L’étude expérimentale de l’intelligence/Chapitre 14

Schleicher Frères & Cie (p. 282-298).


CHAPITRE XIV

La vie intérieure


On donne le nom d’introspection à la connaissance que nous avons de notre monde intérieur, de nos pensées, de nos sentiments ; quant au monde extérieur, matériel, commun à tous, nous le connaissons par nos organes des sens, nous l’étudions dans notre mémoire, nous le construisons avec notre raisonnement ; mais nous n’avons pas un mot pour désigner l’orientation de notre connaissance vers le monde extérieur, opposée à la connaissance de nous-mêmes ; je propose le néologisme d’externospection. Ces mots, introspection et externospection, expriment donc des attitudes tout à fait différentes, et supposent aussi des qualités d’esprit bien différentes.

Dans nos expériences de psychologie, on passe sans cesse de l’introspection à l’externospection, et pour ainsi dire sans avoir conscience de tout ce qu’il y a d’important dans ce changement de point de vue.

Prenons l’exemple de la perception extérieure. Je perçois un objet. Raconter ce qu’est ou ce que me semble être l’objet que je perçois, donner des renseignements sur sa forme, sa structure, sa couleur, sa position, c’est prendre le point de vue objectif, social, c’est s’occuper spécialement du monde extérieur, c’est faire de l’externospection ; au contraire, revenir sur moi-même, sur ce que j’éprouve, faire le détail de mes sensations, expliquer comment, par des raisonnements, des interprétations, des souvenirs, je perçois cet objet, c’est me mettre à un point de vue subjectif, c’est faire de l’introspection.

II existe une expérience de psychologie où la distinction de ces deux points de vue apparaît très clairement. C’est une expérience de toucher. Je l’ai étudiée très longuement, et puis en donner le détail. On pose sur le dos de notre main deux pointes de compas, en dehors de notre vue, et on nous demande : Combien de pointes ? Voilà une question qui paraît très précise ; non, elle est tout à fait équivoque ; elle a deux sens différents ; ou bien on veut demander : Combien de pointes existe-t-il en ce moment qui touchent votre peau ? ou bien : combien de pointes distinctes sentez-vous ? Il ne faut pas croire que cette distinction soit une subtilité ; elle est au contraire fort importante.

La première question porte sur un fait objectif, visible à l’œil : le nombre de pointes qui piquent la peau ; la seconde question porte au contraire sur un fait subjectif : le nombre de pointes qu’on sent distinctement. Ce n’est pas du tout la même chose. Il ne faut pas croire que l’on admet comme fait objectif tout simplement ce que l’on sent, et qu’il se fait une traduction littérale et servile du subjectif en objectif ; il ne faut pas croire que si on ne distingue pas les deux pointes, on répondra nécessairement qu’il n’y en a qu’une. Les psychologues l’avaient cru, et cela fut cause d’une erreur qui a duré plus de cinquante ans. En réalité, voici ce qui se produit. Lorsque les pointes de compas sont suffisamment distantes, relativement à la finesse locale de la région, on sent les pointes distinctes, et on affirme qu’il y a deux pointes ; dans ce cas, le subjectif et l’objectif s’accordent ; mais si l’expérimentateur rapproche graduellement ses pointes, alors il arrive que, pour un certain écartement, les pointes donnent une impression de contact unique, mais ce contact est gros, épais ; à la lettre, le sujet ne sent qu’une pointe ; mais s’il est intelligent et avisé, il se rend compte que ce contact épais ne peut pas être produit par la piqûre d’une pointe unique, car il sait que la sensation d’une pointe unique est plus fine ; interprétant sa sensation, il suppose qu’elle doit être produite par deux pointes rapprochées ; conséquemment, il répond : deux pointes. Ici, la sensation subjective et la réponse sur le fait objectif ne se copient pas : il y a une grande différence.

