L’Abbaye de Châalis

L’Abbaye de Châalis
Revue des Deux Mondes6e période, tome 11 (p. 427-443).



ESSAIS ET NOTICES



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L’ABBAYE DE CHÂALIS

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Dans le legs fait à l’Institut par Mme Édouard André figure, comme on sait, le domaine de Châalis. Au milieu du siècle dernier, cette terre appartenait à une amie de M. Thiers, Mme de Vatry. Une jeune artiste, dont Paris commençait à s’occuper, cliente ou protégée de cette dame, venait passer l’été chez elle à la campagne. Elle s’éprit vivement d’un site incomparable, des forêts, des étangs, des ruines qui ajoutent à la beauté des lieux le charme des souvenirs de l’homme, et composent dans cette contrée le plus inattendu des paysages historiques. En juin 1902, Mlle Nélie Jacquemart, devenue la veuve d’Édouard André, acquit des héritiers de Mme de Vatry la terre qui lui représentait l’image de sa jeunesse. Elle y régna dix ans, s’appliquant à orner, à embellir encore cette demeure désirée. Elle la laisse en mourant à l’Institut de France, avec le reste de sa fortune, son hôtel de Paris et ses collections célèbres.

Les collections de Châalis sont loin de valoir celles de Paris ; elles n’offrent que peu d’objets très remarquables. Mais il y a le cadre ; il y a l’abbaye elle-même, avec ses monumens, les restes de son église gothique, ses fresques italiennes, son château du xviiie siècle, son parc, ses miroirs d’eau, et l’enceinte infinie des bois qui l’environnent. Là s’écoulèrent sept siècles de vie religieuse, — un noble et long fragment de l’histoire nationale. C’est vraiment une parcelle de notre patrimoine dont la conservation se trouve désormais assurée, et qui fait retour ainsi à l’héritage commun.

Parcourons donc, interrogeons ces ruines éloquentes : qu’elles nous disent leur passé et nous racontent le nôtre. Les « âges » du monastère sont les phases mêmes qu’a traversées la conscience du pays. Ces forêts du Valois, où se trouve enchâssé Châalis, nourrissent en effet la plus profonde pensée française : c’est le berceau de la monarchie ; c’était le Fontainebleau des rois de la troisième race. L’un d’eux, et le premier qui ait quelque figure, fonda un jour Châalis : l’abbaye naît, pour ainsi dire, en même temps que la dynastie. Les princes qui suivirent lui conservèrent leur faveur : depuis le bon saint Louis, qui y faisait des séjours et lui-même, pieds nus, y porta des reliques, jusqu’au pauvre fol Charles VI, qui dans ces futaies rencontra le prodige ambigu, l’inquiétante merveille du cerf au collier d’or. Tous se plaisaient dans ces pays éminemment nationalistes. Les évêques de Senlis toujours furent pour le Roi, même contre le Pape. Treize d’entre eux, dont ce fameux Guérin, qui rangea les troupes à Bouvines, étaient enterrés à Châalis. Liée par tant de liens aux destins de la couronne, on comprend que l’abbaye en reflète un peu l’histoire. Elle en porte la fleur dans ses armes, et l’on ne sait plus, dans cette prière d’un poète de la maison, s’il est question des lys de France ou des lys de Notre-Dame :


Dame qui estes comparée
Par bon droit à la fleur de lys,
Nous vous prions, Vierge honorée.
Gardez votre lieu de Châalis.


Les origines de l’abbaye nous transportent dans un monde pieux, violent et ingénu. Le 2 mars 1127, le comte de Flandre, Charles le Bon, était assassiné à Bruges, en pleine église. Il faisait l’aumône à un pauvre : un coup d’épée lui abattit le bras. Il roula au pied de l’autel, percé de dix ou douze blessures. Le roi de France, son beau-frère, fit ce qu’on faisait alors en pareille circonstance : il consacra une abbaye, sous le patronage de la Vierge, au repos de l’âme du défunt. A mi-chemin de Ver et de Sentis, où il courait la bête rousse, existait un prieuré placé sous l’abbé de Vézelay ; le Roi obtint de l’abbé la concession de cet ermitage, et y fit venir douze moines de l’ordre de Cîteaux, l’ordre par excellence de la dévotion à Notre-Dame. Un vieux tableau, que Gaignières a vu encore dans la chapelle, développait ces scènes de meurtre et de piété ; et la légende mettait dans la bouche du Roi ces petits vers candides :


Ma chère amie espouse Alis,
J’ay faict un devôt monastère ;
Si vueil qu’il soit nommé Châalis,
Pour l’honneur de Charles mon frère…


(Il va sans dire que ce jeu de mots n’a aucune espèce de valeur. Châalis, Chailly, sont de vieux noms d’endroits marécageux. Mais la philologie du moyen âge est éperdûment allégorique. Et qui ne se rappelle les subtiles étymologies, les calembours mystiques de la Légende dorée ?)


Le premier siècle de la nouvelle abbaye répète un peu l’histoire de toutes les fondations analogues. C’est une histoire de donations, de testamens, d’aumônes : les grands événemens sont l’octroi d’une coupe de bois pour la construction de l’église, le don d’un champ, d’un pré, d’un étang, d’un moulin, d’une source dans la clairière d’Ermenonville. Châalis devint ainsi une des plus riches maisons de l’Ordre. La ferveur de ses moines la recommandait d’ailleurs aux largesses des fidèles. Ses abbés étaient renommés à la ronde pour leur vertu. Ils faisaient des miracles. L’abbé Guillaume fut élu archevêque de Bourges d’une manière surnaturelle. A sa mort, le pape Honorius, averti par un songe, l’inscrivit au nombre des saints sans autre forme de procès. Châalis essaimait à son tour ; on désirait au loin des « filles » d’une mère si parfaite : âgée à peine de trente ans, la jeune abbaye en comptait déjà deux, celle du Gard, près d’Amiens, et la Merci-Dieu en Poitou. C’est le moment de vive impulsion, de fécondité et d’élan ; moins d’un siècle après la fondation, les anciens bâtimens cessèrent de suffire ; on les remplaça par de nouveaux, plus convenables à la grandeur de l’abbaye.

