père que de la sensibilité passionnée qui caractérisait la belle reine Louise. Il ne fuit pas, il aime, il recherche les problèmes, comme celle-ci aimait et recherchait tous les dangers. La sécheresse du vieil absolutisme prussien ne suffisait pas à l’ampleur de ses idées, mais ce fut en 1840 une grande illusion du public, une illusion gratuite, d’avoir pu croire qu’il voulût alors élargir ce dur régime pour en tirer la liberté moderne ; il voulait seulement l’asseoir sur des bases plus pompeuses et plus savantes. Il n’a jamais rien conçu d’autre, et si l’on s’y est trompé, c’est qu’on lui a spontanément prêté la pensée de tout le monde, quand il vivait au contraire seul avec la sienne. Il entendait justifier solennellement la royauté absolue, bien loin de la détruire ; il se persuadait qu’il allait lui rendre un prestige admirable en l’entourant du cortége pittoresque des institutions appelées de toute éternité à subsister dans sa lumière. Il voyait renaître au sein de la société la hiérarchie providentielle des ordres ; il ne doutait pas que la société, ainsi rétablie d’elle-même dans son assiette, ne supportât naturellement et sans fléchir le poids d’un trône plus solide que ces trônes de bois et de velours construits de main d’homme par les révolutions ; il doutait encore moins que le sien ne fût bâti de main divine. Il n’était pas seulement un prince entrant en possession du pouvoir, il était un croyant admis à pratiquer sa foi ; il n’était pas seulement un roi libre de choisir sa politique, il était le serviteur d’une philosophie.

La pensée du roi Frédéric-Guillaume a été pourrie de bonne heure dans les enseignemens de l’école historique ; il s’est formé sur ce terrain comme en un champ clos. De 1830 à 1839, Stahl publie sa Philosophie du droit ; on en retrouve les données à chaque phrase des fameux discours de 1840[6]. Ne sent-on pas aussi couler la sève de Jean-Jacques sous l’éloquence révolutionnaire de 92 ? Les conventionnels étaient les sectaires du Contrat social ; le roi de Prusse est le sectaire d’une philosophie de l’absolutisme. Adepte sincère, il a la manie des conversions, et ce n’est pas le côté le moins original d’un esprit si multiple, que ce désir incessant d’amener son prochain à sa foi. Il n’est à son goût qu’une façon d’obéir, c’est de se laisser convaincre, et le commandement ne lui est agréable qu’à la condition d’opérer une soudaine métamorphose au plus profond des coeurs. De là quelque chose à la fois de pédantesque et d’inspiré dans les allures autocratiques de sa majesté prussienne : on dirait d’un confesseur inexorable ou d’un maître d’école infaillible[7].

Le pédagogue, après tout, ne dure pas chez lui plus constamment que le rêveur, et des caprices d’artiste, des curiosités d’érudit, viennent souvent à la traverse des circonstances les plus graves, des méditations les plus sérieuses. Au moment même où l’enfantement de la constitution occupait l’attente universelle, le problème en faveur à la cour, c’était de savoir l’endroit précis où les Hébreux avaient passé la mer Rouge : une opinion nouvelle émise par M. Lepsius, le savant voyageur, ressuscitait la question. Peut-être eût-il été plus à propos de chercher sous quelle étoile César avait passé le Rubicon. De même, au milieu des soucis de la diète, il arriva plus d’une fois que les hôtes de Potsdam employaient de longues soirées à feuilleter des blasons ou des modèles d’architecture gothique. Dans cette semaine orageuse qui termina la session, lorsque l’anxiété générale redoutait une rupture entre le pays et la couronne, le roi se faisait tranquillement expliquer par un mémoire ad hoc pourquoi l’on ne jouait plus la musique de Palestrina.