Il n’est pas douteux que certains esprits sont faits plutôt pour l’externospection, tandis que d’autres, les mystiques par exemple, sont caractérisés par l’intensité de la vie intérieure : cette différence d’aptitude des esprits est peut-être très importante, et je suis heureux de l’occasion qui m’est fournie de l’étudier ici. Mes deux fillettes représentent assez exactement les deux types opposés. J’ai souvent dit de Marguerite qu’elle tient de l’observateur et d’Armande qu’elle tient de l’imaginatif ; c’est vrai, mais à une nuance près : on peut être un imaginatif avec un grand développement de vie extérieure ; Armande me paraît appartenir à une catégorie spéciale d’imaginatif, l’imagination des subjectifs.

Comment ai-je été mis sur la voie de ce type mental ? D’abord par beaucoup de petits faits. Jusqu’ici, dans les descriptions du monde extérieur, nous avons remarqué la précision de Marguerite, le soin avec lequel elle se rend compte de chaque chose, le clair regard qu’elle pose sur le matériel ; c’est Armande qui restait dans le vague et dans le poétique : ses descriptions d’objets en font foi ; et du reste, dans leur existence de chaque jour, elles donnent la preuve de cette différence d’aptitudes.

S’il s’agit d’un renseignement de monde extérieur, c’est surtout à Marguerite qu’il faut s’adresser. Il en est tout autrement pour le monde invisible, c’est-à-dire le milieu psychologique dans lequel vit notre pensée. La description d’un état de conscience est beaucoup mieux faite par Armande que par sa sœur. J’ai longtemps eu des exemples de ce fait sans m’en apercevoir ; j’ai donné à chacune de mes fillettes environ 150 mots pour lesquels il fallait décrire les phénomènes subtils d’idéation ; dès le début, Marguerite se montrait embarrassée, ennuyée, ou bien elle ne répondait pas exactement à mes questions, ou bien elle faisait une réponse très brève ; elle qui est si abondante en détails quand il s’agit de décrire un objet qu’elle a sous les yeux, a tout de suite fini quand on lui demande de décrire un état de conscience. L’introspection l’ennuie ; et si on prolonge un peu l’examen, elle se désole de ne pas pouvoir répondre. En relisant des notes prises il y a deux ans, j’y trouve la trace de cet état d’inquiétude et d’énervement, qui se produit presque toujours chez Marguerite lorsqu’on lui demande de l’introspection ; d’abord je mettais cet embarras sur le compte d’un caprice, d’une disposition particulière au moment ; mais je suis bien obligé maintenant d’admettre que Marguerite a peu d’aptitude à l’introspection ; elle est donc toute observation extérieure, tandis que chez Armande il existe vraisemblablement une vie intérieure beaucoup plus intense.

Ainsi, nous devons ajouter un nouveau trait au portrait que nous avons fait des deux sœurs ; nous avons dit que la première appartient à la catégorie des imaginatifs. Il existe plusieurs types d’imaginatif : tous ne sont pas nécessairement développés dans le sens de la vie intérieure ; on peut être un imaginatif à imagination pittoresque, comme Victor Hugo, et Théophile Gautier, ou un imaginatif de la vie intime et émotionnelle, comme Sully-Prudhomme ; il semble qu’Armande appartienne à cette dernière catégorie.

Des documents plus précis vont nous permettre de préciser ce contraste.

Jetons un coup d’œil sur les 300 mots écrits au hasard de la pensée par Marguerite et par Armande. Presque tous les mots écrits par Marguerite sont des noms d’objets usuels ; à un autre point de vue, on peut dire que ce sont des souvenirs sensoriels, dont la majorité dérivent de perceptions antérieures de la vue et du toucher. Il est naturel que ces souvenirs soient très abondants. Tout ce qui se passe en nous n’est pas également capable de revivre dans la mémoire ; ce sont précisément les données des sens les plus élevés qui forment la majeure partie de nos représentations. Les enfants d’école et les adultes sur lesquels j’ai fait cette même expérience ont eux aussi écrit surtout des noms d’objets usuels.