Ces bâtimens sont ceux dont il subsiste les décombres. Ils donnent l’idée d’une œuvre de la plus rare beauté. Le Valois, si fertile en monumens illustres, n’en compte guère de plus intéressans. L’église, la partie la moins mutilée de ces ruines, est particulièrement précieuse. M. Eugène Lefèvre-Pontalis, dans une savante étude, en a fait ressortir l’originalité. C’étaient d’abord ses dimensions : près de cent mètres en longueur et de vingt-sept en largeur ; on voit que les moines avaient résolu de faire grand. Par une disposition tout à fait singulière, un transept immense, agrandi de chapelles rayonnantes, précédait un chœur fort étroit, où brillait seul le maitre-autel dans un isolement décisif. Mais la vraie nouveauté de l’église est ailleurs. Jusqu’alors, en effet, les architectes de Cîteaux n’avaient suivi qu’un style, qui semblait l’uniforme de leurs nobles maisons : c’était le style roman dans toute sa gravité, dépouillé de tout ornement, de ce luxe d’imagination, de ce caprice décoratif, de cette fantaisie raffinée et barbare qui enchante le visiteur à Vézelay ou à Moissac, et contre lesquels on connaît la rude « sortie » de saint Bernard : « Que viennent faire chez des moines ces monstres ridicules ? Qu’est-ce que ce « beau » qui est le laid, ces laideurs qui sont des beautés ? » On se souviendra que Port-Royal est un couvent de Bernardines : la rhétorique de Pascal est un modèle d’éloquence cistercienne.

L’architecte de Châalis a observé à la rigueur cette austérité élégante. C’est dans le système général qu’il osa une rupture complète avec le passé. Les églises cisterciennes du XIIe siècle étaient romanes : celle-ci est une église gothique. Ce petit territoire, aux confins de l’Ile-de-France et de la Picardie, est en effet la patrie de l’architecture ogivale. Que n’a-t-on pas dit naguère, au temps du romantisme, sur les origines germaniques de cet art admirable ? On sait maintenant que ce grand style est l’œuvre française par excellence, — opus francigenum, comme on disait pour le désigner, — la création la plus parfaite et la plus ressemblante, la plus claire et la plus classique de notre esprit national. Il est né avec la nation, en même temps que les communes et que la monarchie, dans cette province trois fois française. C’est là, à Saint-Leu d’Esserens, à Saint-Yved de Braisne, qu’il a créé ses premières œuvres, qui sont peut-être ses chefs-d’œuvre. Rien n’efface cette gloire du XIIIe siècle commençant. Châalis, avec Longpont, semble être la plus ancienne application cistercienne de la formule ogivale. L’architecte de l’abbaye royale devait adopter des premiers l’art nouveau inventé par ces têtes royalistes. Il renonce au plein cintre, au massif arc latin, et épouse délibérément la méthode moderne. Fait d’importance considérable : dans le prodigieux rayonnement de l’ordre de Cîteaux, le principe gothique se trouva remplacer le lourd principe roman. Les moines de Saint-Bei-nard devaient en être par le monde les plus actifs missionnaires. Grâce à eux, un vêtement neuf se trouva prêt fort à propos pour l’extraordinaire sentiment religieux qui fermentait alors : le génie franciscain y entra comme chez lui. La basilique d’Assise n’est qu’une église cistercienne d’origine française. Cette révolution esthétique a son point de départ à Châalis.

En effet, l’église de Châalis, dédiée en 1217, est donc contemporaine des premiers mouvemens de l’agitation franciscaine. C’est l’heure où les ordres Mendians offrirent à la démocratie les cadres vastes et souples de leurs cohortes populaires ; les foules s’y précipitent. A partir de ce moment, les vieilles « religions » de Cluny, de Cîteaux, ne progressent plus. La sève court ailleurs, et va porter la vie dans les jeunes pousses. Mais il s’en faut que la décadence des ordres anciens ait brusquement suivi. La concurrence des nouveaux venus s’exerce sur un autre terrain. Elle change peu de chose aux habitudes de leurs aînés. Ceux-ci poursuivent à l’écart leur existence suave, non dépourvue pourtant de toute action féconde. Beaucoup d’âmes, qu’effrayaient les orages du siècle, préfèrent à l’idéal nouveau l’idéal d’autrefois, et viennent chercher refuge à l’ombre sacrée des cloîtres. Ainsi, la manière de vivre fut à peine modifiée dans les couvens cisterciens. Saint Louis, le roi des « Mendians, » partage ses loisirs entre ses cordeliers de Senlis et ses moines de Châalis.

Il nous est parvenu un document curieux sur la vie intérieure qu’on menait dans la maison aux dernières années du moyen âge. C’est une lettre que Jean de Montreuil, secrétaire de Charles V, adresse à un de ses amis. Ce Jean de Montreuil était un des beaux esprits de son temps. On surprend chez lui les timides essais de l’humanisme. Il s’efforce, non sans bonheur, d’imiter dans sa prose la belle latinité cicéronienne de Pétrarque. Il cite à tout propos ses poètes favoris, Térence, Ovide, Virgile, qui est son livre de chevet, et dont il entremêle les savans hexamètres aux textes des Pères ou de la Bible. Il paraît même qu’il a lu Boccace, au moins dans ses œuvres latines, les seules, comme on sait, avouées par leur père. Dans cette épître familière, Jean nous fait de Châalis un portrait enchanteur. On a peine à croire que cette peinture est celle d’un coin de France aux pires années de la guerre de Cent ans. C’est sur ce fond assez sombre qu’il faut voir, en esprit, se détacher cette calme idylle monastique, cette pastorale pieuse au fond d’une Thébaïde française.