On n’achèverait jamais l’esquisse d’une si vivante figure, et tout ce que j’ai dit de sa majesté prussienne serait encore bien incomplet, si l’on ne devinait à peu près maintenant le charme singulier, l’espèce de fascination qu’elle exerce sur quiconque l’approche. Il n’est peut-être pas aisé de servir cette haute personne ; il serait plus difficile encore de ne pas l’aimer, tant il y a de véritable puissance jusque dans les défauts de son esprit et de son caractère, tant il y a de franchise, d’ouverture, d’impétuosité sympathique dans toutes ses relations. Si Frédéric-Guillaume est le prince que je peignais en commençant, brusque et bourru parfois à la manière de sa maison, il est aussi, par un dernier contraste, tout plein de cette sensibilité expansive que je voudrais nommer l’affectuosité allemande. Privilège bien rare, il a gardé sur le trône d’anciennes amitiés, et l’on sait quelques hommes distingués qui, soit auprès de lui, soit retenus au loin par les devoirs de leurs charges, sont toujours restés les dépositaires de sa plus intime confiance. Ce cercle un peu fermé rappelle avec plus de connaissances et de maturité la petite société de doctrinaires philosophes dont s’entourait l’empereur Alexandre. Les amis de Frédéric-Guillaume participent en effet plus ou moins à ces idées générales qu’ils élaboraient en commun avec lui durant sa jeunesse, et c’est toujours là le point de contact où tous se retrouvent. M. de Stolberg et M. de Gerlach à Berlin, M. Bunsen et M. de Radowitz, fixés par leurs postes diplomatiques l’un à Carlsruhe et à Francfort, l’autre à Londres, tous différens de mérite, d’humeur et même de confession, M. de Gerlach piétiste modèle, M. de Radowitz, catholique-ultramontain, tous se trouvent ainsi réunis dans la faveur royale par une sorte de fraternité d’intelligence. Il est un attrait cependant plus puissant encore que cette fraternité sur le cœur de Frédéric-Guillaume, c’est la gloire aimable de M. de Humboldt : l’indispensable ami du roi, c’est toujours cet illustre et charmant vieillard, le plus précieux intermédiaire qu’aient jamais eu l’Allemagne et la France, le plus spirituel libéral qui ait jamais osé habiter une cour. Se plaire au voisinage d’un pareil contradicteur, n’est-ce pas le signe certain d’une supériorité véritable ?

A côté du roi, sur la première marche du trône, n’oublions pas le prince de Prusse, le second fils de Frédéric-Guillaume III, l’héritier présomptif de la couronne. Soldat dans l’âme, il croit encore qu’il suffit d’être un soldat pour régner. Résistant par conviction aux expériences constitutionnelles de son frère, cédant par déférence, il s’engage le moins qu’il peut à la suite d’un souverain dans lequel il est bien obligé de voir un prédécesseur. Caressé fort habilement à Saint-Pétersbourg, où l’on essaie de lui donner plus d’importance que lui-même aujourd’hui ne voudrait et ne pourrait en prendre, il répond à ces avances avec plus de circonspection qu’on ne l’attendrait de ses penchans. Très opiniâtre, sinon très, ferme, mais loyal avant tout, il rassure jusqu’à certain point par la probité de sa conscience ceux qui craindraient les contre-coups de sa mauvaise humeur pour l’avenir des nouvelles institutions qu’il a tant bien que mal acceptées. J’appréhende les parallèles et je ne me mêle pas de prophéties, mais on pourrait peut-être se hasarder à dire que Frédéric-Guillaume IV est un peu, dans la situation actuelle de la Prusse, ce qu’était Louis XVIII dans celle de la France, qu’il est aussi un arrangeur de moyens termes, et qu’il octroie à l’allemande sa charte de Saint-Ouen, une charte qui aura, comme la nôtre, son article 14, plus dégagé seulement et moins ambigu. Il faudrait alors ajouter que le prince de Prusse semble tout fait pour recommencer Charles X, ceci, bien entendu, par manière d’éclaircissement et sans prévision de sinistre augure.

Auprès du futur souverain, il est d’ailleurs une princesse dont la seule présence est une garantie contre toutes les chances mauvaises. La princesse de Prusse, digne fille de Weimar, continue noblement les traditions de sa famille. Elle a mis sa gloire à rassembler sous son gracieux patronage tout ce qu’il y avait dans Berlin de mérite et de distinction. Sans pédantisme et sans effort, sans blesser aucune des difficiles convenances de sa position, elle a su se concilier le dévouement de cette élite libérale dont la science honore les rangs supérieurs de la bourgeoisie berlinoise. Elle n’a pas craint, par exemple, d’accepter la dédicace d’un livre de M. de Raumer à l’instant où M. de Raumer était aux plus fâcheux de sa récente disgrâce. Il est vrai que le premier devoir des héritiers présomptifs dans les monarchies absolues est toujours d’agacer, pour ainsi dire, la popularité : c’est un rôle obligé dont on se tire avec plus ou moins de bon air. Le prince de Prusse lui-même n’est pas fâché qu’on sache bien qu’il lui serait impossible de prendre le moindre goût aux simagrées des piétistes ; il laisse avec quelque intention le roi son frère s’en édifier tout seul. Pour la princesse, elle est en coquetterie continuelle avec l’opinion, et, durant la dernière diète, elle a déployé, du meilleur cœur du monde, la plus merveilleuse industrie. Ce n’est point notamment sa faute si la députation polonaise n’a pas mis bas les armes. Il fallait beaucoup d’adresse pour risquer tant de frais, et beaucoup de sincérité pour se faire pardonner tant d’adresse ; il y a eu tout ensemble assez de l’une et de l’autre pour faire croire aux deux : une reine constitutionnelle n’eût pas mieux réussi.


