Bonne Presse (p. 46-48).

CHAPITRE III

DETTES SACRÉES


Une après-midi, M. de Peilrac se fit conduire aux Magnolias pour y prendre sa fille qu’il voulait mener à Kerentrech. Le temps continuait à être merveilleux pour la saison, et il en profitait pour faire quelques excursions avec cette enfant qu’il aurait été si heureux de posséder toujours. Aujourd’hui, c’était d’un devoir qu’il s’agissait.

— Je vous la ramènerai ce soir, Mademoiselle, dit-il à Paule qui accompagnait Mireille jusqu’à la voiture. Nous serons sans doute revenus pour l’heure du dîner.

— Accepterez-vous d’être notre convive, comte ? demanda Mlle Irène.

— Vous savez bien que ma réponse sera toujours affirmative, n’est-ce pas, Mademoiselle ?

— Oui, fit-elle rieuse ; un joli aimant vous attire sous notre toit.

Et elle embrassait aussi Mireille que sa sœur venait de couvrir de baisers.

Le père l’enleva à son tour, et la porta, triomphant dans la voiture.

— Au revoir !… à bientôt !… criait-elle en agitant la main aussi longtemps qu’elle put voir la gracieuse silhouette de Paule sur le perron.

— Où allons-nous aujourd’hui, papa ? dit-elle en se rasseyant commodément sur les coussins moelleux.

— Nous allons payer ta dette, enfant.

Et comme Mireille ouvrait bien grandes ses belles prunelles sombres.

— N’as-tu pas été heureuse d’être secourue par Mme Kerlan ?

— Oh ! si, et je l’aimerai toujours, toujours ! Elle a été si bonne pour moi !

— Aujourd’hui que grâce à elle tu as retrouvé ton père, ne veux-tu pas lui prouver ta reconnaissance mieux que par des mots ?

— Comment ? demanda-t-elle, un peu interdite.

— En donnant à ses enfants un souvenir qui leur prouvera que tu n’oublieras jamais l’immense service rendu.

— Je le veux bien, papa !

Et son regard s’illumina.

— Eh bien ! à ton avis, que devons-nous porter à tes petits amis Marie et Louis ?

— Une grande poupée qui parle et un grand cheval à mécanique qui marche, fit-elle toute vibrante.

Roger sourit de la naïveté de la réponse.

— Tu crois que ces cadeaux seront suffisants, chérie ?

— Oui, oui, je t’assure ! Lorsque j’étais chez leur mère, ils n’avaient pas de plus grand désir. Et j’ai déjà pensé à leur offrir ces jouets, mais Je n’osais le dire à maman Paule.

— Ils les auront, leurs beaux joujoux, tu les placeras près de leurs petits sabots, le soir de Noël.

— Je ferai comme le petit Jésus, dit-elle en riant d’un rire perlé.

— Oui, mais j’y ajouterai autre chose.

— Quoi ? interrogea-t-elle, curieuse.

— Tu ne l’es jamais dit que tes gentils compagnons n’étaient pas très riches, et que nous pourrions leur donner une part de notre fortune ?

Elle devint pensive.

— Non ! répondit-elle en regardant, rêveuse, s’enfuir les grands ajoncs déjà revêtus de leur parure d’or sous ce ciel clément. Marie et Louis ne sont pas malheureux ; ils ont des parents qui les aiment ; ils habitent une maison petite, mais bien jolie quand même, et dans le jardin il y a tant de fleurs !

Le comte sourit encore. Cette absence d’orgueil et de contentement de soi-même lui prouvait une nature si exquise chez sa fille !

— Mais tu fais cependant une différence entre la vie libre que l’on mène chez Mlles de Montscorff et cette existence laborieuse qui est celle de M. et de Mme Kerlan. Ils travaillent sans relâche : le père au chantier, la mère au logis pour subvenir aux besoins de leurs enfants et aux leurs. Un peu d’argent qui allégerait leur tâche ne serait-il pas précieux pour eux, dis Mireille ?