Marguerite se conforme donc à la règle. Armande, au contraire, est une exception : elle a écrit un grand nombre de mots qui se rapportent à des sensations vagues de la cénesthésie, à des sentiments intellectuels, à des émotions, bref à des états qui ne sont pas, en général, doués d’extériorité, et qui appartiennent à la conscience personnelle de chacun. Pourquoi a-t-elle écrit à plusieurs reprises de ces mots-là, si son attention n’avait pas une tendance à se porter vers le domaine subjectif ?

Fait plus frappant encore : les phrases qu’elle a écrites ont un double caractère : d’abord le vague des images qui représentent des objets, de sorte que l’élément connaissance qu’elles renferment est peu développé ; il y a peu d’extériorité dans ces pensées ; le sentiment du réel est au minimum ; et, en second lieu, le caractère dominant des phrases écrites est la profondeur du sentiment ; bien que cela ne soit pas écrit en toutes lettres, on comprend, on devine que ce qui se dégage de ces phrases-tableaux, c’est un sentiment de gaieté, ou de tristesse, ou de mélancolie ; le détail matériel n’est là que juste ce qu’il en faut pour servir de clou auquel le phénomène affectif est suspendu ; dans les descriptions d’objets, enfin, le ton émotionnel est si marqué qu’on pourrait dire que ce sont des notes d’état d’âme bien plus que des descriptions de nature morte.

Les quelques faits que je viens de relater me semblent bien suffisants pour démontrer que chez Armande la vie intérieure est plus importante que chez Marguerite. J’ajouterai cependant le compte-rendu de quelques expériences précises que j’ai faites sur les deux sœurs, en vue d’une toute autre fin, et qui me semble prêter un appui à l’interprétation précédente.

Je me suis convaincu que Marguerite se rend beaucoup plus exactement compte que sa sœur de la position et de la distance des objets ; Armande est plus habile à percevoir les petits intervalles de temps. On voit de suite le rapport de ces expériences avec les vues précédentes. Quelle que soit l’origine profonde de la notion d’espace, nos perceptions de distance et de position appartiennent à la connaissance du monde extérieur ; elles renferment un des caractères les plus frappants de l’extériorité, et c’est surtout lorsque notre conscience prend une direction objective que nous avons une forte impression de la distance et de la position des corps ; l’expression la plus claire de la distance nous est donnée lorsque notre corps entier ou une partie seulement, par exemple notre main, se meut d’un point à un autre, ou que notre vue se fixe successivement sur les objets et parcourt leur distance.

Il en est tout autrement pour les perceptions du temps ; elle peut nous être donnée, sans doute, par la connaissance du monde extérieur ; mais, en outre, nous la trouvons en nous-même, dans le monde intérieur de notre conscience, puisque nos états de conscience se succèdent dans le temps. Il est donc intéressant de montrer que l’objectivisme de Marguerite s’allie avec une juste perception des distances, et que le subjectivisme d’Armande s’allie à une perception très sûre des intervalles de temps.

La question est trop complexe et trop obscure pour qu’il me soit permis de rien affirmer de précis ; y a-t-il là une relation de cause à effet, une coordination d’aptitudes analogues, ou une simple coïncidence ? Le lecteur décidera. Si ce n’est qu’une coïncidence, elle est bien curieuse.

Relations de position et distance. — On pourrait envisager sous bien des aspects expérimentaux ces relations de position et ces distances ; ce sont là des questions que la psychologie générale a pris depuis longtemps pour thème d’un nombre infini de variations ; mais la psychologie individuelle n’est pas encore intervenue dans ces études.