III.

Sortons enfin de ces régions scabreuses d’où descend la pensée souveraine qui gouverne la monarchie prussienne, et, cette pensée maintenant mieux connue, passons en revue les instrumens destinés à servir au développement de ses œuvres.

La machine de l’état repose, en Prusse, sur quatre grands ressorts qui, venant tous se concentrer dans la même main, reçoivent tous une même impulsion et la suivraient également, s’ils n’avaient chacun aussi leur caractère et leur tendance à eux. L’église et l’armée, la bureaucratie et les universités, agens essentiels de l’autorité suprême, n’en sont pourtant pas une représentation sans mélange, parce que, tout en relevant d’elle, ils gardent de droit et pour leur compte à part une existence originale. Il y a là un phénomène politique inhérent à l’être même de la Prusse et très digne d’observation.

Cette absolue monarchie n’a pour exécuter ses desseins que des organes doués, par leur seule institution, d’une indépendance, d’une vitalité particulières. Elle est absolue, parce que l’action de ces organes officiels avait jusqu’ici presque partout effacé ou remplacé la libre action des citoyens, et cependant aucun de ces quatre corps posés comme des satellites aux quatre angles du trône ne s’identifie assez complètement avec la royauté pour vouloir jamais en porter les livrées. S’ils ne sont pas le pays, dont ils ont trop long-temps supprimé l’initiative, ils ne sont pas davantage le gouvernement lui-même, dont l’initiative n’est pas toujours assurée de se rencontrer avec leurs inclinations. Ils ont dû fonctionner pour combattre, pour dominer toutes les résistances ; mais le mécanisme avec lequel ils fonctionnent est devenu, par sa propre énergie, une résistance constituée. Merveilleusement formés à l’obéissance régulière au moyen d’une discipline sans égale, ils ont trouvé dans la sévérité de cette discipline, dans la consistance qu’elle leur a donnée, le sentiment d’une autorité qu’ils ne tiennent plus maintenant que d’eux-mêmes. Serviteurs d’un pouvoir qui n’admettait pas de contrôle, ils ont fini pourtant par lui sembler un contrôle et un contre-poids.

La vraie église prussienne, l’église évangélique, tenue si fort à l’étroit par les consistoires, n’est pas du moins une hiérarchie épiscopale qui doive nécessairement conserver une tradition remise à sa garde par un roi pontife. L’armée, dévouée de cœur à des princes militaires, ne saurait jamais l’être à des princes oppresseurs, parce qu’elle est, avant tout, l’armée de la nation, une armée toujours jeune et vivante, tirée dans un ordre admirable des entrailles mêmes du pays, où elle vient toujours se retremper. La bureaucratie administrative et judiciaire peut compter pour un véritable mandarinat ; si ses membres n’ont pas, comme individus, toute la stoïque indépendance dont on leur fait honneur dans le lointain, ils ont réellement ce bel avantage d’une corporation bien ordonnée : c’est qu’ils ne dépendent que de leurs supérieurs. Enfin le haut enseignement des universités, par son mode de recrutement et de composition, par l’objet même de ses travaux, par les garanties écrites de ses privilèges, se trouve en possession d’une souveraineté morale que des complaisances isolées, qu’un engourdissement temporaire n’atténueront jamais au point de la neutraliser.

