ThéâtreA. Lemerre (p. œillet-151).


L’ŒILLET BLANC*

comédie en un acte
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre
Français, le 8 avril 1865.



EN SOCIETE AVEC M. E. L’ÉPINE



* Cette petite pièce s’appelait primitivement le Lys. La censure de l’Empire trouvant ce titre séditieux fit sauter du même coup le dénouement qui semblait trop pénible, et où nous avions eu l’audace de crier : « Vive le Roi ! »

A. D.

PERSONNAGES :


LE CONVENTIONNEL VIDAL · · · · M. Maupant
LE MARQUIS (16 ans) · · · · · · · · · Mme Victoria-Lafontaine
CADET-VINCENT  · · · · · · · · · · · · M. Coquelin ainé
VIRGINIE VIDAL, fille du
Conventionnel (21 ans) · · · · · · · · · Mlle Provost-Ponsin




La scène se passe en 1793, dans le château de Saint-Vaast
en Normandie, au bord de la mer.

L’ŒILLET BLANC

Un jardin, serre et pavillon à droite, à gauche le parc ; au fond, un mur. Sur la croisée du pavillon, un œillet blanc. — À gauche, sur le premier plan, un socle de statue.

Scène PREMIÈRE


LE MARQUIS, sur la muraille du fond.


C’est bien ici le château de Saint-Vaast ? — Ici même, entrez donc, marquis. » (Il saute dans le parc.) Enfin, me voici dans la place et en sûreté pour le moment. (Il vient sur le devant de la scène.) L’entrée est un peu cavalière, mais que voulez-vous ? Tout le monde est sorti pour cause d’émigration. En pareil cas, mieux vaut franchir le mur qu’enfoncer la porte, c’est plus gentilhomme, et puis, c’est plus tôt fait !… Tudieu ! quelle aventure ! quel roman, quelle odyssée ! Traverser la Manche avec des contrebandiers dans une mauvaise barque de pêche, affronter à la fois la mer, les bleus, les gardes-côtes, la bourrasque, l’odeur du poisson, la loi sur les émigrés… Si je tombe aux mains des paysans, décapité ! si je tombe aux mains des soldats, fusillé !… sans compter que je pouvais tomber à la mer et me noyer, (montrant la muraille) OU tomber à faux et m’estropier… Tout cela, pourquoi ?… Parce qu’il a plu à une belle émigrée d’avoir une fleur de France. Décidément, marquis, tu es un héros ou un fou ; mais pour le moment tu as l’air d’un gueux… Regarde-toi, tes bottes sont lourdes de sable, ton catogan est rempli d’eau… Fi ! le vilain gentilhomme ! C’est égal, comtesse, si j’en réchappe, voilà un petit caprice qui vous coûtera cher, et vive Dieu ! ce n’est point pour des reines-claude qu’on sera venu vous cueillir un bouquet dans votre château de Saint-Vaast… — Çà, voyons, je ne me trompe pas, au moins ?… Je n’ai pas pris un château pour un autre ?… Consultons encore les indications que nous avons prises. (Il ouvre un carnet de poche et lit.) « Le fief de Saint-Vaast, sur la plage normande, » c’est cela… « à cinq minutes du village du même nom… » Fort bien. « Au fond du parc… » j’y suis… « une petite porte… » voilà. « Un pavillon… » voici… « une serre…» nous y sommes… « À …l’autre extrémité, le château… » (regurdant par la gauche, à travers les arbres) je l’aperçois… Oh ! oh ! ici mes renseignements sont inexacts. Des locataires… on ne m’avait pas prévenu Des fenêtres ouvertes, du linge étendu… Ah ! chère comtesse ! Un drapeau aux trois couleurs flotte sur le balcon… voilà ce qu’on a fait de votre château… Et moi qui croyais trouver une maison en deuil, des herbes sur le perron, du lierre sur la muraille, et les scellés de l’araignée posés sur toutes les portes… Allons, c’est dit, mon pauvre Robinson, ton île déserte avait des habitants comme toujours, et même, si je ne me trompe, voici un indigène qui vient de ce côté… (Il recule.) Diable ! diable ! la situation se complique… Bah ! je n’en aurai que plus de gloire… Est-ce que le capitaine Hercule aurait voulu des pommes d’Hespérus, s’il n’y avait pas eu un dragon pour les garder ?… Oui, mais en attendant, où le seigneur Hercule pourrait-il se cacher ?… dans la serre ?… au fait… (Il ouvre la serre.) Elle est jolie, la serre !… Ils ont tout laissé mourir… Raison de plus pour qu’on ne m’y vienne pas chercher. (Il se blottit dans la serre et ferme la porte sur lui.)


Scène II


CADET-VINCENT, LE MARQUIS.


cadet-vincent, entrant précipitamment. Il a deux
bouteilles cachées sous sa carmagnole.

Vite, vite, cachons-nous… par là ? non, par ici… (Il s’assied sur le banc.) Ouf ! en voilà une expédition ! J’en ai le creur tout à l’envers.

le marquis, entr’ouvrant la porte.

Il n’a pas l’air méchant.

cadet-vincent

Ah çà ! voyons. Ne perdons pas de temps. Le conventionnel et sa fille sont en train de lire les papiers publics, j’ai quelques moments devant moi. Il s’agit de les employer à faire connaissance avec ces deux demoiselles.

le marquis

Ah ! très bien ! quelque domestique en maraude.

cadet-vincent

Moi, qui n’ai jamais bu de vin de ma vie, je vais donc savoir le goût que ça vous a. (Il dêbouche une bouteille.) Hum ! quel bouquet ! Parlez-moi du cidre de Bourgogne. Dis donc, Cadet, sais-tu qu’il faut une fameuse audace pour faire ce que tu fais là ? Comment, gredin, ton conventionnel boit du cidre à quatre sols le pichet, il en fait boire à sa fille, plutôt que de toucher aux caves de la ci-devante, et toi… tu… Hum ! cache-toi, mon gars, car si le citoyen Vidal t’apercevait de quelque coin, ton compte serait vite réglé.

le marquis

Je crois qu’il dit son bénédicite avant de boire.

cadet-vincent

jiah ! personne ne peut me voir ici. Cependant passons sur l’escalier, je serai mieux. (Il traverse la scène.)

le marquis, repoussant la porte.

Ah ! diable !

cadet-vincent, assis sur les marches.