« Châalis est un vrai Paradis terrestre habité par des saints. » C’est en ces termes que l’auteur résume ses impressions. Tout ce qu’il voit confirme cette sensation de bien-être : le charme du paysage, la vue délicieuse, l’horizon de bois et de collines, les forêts giboyeuses, l’abondance des eaux vives, dociles à tous les besoins de la communauté, sans parler des arbres fruitiers, des prunes et des avelines, de la basse-cour pleine de volailles, et surtout des étangs regorgeans de poisson, « le meilleur, écrit Jean, que j’aie mangé de ma vie. » Les habitués de Châalis le reconnaîtront à ces traits ; il est tel aujourd’hui qu’il y a cinq cents ans ; c’est bien le même pays sauvage et forestier, éternellement voilé de sa grande nuit sylvestre, qu’éclairent par endroits ses eaux, les plus belles de France ; — pays d’aspect soucieux et de forces latentes, avec ses chasses, ses pêches également fameuses, et où de petits lacs pensifs jettent çà et là leurs regards entre leurs cils de roseaux. Une seule chose à présent manque à ce tableau champêtre : c'est ce petit vin de Châalis, dont se régalait Jean de Montreuil, et qui « valait le Beaune ou les Côtes du Rhône. » En revanche, nous irions les yeux fermés à cette clairière, si propre à la « rêverie, » et où l'écrivain croyait voir, comme dans une autre Arcadie, le chœur des filles de Mémoire s'assembler aux accords de la lyre du poète ; mais dans ces pinèdes du Désert nous ne songeons plus à Virgile : nous y évoquons aujourd'hui une ombre plus tourmentée et plus mélancolique, l'ombre du maladif et frémissant « rêveur » qui entendit là les accents d'une Muse inconnue.

J'abrège la visite du couvent : voici la magnifique église abbatiale, et la chapelle de la Vierge, digne de la Sainte-Chapelle (elle existe toujours : l'extérieur a été restauré sans pitié ; mais l'architecture est restée intacte à l'intérieur : c'est un bijou de pureté et de délicatesse). Puis, nous faisons le tour des locaux conventuels, des trois cloîtres, du chapitre. Partout, c'est le même sentiment de vie ample et grandiose. L'abbé est logé comme un roi. La sacristie ruisselle d'orfèvreries précieuses ; le vestiaire seul est un trésor. Notre guide décrit longuement ce luxe sacerdotal ; il s'attarde surtout dans la bibliothèque, en bibliophile averti, qui avait fait le catalogue de la « librairie » de Charles V. Il avait feuilleté au Louvre les livres incomparables exécutés pour le frère du Roi, le duc de Berry : il vante en connaisseur l'excellence et la correction des copistes de Châalis. J'oubliais le pavé par où l'on accède à l'abbaye, et le Calvaire du carrefour, dont le bienfaisant aspect dissipe le maléfice, l'obscur génie des bois ; enfin, les douves de l'enceinte, et la forteresse ou le château, construit par un des derniers abbés, et qui défend aux agresseurs l'entrée de la sainte maison. C'est le seul détail qui rappelle, dans cet asile de paix, les tumultes extérieurs, l'inquiétude des routes, la terreur des bandes noires, l'épouvante des temps.

Le couvent est une ruche où règnent à la fois l'ordre et J'activité. On n'y rencontre pas un oisif : les moines distribuent leurs jours entre les exercices du chœur et les travaux des champs ; ils vaquent tour à tour à la prière, à la lecture, aux soins du fermage et de la terre. Ils surveillent leurs arbres, élèvent des abeilles. C'est merveille de voir avec quelle ingéniosité leur industrie a su tirer parti de ce qui est, et suppléer à ce qui manque : les vannes, les petites chutes des cours d'eau du voisinage animent force machines, font tourner force moulins. Et c’est, tout autour de l’abbaye, tout un monde d’artisans, d’oblats et de convers : tisserands, tailleurs, corroyeurs, meuniers, charpentiers et maçons, tous les genres de métiers, depuis celui du toucheur de bœufs jusqu’à celui du scribe, s’exercent dans la communauté. On dirait le spectacle d’une villa antique, tel que nous le montrent les peintures de l’ancienne Egypte ou les fresques de Pompéi. Les moines, héritiers de ces vieilles civilisations, ont toujours excellé dans l’organisation de ces grandes colonies rurales et religieuses, de ces précieux centres de culture. Là on pratiquait noblement l’art de vivre. Le temps se divisait harmonieusement, au rythme de la cloche, entre la vie active et la contemplation ; on perfectionnait, sous ces deux formes, l’œuvre divine, on complétait l’ébauche féconde que l’artiste suprême a remise en nos mains. Ainsi le plus humble office devient une louange du Seigneur. Ces solitudes retentissent d’un psaume sans paroles, d’un éternel Alléluia. Cela ressemble à une laure de la sainte Palestine ; cela rappelle à la fois les lettres de saint Jérôme, un chant des Géorgiques et la Cité de Dieu. Et le tableau s’achève par quelques touches d’une grâce non indigne des Fioretti : ce sont des vols de passereaux qui, à l’heure du diner, envahissent le réfectoire et viennent becqueter dans l’écuelle des religieux, « si bien qu’on ne sait plus, écrit gentiment notre auteur, si le Roi a doté Châalis pour les moines ou pour les moineaux ; » c’est un roitelet qui volète çà et là dans l’église, se perche sur la chaire du prieur ou de l’abbé, lisse ses petites plumes, secoue sa petite tête, écoute un moment la musique, part et revient tout à coup. Traits aimables, qui complètent la peinture de cette création innocente, de cette île des saints flottante au milieu des ténèbres et des orages du monde.