Je signale les faits suivants :

1o L’écriture d’Armande devient irrégulière, quand elle est tracée les yeux fermés ; celle de Marguerite est beaucoup moins modifiée par l’occlusion des yeux. La différence est tout à fait évidente au seul aspect ; mais il est difficile de la mettre sous formes de chiffres ; et j’y renonce ; le moindre essai méthodique m’obligerait à donner à cette question plus d’importance qu’elle n’en a dans mon exposé ;

2o L’orientation dans un endroit inconnu. J’ai remarqué très souvent que, dans une promenade en forêt, Marguerite se rappelle mieux que sa sœur la direction du point de départ, et se rend aussi mieux compte de la direction des points cardinaux. Je n’ai pris aucune note ; mais j’ai fait cette observation très souvent ;

3o L’orientation dans un endroit connu. Les deux fillettes habitent la campagne et ne vont qu’une fois par semaine à Paris, qu’elles connaissent peu. Je leur demande de m’indiquer par écrit le chemin de la gare Montparnasse à l’Opéra. La réponse de Marguerite est correcte, elle indique un chemin par le Palais-Royal ; Armande se perd en route, elle confond, comme position, la place de la Concorde avec le Carrousel ;

4o Dans beaucoup d’expériences, Marguerite a fixé l’attention sur l’ordre spatial des objets, et Armande l’a négligé ; ainsi pour décrire les objets décorant les murs de leurs chambres, ou pour décrire une série d’objets, fixés sur un carton ;

5o La reproduction d’une longueur avec un mouvement de la main. Le sujet promène l’index droit sur une règle graduée, de gauche à droite, les yeux fermés ; il fait lui-même deux fois le mouvement modèle, qui est limité par la perception d’un curseur ; puis il reproduit le mouvement, le curseur étant enlevé, et il arrête le doigt quand il pense être arrivé à la même distance ; une marque à l’encre sur l’ongle permet de lire à un demi-millimètre près la position du doigt. Mes sujets ont reproduit successivement, les yeux fermés, les distances suivantes : 5cm , 15cm, 10cm, 20cm ; ils ne connaissent pas la valeur en centimètres de ces distances ; chaque fois, on leur fait parcourir 2 fois, avec le curseur en place, la longueur à reproduire, et aussitôt après (on comprend le sens vague de ces mots) ils font leur reproduction ; chaque expérience a été répétée 10 fois, après un certain nombre de tâtonnements (une vingtaine d’expériences) avec d’autres longueurs (de 4 à 20 cm.), qui ont servi de dressage. Marguerite, de suite, s’adapte mieux, elle tient la réglette de la main gauche, pour l’immobiliser. Ses reproductions sont plus exactes.

MODÈLE REPRODUCTION
par armande
REPRODUCTION
par marguerite
de longueur
à reproduire Longueur
moyenne
Différence
avec le modèle
Longueur
moyenne
Différence
avec le modèle
cm. cm. cm. cm. cm.
5 4,43 0,57 5,38 0,38
10 8,88 1,12 10,04 0,04
15 13,31 1,69 14,83 0,17
20 17,84 2,16 19,82 0,18
Total des différences ... 5,54 ... 0,77

Les erreurs commises par Armande sont à peu près 7 fois plus considérables que celles de Marguerite. C’est un indice qu’elle perçoit moins exactement. Les variations moyennes sont aussi à noter quoique la différence ne soit pas très grande ; la variation moyenne est plus faible chez Marguerite.

VARIATION MOYENNE
MODÈLE DE LONGUEUR
à reproduire Armande Marguerite
5 0,17 0,284
10 0,648 0,698
15 0,608 0,47
20 0,94 0,50
Totaux 2,366 1,922

Les procédés mentaux qu’emploient les deux sœurs sont assez différents.