Matière curieuse à réflexions ! voici de grands corps dont l’attitude est généralement virile, des masses de fonctionnaires qui ont tous une charte à laquelle en appeler, qui ont quelque chose de plus, la conscience très nette de leur droit, la volonté froide et ferme d’en jouir, et à la tête de ces ordres si respectables, de cette légion vigoureuse des officiers et des agens de l’état, les premiers chefs du service public ne tiennent vis-à-vis de la royauté qu’une place des plus médiocres. Les ministres prussiens sont les commis ou les aides-de-camp du roi de Prusse, et leur emploi ne leur donne point de caractère politique assez marqué pour les faire responsables. Ils disparaissent à tout moment, ils se rejettent dévotieusement derrière la majesté du prince ; ils érigent en théorie ce devoir par trop commode, qui consiste à le découvrir, comme nous disons dans notre langage constitutionnel. Le prince entre ainsi lui-même en rapport immédiat, non-seulement avec le commun des citoyens et le gros du pays, mais avec les fonctionnaires subordonnés à.ses ministres, et il n’en est point de si humble dont il ne soit en personne le premier justicier. Il reçoit les plaintes élevées contre eux celles qu’ils élèvent, il les gourmande et les corrige de son chef, il discute avec eux le texte des règlemens qui les protègent, il publie les épîtres confidentielles qu’ils adressent à sa haute équité, les décisions intimes émanées de son cabinet en réponse à leurs suppliques. C’est un échange permanent de relations directes qui ne profite peut-être pas toujours à la sérénité de la couronne, mais qui relève l’importance des rangs inférieurs de la hiérarchie. Cet accès presque familier que les subalternes obtiennent ainsi jusqu’au roi contribue sans doute à diminuer pour eux l’éclat de la pourpre ministérielle, à les rassurer en présence d’un supérieur dont ils essaieront bien de capter les graces, mais dont ils ne souffriront pas facilement l’injustice. Il est quelquefois piquant de voir tel pauvre employé, tel modeste professeur, s’étonner lui-même de la hardiesse avec laquelle il a défendu son bon droit contre un homme tout chamarré de ces cordons et de ces titres pour lesquels l’Allemand nourrit dès le berceau la pieuse adoration de la foi. Il subsiste évidemment dans tout cela je ne sais quel secret sentiment qui peint et qui honore la Prusse. S’il faut qu’il y ait quelque part dépendance mesquine et servilité, j’aime encore mieux la dépendance en haut qu’en bas : en haut, elle s’excuse par des attachemens particuliers ou elle se corrige par l’énergie personnelle des individus, elle ne gâte rien que par places et par momens ; en bas, c’est une plaie incurable qui s’étale insensiblement à la surface entière de la société pour y ronger tout ce qu’elle touche.

Il arrive donc en Prusse le contraire de chez nous ; l’influence des administrations et des hiérarchies a plus d’empire que celle des ministres ; les grands corps constitués pèsent plus que leurs chefs. A côté de beaucoup d’inconvéniens, il y a là beaucoup d’avantages, et je croirais volontiers que la fortune prussienne s’est appuyée jusqu’ici sur cette solidité de l’organisation intérieure. La vie, qui ne pouvait circuler dans toutes les veines de la nation, trop resserrées sous les liens du régime absolu, s’est concentrée, tout en s’immobilisant, dans les foyers où on la renfermait pour la distribuer avec plus d’économie. Ces nombreux et consciencieux dépositaires de la force, de la pensée publique, répandus par tout le pays, lui ont donné des airs de puissance compacte et substantielle qui ont frappé l’Europe. Dans cette bataille de chaque jour où grandissent les peuples, ç’a été l’ordre profond substitué à l’ordre mince. Et cependant regardez un peu l’exigence de cet invincible progrès qui pousse tout notre âge. Quelle est maintenant l’ambition la plus décidée, la plus ardente de la Prusse ? N’est-ce pas d’avoir des ministres responsables à la façon des gouvernemens constitutionnels ? Et quel sera pourtant le premier usage que ces ministres feront d’une autorité naturellement accrue dans la mesure de leur responsabilité ? Ne sera-ce pas de s’imposer davantage aux corporations ou aux bureaux qu’ils dirigent, de ramasser plus, de serrer mieux dans leurs mains tous les fils de leurs affaires, d’étendre une action plus personnelle à tous les degrés de leurs départemens ? C’est que ces ministres d’une ère nouvelle auront changé de caractère en changeant d’origine ; approuvés par le roi, dont ils resteront les plus dévoués serviteurs, ils auront reçu leur véritable mandat d’une majorité parlementaire, et représenteront directement la volonté du pays, manifestée dans sa plus solennelle expression par son accord avec la volonté du monarque. L’intervention régulière du pays dans la gestion de sa fortune vaudra bien assurément, pour la garantir, ce que valaient auparavant les privilèges des fonctionnaires, et ceux-ci ne perdront d’importance qu’autant qu’alors en gagnera ce fonctionnaire universel qui s’appelle tout le monde. Disons-le bien vite : les mille et mille affiliés de la hiérarchie prussienne, ses bureaucrates de robe, de plume et d’épée, ses référendaires, ses assesseurs, ses conseillers intimes, tous ont encore le temps de se rendormir sur leurs pupitres : le soleil de liberté qui éclipsera le pâle flambeau de leur gloire nocturne n’est probablement pas le soleil de demain.