Par lequel commencerai-je ? le rouge, ou le blanc ? Grand Dieu ! le citoyen Vidal qui vient de ce côté.

vidal

Vincent !

cadet-vincent

On y va, citoyen… Cachons-les dans la serre. (Il s’approche de la serre.)

le marquis, ouvrant la porte.

Donne-les-moi.

cadet-vincent

Un voleur !

le marquis

Pas un cri, ou je te dénonce. Il te sied bien de m’appeler voleur, monsieur le drôle !

cadet-vincent

Ne me trahis pas, citoyen voleur.

vidal, au dehors, mais rapproché.

Cadet-Vincent !…

cadet-vincent

Miséricorde ! voilà le conventionnel.

le marquis

Donne.

cadet-vincent

Il va les boire.

le marquis, poussant Cadet-Vincent.

Si tu parles, je parle ; attention. (Il lui prend les bouteilles et rentre dans ta serre, qu’il referme sur lui.)


Scène III

LE MARQUIS, caché, CADET-VINCENT, VIDAL.


vidal

Il doit s’être endormi dans quelque coin. Ah ! te voilà… Pourquoi ne réponds-tu pas quand je t’appelle ?

cadet-vincent

Excuse-moi, citoj’en, j’ai répondu tant que j’avais de voix, mais le parc est si grand !

vidal

Oui, coquin, le parc est grand, et je l’ai traversé dans toute sa longueur pour venir te chercher… Que faisais-tu là ?

cadet-vincent

Moi ?… Rien… je me promenais.

vidal

Allons ! viens… J’ai besoin de toi.

cadet-vincent

Je te suis. (Vidal va vers la gauche, Cadet-Vincent va vers la serre.) Et le voleur ? Et mes bouteilles ?

vidal, se retournant.

Encore !

cadet-vincent, accourant.

Non… non… voilà.

vidal

Passe devant. (Ils sortent.)


Scène IV


LE MARQUIS, seul.


Il entr’ouvre la porte avec hésitation puis se décide à sortir.


Ce doit être le représentant, celui-là. Il a une physionomie qui ne me revient pas du tout, oh ! mais du tout… Brrr ! Un moment je me suis cru perdu… morbleu ! Marquis, nous n’avons pas de temps à perdre, la place est aux ennemis, il faut en sortir au plus vite. Le conventionnel n’aurait qu’à revenir, M. Cadet n’aurait qu’à me dénoncer. Vite notre fleur ; et en route ! Aussi bien le vin de la comtesse m’a réchauffé comme il faut ; maintenant, à l’œuvre. Nous disons… « à côté de la statue… » la ci-devant statue… « un carré d’œillets blancs… » (Il s’approche et cherche un instant.) Voilà l’endroit sans doute, oui… je ne me trompe pas. C’est singulier, pas plus d’œillet que… (Arrachant une pomme de terre.) Ceci n’en est pas un, quand tous les diables y seraient. Oh ! les misérables ! Ils ont semé en place cet affreux tubercule populacier que M. de Parmentier rapporta d’Amérique l’autre année… Pouah ! c’est révoltant. (Il jette la pomme de terre.) Me voilà bien ! moi qui ai juré de ne pas revenir sans cette fleur, je ne puis pourtant pas rapporter une parmentière… Allons, je le vois, je ne rapporterai rien du tout, pas même ma tête. Je vais faire passer mon nom à monsieur de la Convention et me faire expédier sur-le-champ où il en a envoyé tant d’autres… J’ai des titres !… Quel malheur ! tout allait si bien, mes contrebandiers devaient m’attendre sur la côte, au crépuscule je n’avais qu’à les rejoindre… et maintenant… comme c’est triste ici, pour une fleur qui manque !… ces arbres sont affreux… et ce mur ? est-il sinistre, ce mur !… et cette maison ?… Oh ! mon Dieu ! qu’ai-je vu, là, sur la fenêtre ?… Superbe ! Comme il est beau il me sourit… Tiens !… (Il emvie un baiser à la fleur qui est sur la croisée, moule rapidement les quatre marches de l’escalier, puis se hausse pour essayer de la prendre.)



Scène V


LE MARQUIS, VIDAL, VIRGINIE.


vidal, entrant par la gauche.

Je lui ai dit de nous rejoindre ici.

le marquis, sur l’escalier.

Jour de Dieu ! je suis pris. (Il se baisse derrière la rampe.)

virginie

Tu as raison, c’est plus court par là, pour aller au village.

le marquis

Peut-être ! (Il dégringole l’escalier, et ne fait qu’un bond pour aller jusqu’à la serre.)

vidal

Hein ! As-tu vu ?

virginie

Quoi père ?

vidal

Là ! près de la serre, quelque chose comme une ombre…

virginie

Un renard, sans doute. Il y en a deux ou trois dans le parc ; quelquefois je les vois de ma fenêtre, en travaillant… Ils sentent que les ci-devants n’y sont plus.

vidal

Les loups sont partis, les renards montrent l’oreille.

virginie, s’asseant sur le banc.

Voyons, viens t’asseoir là, près de moi. (Vidal s’assoit.) Comme tu as chaud, tes mains sont brûlantes. Chère enfant !

virginie

Tiens ! Tu ne veux pas me l’avouer, mais je suis sûre que tu as reçu de mauvaises nouvelles ce matin… Oh ! tu as beau faire « non. » Voyons, les brigands nous ont encore battus ?

vidal

Nous avons envoyé dans l’Ouest des troupes d’élite. Rien n’est plus à craindre de ce côté ; songe donc, petite, avec des soldats comme ton Maxime.

virginie, baisse la tête en rougissant.

Puisque les nouvelles ne sont pas mauvaises, pourquoi cette tristesse ? pourquoi ce trouble, cette fièvre ?

vidal

Bah ! n’y fais pas attention, ce n’est rien, cela passera… de vilaines idées qui traversent mon cerveau, mes papillons noirs, comme tu les appelles.

virginie

Vite, il faut les chasser.

vidal, tristement.

Les chasser…

virginie

Oui, les chasser, comme ceci. (Elle l’embrasse.)

vidal

Ma fille ! (’Brusquement, en l’écartant.) Non ! laisse-moi. (Il se lève.)

virginie, veut s’accrocher.

Père ! père !

vidal, se levant.