Marguerite dit : « Le plus souvent, j’apprécie mentalement ce qu’il faut que mon bras s’écarte ; j’apprécie le mouvement du bras. » Son attention est donc surtout fixée sur les sensations qui accompagnent ce mouvement, sensations pouvant être tactiles on musculaires, ou articulaires, ou autres. Armande dit: « Je m’imagine que je vais sentir le petit arrêt (le petit curseur), je me dis qu’il doit être là. » Elle fixe donc son attention sur la sensation de l’arrêt du mouvement ; mais elle n’explique pas comment elle prévoit l’arrêt, si elle le situe dans l’espace, au bout d’une série de sensations musculaires, ou si elle en prévoit l’apparition dans le temps, c’est un point qui mérite d’être éclairci. Les expériences précédentes ont été faites en septembre 1901 ; je les reprends en mai 1902 ; je prie les deux fillettes de reproduire la longueur de 10cm sur laquelle je mets un arrêt : et après 2 ou 3 reproductions qui sont faites plus exactement par Marguerite que par Armande, je les interroge sur les procédés employés. Je donne textuellement le dialogue.

Interrogatoire d’Armande. — « D. Comment fais-tu pour apprécier la longueur du mouvement ? ― R. Je remarque bien le mouvement de déplacement avec le bras qui est appuyé sur la table, et je remarque de combien je le remue. Je fais comme s’il existait à la 3e fois l’arrêt qui m’empêchait d’aller plus loin, et je tâche de retrouver les mêmes impressions que la 1re fois, de penser aux mêmes choses, que tout ce que je me dis ait la même durée, à peu près. J’ai toujours une tendance à faire plus petit, j’ai toujours l’idée de m’arrêter plus près et c’est toujours par raisonnement que je me dis qu’il faut aller plus loin. Même quand je fais le parcours avec l’arrêt, je me représente le chemin plus petit qu’il n’est en réalité, et je m’en aperçois en le faisant la seconde fois. ― Cette fois, je l’ai fait plus grand qu’il n’est marqué par l’arrêt, j’ai dépassé l’arrêt. ― Le parcours avec l’arrêt m’a paru plus petit. ― D. T’es-tu représenté la règle et la longueur, les yeux fermés ? ― R. Non, je ne me la suis pas représentée. Je me suis représenté le parcours tout simplement. Je me le suis représenté comme sensation, par ce que je sentais sous le doigt. Je ne pourrais pas, même en regardant le centimètre, voir avec les yeux à quel point je devais m’arrêter. ― D. Devine un peu. ― R. Non, vraiment, je ne pourrais pas, 12 ou 13 peut-être. Le parcours, je le divise en 2 parties : d’abord, la première partie, qui est la plus longue, et pour laquelle je n’hésite pas, parce que je suis sûre de la parcourir, je suis sûre qu’elle est contenue dans le parcours indiqué par l’arrêt, tandis que l’autre partie est celle qui approche de la fin : elle est plus difficile que l’autre, parce que je ne sais pas s’il faut la faire longue ou courte. ― D. Tu ne t’es pas représenté la couleur de la règle ? ― R. Oh ! pas du tout, c’est comme un chemin que l’on parcourt les yeux fermés. Je sépare le parcours en deux parties parce que je veux refaire les mêmes choses que lorsque l’arrêt y est. Or, lorsque l’arrêt est posé à la fin du parcours il y a un moment où je suis étonnée de le trouver plus long ou plus court. C’est pourquoi quand je répète sans arrêt, j’éprouve la même sensation et cela me facilite. ― D. Te représentes-tu la position de l’arrêt par rapport à ton corps ? ― R. Je ne me la représente pas. Je ne me représente rien du tout. Je ne pense qu’au parcours que je dois parcourir avec le doigt et je pense à le retrouver. Il y a quelque chose que je ne peux pas expliquer, pourtant je le sens, c’est au moment où… je sens très bien que je ne suis pas loin de l’arrêt. Je ne sais pas ce qui me l’indique pourtant. »

On remarquera que, d’après cette description assez précise, c’est l’état subjectif qui guide la main ; état subjectif comprenant non seulement des sensations tactiles, mais encore les idées, comme l’idée de s’arrêter, l’imminence de l’arrêt, les hésitations, et un état mystérieux de prévision, quelque chose qui ressemble à un pressentiment[1]. La longueur réelle, objective, du chemin à parcourir n’est point représentée, ni même pensée. Enfin, Armande juge qu’elle fait trop petit, bien qu’elle ne connaisse pas exactement les erreurs qu’elle commet, c’est un jugement qui a pour origine une analyse psychologique : l’observation qu’elle a toujours l’idée de s’arrêter trop près.