Je n’ai pas la prétention d’introduire ici le lecteur dans les détails techniques du régime intérieur de la Prusse, dans les appareils des quatre grailles machines qui couvrent toute la monarchie. J’essaie seulement de résumer en quelques mots ce qui me semble aujourd’hui l’état moral de ces vieilles forteresses du gouvernement prussien : je commence par les cultes.

L’un des points les moins remarqués et les plus remarquables de la situation, c’est l’apaisement de l’église catholique en Prusse sous le règne de Frédéric-Guillaume IV. Après les vives émotions qui avaient troublé la fin du précédent règne, ce calme si complet n’est pas un symptôme à négliger. L’agitation catholique dans l’empire actuel dès Hohenzollern ne troublerait pas moins de quatre grandes provinces, Posen, la Silésie, la Westphalie et le Rhin. En même temps qu’il faut se féliciter de la sécurité qui a remplacé d’anciennes inquiétudes, il ne faudrait peut-être pas non plus trop s’abstenir d’en examiner les motifs. Est-ce le respect scrupuleux avec lequel on maintient d’en haut l’égalité des deux cultes privilégiés de la monarchie ? Est-ce la modération intelligente de quelques prélats distingués par leur sens et par leur vertu, comme M. de Diepenbrock, le prince-évêque de Breslau ? Est-ce peut-être la confiance ambitieuse que l’on ne peut s’empêcher de placer dans les inclinations du roi vers les choses du moyen-âge, dans son goût connu pour tous les mysticismes ? Ou bien serait-ce aussi que l’éveil de la vie politique, plus actif encore et plus remuant dans les provinces catholiques (la Westphalie du nord exceptée) qu’il ne l’est partout ailleurs, aurait ainsi suspendu les préoccupations religieuses ? Si toutes ces raisons ont chacune leur vérité, elles ne sont pas toutes également rassurantes.

Quant aux églises protestantes, j’ai déjà raconté les vicissitudes intimes de leur récente histoire[8]. Cette histoire n’est point à bout. L’édit de pacification promulgué le 30 mars 1817 n’est qu’un épisode et non point un couronnement. A côté de l’évangélisme, culte officiel de l’état, l’édit du 30 mars appelle dorénavant, avec les mêmes droits et les mêmes honneurs, le culte calviniste et le culte luthérien, les deux vieilles communions trop long-temps traitées en hérésies par cette religion de fraîche date que l’arbitraire de Frédéric-Guillaume III avait improvisée sur leurs ruines en mêlant leur substance. C’est une juste et nécessaire réparation. L’édit va plus loin encore : il octroie à tous les citoyens le droit de former de nouvelles sociétés religieuses, et il s’intitule par conséquent un édit de tolérance ; cette tolérance cependant mérite réflexion avant qu’on en use.

Pour peu qu’on se représente fidèlement l’état vrai des opinions religieuses dans la grande majorité du clergé protestant de la Prusse, on voit tout de suite combien les croyances diffèrent aujourd’hui des symboles reconnus à la paix de Westphalie. Or, ce sont ces symboles que l’édit du 30 mars érige en criterium suprême pour rejeter quiconque ne les admet pas du sein des églises établies, approuvées, glorifiées et salariées par le gouvernement, c’est-à-dire que, l’orthodoxie prussienne tant en somme question de majorité (ce qui est la seule base possible de toute orthodoxie protestante), une minorité assise dans les consistoires par un pouvoir purement laïque impose néanmoins les formulaires de 1648 à cette masse ardente portée par la pensée de ce temps-ci dans de plus larges sentiers. Le concile diplomatique de 1648 doit donc faire date pour les questions de dogme comme pour les questions de politique ; mais, tandis que l’histoire a déjà deux ou trois fois bouleversé la politique décrétée par les négociateurs du XVIIe siècle, la stricte dévotion de ces pieux évangéliques, nés eux-mêmes il y a quelque vingt ans, ne reconnaît d’église normale que les églises conformes aux principes religieux des doctes pères de Munster et d’Osnabrück. La vraie liberté promulguée par l’édit du 30 mars, c’est la liberté d’aller former où l’on voudra une église anormale, dès qu’on ne pourra plus s’arranger de l’orthodoxie officielle. Le pauvre pasteur de village, tout chargé de famille, s’il a par hasard l’esprit trop indocile ou la conscience trop délicate, s’il ne sait point adorer dans le silence de la béatitude cette œuvre flamboyante de 1648, le pauvre hétérodoxe doit sortir de la maison indigente où l’état lui garantissait du moins sa maigre existence ; il n’a plus qu’à partir avec ses enfans sur les bras pour se chercher des paroissiens qui veuillent bien le nourrir. Si l’on entend appliquer à la rigueur ce qu’il y a d’extrême dans cette redoutable tolérance de l’édit du 30 mars, je suis fermement persuadé qu’avec l’état actuel des ames, on suscitera plus d’agitations qu’on n’encouragera d’hypocrisies.