Laisse-moi, je te dis ! (Radouci et prenant Virginie dans ses bras) Pauvre enfant ! Pardonne-moi, mais ne m’embrasse plus ainsi, vois-tu ? (Il s’assied et la fait asseoir.) Il faut me pardonner ; tout cela est bien malade. (Il montre son front.) Et puis si tu savais comme par moments tu lui ressembles… même voix… même regard… À l’instant encore, c’est elle que j’ai revue là devant moi, et quand tu as posé tes lèvres sur mon front…

virginie

Oh ! tais-toi…

vidal

Me taire ? hélas ? il n’y a que les morts qui sachent se taire, et rien n’a pu mourir encore ici dedans. Quelquefois je crois que tout est fini… Oui, je passe quelquefois des journées entières sans souffrir… Je ne me souviens plus, je ne vis plus, je suis heureux ; mais, hélas ! avant la fin de la journée, une heure vient toujours qui m’apporte à la fois tous mes souvenirs et toutes mes souffrances… Je me revois là-bas, dans mon grand atelier, frappant ferme sur l’enclume, au feu rouge de la forge, puis le soir venu, je me vois rentrant à la maison… je te trouvais jouant aux pieds de ta mère. Te souviens-tu comme elle était belle ? mise comme les ci-devantes et fière comme elles. J’arrivais… ta mère venait au-devant de moi, en souriant… elle avait si grand air que cela m’imposait toujours un peu et, dam !… alors, je te prenais dans mes bras et je te mangeais de caresses. Il y en avait beaucoup pour elle là-dedans…

virginie
Assez !… assez !… Tu te fais trop de mal.
vidal

Fille, te souviens-tu du soir où je te trouvai seule à la maison, pleurant dans un coin au milieu de tes joujoux ? « Maman est sortie pour toujours, » disais-tu à travers tes larmes, et moi, je souriais quoique un peu inquiet. Tu avais raison, ta mère était sortie pour toujours… partie avec un noble, un de ces hommes qui n’avaient qu’à naître pour être heureux et qui, leur part de bonheur épuisée, faisaient main basse sur le bonheur des autres. Oh ! la maison déserte, les repas silencieux autour de la petite table devenue trop grande, les robes de fillette qu’il fallait acheter moi-même. Oh ! les longues nuits sans sommeil, les longues journées sans travail, les larmes de douleur eflacées par des larmes de rage ! J’ai beau fermer les yeux, ne pas vouloir, je revois tout, je me souviens de tout.


virginie

Pauvre père !

vidal

Je n’ai pas pu me venger ; les coupables se sont enfuis et sont morts loin de moi ; mais aussi quels transports, quand notre heure à nous est venue ! Il me semblait que c’était pour moi que ce peuple se soulevait et que toute une race mourait pour expier mon déshonneur.

virginie

Prends garde, père ; tu laisses la haine te remplir le coeur ; elle en chassera ton enfant, tu verras.

vidal

Non, ma fille, non ! tu as toujours ta place la, et la plus grande, quoi que j’en dise… C’est mon amour pour toi qui me rattache à la vie, tu le sais bien, et si je n’avais que cette haine dont je me vante, il y a longtemps que…

virginie, lui menant la main sur la bouche.

Tais-toi… l’officieux !…


Scène VI


VIRGINIE, VIDAL, CADET-VINCENT, LE MARQUIS.


cadet-vincent

Voilà les papiers que tu attendais, citoyen.

vidal, montrant le banc.

Pose-les là.

cadet-vincent, à part.

Je voudrais bien savoir s’il est toujours dans la serre.

vidal

Adieu, ma fille.

virginie

Tu vas au club ?…

vidal

Oui, il faut que je parle à ces sournois de paysans. Le comité se plaint que tous les caboteurs sont vendus à l’émigration, que les côtes sont mal surveillées.

cadet-vincent

Oh ! ça… c’est bien vrai.

vidal

Nous verrons bien.

cadet-vincent, à part.

Je suis très inquiet.

vidal

En route, garçon. Eh bien ?

cadet-vincent, vivement.

Citoyen !

vidal, allant vers le fond.

Viens, allons…

cadet-vincent

Comment, moi aussi !…

vidal

Parbleu ! Toi aussi ! dirait-on pas que je vais le laisser ici tout le jour à se dorloter comme une ci-devante.

cadet-vincent

Mais, tu n’y songes pas. Et ta fille qui va rester seule.

virginie

Ah çà ! d’où lui viennent ses frayeurs ? Est-ce que je ne reste pas seule tous les jours ?

cadet-vincent

Tous les jours, je ne dis pas.

virginie

Qju’y a-t-il donc de nouveau aujourd’hui ?

cadet-vincent

Rien, citoyenne, rien.

cadet-vincent

Tu vois bien que c’est la paresse qui le fait parler.

cadet-vincent

La paresse, par exemple !

vidal

Assez. Je vois clair dans ton jeu, drôle… prends ces papiers et marche. Virginie Vidal est une bonne républicaine, fille d’un patriote qui ne boude pas, et fiancée à un brave de l’armée de Vendée… ces filles-là savent montrer les dents à l’occasion.

virginie

Bien parlé. (A Cadet-Vincent.) Voilà qui te rassure, poltron. (Elle marche avec Vidal par le fond.)

cadet-vincent, à part, prenant les papiers sur le devant de la scène.

Oui, joliment… Que dois-je faire ? si je parle, l’autre parlera et il a des preuves.

virginie

Allons, lambin.

cadet-vincent

J’y suis, citoyenne. (À part.) Et s’il s’agissait d’une conspiration, si j’allais me trouver compromis… Ma foi, je n’y tiens plus… arrive qui plante, je vais tout dire. (Haut.) Citoyen !

vidal, au fond.

Quoi ! que veux-tu ?

cadet-vincent

Citoyen ! il faut que je t’avoue une chose.

vidal

Bien, bien, je te confesserai en route.

cadet-vincent

Mais…

vidal, le poussant vers la porte.

Viens, nous sommes en retard.

cadet-vincent

Pourtant, je…

vidal

Marche donc !…

virginie

Adieu, père, à ce soir, pas trop tard, n’est-ce pas ?

cadet-vincent, rouvrant brusquement la porte.