On serait tenté de reprocher à ces âmes heureuses leur félicité égoïste. Mais ce grief serait injuste : le monde profite plus qu’il ne le croit de ces foyers de spiritualité. Au nombre des célébrités de Châalis, Jean de Montreuil nomme « ce fameux Guillaume, auteur d’un ouvrage en trois livres, qui a eu un si grand succès. » Il s’agit de Guillaume de Deguileville et de son grand poème des Trois pèlerinages. Peu de personnes, j’en ai peur, connaissent ^aujourd’hui Guillaume de Deguileville ; et pourtant l’œuvre de sa vie, son immense épopée mystique en trente-cinq mille vers, a joui d’une fortune qui nous est attestée par le nombre des manuscrits et des éditions anciennes qui en sont venus jusqu’à nous. C’est une interminable] allégorie morale, à l’imitation du Roman de la Rose. Le livre rapporte un songe ou une vision de l’auteur. On voit d’abord le pèlerin sur le chemin de la vie, qui doit le conduire à la Jérusalem céleste ; il est assailli sur la route par mille ennemis conjurés ; par tous les vices qui le sollicitent ; par les périls qui le menacent, par le désespoir qui l’envahit, et par Satan lui-même qui a juré sa perte ; mais, avec l’aide de la Grâce, il échappe à tous ces périls et parvient heureusement au terme de sa vie. Ce n’est pas toutefois la fin de son voyage. Il lui reste à parcourir le cycle d’épreuves qui doivent le débarrasser des souillures contractées au cours de l’existence mortelle. C’est le Purgatoire de cette Divine comédie. Mais l’expiation ne finirait jamais, si l’infinie Miséricorde ne prenait sur elle de payer le reste de la rançon : il faut les mérites d’un Dieu pour combler le déficit des mérites du pécheur. Le troisième chant raconte ; donc le « Pèlerinage » de Notre-Seigneur et n’est autre chose qu’une vie de Jésus en vers, un texte rimé des Évangiles. Ainsi, l’œuvre de la Rédemption est parfaite, et le pèlerin arrive, avec le Sauveur lui-même, au but de son itinéraire.

Le poème de Guillaume offre plus d’un rapport avec celui de Dante. C’est par malheur tout ce qu’on en peut dire à son éloge : Guillaume de Deguilleville est un artiste pitoyable. Mais il écrivait en fiançais : c’était un immense avantage au XIVe siècle. Le chef-d’œuvre de l’Alighieri fut à peine soupçonné dans les pays du Nord ; oublié par les humanistes, qui se perdaient dans ses arcanes, il n’a repris que de nos jours sa place parmi les titres de la langue italienne et du génie humain lui-même. Cependant, répandue à d’innombrables exemplaires, l’œuvre du moine de Châalis se voyait traduite en quatre ou cinq langues ; elle devenait européenne.

En veut-on une preuve ? On admire à Venise, à l’Académie des Beaux-Arts, un merveilleux petit tableau de Jean Bellin, dont le sujet est une énigme : c’est la « Madone au Lac ; » et nulle part peut-être, mieux que par cette œuvre du vieux maître, on n’éprouve cette impression de mystérieuse poésie, que donnent certains tableaux de Giorgione ou de Titien, et qui est propre à cette école tant accusée de « matérialisme. » Le regretté Gustav Ludwig a reconnu dans ce tableau l’illustration d’un passage du Pèlerinage de l’âme : c’est le jugement de « l’Arbre Sec » et de l’ « Arbre vert, » c’est-à-dire une dispute, comme les aimait le moyen âge, sur le mystère de l’Incarnation. Mais voici qui est peut-être encore plus imprévu. Tout le monde connaît, au moins par Taine, qui en parle dans sa Littérature anglaise, le nom de John Bunyan, le chaudronnier visionnaire dont le roman, The Pilgrim’s progress, a joué chez nos voisins un rôle si important. On le trouve dans toutes les familles, comme chez nous la Vie dévote ou l’Imitation. Or, ce livre fameux ne fait que démarquer le Pèlerinage de la Vie humaine de Guillaume de Deguileville : Bunyan le connaissait pas la version en vers du cordelier Lydgate. Ainsi nous recevons la lueur d'étoiles depuis longtemps éteintes. Ce n'est pas un petit honneur pour un moine de Châalis, que d'avoir inspiré une des pages les plus exquises de la peinture vénitienne, et le manuel de piété qui fut pendant deux siècles, en Angleterre et jusque dans les Etats-Unis, le bréviaire de la conscience puritaine...


Mais la Renaissance arrivait. L'abbaye entre dans une phase nouvelle d'existence. La monarchie s'italianise, Châalis s'italianise aussi. Grande révolution dans le régime intérieur : le couvent tombe en « commende, » c'est-à-dire que l'abbé ne l'est plus, en réalité, que des rentes de l'abbaye ; au lieu d'être, comme autrefois, le Père de ses moines, choisi par eux, vivant près d'eux, il n'est qu’un étranger, souvent même un laïc, touchant leurs revenus et faisant chère lie. On pouvait cumuler plusieurs de ces « bénéfices. » Le Roi les donnait à sa guise, aux favoris naturellement, voire aux favorites. Henri IV, le bon compère, ne se fera pas faute de colloquer en menus cadeaux des abbayes à ses maîtresses : la belle Gabrielle est quatre fois Madame l'abbesse. Et il ne lui en coûte chaque fois qu'un poupon. La piété en souffrait, mais l'usage tolérait. C'est un genre de malheur auquel notre opulente maison était plus exposée qu'une autre. Aussi cette grasse proie n'échappa-t-elle pas longtemps. Mais tout ne fut pas perdu pour elle par ce nouveau destin : elle échut entre les mains du cardinal de Ferrare.