L’armée, la bureaucratie, cette armée de la paix, n’ont point en elles de ces passions qui remuent le monde des théologiens. Disciplinées au nom de l’honneur militaire ou de l’ordre civil, elles découvrent moins volontiers leurs inclinations courantes, parce que ces inclinations ne sont jamais si vives. L’une est au fond plus naturellement libérale ; l’autre n’oublie jamais qu’elle porte « l’habit du roi, » et la loyalty britannique tient le haut bout dans ses sentimens. Les deux cependant se touchent par plus d’un point ; elles se prêtent des hommes, elles s’empruntent réciproquement des méthodes. Les deux rappellent encore souvent, par une allure commune, ce vieux temps à peu près passé pour qui ne leur appartient pas, ce temps de rigueur et de raideur, où, comme dit Frédéric, « pas un Prussien n’avait plus de trois aunes de drap dans son habit, ni moins de deux aunes d’épée pendues à son côté. » Les deux enfin se forment toujours par cette lente et solide éducation dont nous n’apprécierons jamais assez l’énergique effet.

La Prusse est la seule des cinq grandes puissances dont l’armée soit restée tout-à-fait en paix depuis 1815. L’Autriche a les régimens de ses frontières toujours en haleine, toujours en observation ; elle a l’Italie. La Russie s’est exercée sur les champs de bataille de la Turquie, de la Pologne et du Caucase ; l’Angleterre, dans l’Inde ; la France, en Afrique. La Prusse ne pouvait guère rencontrer sur son chemin pareille occasion de gymnastique, et c’est un sérieux désavantage ; mais elle a compensé tant qu’elle a pu ce défaut d’expérience. Elle a pris ses soldats sans exception dans tous les rangs des citoyens, et, proscrivant les abus du remplacement, elle a mis le fusil aux mains de la population tout entière ; elle a organisé la permanence des levées en masse. Ses corps actifs ne sont que l’avant-garde de la Landwehr, et derrière la Landwehr l’étranger trouverait les rangs serrés du Landsturm. Pour placer enfin la réflexion à côté de cette ardeur guerrière qu’elle tient en réserve, la Prusse oblige ses officiers au plus minutieux apprentissage. Formé de bonne heure à la pratique aussi bien qu’à la théorie, fier de son état, orgueilleux de son drapeau, constamment pénétré du respect de lui-même, généralement froid et serré, mais instruit et poli, l’officier prussien se reconnaît aussitôt entre toutes les troupes allemandes.

La bureaucratie éprouverait sans doute, au moment où la lumière se ferait dans ses domaines encore impénétrables, cette première surprise, que le premier coup de canon causerait peut-être dans la jeune armée de la Prusse ; mais, comme le militaire, l’employé est assez fortement préparé pour se remettre vite et aborder le péril. C’est un problème de savoir si la liberté de mouvement, nécessaire aux chefs responsables d’un état constitutionnel, s’accommode avec les conditions rigoureuses dont on peut charger l’entrée des fonctions publiques dans un état absolu. J’aime à penser que tous les problèmes politiques doivent se résoudre pour le plus grand honneur du régime parlementaire, et je ne verrais point alors d’honneur plus sérieux pour le nôtre que de subordonner un jour le recrutement de notre personnel administratif à quelques-unes de ces exigences dont l’administration prussienne est si vigoureusement armée. Celle-ci ne pèche-t-elle pas à son tour par le luxe de ses précautions ? N’y a-t-il pas dans la lente ascension de ses degrés un obstacle trop ardu pour la diffusion des idées neuves, pour l’avancement des esprits actifs ? Nous aurions beaucoup à nous corriger de notre indigence et de notre précipitation avant d’avoir à redouter l’excès contraire. Ce travail opiniâtre, avec lequel les employés prussiens s’emparent de leurs places, amène nécessairement un grand nombre d’hommes distingués dans leurs rangs. C’est surtout aux échelons intermédiaires, — non pas toujours en haut où la routine gagne souvent avec l’âge, non pas en bas où végète l’incapacité, mais aux postes moyens où l’on arrive avec la fleur des années et du talent, — c’est là que se rencontrent beaucoup d’esprits élevés et cultivés, dont la réunion donne à ces sphères estimables un caractère qu’elles n’ont nulle part ailleurs. L’administration prussienne a des chefs de division vraiment précieux, c’est un honneur national ; mais, je le dis aussi, parce que c’est là tout le secret des fautes de cette administration si correcte, les meilleurs chefs de division ne font pas encore des ministres ce sont les ministres qui manquent.