Citoyenne ! citoyenne !

virginie

Encore.

cadet-vincent

Enferme-toi dans le pavillon, crois-moi. (Il s’enfuit.) Voilà, voilà, citoyen conventionnel. (Vidal et Cadet sont sortis par le fond.)


Scène VII


VIRGINIE au fond, LE MARQUIS.


virginie, près de la porte entr’ouverte.

Dans le pavillon, pourquoi ?

le marquis, sortant de la serre.

Je n’entends plus rien… ils sont tous sortis. Enfin !

virginie

Que veut-il dire ?…

le marquis, s’époussetant.

C’est monotone de jouer à cache-cache si longtemps. En ont-ils fait des simagrées sur ce banc. Je n’entendais pas, mais je les voyais. Une scène de famille, des baisers, des larmes, de grands gestes… La petite n’est pas mal.

virginie, refermant la porte.

Bah !

le marquis, bondit et se réfugie dans la serre.

Encore !

virginie, s’arrêtant sur la première marche de l’escalier.

Hein ? j’ai entendu du bruit… Suis-je sotte, voilà que ce poltron est parvenu à me troubler la cervelle. (Elle monte lentement.) Est-cc que je vais prendre peur, moi aussi ?… Peur de quoi ? Allons ! allons ! pas d’enfantillage, si Maxime me voyait ! cher Maxime… (Elle s’accoude sur la rampe.) Il faut que je lui écrive une bonne longue lettre. À cette heure, il est là-bas, dans l’Ouest, loin, bien loin de moi et, pour me parler de lui, (montrant l’œillet) je n’ai plus que cette fleur… Aussi, comme je t’aime, mon bel œillet blanc ! tous les matins, à mon réveil, ma première pensée est à Maxime, mais mon premier regard est à toi… C’est que tu es plus qu’une fleur pour moi, et s’il t’arrivait quelque chose… il me semble que cela lui porterait malheur…

le marquis, se penchant hors de la serre.

Je crois, ma parole d’honneur ! qu’ils m’ont laissé la petite. (En se relevant, il fuit du bruit.)

virginie

Pour le coup, c’est dans la serre, j’en suis sûre. (Elle descend l’escalier rapidement et va droit à la serre qu’elle ouvre toute grande.) Que fais-tU là, citoyen ?

le marquis, sortant.

Rassurez-vous, mon enfant, je ne vous ferai point de mal.

virginie, le faisant passer vivement.

Je suis toute rassurée, je te demande ce que tu viens faire ici ?

le marquis

Peste ! quelle gaillarde…

virginie

Ah ! tu as beau froncer le sourcil et te hausser sur tes pointes… tu ne m’effraies pas… d’abord tu as l’air d’une fillette déguisée.

le marquis, enflant sa voix.

Comment ! comment !

virginie, reculant jusqu’à la cloche.

Ensuite, serais-tu méchant et fort comme un Turc, je n’ai qu’à tirer ceci, et tu as à l’instant tous les paysans sur les bras. (Elle prend la corde.)

le marquis

C’est bon, c’est bon, puisque vous n’avez pas peur, il est inutile d’appeler du monde.

virginie

Sais-tu que tu fais un vilain métier ?

le marquis

Moi, un métier, pour qui me prenez-vous ?

virginie

Pour qui veux-tu que je te prenne ? Est-ce que je te connais, moi ? Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Par où ? Pourquoi ?

le marquis, à part.

Tayaut… tayaut… Voilà tous les points d’interrogation lâchés… (Haut.) Vous le voulez, je vais tout vous dire, mais…

virginie

Mais…

le marquis, câlin.

Laissez en paix cette cloche, vous ne sauriez croire à quel point cela me taquine.

virginie, sévèrement.

Continue.

le marquis, à part.

Elle est charmante. Elle me tutoie avec un calme, un sans-gène. (Haut.) Voici le fait, Mademoiselle…

virginie

Tu te sers beaucoup trop de l’ancien dictionnaire, prends garde.

le marquis

Oh ! pardon, où avais-je la tête… Mademoiselle, un mot qui est sur la liste des émigrés.

virginie, ironique.

Tu es étranger peut-être.

le marquis, à part.

Voilà mon affaire. (Haut.) Étranger, qui vous l’a dit ? mon accent sans doute. Eh bien ! oui, je suis étranger… je suis Hollandais, et de Rotterdam, encore, et botaniste par-dessus le marché.

virginie

Botaniste !

le marquis

Depuis longtemps j’entendais parler des fameux œillets blancs de Saint-Vaast, Sancti Vedasti

virginie

Et tu t’appelles ?

le marquis

Je m’appelle Van… Van… je m’appelle Van.

virginie

Et que viens-tu faire ici, citoyen Van ?

le marquis, bas.

Elle ne me croit pas.

virginie

Continue.

le marquis

Pourquoi faire ? vous savez bien que ce n’est pas vrai, ce que je vous dis là.

virginie, après une pause.

Comprends-moi bien alors. Qui que tu sois, voleur, jardinier ou le reste, tu es, avant tout, un enfant qui m’intéresse et dont j’ai pitié… Ce que tu es venu faire ici… pourquoi tu te cachais là-dedans, je ne veux pas le savoir ; je n’ai qu’une chose à te dire, je ne t’ai pas vu, va-t’en.

le marquis, à part.

M’en aller ? oh ! que nenni ! l’écarter, grimper l’escalier, couper la fleur…

virginie

Eh bien ?

le marquis, à part.

Fi donc ! marquis, malmener une femme, une jolie femme même, bah ! (Revenant résolument vers Virginie.) Mademoiselle, je ne suis ni un voleur, ni un étranger… Je suis un émigré rentré en France pour affaire d’honneur, sous le coup de la loi par conséquent… maintenant ma vie vous appartient.

virginie

Ail ! vraiment, c’est y tenir bien peu que d’oser me parler de la sorte. Écoute, je te disais tout à l’heure : je ne t’ai pas vu, va-t’en… je te l’ai dit, n’est-ce pas ? Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? tu comprends bien que je t’avais deviné, ces choses sont dans le sang. Je t’ai connu tout de suite, jardinier aux mains blanches ; mais pourquoi m’obliger à te dénoncer ? car je le dois, et je vais le faire et tu es perdu.


Scène VIII

Les Mêmes, CADET-VINCENT.


cadet-vincent, du dehors.