Elle enroula son bras à celui de son père, et se pressant contre lui :

— Oh ! que tu as raison, papa, et que j’étais sotte de ne pas comprendre qu’il faut de l’argent pour vivre ! Dans ma vie heureuse de maintenant je l’avais oublié, ajouta-t-elle tout bas.

— C’est que tu te contenterais de peu, comme une vaillante petite que tu es.

— Alors, puisque tu es bien riche, donne-leur tout ce que tu voudras : je serai si contente de leur joie.

Et elle s’absorba dans des pensées qui ne devaient pas être très gaies, malgré le dernier mot prononcé, car ses sourcils bien arqués se fronçaient sur ses yeux soudain attristés.

Se voyait-elle dans la baraque du saltimbanque, travaillant aussi pour gagner sa pauvre petite vie ? Peut-être y pensait-elle seulement à cette heure, à ces exercices payés.

Grâce à l’immense affection de Juana, elle n’avait jamais souffert ni de la faim ni du manque de vêtements. Au contraire, les mets les plus délicats lui étaient préparés, les robes aux fines nuances, brodées par les mains adroites de celle qu’elle nommait sa mère, lui étaient aussi prodiguées. Et à part ces exhibitions publiques qui révoltaient sa fierté, et les jalousies de Marcello, elle n’avait pas été malheureuse par ailleurs.

Trop jeune pour se souvenir de son luxueux passé, elle avait accepté cette existence sans se plaindre, puisque l’amour de Juana la préservait des chocs si douloureux aux petits êtres contraints à un labeur acharné chez des maîtres cruels. Seule la maladie avait pu l’abattre et la décourager. Il faut, si peu aux tout petits qu’une tendresse environne ! Ils vivent surtout de caresses à cet âge.

Le comte, de son côté, réfléchissait aux quelques paroles échappées du cœur de l’enfant et faisant allusion à son bonheur actuel. Elle avait dû être contrainte de travailler durement pendant ces années vécues loin de lui et, découragée, elle s’était sans doute enfuie de cette demeure inhospitalière.

Quelle torture pour le père ! À quels exercices avait-on forcé la frêle créature qui se pressait contre lui ? Qui le lui dirait jamais ?

Il ne voulut pas chercher à le savoir, et respecta le silence de la chérie qui la faisait plus tendre encore. Sa petite main s’était glissée dans la sienne, et tous deux étaient heureux l’un près de l’autre, sous ce ciel à l’azur pâli illuminant cette campagne embaumée par les ajoncs à la fraîche senteur.

Quelle joie pour la mère et les enfants de les voir entrer dans la petite maison du faubourg !

— Mireille a tenu à apporter un souvenir à ceux qui l’avaient nommée leur sœur, dit M. de Peilrac. Vous voudrez bien l’accepter, n’est-ce pas, chère Madame ?

— Tout ce qui fait plaisir à Mireille sera toujours bien accueilli par moi, Monsieur, répondit Louise avec un bon sourire.

Le comte sortit une enveloppe scellée à ses armes, et la tendant à sa fille :

— Donne-la à tes petits amis, dit-il.

L’enfant, joyeuse, la passa à Marie, étonnée, lui disant :

— Pour t’acheter les joujoux et toutes sortes de belles choses, en attendant les cadeaux du petit Jésus ! ajouta-t-elle, une lueur malicieuse en ses jolis yeux.

La fillette, avec toute la fierté de ses sept ans qui savaient lire, annonça :

Mireille de Peilrac, à sa sœur Marie,
à son frère Louis.

— C’est très bien, mignonne ! s’écria Roger. Tu nous montres que tu es une bonne écolière. Maintenant, serrez ce papier, Madame Kerlan, vous en ferez la surprise à votre mari.

— Merci, Monsieur. Vraiment je suis confuse d’avoir accepté ce présent avec autant de sans-gêne.