Voici les explications de Marguerite.

Interrogatoire de Marguerite. — « Je tâche de retrouver la position que j’avais quand je suis arrivée à la règle. ― D. Détaille. ― R. La seconde fois j’essaye de faire une répétition. Je me dis : on va s’arrêter tout près. ― D. Et quand il n’y a plus d’arrêt ? ― R. Je cherche à me rappeler l’endroit, la position où j’avais mon bras quand j’étais arrêtée. Puis, dans mon idée, je mesure à peu près la distance. ― D. Comment te rends-tu compte de la position de ton bras à la fin, pour le retrouver ? ― R. Je sens que mon bras est trop oblique ou pas assez. À S…, je ne relevais pas mon bras, pour reprendre, je ne soulevais’ pas mon coude où il était appuyé, c’était comme un repère, comme quand on fait un cercle, au cordeau, le centre reste immobile. ― D. En faisant l’expérience, t’es-tu représenté la règle en longueur ? ― R. Ça, je n’en sais rien du tout. Je n’y ai pas pensé. Je n’en sais rien. ― D. As-tu pensé à la position de l’arrêt par rapport à ton corps ? ― R. Sûrement. Par la position de mon bras, je me rendais compte où il était ; il était juste en face de mon bras. ― D. Te rends-tu compte à peu près de la longueur que je te faisais parcourir ? ― R. À peu près 15 cent. peut-être. ― D. Te la représentais-tu comme longueur, dans ta tête ? ― R. Oui, il me semble… Oh ! quand je commence à douter, je n’en sais plus rien. »

Ces explications sont plus brèves que celle d’Armande ; elles ont surtout un caractère bien différent. Marguerite porte son attention sur les mouvements et la position de son bras, c’est évident ; elle a usé d’un artifice pour retrouver cette position : dans son explication, elle a toujours présent à l’esprit le fait extérieur, elle ne parle ni de ses idées, ni de ses sentiments, ni de ses hésitations ; elle a eu de tout cela, mais ces états internes ne semblent pas lui a voir servi, comme à Armande, pour apprécier la distance.

Il résulte de toutes ces recherches deux points : d’abord, pour la reproduction d’une longueur et la notion de position, les jugements de Marguerite sont plus exacts et plus réguliers que ceux de sa sœur. Mais, dira-t-on, qu’est-ce que cela prouve ? Peut-être tout simplement qu’elle dirige mieux son attention, et qu’elle a une meilleure force d’adaptation. Il est de fait que toutes les fois qu’on donne à ces deux fillettes un problème à résoudre, quelle que soit la valeur de ce problème, Marguerite s’en tire mieux que sa sœur. C’est une vérité dont nous nous sommes bien convaincu au chapitre de l’attention, qui renferme plusieurs exemples, de ce que j’appelle des casse-tête chinois. La plupart de nos expériences de laboratoire sont de cet ordre, d’ailleurs. On ne pourrait donc rien conclure de ce qui précède, sinon que Marguerite a une plus grande puissance d’adaptation mentale.

Le second point à relever est que Marguerite se sert d’autres procédés qu’Armande pour apprécier la longueur d’un mouvement de sa main ; Armande s’attache à des états purement subjectifs ; Marguerite se sert surtout de faits objectifs, fournis par des sensations musculaires, et relatifs à la position de sa main.

Voyons maintenant ce qui se passe pour la perception du temps.