Citoyenne, citoyenne !… (Virginie tressaille.)

le marquis

Vous avez raison… je suis perdu.

cadet-vincent

Citoyenne Virginie, es-tu là ?

le marquis

Qu’attendez-vous ? Ouvrez.

virginie, à part.

Non !… je ne peux pas… un enfant de cet âge !… (Cadet-Vincent frappe violemment à la porte. Haut.) Que vas-tu faire ?

le marquis, allant vers le fond.

Vous épargner un remords… me livrer et vous délivrer…

virginie, le retenant.

Non !… reste…

le marquis

Comment, vous voulez…

cadet-vincent, du dehors.

M’entends-tu ?

virginie, au marquis.

Tais-toi. (Elle lui fait signe de se blottir derrière la statue.)

cadet-vincent, apparaissant sur la muraille.

Enfin ! te voilà.

virginie

Ah çà ! décidément, qu’est-ce qu’il t’arrive ?… pourquoi cet air effaré ?

cadet-vincent

Tu m’as fait une fière peur, va, en ne me répondant pas.

virginie

Bon ! encore ses frayeurs de tout à l’heure… Tu as donc des visions, aujourd’hui ?

cadet-vincent, regardant de tous côtés.

Tu es seule ?

virginie

Seule ?… si je suis seule ! Mais enfin, d’où vient cette insistance depuis ce matin ! Tu as vu quelqu’un ici ?

virginie

Quelqu’un ? moi ? mais non… quelle idée ! quelqu’un ici… non. Seulement on sait qu’il rôde dans le pays des gens de mauvaise mine.

le marquis, sur le devant de la scène, bas.

De mauvaise mine !

cadet-vincent

Et je me suis échappé du club pour voir s’il ne t’était rien arrivé… Te tiens-tu dans le pavillon, au moins ?

virginie

Je te dis que tu es ridicule avec tes frayeurs. Oui, je me tiens dans le pavillon ; et maintenant t’en vas-tu ? Qu’est-ce que tu fais là ?

cadet-vincent

Dam !

virginie

Mon père a besoin de toi là-bas.

cadet-vincent, disparaissant.

Je m’en vais… (Apparaissant de nouveau.) Si tu n’as rien vu, ni rien entendu, c’est qu’il n’y a rien, n’est-ce pas ? et puis en restant dans le pavillon… (Il disparaît.)

virginie

Oui, oui, adieu.

cadet-vincent, apparaissant de nouveau.

Adieu !… Dis donc ! si je t’envoyais la citoyenne…

virginie, vivement.

Cadet-Vincent.

cadet-vincent, tressaille.

Hein ?

virginie

Je crois que mon père t’appelle.

cadet-vincent, dégringolant de l’autre côté du mur.

Diable !… Ah ! méchante… c’était pour me faire peur… c’est égal, je me sauve, adieu. (Virginie referme la porte et reste un moment dans le fond pendant que Cadet-Vincent s’éloigne.)


Scène IX


VIRGINIE, LE MARQUIS.


Il s’approche de Virginie et lui prend la main.
virginie

Tu viens de l’entendre.

le marquis

Merci !

virginie

On t’a vu rôder dans le pays, et maintenant pour t’en aller ?

le marquis

Soyez tranquille, je m’en irai, plus tard seulement. (Il va pour lui baiser la main.)

virginie

Ah ! prends garde, ta faiblesse a pu m’attendrir un moment, mais, tiens, si tu le peux, va-t’en vite, crois-moi.

le marquis

Si vous y tenez, il y a un moyen bien simple de vous débarrasser de ma personne. Donnez-moi ce que je suis venu chercher ici, le temps de vous remercier et je disparais.

virginie

Eh ! le sais-je, moi, ce que tu es venu chercher. (Adoucie) Quoi… voyons ?

le marquis

Une lleur, rien qu’une fleur et je m’en vais.

virginie

Le moment est mal choisi pour railler, je t’assure.

le marquis, plissant vers l’escalier.

Je ne raille pas. Mademoiselle.

virginie

C’est une fleur qui t’amène ici ? et quelle est cette fleur étrange pour laquelle on risque sa vie ?

le marquis

Ah ! c’est toute une histoire.

virginie

Et tu crois que je vais l’écouter !

le marquis

Je vais vous la dire en quelques mots. C’était dans un salon français, en Angleterre. (Il s’assied sur le banc devant le pavillon.)

virginie

Il s’assied maintenant.

le marquis

Remettez-vous, je vous prie… Dans ce salon, où quelques émigrés se réunissent chaque soir, on est élégant, on a de l’esprit, on refait au bord de la Tamise une petite France.

virginie

Qui conspire contre la grande.

le marquis

Et c’est une de ces conspirations que je vais vous révéler. Il est neuf heures du soir, tous les conjurés sont réunis. Le vicomte est devant le feu, le chevalier devant la glace, le petit abbé papillonne, il est partout à la fois… À la table de whist, les vieillards, la chanoinesse, la maréchale, le mestre de camp, le grand prévôt. Enfin, près de la cheminée, gracieusement blottie au fond de son fauteuil, la comtesse, et derrière elle le marquis. Toutes les portes sont closes… le whist est terminé. Chut ! on conspire. Contre qui ? contre l’amour.

virginie

Il est fou !

le marquis

Oui, c’est à l’amour qu’ils en veulent, les quatre vieillards qui sont là… « L’amour s’en va… dit la chanoinesse ; de mon temps il faisait de belles actions… il ne faut plus que de belles phrases. » La maréchale soupire en essuyant une larme au creux d’une ride : « L’amour s’en va ! il n’y a plus de dévouement en amour. — L’amour s’en va, ricane à son tour le niestre de camp, il n’y a plus d’héroïsme dans l’amour. » Là-dessus il brandit sa béquille et le grand prévôt l’applaudit. Pour le coup, le marquis n’y tient plus, et, rouge de colère, il se campe au milieu du salon. (Il se lève.) « Holà, dit-il, je suis ici pour le défendre, ce pauvre amour que vous injuriez. Non, non, vous vous trompez ! l’amour est toujours dévoué, toujours héroïque, toujours capable de grandes choses, prêt à donner sa vie en échange d’un sourire, et je me porte garant pour l’amour. » À cette sortie impétueuse, la table de whist répond par un éclat de rire. Le vicomte applaudit, le petit abbé se signe éperdument. Alors de sa voix la plus douce et du fond de son grand fauteuil : « Marquis, dit la comtesse, j’ai grande envie d’un de ces beaux œillets blancs qui fleurissent là-bas, là-bas, dans mon château de Saint-Vaast. »

virginie

Oh !