— Avez-vous hésité davantage à recueillir Mireille ? Non, n’est-ce pas ? Vous l’avez de suite nommée votre fille. Or, vous avez formé ce jour-là entre nous des liens indissolubles.

Le comte était ému en prononçant ces paroles, et la jeune femme partageait cette émotion. Elle prit l’enveloppe et la mit dans une coupe posée sur le buffet, sans insister.

— Je serais heureux de causer avec M. Kerlan, reprit le comte ; venez donc tous dimanche déjeuner à Pont-Scorff ; nous passerons ainsi la journée ensemble.

Louise le promit, et ils se séparèrent, au grand désappointement des enfants qui avaient déjà commencé une partie de cache-cache.

— Vous l’achèverez dimanche, et cette fois vous aurez plusieurs heures pour jouer ensemble, leur dit Roger.

Et sur cette assurance qui rendit les adieux moins attristés, ils partirent. À peine étaient-ils sortis de Kerentrech que le contremaître ouvrait la porte de son logis.

— Tu n’as pas rencontré la voiture de M. de Peilrac, Pierre ?

— Non, et je le regrette ; il me tarde de causer avec lui.

— Tu répètes ses propres paroles ! Il nous a invités à déjeuner dans cette intention.

— Nous irons, répondit simplement M. Kerlan. Puisque le comte est si charmant, si dénué de cette morgue méprisante qui nous semble une insulte à nous, simples ouvriers, mais hommes libres et honnêtes cependant, rien ne nous empêche d’accepter cette courtoise invitation. Nous savons bien que nous ne dînerons pas à l’office, ajouta-t-il en souriant.

Mme Kerlan, souriant aussi, prit le papier satiné et le tendit à son mari.

— Un cadeau de Mireille aux enfants, dit-elle. Sans doute un billet pour leur acheter des joujoux.

Et comme le front de son mari se rembrunissait.

— Ne me gronde pas, mon ami, ce don était offert avec tant de cœur que je n’ai pu le refuser !

— J’aurais préféré un présent en nature, dit-il.

— Le comte veut sans doute nous le laisser choisir à notre guise, reprit la jeune femme, conciliante.

Pierre ouvrit l’enveloppe et en retira un papier qu’il lut rapidement, puis, un peu pâle et la main tremblante, il le tendit à sa femme.

— Quel grand cœur ! s’écria-t-il, tout vibrant d’admiration.

— Qu’est-ce ? fit-elle.

— Toute une fortune pour nos petits !… Un chèque de soixante mille francs.

Louise eut un cri de bonheur et d’embarras à la fois.

— Une fortune, en effet !… dit-elle. Ô mes chéris ! plus de soucis pour votre avenir !

Et elle embrassait ses enfants tout surpris de cette exubérance.

— Et moi qui ai accepté cette somme considérable avec si peu de cérémonie ! fit-elle. Je croyais qu’il s’agissait de cinquante francs à peine !

M. Kerlan éclata de rire en voyant son air confus.

— Ah ! je n’attendrai pas à dimanche pour aller remercier le comte, je le ferai dès demain, et avec toute mon âme ! reprit-elle tout attendrie.

— Et je t’approuve, ma chère amie ! Mais ce qui est fait n’est plus à refaire ; acceptons cette fortune qui nous tombe du ciel, comme nous avions accepté la charge de l’enfant.

— C’est encore ce que me disait le père de Mireille tout à l’heure. Décidément, vous avez les mêmes idées !

— Et le même cœur, car, comme il aimait sa femme, comme il chérit sa fille, je vous aime et je vous chéris, mes chers trésors !…

Et ce furent des exclamations joyeuses et des baisers bien tendres dans l’humble logis où venait encore de passer la baguette magique du comte.

Dans la voiture qui les ramenait à Montscorff, le père et la fille parlaient aussi de la surprise heureuse qu’allaient avoir les deux époux.