Cet archevêque de Milan était le fils d'Alphonse d’Este et de Lucrèce Borgia. Le Roi, dit le rédacteur de la Gallia Christiana, ne pouvait qu'accabler de ses dons un prélat de si haute naissance. La réalité est moins simple. Les Este, pris à Ferrare entre le Pape et l'Empereur, n'avaient d'autre salut que de s'appuyer sur la France. Ils sont nos partenaires dans nos campagnes d'Italie ; on le vit bien à Ravenne : l'artillerie ferraraise y fit pour nous merveilles, en écrasant à point nommé les troupes de la Sainte Ligue. Pour sceller cette alliance, le duc Alphonse, après Marignan, demanda au vainqueur la main de sa belle-sœur, fille de Louis XII, pour son aîné Hercule. Cette Renée de France, faite ainsi duchesse de Ferrare, était une petite femme malingre, un peu bossue et, pour comble de disgrâce, une âme religieuse : elle devait faire mauvais ménage avec des Italiens. Elle n’aimait que ses Français, recevait Rabelais, Marot, et se compromettait à plaisir pour Calvin, en tenant avec lui des conférences théologiques. Ceci justifiait des mesures de rigueur, qu’Hercule était ravi de prendre contre son avorton de femme. Mais tout finit par se savoir : il pouvait être dangereux de maltraiter la « sœur » du Roi. Que devenait l’alliance ? Le duc, dans ce cas difficile, confia le sort de la maison à son frère Hippolyte ; il l’envoya en ambassade auprès de François Ier.

Le bon apôtre joua supérieurement son rôle. Il fit parfaitement les affaires de son frère, mais il prétendait bien faire avant tout les siennes. Il convoitait le chapeau. Le Pape en exigeait quarante mille écus. Somme énorme pour les finances de Ferrare. Hippolyte cherchait à persuader son frère qu’il lui devait cela, qu’un cardinal peut toujours rendre de petits services dans une famille ; le duc feignait de ne rien entendre. D’autre part, le Saint-Père, qui avait sur le cœur le canon de Ravenne, ne voulait rien rabattre. L’archevêque ne perdit pas courage. Il n’y avait qu’un remède à la situation : la chasse aux grosses abbayes. Le saint homme s’y employa avec une patience admirable. Il était à l’affût des vacances du royaume. Il avait un système particulier de renseignemens ; quelque repu et goutteux Pater se sentait-il souffrant, avait-il une attaque, vite le prélat y dépêchait un émissaire à lui, l’installait à son chevet, recevait les nouvelles, épiait les progrès du mal ; lui, cependant, à Fontainebleau, sans faire semblant de rien flatteur, caressant, riant, s’insinuait dans les grâces du maître ou de la maîtresse. Alouettes lui tombaient en main toutes rôties. Il cueillait, raflait tout : il n’y en avait que pour lui. Il était la terreur de tous les porteurs de mître. Parfois, le mourant lui jouait le tour de ressusciter tout à coup : « Ingrats ! soupirait l’Italien. Je les guéris, et ils se plaignent ! » Enfin, tant de persévérance obtint le prix de ses peines. Hippolyte fut fait cardinal. « Il n’est rien tel que d’être grand, » disait cet homme de Dieu : c’est toute la devise du nouvel abbé de Châalis.

Cet imbroglio sent bien un peu la simonie, mais quoi ? C’était le train du siècle. Hippolyte d’ailleurs gagnait bien son argent. Cet Italien fut bon Français, meilleur et plus fidèle que plus d’un de chez nous. S’il coûtait cher, il servait bien. Il se conduisit avec honneur pendant le siège de Sienne, ce siège mémorable qu’a illustré Montluc. Pendant les guerres lamentables du règne de Charles IX, il ne tint pas à lui que les choses ne s’arrangeassent. Il était partisan de la conciliation. Il ne trouvait pas absurdes toutes les idées des huguenots. C’était un dilettante, de l’école de Léon X, un épicurien, un artiste qui avait fait ses classes à la cour de Schifanoia, dans le cercle incrédule de Boïardo et d’Arioste. Il était très capable de comprendre les protestans : ce qu’il ne pouvait pas comprendre, c’était qu’on s’égorgeât pour des questions spéculatives. Il était tolérant dans un siècle fanatique. Les furieux qu’il voulait empêcher de se massacrer étaient beaucoup plus près de s’entendre mutuellement, qu’ils ne l’étaient de l’entendre lui-même. Il était d’un autre âge. Il faut le voir tel que nous le montre un témoin, expliquant à Mme d’Étampes, qui écoute et sourit au bras de son amant, la morbidesse, le mol contour de la Vénus de Cnide, rapportée par le Primatice : ce prince de l’Église faisant à la sultane les honneurs des secrètes beautés d’une déesse de Praxitèle, — quel tableau ! Les passions du temps prenaient le diplomate au dépourvu. Les gens étaient aux mains, et il cherchait encore quelque combinazione. Un jour il se montra au prêche, imprudence qu’on lui reprocha fort, mais qui peint tout entier le politique et le curieux. Longtemps il espéra l’accord. Le danger lui ouvrit les yeux. Le sang de Guise, mari de sa nièce, qui vint éclabousser sa pourpre, acheva de le détromper. Il fuit avec horreur ce peuple d’enragés, qui répondaient par des cris de mort aux conseils de la paix, et vint s’éteindre à Tivoli, parmi les grottes bleues et les cyprès de la villa d’Este, qu’il s’était fait construira, et où ce prélat païen, dans l’effroyable cauchemar où s’abîmait la Renaissance, demandait vainement aux nymphes et aux faunes sereins de ses terrasses le secret des tempêtes de ce monde sauvage.