Ne parlerai-je pas enfin des universités ? Il faut bien pourtant qu’elles s’attendent à descendre un peu maintenant du faîte de cette importance politique dont elles jouissaient quand le pays n’avait pour tribune ouverte que les tribunes de la science et de la philosophie. C’est déjà là ce qui arrive, leurs gloires s’en vont et ne se remplacent pas. Du temps où Niebuhr professait à Bonn, Hegel à Berlin ; du temps où M. de Savigny avait le bon goût de n’être pas ministre, du temps même de Gans, la grande corporation du haut enseignement exerçait sur le pays et sur l’état une influence égale au prestige dont elle les décorait ; et néanmoins ce n’était pas uniquement parce qu’il y avait dans la chaire des hommes supérieurs que la chaire rendait des oracles, c’était aussi parce que la parole qui en tombait était la seule parole qui résonnât alors dans le silence universel. La domination exclusive de ces doctes autorités avait sans doute sa grandeur ; elle avait aussi son péril. Dans cet isolement majestueux où elle commandait, la science acquérait plus de sérénité ; mais, ne frayant point assez avec la vie, elle devenait moins capable de la comprendre et de la guider. D’abstractions en abstractions elle s’en allait aux abîmes, et c’est au moment où elle tombait sur leur pente que le sentiment de la réalité vient maintenant la ressaisir. Ceux pourtant qui avaient suivi le courant de leur siècle sans chercher ni à s’en tirer, ni à l’interrompre au moyen des systèmes, ceux qui avaient été nourris de la sagesse de tout le monde, ceux-là se sont trouvés les mieux préparés lorsqu’est arrivé le jour de la pratique. Si la pratique ne s’ensuit, à quoi bon les théories ? Des négocians, des industriels, des propriétaires, de simples cultivateurs, se sont mis à parler des plus grands intérêts de la chose publique, des lois les plus graves de l’ordre social, et l’on n’a pu s’empêcher d’admirer comment ils les entendaient mieux que ceux qui en avaient écrit de gros livres. L’éclat des mérites académiques a souffert un peu de la comparaison, mais il y a dans l’établissement universitaire de la Prusse assez de vigueur native, assez de libre accès, pour que les générations nouvelles puissent facilement y apporter l’esprit nouveau. La Prusse ne voudra point cesser d’être la capitale de l’enseignement en Allemagne.

Tel est l’ensemble des circonstances historiques et naturelles, des circonstances de temps, de personnes et de lieux, l’ensemble enfin des institutions de toute sorte, ecclésiastiques et militaires, administratives et scientifiques, tel est l’édifice incomplet et incorrect, mais puissant et hardi, qui s’élève aujourd’hui du Rhin à la Vistule, et se nomme orgueilleusement la monarchie prussienne. Reste maintenant à nous représenter la société qui habite et soutient ce vaste édifice, qui travaille avec une infatigable patience à le restaurer, à l’agrandir, à le vivifier, qui lutte sans relâche pour y faire entrer plus d’air et de lumière, pour lui ouvrir des issues plus larges, pour obtenir le droit d’y circuler plus à l’aise ; reste à nous représenter la nation, — non point celle des Silésiens ou celle des Rhénans, celle des Westphaliens ou celle des Saxons, mais la nation entière dans son ensemble politique, — non point les fils esclaves de la terre, de la race ou du climat, mais les enfans émancipés de l’intelligence, mais le peuple formé par ce concours des idées et des volontés qui crée les grands peuples, — la nation prussienne emplissant la monarchie prussienne. C’est là le tableau que je tâcherai d’esquisser en racontant la diète de 1847. A travers toutes ses faiblesses, toutes ses contradictions, tous ses mécomptes, c’est là l’image imposante qu’elle m’a laissée dans l’esprit.


ALEXANDRE THOMAS.