le marquis

Le marquis partit le soir même, Mademoiselle, et le voici.

virginie

Ainsi c’est pour un caprice de femme que tu joues ta vie en ce moment.

le marquis

Pour un caprice, et j’en suis fier.

virginie

Et cette femme t’a laissé partir ! elle n’a pas eu pitié de toi, elle ne t’a pas arrêté au seuil de sa porte ? « Revenez, j’étais folle, nous sommes fous tous les deux ! » Non, d’un œil souriant elle t’a regardé t’en aller à la mort. Mais quel sang ont-elles donc dans les veines, ces créatures-là ?

le marquis

Ces créatures ont dans les veines un sang de race qui leur vient de très loin et de très haut, Mademoiselle ; c’est toujours le sang de ces belles amoureuses du moyen âge qui jetaient leur gant dans l’arène et qui criaient : « Au plus aimant ! » Autrefois c’était un gant entre les griffes du lion, aujourd’hui c’est une fleur sous les balles républicaines.

virginie, après un silence.

Tu n’as plus de mère, n’est-ce pas ?

le marquis

Ma mère est morte, Mademoiselle.

virginie

Si tu avais eu ta mère, ta mère aurait pleuré, et si ses larmes n’avaient pas suffi, plutôt que de te laisser partir elle t’aurait enfermé comme un enfant rebelle.

le marquis

Ah ? malpeste, à la fin, mon amour-propre se révolte. Une fois pour toutes, Mademoiselle, apprenez-moi ce que c’est qu’un enfant et ce que c’est qu’un homme. Est-ce à la taille seulement que vous jugez cela, et ne croyez-vous pas qu’un beau sentiment soit aussi viril qu’une belle moustache ? Est-ce le cœur ou les épaules qu’il s’agit d’avoir haut placé ? Il serait bon de s’entendre là-dessus.

virginie

Eh bien ! puisque tu veux qu’on te traite en homme, je te demanderai, citoyen, si c’est faire un emploi généreux de sa vie que de l’exposer pour un caprice, pour une fleur, pour rien ? Ne pouvais-tu répandre ton sang d’une plus digne façon, pour une cause plus noble ?

le marquis

Pour une cause plus noble !… Valait-il mieux aller faire le coup de feu en Vendée avec des carabines anglaises ou charger des troupes françaises sur les bords du Rhin avec un espadon allemand !… ce jeu-là me répugnerait fort, je l’avoue.

virginie, à part.

Ce n’est pas un enfant, je me trompais.

le marquis

D’autre part la vie est bien monotone dans les brouillards de la Tamise, et quand on a fêté les nouveaux émigrés, quand on s’est donné quelque coup d’épée entre amis à propos d’une danseuse, ou avec les officiers anglais en souvenir de Fontenoy, que voulez-vous qu’on devienne dans ce diable de pays ?… L’occasion se présente de faire une promenade en France, de venger l’amour qu’on outrage et de satisfaire un désir de jolie femme ? franchement, Mademoiselle, cela ne vaut-il pas qu’on risque sa tête ? (Changeant de ton.) Et voulez-vous que j’aie risqué la mienne pour rien ?

virginie, à part.

Il n’y a plus de fleurs dans le château, on les a toutes arrachées.

le marquis, timidement.

Et celle-ci, sur la fenêtre, là ?

virginie

Celle-là !… impossible, je ne puis m’en séparer.

le marquis

Oh ! Mademoiselle, belle et bonne comme vous êtes, il doit y avoir quelque part un homme qui vous aime et que vous aimez… Eh bien ! c’est au nom du… préféré que je vous demande cet œillet blanc.

virginie

C’est au nom du préféré que je te le refuse.

le marquis

Comment ! est-ce que cette fleur ?…

virginie

Cette fleur me vient de mon fiancé.

le marquis, gaiement.

Allons, je joue de malheur ! (Il s’assied.)

virginie

N’aie pas de regret… La femme qui n’a pas craint de l’envoyer ici ne songe plus à cette fleur, elle a déja changé de caprice.

le marquis

Oh ! Mademoiselle, vous n’êtes pas généreuse… laissez-moi du moins mourir avec une illusion…

virginie

Mourir, pour une femme qui ne t’aime pas ! Que ferais-tu donc pour une femme qui t’aimerait ? (On entend un chant dans le lointain.)

le marquis

Oh ! celle-là… (Il se lève.) Entendez-vous ?

chœur de marins, au loin.

Hissa ho ! hissa !… hissa !… hissoué !…

virginie

Oui, des matelots qui chantent… Eh bien !

le marquis

Cette chanson a trois couplets, le premier me rappelle qu’une barque est amarrée près d’ici, n’attendant que moi pour retourner en Angleterre.

virginie

Et puis ?

le marquis

Le second couplet voudra dire : Il est temps, hâtez-vous.

virginie

Il faut fuir alors…

le marquis

Ah ! nous n’en sommes pas là.

virginie

Le troisième couplet ?

le marquis

Le troisième couplet signifiera : Nous sommes partis, Dieu vous garde !

virginie

Qu’attends-tu ?

le marquis

J’attendrai, s’il vous plait, que la chanson soit finie et tout mon monde en sûreté, alors j’irai crier « vive le roi ! » sur la place de Saint-Vaast.

virginie

Tu tiens donc bien à mourir ?

le marquis

Je tiens à ne pas retourner en Angleterre sans ce que j’ai promis.

virginie

Mais de quel droit veux-tu que, pour t’aider à remplir ta promesse, je sois parjure à mon serment ? Si tu as promis de rapporter cette fleur, moi, j’ai juré de la garder.

le marquis

Je ne vous la demande plus, Mademoiselle, vous aimez, je comprends tout.

virginie

Alors, je suis responsable de ta mort.

le marquis

Vous ? vous n’avez pas reculé devant un mensonge pour me sauver. Que pouvez-vous faire de plus ? Non, non, si je meurs, c’est qu’il me semble bon de mourir, et je suis fier de prouver en succombant qu’il y a encore de l’héroïsme dans l’amour.

virginie, au bas de l’escalier.