Pendant les trente-deux ans qu’il fut abbé de Châalis, je ne sais si le cardinal y est venu deux ou trois fois. Il emboursait les revenus, dont il ne faisait qu’une bouchée : tout passait en magnificences, en galanteries, en fêtes, en palais de Serlio, en aiguières de Cellini. Les moines étaient réduits à la portion congrue ; ils se serraient le ventre, tandis que le seigneur abbé dépensait leur argent et menait train de prince. Son neveu Louis d’Este, le fils d’Hercule et de Renée, oncle de Charles IX à la mode de Bretagne, continua dignement les traditions de la famille. Ces Este méritaient bien les lys de leur blason. Louis porta quinze ans le titre de « protecteur de l’Église des Gaules ; » cette fonction singulière, dans un pareil moment, ne devait pas être une sinécure. Il était d’ailleurs, comme son oncle, « splandide et libéral autant que prélat qu’on sçût voir, » écrit Brantôme, qui ne tarit pas sur sa munificence. Ses gens eux-mêmes étaient stylés dans ses principes. Son maître d’hôtel payait cinquante écus, à Rome, une lamproie que lui disputait celui d’un autre cardinal. Il approuvait : « Je me moque de la viande (en effet, il était fort sobre) ; mais je ne veux pas, déclara-t-il, qu’on puisse dire pour rien au monde qu’un cardinal étranger surpasse en chose quelconque un cardinal français. »

De cet épisode de son histoire, Châalis conserve deux monumens. Les peintures qui ornent la « chapelle de l’abbé » sont un charmant exemple de décoration à l’italienne. Rien ne preuve qu’elles soient de Rosso ou de Primatice. Mais quiconque aime l’Italie en reconnaîtra ici la grâce indélébile ; c’est le sourire même, l’âme voluptueuse d’un fils de Raphaël ou de Corrège. Le peintre a représenté les Pères de l’Église, les quatre Évangélistes, et les anges portant les instrumens de la Passion, — le tout comme il a pu, à la volée, entre les nervures de la voûte. C’était un peu le même problème qui se posait à la Farnésine ou à la Camera de San Paolo, à Parme ; il fallait s’interdire les groupes, tout ce qui eût fait lourdeur, et ne laisser voir dans chaque espace qu’une figure à la fois. L’artiste s’est tiré habilement de la difficulté. Il suppose que les ogives forment le treillage d’une pergola, à travers laquelle apparaissent le champ de l’azur et les nuages. Là flottent des silhouettes légères, éparpillées, pas très sérieuses, mais si faciles, si gaies, si bien en l’air ! Une fête des yeux, une caresse d’un instant, un vif éclair de joie dans un ciel de satin, c’est déjà bien joli. Ce le serait plus encore sans les restaurateurs. La grande composition qui occupe le mur d’entrée est refaite de fond en comble. Le comte de Longpérier, qui l’a décrite vers 1860, n’y distinguait plus que le pied d’un personnage devenu invisible, et il prenait ce pied pour celui de saint Guillaume. On ne voit que trop clairement aujourd’hui une Annonciation, mais elle est de Paul Balze, qui acheva de détruire, il y a une trentaine d’années, ce qui restait de l’original. L’humidité du mur se charge de faire justice de cette « restauration. »

Enfin, dans le jardin, à quelques pas de la chapelle, s’élève un monument qui n’a pas son pareil de ce côté des Alpes. Ce n’est qu’un mur, et qui plus est, un mur de cimetière. Une arche, surmontée d’un fronton héroïque, timbré de l’écusson des Este, s’ouvre au milieu de cette muraille ; une rangée de stèles se dresse sur la crête, scandée à intervalles égaux, et formant sur l’arête une barre horizontale, une chaîne de créneaux sévère et majestueuse. C’est tout, et cela est d’une beauté absolue. Rien de plus imposant que ce porche de la mort. Qu’on place devant la porte une fontaine lustrale, qu’on imagine par derrière un jardin italien, les haies en deuil des buis, les sombres flambeaux des cyprès, — vous avez l’expression « en soi » du paysage funèbre. Il ne faudrait que ce mur placé au fond d’un parc, pour faire de Châalis un pèlerinage célèbre. Puissance de la beauté ! L’Italie seule a eu, chez les peuples modernes, la faculté de créer ces décors grandioses, ces œuvres qui s’imposent à l’esprit comme des formules universelles, ayant le caractère de « lois. » Un thème, un simple trait ou une cadence tragique, se répétant avec une insistance fatale autour d’un motif fastueux, éclatant en fanfare, — et voilà, par l’unique vertu de la ligne et du rythme, quelque chose d’inoubliable comme une mélodie de Monteverde ou de Carissimi. On devine l’empire d’une force inexorable, d’une nécessité terrible et auguste à la fois ; en même temps, la « gloire » propre à la Renaissance inspire cet ouvrage, et nous fait concevoir des pensées magnanimes, qui nous font souvenir de la noblesse humaine. On a dit que l’âme italienne est peu accessible au mystère ; c’est une opinion qui ne se soutient pas en présence d’une telle œuvre. Sans doute, ce n’est plus ici le mystère chrétien, le frisson de la chair devant les humiliations du tombeau, l’angoisse nerveuse et triste de la Danse macabre ; c’est une méditation générale sur la mort, une porte solennelle sur le royaume de l’ombre et de l’inconnaissable. On aborde ce seuil redoutable avec un sentiment stoïque et triomphal, comme aux sons d’une marche pour les funérailles d’un héros. Ce portail, cette sublime « ouverture » de Campo-Santo, est le morceau le plus italien qui se trouve sur le sol de France ; c’est l’expression parfaite de l’élégie monumentale.