— Tu leur as mis une grosse fortune dans cette mince enveloppe, papa ? faisait Mireille un peu étonnée.

— Elle ne contient qu’un papier qui leur permettra de toucher la somme que tu leur destines, chérie, et je crois qu’ils en seront contents. Mais elle n’est pas très grosse, car ils ne l’auraient pas acceptée. Maintenant, n’en parlons plus ; c’est un secret entre nous, vois-tu, ma fillette ; tu le garderas fidèlement, dis ?

— Même près de maman ?

— Même près d’elle !

— Bien ! fit-elle simplement.

Ce nom amena un nuage sur le front de Roger et un monde de pensées y passa.

Pour marquer d’un bienfait l’endroit où Mireille avait été trouvée, les pauvres de Kerentrech avaient reçu d’abondantes aumônes, et l’église une grande croix de vermeil splendidement fouillée : n’était-ce pas le signe sacré qui avait protégé l’enfant !

Le comte avait fait porter au Dr Conlau, dont les soins intelligents et dévoués sauvèrent sa fille, une ravissante statue en marbre blanc représentant Mignon pleurant son pays. En recevant cette magnifique œuvre d’art, le bon docteur, avec un rire où perçait un certain attendrissement, s’était écrié :

— Elle m’est doublement chère, car, comme la Mignon de Gœthe, la mienne aussi a retrouvé son père et son pays !

Chez le jeune couple de Kerentrech était entrée l’aisance.

À Paule seule, Roger n’avait rien offert, et il ne le ferait jamais. C’est qu’il savait que la seule récompense de sa généreuse action aurait été cette jolie Mireille, à qui elle avait si vite ouvert et ses bras et son cœur. Et il allait la lui reprendre sans doute pour toujours. Que sa nature sensible allait souffrir de faire souffrir !

Il passa la main sur son front pensif qu’il avait découvert et qu’ombrageaient les boucles toujours noires et fournies de ses cheveux.

— Tu as mal à la tête, papa ? demanda la fillette, qui l’observait depuis un instant.

— Oui, chérie, mais le grand air en aura raison.

Et il s’abandonnait à la brise bienfaisante qui soufflait de la mer, pendant que Mireille continuait à le regarder, un peu anxieuse. Pour ne pas l’inquiéter, il remit son feutre, et, secouant sa préoccupation chagrine, il la fit jaser jusqu’à l’arrivée.

Son courrier l’attendait aux Magnolias ; le valet de chambre, ne sachant pas à quelle heure son maître rentrerait, le lui avait apporté.

Une longue lettre du Dr Falouzza, lettre remplie d’expansions joyeuses, vint arracher le comte à ses mélancoliques pensées. Il la lut dans ce petit salon si plein de charme qu’il préférait, parce que c’était là où il avait revu sa fille. Un groupe délicieux qui réunissait Inès et Carmen, les doigts unis, accompagnait la missive ; cette dédicace aimable avait été écrite au bas de la photographie par l’une d’elles :

À notre amie Mireille que nous aimons déjà !

Quand la petite fille vint rejoindre son père, il lui montra ce portrait.

— Qu’elles sont gentilles, et que je les aimerai aussi ! fit-elle. Il faudra me faire photographier, afin que je puisse me montrer à elles.

— Volontiers, ma petite ! Et l’an prochain tu auras le plaisir de les embrasser, car elles viendront en France.

— Et j’espère que nous irons ensuite leur rendre visite à Majorque, père ? Je serais bien heureuse de connaître cette île !

M. de Peilrac eut un frisson d’angoisse en songeant à cette Majorque où il avait passé des mois si doux et si douloureux à la fois, et qu’il avait juré de ne plus revoir, mais il se reprit à cette sensation en sentant les grands yeux de Mireille fixés sur les siens, attendant sa réponse. Il la regarda enfin, si jolie, si attristante dans cette robe noire aux crêpes sévères, et, lui tendant les bras, il murmura en la baisant au front :

— Peut-être !