Et ce sont ces femmes-là qui font des héros ! (Elle monte rapidement l’escalier.) Tiens ! elle ne vaut pas que tu meures pour elle. (Elle lui jette la fleur.)

le marquis

Cette fleur à moi.

virginie, descend l’escalier.

Maintenant tu as ce que tu désires. Va-t’en…

le marquis, à deux genoux, tenant l’œillet.

Oh ! ne me renvoyez pas encore ; je suis si heureux.

virginie, sourdement.

Attends d’être là-bas pour le dire, ce grand bonheur peut encore t’échapper.

le marquis, triomphant et se levant.

Le bonheur dont je parle ne saurait m’échapper, c’est à vous que je le dois, et je vous défie de me le reprendre. Oh ! vous pouvez m’enlever cette fleur, la voilà, tenez. Ce que vous ne m’enlèverez pas, c’est le souvenir du sacrifice que vous venez de faire en me la donnant.

virginie, avec émotion.

Ne parlez pas de sacrifice. (Montrant la fleur.) Il faut cela pour vous sauver, je vous le donne.

le marquis

Alors, c’est seulement une aumône que vous me faites !

virginie, égarée.

Ne m’interrogez pas… ne me demandez rien… Ce qui se passe en moi depuis une heure, je l’ignore. Je sens que je fais mal, et je ne puis me défendre de mal faire ; maintenant, vous ne pouvez plus rester ici. Partez ! (Tendrement, après un silence.) Je VOUS supplie de partir. (Voix au dehors.) Miséricorde ! Il n’est plus temps.

le marquis

Qu’y a-t-il ?

virginie, entr’ouvrant la porte.

Mon père… des paysans… On vous cherche.

le marquis

Vous voyez bien qu’il est dit que je n’échapperai pas. (Il veut sortir.)

virginie

Où allez-vous ? il faut vous cacher.

le marquis

Encore ! Oh ! ma foi, non. Assez de lâchetés comme cela.

virginie

Votre vie m’appartient, je l’ai bien gagnée, cachez-vous.

le marquis

À quoi bon cette nouvelle humiliation, elle ne pourra me sauver.

virginie, suppliante.

Je vous en prie… Là ! dans le pavillon… Ils n’entreront pas…

le marquis, avant d’entnr dam le pavillon.

Oh ! comme je vais t’aimer, si j’en réchappe.

virginie
.

Les voici. (Elle va ven le fond.)


Scène X


VIRGINIE, des Paysans armés, VIDAL, CADET-VINCENT.


vidal, entrant le premier.

Entrez, citoyens.

virginie, souriant.

Comme te voilà de bonne heure aujourd’hui ! (Voyant entrer les paysans.) Eh ! mon Dieu ! pourquoi tout ce monde ?

vidal

Ne t’effraie pas, petite, il paraît qu’il y a un malfaiteur caché ici, mais nous le trouverons.

virginie

Ici, allons donc ! qui t’a dit cela ?

vidal, il pousse Cadet-Vincent devant elle.

C’est lui.

virginie

Ce poltron.

vidal

Ce voleur.

cadet-vincent

Oui, citoyenne, oui, poltron, voleur et bien d’autres choses encore… oui, il y a un malfaiteur caché ici, et je le savais et j’ai bien hésité à le dire, mais à la fin j’ai senti que je… que tu risquais trop, et j’ai tout avoué.

vidal

De quel côté as-tu vu cet homme ?

virginie

Mais de quel homme parlez-vous ?

cadet-vincent, montrant la serre.

Il est là.

virginie, riant.

Par exemple, je suis curieuse.

vidal, ouvrant la serre.

Il n’y a personne dans cette serre.

cadet-vincent

Personne ! (Il entre.)

virginie, à son père.

Cela t’apprendra à te déranger pour un visionnaire pareil.

vidal

Dam ! il avait un air si convaincu. (Les paysans s’eloignent en riant.)

cadet-vincent, dans la serre.

Ail ! je savais bien.

virginie, bas.

Que dit-il ? (Les paysans et Vidal se rapprochent.)

cadet-vincent, apparaît avec une bouteille.

Voilà la preuve de ce que j’ai dit ! Quand j’ai caché cette bouteille ici dedans, elle était pleine.

vidal

Et tu la retrouves vide ?

cadet-vincent

Je la trouve entamée. (Éclat de rire.)

virginie

La belle preuve ! c’est lui qui a bu ce qui manque, il l’a déjà oublié.

cadet-vincent

Enfin, cet homme a pu sortir de la serre, mais il n’a pas franchi le mur, j’en réponds.

virginie, entraînant son père.

Tu l’écoutés.

vidal

Comment serait-il sorti de la serre, puisque Virginie était là ?

cadet-vincent

Pour peu que la citoyenne ait quitté un instant le pavillon, il a pu s’y glisser. (Les paysans haussent les épaules. Cadet-Vincent va pour monter.)

virginie, l’arrêtant.

Tu ne vas pas monter chez moi, je suppose.

cadet-vincent, aux paysans qui s’en vont.

Attendez donc, attendez donc, vous vous pressez trop. (Il court après eux pour les retenir.)

vidal, s’avançant vers l’escalier.

Au fait, on peut bien s’assurer.

virginie, sur le bas de l’escalier, souriant.

Tu vois, tu t’y laisses prendre.

vidal

Que veux-tu ? je serai plus tranquille.

virginie

Alors, tu crois plutôt l’officieux que ta fille, je te dis qu’il n’y a personne.

vidal

Tu peux te tromper.

virginie

Je sors de ma chambre à l’instant.


vidal

Quelle singulière résistance ! allons, je veux…

virginie

Père…

vidal

Qu’as-tu donc ?

virginie

Si tu m’aimes, n’entre pas.

vidal, à demi-voix, les dents serrées.

Ah ! fille de ta mère…

cadet-vincent, ramenant les paysans.

Il faut voir… il faut voir… Eh bien, citoyen ?

vidal

C’est inutile.

cadet-vincent

Mais cependant…

vidal, le repousse brutalement.

Ma fille vient de quitter le pavillon.

cadet-vincent, à part.

Où diable est-il passer Oh ! si je le trouve !

vidal, à Cadet-Vincent.

Toi, reconduis ces braves gens, et demande-leur pardon de les avoir dérangés pour rien. À revoir, citoyens ; passez par le château, l’officieux va vous verser à boire. (Les paysans s’éloignent ; Virginie est frémissante au bas de l’escalier.)

cadet-vincent, à part, avant de sortir.