Le reste de l’histoire de Châalis peut s’écrire en peu de mots. Des Este, l’abbaye, au XVIIe siècle, passa à leurs parens les Guise, puisa un d’Estrades, à un de Lionne. Le dernier abbé fut Louis II de Bourbon-Condé, le comte de Clermont, et celui-là fut désastreux. C’était un sang bizarre et hasardeux, que ces Condé : une race de maniaques, malades, frénétiques d’orgueil. Cela n’apparaît que trop chez le plus grand d’entre eux, celui qui sauva, et puis, de la même furie, faillit assassiner la France. Ce délire s’exagère encore chez ses fils et ses petit-fils. Chez ceux-ci, il affecte la forme de la folie de bâtir. Le duc de Bourbon étonna ses contemporains par les sommes fabuleuses qu’il engloutit en constructions : les babyloniennes écuries de Chantilly sont le témoignage superbe de son extravagance. Son frère l’abbé était bien de la même famille, mais il n’avait pas les mêmes ressources : il n’en fallait pas deux comme lui pour perdre Châalis.

Est-il vrai que le nouvel abbé conçut l’étrange projet de transporter chez lui le siège de l’ordre de Cîteaux ? En tout cas, il était inouï que Son Altesse Royale consentît à se loger dans le moûtier « gothique » qui avait servi avant elle à vingt générations d’abbés. Il lui fallait une demeure en rapport avec son état. Avec un vandalisme inepte, Monseigneur fit abattre les anciens bâtimens ; barbarie qui pourtant fit jeter les hauts cris, car déjà il y avait chez nous des amateurs intelligens de nos antiquités françaises. Cependant, on dressait les plans de la nouvelle manse ; les travaux commencèrent vers 1740.

Rien n’excuse une démolition : mais cette fois on n’ose pas s’en plaindre, car ce que nous voyons est un chef-d’œuvre. L’abbé de Châalis était un pauvre homme, mais son architecte avait du goût. Il a créé ici une merveille de convenance, le dernier modèle assurément d’une demeure religieuse de l’Ancien régime ; il a fait quelque chose de sobre et de magnifique, un mélange accompli de grand et de riant. Avec une souplesse et une aisance incomparables, il accommode au goût du siècle l’antique austérité de la règle cistercienne. Et il faut avouer que cette règle, une fois de plus, a bien servi l’artiste : ce qu’il y a parfois de chiffonné ou de mesquin dans l’art de cette époque, on le chercherait en vain dans cette œuvre de haut style. L’ordonnance est toute classique. Le palais se compose d’un grand corps de logis aux combles pittoresques, flanqué de deux ailes sur la façade ; une galerie de cent mètres parcourt à chaque étage toute la longueur de l’édifice, et reçoit toutes les portes de tous les appartemens. La cuisine et les « réceptions » occupent le rez-de-chaussée ; toutes ces pièces sont voûtées et prennent le jour de vastes baies en plein cintre. Les appartemens privés se trouvent à l’étage. Un double escalier de pierre, situé à l’insertion des ailes, fait communiquer entre elles ces deux ordres de galeries, ainsi que les deux espèces d’appartemens qu’elles desservent. On n’imagine pas un programme plus simple, une composition plus noble et plus parfaite. L’ensemble est à la fois monastique et seigneurial, sérieux et mondain, commode et aristocratique. Tout est inondé de lumière. Cela tient en même temps du cloître et du château, du moyen âge et de l’âge moderne, avec la plus charmante tenue de bonne compagnie. Ni Boffrand ni Héré n’ont surpassé la grâce de cette création des Slodtz.

Mais ce chef-d’œuvre était ruineux. Sur ce terrain mouvant, perfide, le travail des fondations n’était jamais fini : l’argent fuyait, se buvait dans le sable comme de l’eau. On battit monnaie avec tout : on vendit l’argenterie ; on vendit la bibliothèque. On s’endetta, on emprunta pour acquitter les dettes. Toutes les terres furent hypothéquées, les forêts furent saignées à blanc. Cent mille livres de revenus ne suffisaient plus à couvrir l’intérêt de la dette. D’ailleurs ces revenus, les terres n’étant plus cultivées, les fermages restant en souffrance, avaient bientôt baissé de près de la moitié. En 1770, le passif s’élevait à 1 500 000 livres. Dès lors, malgré l’activité et les efforts désespérés d’un prieur énergique, l’histoire de Châalis n’est plus que celle d’une agonie. À la requête des créanciers, Louis XVI fit fermer l’abbaye. On nomma un séquestre. La Révolution pouvait venir : les bandes de sans-culottes qui saccagèrent Châalis, pillèrent, ravagèrent, brûlèrent, ne ruinaient plus qu’une ruine.

Ce qui subsiste de ces restes est encore de la plus émouvante beauté. Le Châalis de saint Guillaume n’est aujourd’hui qu’une ombre. Presque rien n’a échappé à la pioche du dernier abbé et à la rage des terroristes. Seul, un massif énorme, un bloc de maçonnerie, que surmonte, comme par hasard, un léger belvédère en forme de tourelle, domine le désastre et défie les orages. C’était le noyau central, l’axe même du système de l’ancienne abbaye. Là s’appuyaient d’une part les bâtimens des moines, le dortoir, le chapitre, le cloître, dont les arcatures se dessinent sous le manteau des lierres. De l’autre côté s’accoude le transept de l’église. Un pan est encore debout, avec trois fenêtres exquises qui se découpent en plein ciel. À terre, gisent les débris du temple : des linéamens indécis, des files de colonnes et de chapiteaux écroulés, des fûts de pierre à demi ensevelis par l’herbe, vague et douteux ossuaire où s’ébauche toujours la forme d’un sanctuaire ; les mousses, les graminées, les arbres et les ronces ont envahi le chœur et le baignent, même en plein jour, d’un clair obscur chenu et d’un religieux crépuscule. Cette cathédrale verdoyante semble encore le séjour d’une divinité. Certaines bases de piliers, rangées en hémicycle, et d’une pureté toute « grecque » au pied d’un mur qui tombe et d’un bosquet sauvage, paraissent attendre à l’aurore des rites et des sacrifices : on dirait des autels aux génies de la prairie.