Perception du temps. ― Ce genre de perception pourrait être examiné à bien des points de vue divers. J’ai fait seulement quelques observations et un seul genre d’expériences.

1o L’heure qu’il est. Plusieurs fois, j’ai interrogé brusquement les deux sœurs sur l’heure qu’il était. Chaque cas doit être débrouillé séparément, et il serait compliqué d’en donner le détail ; je me contenterai de constater qu’Armande se trompe moins que Marguerite ; cette dernière se plaint souvent qu’elle se rend mal compte de l’heure.

2o Mesure d’intervalles de temps très courts. C’est une expérience qui a été faite fréquemment dans les laboratoires, avec les appareils de précision, chronomètres et cylindres enregistreurs, qu’exige l’étude minutieuse du temps ; étant à la campagne, loin de mon laboratoire, au moment où j’ai étudié cette question, j’ai dû me contenter d’une montre à secondes et de signaux donnés au jugé.

Je donnais un signal sur la table en frappant une première fois, pour indiquer le commencement de l’intervalle, puis une seconde fois pour en indiquer la fin ; mon sujet frappait un troisième coup, formant un second intervalle qu’il essayait de rendre égal au premier. J’appréciais le moment exact où les coups étaient frappés ; j’estime que mon exactitude était à un tiers de seconde près. Dans des recherches préliminaires, et de simple tâtonnement, je laissais le sujet continuer à frapper des coups à des intervalles qu’il jugeait réguliers et égaux à l’intervalle modèle (ou temps normal). Ce premier aperçu de la question suffit à montrer qu’Armande est plus exacte que Marguerite. Armande a donné quelques séries d’une exactitude remarquable. En voici quelques-unes :

Temps normal : 5 secondes. Coups frappés : 10”,5 ― 16”,5 ― 21,5 ― 27 ― 32 ― 37 ― 42 ― 47,5 ― 52 ― 56 ― 61.

Temps normal : 4 secondes : 3 ― 6 ― 9 ― 11,5 ― 14 ― 17 ― 20 ― 23 ― 25,5 ― 28 ― 31.

Temps normal : 15 secondes : 15 ― 30,5 ― 45,5 ― 58,5 ― 14 ― 31 ― 48,5 ― 6.

Le défaut de ces séries est que le sujet perd le souvenir du temps normal et copie plus ou moins les intervalles qu’il a formés lui-même ; aussi le dispositif se prête-t-il mieux à une étude sur le rythme personnel que sur la perception du temps. Dans une autre forme d’expérience, qui est bien meilleure, le temps normal est donné avant chaque reproduction.

Voici leur valeur et leur ordre : 3” ― 9” ― 6” ― 12”.

Pour chaque temps, il est fait dix déterminations.

Je reproduis les moyennes.

REPRODUCTION DES INTERVALLES DU TEMPS PAR
armande marguerite
TEMPS NORMAUX
Temps
reproduit
Différence
avec le temps
normal
Temps
reproduit
Différence
avec le temps
normal
3” 2”,69 0”,31 1”,61 1”,39
6” 5”,10 0”,90 3”,68 2”,32
9” 6”,95 2”,05 6”,05 2”,95
12” 8”,65 3”,35 8”,85 3”,15
Total des différences ... 6”,61 ... 9”,81

Les écarts entre les temps reproduits par Armande et ses temps normaux sont sensiblement plus petits que ceux de Marguerite ; Armande se rend mieux compte des petits intervalles de temps ; et, encore, les différences sont-elles plus grandes qu’il ne faudrait ; car les chiffres précédents résultent d’une séance où Armande se disait mal en train.