Ça ne sera pas du vin, toujours…


Scène XI


VIDAL, VIRGINIE.
Long silence.
vidal, à gauche.

Et maintenant, fais-le descendre.

virginie, effarée, s’élance vers le pavillon.

Eh bien ! oui, c’est vrai, j’ai menti ! quelqu’un est là. Un homme dont la vie est en péril, c’est moi qui l’ai caché. (Avec tendresse.) Et tu vas m’aider à le sauver.

vidal

Le sauver, moi !


Scène XII


Les Mêmes, LE MARQUIS.


le marquis, apparaissant sur le perron.

Monsieur, je vous salue ; je m’appelle Hector-Dieudonné d’Anjalbert, marquis de Courson-Launay, je suis bon gentilhomme et le plus fidèle sujet de Sa Majesté. (Il descend.)

virginie, se jetant entre Vidal et le marquis.

Épargne-le, c’est un enfant.

le marquis, l’écartant.

Assez de supplications et de larmes, Mademoiselle ; c’est vous donner trop de mal pour un inconnu.

vidal, bas, avec un énorme soupir de soulagement.

Un inconnu !… ah ! le ciel soit béni !

le marquis, à Vidal.

Et nous, Monsieur, finissons-en ; faites votre devoir, je ferai le mien.

virginie, à demi-voix.

Un enfant… C’est un enfant…

le marquis

Oh ! je connais votre loi. Elle est précise là-dessus. Je suis émigré, j’essaie de rentrer en France pour un jour, vous me prenez, je sais ce qui m’attend.

vidal

Tu es émigré, dis-tu ?

le marquis

Depuis trois ans.

vidal

Depuis quand rentré en France ?

vidal

Depuis une heure.

vidal

D’où viens-tu ?

le marquis

De Portsmouth.

vidal

Pourquoi faire ?

le marquis

Ma foi, une occasion superbe de respirer l’air natal après un exil de trois années ; c’est si bon à fouler, le sol du pays ! c’est si doux à cueillir, une fleur de France ! (Passionnément.) Oh ! pour rien dans le monde je ne voudrais n’être pas venu.

vidal

Quel âge as-tu donc pour tenir aussi peu à la vie ?

le marquis

Qii’importe ! vos échafauds en ont vu de plus jeunes. (Mouvement de Virginie.)

vidal, calme, à sa fille.

Va, je puis tout entendre à présent. (Au marquis.) Et comment comptais-tu retourner en Angleterre ?

le marquis

Ceci est mon secret, Monsieur. (Ici commence le deuxième couplet ; Virginie relève la tête.) Et je le garde.

le chœur

Hissa ho !… hissa !… hissa !… hissoué !

virginie, s’élançant vers son père.

Le signal, père, écoute.

vidal

Quel signal ?

le marquis, vivement.

Prenez garde, Mademoiselle, ce secret ne vous appartient pas.

virginie, sans l’écouter.

Au pied de la falaise… près d’ici… une barque l’attend… cette chanson est un signal, un dernier appel… dans quelques minutes, il sera trop tard.

vidal, va vers le fond et ouvre la porte.

Eh bien !… qu’il s’en aille !

virginie, sautant à son cou.

Ah ! tu es bon… je t’aime.

le marquis, stupéfait.

Vraiment, Monsieur, je n’ose croire à tant de générosité, et je ne sais comment vous exprimer…

vidal, se débarrassant doucement de Virginie.

Ne me remercie pas, va-t’en. (Le Jour baisse peu à peu.)

le marquis, s’avançant vers Virginie.

Nous ne devons plus nous revoir, Mademoiselle ; mais soyez assurée que de mon séjour ici j’emporte un souvenir qui ne… me… quittera jamais. (Il appuie la main sur le côté gauche de sa veste où l’œillet est caché. À Vidal.) Vous m’offrez la vie, Monsieur, je l’accepte ; vous aviez raison… on y tient, à mon âge.

vidal

La route est libre… pars vite.

le marquis, s’arrêtant sur la porte.

Si c’était un piège !… (Il embrasse l’œillet.) À la garde de Dieu ! (Il sort.)


Scène XIII


VIDAL, VIRGINIE.


vidal

Es-tu contente, maintenant ? (Virginie se jette dans les bras de son père.) Décidément, ce conventionnel aime trop sa fille pour être bon patriote ; une larme d’elle suffit pour lui faire oublier son devoir. Eh bien ! tu ne me parles pas ? (On entend un coup de feu.)

virginie

Ah ! on le tue.

vidal, se précipitant vers le fond.

Le malheureux !


Scène XIV


Les Mêmes, des Paysans, puis CADET-VINCENT.
les paysans, au dehors.

Vive Cadet-Vincent !

vidal, sur la porte

Qu’arrive-t-il ? pourquoi ces cris, ce coup de feu !

les paysans

Il est tombé !… il est tombe !

vidal

Qui ? voyons, de qui parle-t-on ?

virginie, bas.

Ah ! le ciel me punit, c’est Maxime qui se venge !

cadet-vincent, entre, des paysans l’entourent.

Quand je vous disais que j’avais vu quelqu’un.

vidal

Comment ! ce coup de feu ?

cadet-vincent

C’est le mien.

vidal

C’est toi qui l’as tué ?

cadet-vincent

Tué !… mais, citoyen, je ne l’ai pas tué, et c’est bien ce dont j’enrage.

le marquis, on l’entend chanter dans le lointain.

Hissa ho !… hissa !… hissa !… hissoue !

cadet-vincent

Entendez-vous comme il chante, le gredin !… Pour éviter mon coup de feu, le brigand s’est jeté à terre ; je m’élance… bonsoir !… il s’était déjà relevé, embarqué… et la barque à tous les diables…

vidal

Et VOUS n’avez rien fait pour le poursuivre ?

cadet-vincent

Que pouvions-nous faire ? La nuit était trop noire pour lui donner la chasse.

vidal

Tais-toi, tu n’es qu’un mauvais citoyen.

les paysans, menaçant Cadet-Vincent.

C’est vrai, c’est vrai.

cadet-vincent

Au diable le patriotisme ! j’aurais mieux fait de boire et de me taire.

virginie

Ah ! chère fleur ! te gardera-t-il ?


fin de l’œillet blanc