  1. Je reproduis ici bien imparfaitement la vivacité du tableau tracé par M. Gervinus dans son excellente brochure Die Preussiche Verfassung und das Patent vom 3 Februar 1847.
  2. L’ordonnance du 17 juillet 1846 et celle du 7 avril 1847 ont de beaucoup étendu, comme on sait, la publicité judiciaire, mais la procédure criminelle n’est encore publique qu’à Berlin et sur le Rhin.
  3. Dans la Revue du 15 avril 1817 (les Écrivains politiques et le mouvement constitutionnel en Prusse), j’ai donné l’analyse d’un livre fort intéressant sur Kœnigsberg Koenigsberg und die Kœnigsberger, par M. Jung.
  4. Les toiles de Silésie étaient envoyées non-seulement en Espagne, mais dans toutes les colonies espagnoles. Elles portent encore aujourd’hui des étiquettes et des marques qui rappellent leur destination primitive : Creas, Platilles, Bretagne, Listados Estopillas, etc. L’exportation avait atteint de 1780 à 1790 le chiffre de 15 millions de thalers ; il allait encore avant 1805 à 12 millions et demi.
  5. Tout le monde a su cet incident caractéristique qui a pris au commencement de l’année une place si fâcheuse dans les délibérations de l’académie des sciences de Berlin. M. de Raumer, secrétaire perpétuel de l’académie, avait prononcé devant le roi et en séance solennelle l’éloge accoutumé de Frédéric-le-Grand ; il avait fait de son discours une vive attaque contre les piétistes, contempteurs trop encouragés de cette glorieuse mémoire. Le roi exprima son mécontentement, provoqué par des allusions peut-être un peu transparentes. L’académie lui adressa des excuses en un langage si humble, que ce fut un étonnement universel de voir les plus beaux noms scientifiques de l’Allemagne au bas d’une pièce si déshonorante. La meilleure défense qu’aient trouvée les signataires pour se couvrir de la colère soulevée dans le public par cet abaissement auquel ils étaient descendus, ç’a été la nécessité d’observer en pareille rencontre les formes voulues de l’étiquette allemande. Tant pis pour l’étiquette.
  6. Voici ces données, résumées par quelqu’un qui connaît bien l’Allemagne, M. Ott, auteur d’une très exacte analyse de la philosophie de Hegel : — Par suite du péché originel, le règne divin pour lequel Dieu a créé l’humanité, ce règne de la liberté véritable dans la conformité de la volonté de l’homme avec celle de Dieu, n’a pu être réalisé. Dieu a dû soumettre l’homme à un règne temporel, à des liens matériels, c’est-à-dire aux lois de l’ordre social et à celles qui naissent des circonstances historiques. La vie terrestre n’est ainsi qu’une préparation au règne divin. Dans ce règne temporel, l’homme est assujetti. Dieu le conduit et le dirige autant par les sentimens et les croyances qu’il lui inspire que par l’ordre matériel qu’il lui impose. De ce point de vue-là, l’école historique justifie tout l’état social existant. La division des classes est nécessitée par la diversité des fonctions. La noblesse héréditaire, c’est l’élément de durée et de stabilité. La royauté, c’est l’organe de Dieu même sur terre. Les états-généraux et les diètes ne peuvent être considérés comme les représentans de la souveraineté qui n’appartient qu’au roi, mais comme les patrons du peuple auprès de celui-ci, etc., etc.
  7. Dernièrement le professeur Michelet s’était mis en un mauvais cas : déjà chargé du gros péché de son implacable hégélianisme, il avait touché quelques mots des affaires d’église au coin d’un pauvre journal berlinois. On inventa pour le punir une peine bien digne de la clémence d’un gouvernement paternel : M. Michelet fut destitué ; mais la justice miséricordieuse du roi, tout en confirmant la sentence, en déclara l’exécution indéfiniment suspendue. C’était proprement lui mettre la corde au cou pour le faire asseoir sur la potence. L’université de Berlin se permit de remontrer que cette pénalité n’était pas du tout inscrite au code académique. Le roi répondit qu’il pardonnerait à M. Michelet quand M. Michelet se repentirait. Celui-ci écrivit alors pour se justifier : le roi fermait hier toute la correspondance, en déclarant officiellement qu’il ne voyait point de suffisante contrition dans la lettre de l’hérétique, et qu’il n’y avait pas là de repentir intérieur (die inflige Reue).
  8. Voyez la livraison du 1er décembre 1846. Berlin, la Situation religieuse.