Marguerite ne cesse de répéter qu’elle ne sait pas comment faire ni sur quoi se guider ; elle trouve l’expérience très difficile, dit qu’elle répond au hasard ; elle attend, se demande si elle n’a pas attendu assez longtemps. Elle n’a jamais compté, supposant à juste titre que c’eût été tricher. Une fois, elle a essayé de se représenter les secondes sur la montre en marche ; une autre fois, elle a voulu imaginer le mouvement d’un bateau, qui se balance, mais elle n’a pas réussi ; elle regrette souvent de ne pas marquer elle-même le premier intervalle ; « je suis sûre, dit-elle, que je pourrais bien mieux si je tapais en même temps que toi. » Armande a plus souvent confiance dans l’exactitude de ses appréciations ; elle explique tout autrement les procédés dont elle se sert. Je transcris demandes et réponses. « D. Comment fais-tu pour mesurer le temps ? ― R. Pendant que tu faisais cela (c.-à.-d. pendant que le temps normal était frappé) je me suis dit : c’est déjà long, etc. J’essaye de me dire les mêmes choses, de repasser par les mêmes sentiments, pour avoir le même temps. » Cette explication a été répétée deux fois, à peu près dans les même termes, dans une autre séance. Il semble que le procédé de Marguerite, quand elle arrive à en trouver un, est objectif ; c’est une représentation de mouvement ; le procédé d’Armande, au contraire, est subjectif ; elle s’étudie elle-même, elle porte son attention sur ses états de conscience, et cherche « à se dire les mêmes choses ou à passer par les mêmes sentiments ». Cette explication, ajoutée aux résultats, nous conduit à admettre que les expériences précédentes sont une preuve de la différence que nous avons trouvée chez Armande et Marguerite[2].

Armande est donc une subjectiviste, et Marguerite une objectiviste. Rien dans les apparences ne révèle la différence profonde de ces deux esprits ; les apparences sont même trompeuses. On pourrait croire qu’Armande, subjectiviste, aime l’isolement, la vie contemplative, et dédaigne les exercices du corps ; ce serait une erreur ; elle est plus exubérante que sa sœur, se passionne pour l’exercice physique, aime la société et a de grands besoins de vie active. On pourrait croire encore qu’elle ferme les yeux au monde extérieur, et préfère les arts qui détournent des choses matérielles ; ce serait une seconde erreur ; elle a des aptitudes incontestables pour le dessin, la peinture, la déclamation, et abandonne la musique à sa sœur. Comment expliquer ces contradictions ? C’est que nos sujets ne sont pas des types idéaux, d’une perfection schématique ; ce sont des exemples concrets, mélangés.

Il est à peine besoin d’ajouter combien il serait intéressant d’étudier chez les adultes et à l’état de perfection ces formes particulières du caractère qui s’ébauchent seulement chez nos fillettes. La tendance à vivre dans le monde extérieur, ou l’objectivisme, de même que la tendance à se renfermer dans sa propre conscience, ou le subjectivisme, caractérisent des types mentaux bien différents, et ont donné lieu à des conséquences bien curieuses pour l’histoire psychologique de l’humanité.

Ce sont les subjectivistes, qui ont créé en philosophie l’idéalisme métaphysique ; ce sont eux aussi qui, en se développant dans une autre direction, ont créé le mysticisme.


  1. Armande a eu parfois des impressions de déjà vu et les a notées, à l’âge de 11 ans, avec une curieuse précision.
  2. Deux auteurs italiens, MM. Ferrari et Guicciardi, ont étudié le procédé par lequel des personnes se rendent compte de la longueur d’un intervalle de temps ; et ils ont constaté que les uns se représentent le mouvement de l’aiguille sur le cadran, c’est-à-dire se représentent le temps en termes d’espace, tandis que d’autres perçoivent en eux le temps qui s’écoule. Il faut ajouter que, dans l’expérience des auteurs italiens, un cadran et une aiguille étaient présentés aux sujets, et la vue de cet instrument devait les encourager à se représenter visuellement la marche du temps. Cette existence de deux types de perception pour l’évaluation du temps est bien d’accord avec notre propre description.