Derrière cette ruine charmante, où Gérard de Nerval promenait sa Sylvie, dans un rayon de quelques pas, s’élèvent parmi les ormes la chapelle du XIIIe siècle avec ses fresques du XVIe, puis le noble mur du cimetière, enfin le blanc palais des Slodtz. Une même mélancolie enveloppe de ses voiles ces divers fragmens du passé. Chacun d’eux nous rappelle un moment de nous-mêmes. Tous nous sont également précieux et vénérables. Un jour, le public viendra contempler ce paysage d’histoire : il embrassera d’un regard le merveilleux tableau que composent sur cet étroit espace les monumens de l’abbaye. Le moyen âge, la Renaissance et la période classique y ont collaboré. Un abrégé de notre vie, une petite France en miniature, voilà Châalis. Sans doute, un pareil don n’a pas autant de quoi intéresser la presse, que certains prix d’enchères atteints par un Rembrandt ou par un Fragonard ; mais on conviendra peut-être que pas un chiffon de toile, un meuble, un bibelot payé trois cent mille francs par un caprice de milliardaire, ne vaut la vivante « œuvre d’art » que la nature, les hommes, les siècles, ont lentement créée dans ce vallon mystique.


« Je lègue à l’Institut de France mon domaine de Châalis, avec ses bois, ses ruines, ses eaux, pour que ses murailles, son château, sa chapelle, ses rivières, ses étangs, ses arbres séculaires soient pour tous les Français un lieu de beauté et de repos… Je désire qu’on entretienne, comme de mon vivant, ces sites historiques, où je serais heureuse de reposer après ma mort… Et surtout je défends de vendre sous aucun prétexte aucune parcelle du domaine : qu’il demeure éloigné de toutes les usines qu’on pourrait menacer de construire alentour, et qu’il reste toujours un des plus admirables paysages de France, à jamais à l’abri de la spéculation et de la prétendue civilisation moderne, qui souille, déshonore, détruit tout. »

Ces paroles, extraites du testament de Mme André, font comprendre la volonté d’une femme artiste et passionnée. Le « progrès » est-il réellement coupable de tant de crimes ? Je l’ignore, mais c’est ici, dans cette vallée d’Ermenonville où a dormi Rousseau, et où son âme respire encore, qu’on inclinerait à le croire. Ce n’est d’ailleurs pas en deux lignes qu’on juge la démocratie et qu’on a le droit de condamner un phénomène universel, qui semble la loi même du développement social. Mais c’est un fait que cette loi, avec le nivellement des classes, l’instabilité des fortunes, le morcellement des héritages qui en sont le résultat, est très peu favorable à ces établissemens qui supposent le travail des siècles, et que l’on appelait autrefois des « maisons. » Une société démocratique n’est pas nécessairement l’ennemie du « capital, » mais elle est l’ennemie-née de la « main-morte ; » c’est un obstacle qu’elle broie, une motte qu’elle émiette et pulvérise sur son passage. Bientôt, si nous n’y prenions garde, c’en serait fait d’un des traits qui ont constitué la physionomie de notre peuple. Nous oublierions, au sein de nos villes, dans notre vie artificielle, dans l’étourdissement de nos plaisirs et de nos besoins factices, combien cette France d’antan fut agreste, rurale ; combien elle sut se passer des choses superflues, fies vanités du monde, pour mener dans la retraite une existence naturelle, féconde et parfumée, propice aux races robustes et à la vie intérieure. Nous ne saurions plus ce qu’étaient « les champs » dans l’économie de la force et la santé françaises, nous ne saurions plus combien on vivait sur soi-même, en contact permanent et cordial avec la terre : nous n’aurions plus de notre histoire qu’une notion vague et abstraite. Nous serions étrangers dans notre propre patrie.

Le don qui nous est fait corrige en partie ce danger. Il nous sera une leçon de choses plus instructive que cent volumes. Nous y verrons de quelles réalités se forma lentement la France, ce qu’elle dut de son génie à la société du sol, à la patiente et douce appropriation qu’elle en sut faire, combien elle excella à créer dans la solitude des points de culture et de conscience. A titre de relique de l’histoire, Châalis, comme Chantilly, méritait d’être conservé. L’un est l’exemplaire-type de la France féodale ; l’autre, un modèle parfait de la France religieuse. A eux deux, ils représentent deux aspects essentiels de notre tradition. L’Institut, dépositaire de nos richesses spirituelles, et qui a devant le monde la charge avec l’honneur de la pensée française, était le gardien naturel d’un domaine de ce genre. Ce sera, entre ses mains, une sorte de réserve ou de « parc national. » L’historien s’y rendra compte des conditions d’hygiène, de la respiration morale de l’Ancien régime ; le poète verra se lever sur les étangs magiques la figure du passé, et le simple promeneur jouira de ces ombrages, de ces bruyères, de ces dunes, de ce vaste silence, de ce coin de nature, intact près de Paris, de ces vallées pleines de souvenirs et d’apparitions errantes sous le manteau de verdure qui couvre le Valois, et qu’agrafe à son sein, comme une aiguille d’or, la flèche divine de Senlis.


LOUIS GILLET.