Éditions Édouard Garand (64p. 48-50).

XIV


Il est peut-être bon de dire ici, à titre d’éclaircissement, que ce musicien qui s’était donné chez Frontenac le nom de Basile Legrand, était le lieutenant de police du sieur Perrot, gouverneur de Ville-Marie. À Ville-Marie il s’appelait Philippe Broussol. Il avait quelques jours auparavant pris le nom pompeux de duc de Bonneterre. Cet homme, habile à prendre tous les avatars, s’appelait de son véritable nom René le Chêneau. Il avait épousé, seize ans auparavant, la fille mineure de Jean Colonnier, ancien maître-boulanger. Celui-ci s’étant opposé à cette union, la jeune fille, qui avait pour nom Sévérine, s’était laissé séduire et avait abandonné le toit paternel pour suivre l’amant.

De leur mariage, survenu après l’escapade de la jeune fille, un enfant mâle était venu. Après quelques années de misère, Le Chêneau avait abandonné sa femme. Celle-ci, réduite à la plus horrible misère, n’osant pas retourner chez son père, avait abandonné son enfant aux soins d’une vieille femme de la basse-ville afin de pouvoir plus facilement subvenir à sa subsistance. Contre son mari elle nourrit la plus inextinguible des haines, et vingt fois, cent fois elle avait juré de se venger. Les ans passèrent. Un jour elle trouva le moyen de faire pendre son mari au gibet de la rue Sault-au-Matelot. Mais curieux hasard : le père de la jeune femme se trouve là à point pour couper la corde de son gendre qu’on vient de pendre. En retrouvant la vie, Le Chêneau retrouve l’espoir. Dès lors il ne songera plus qu’à tirer la plus terrible vengeance de sa femme et de tous ceux-là qui l’ont aidée. Il pendra Mathurin le Bourreau qui l’a hissé « à la poutre d’érable ». Il tuera Flandrin Pinchot qui a aidé le bourreau. Il tuera le Comte de Frontenac qui a présidé le tribunal.

Mais il est pauvre, il n’a ni amis ni parents qui pourront l’aider dans sa tâche. Il trouvera. Sous un nom d’emprunt il ira se mettre au service du sieur Perrot, l’ennemi déclaré de Frontenac, et Perrot l’appuiera.

Alors, Le Chêneau, qui ne manque pas de talents et encore moins d’audace, se met à l’œuvre. Mais s’il a commencé sa vengeance en pendant Mathurin le Bourreau, il semble qu’il ne pourra l’achever. Car les autres lui échappent chaque fois qu’il croit les tenir. Le Comte de Frontenac lui échappe… Flandrin Pinchot lui échappe… Mais enfin, il est débarrassé de sa femme…

Or, cet homme qui ne paraît plus vivre que pour la vengeance, est le père de Louison, le fils adoptif de Flandrin Pinchot, comme on l’a deviné.

Le Chêneau, avec le bagage de ses avatars, retourne à Ville-Marie, pour se concerter, nul doute, avec le sieur Perrot. Mais comme il l’a dit, il reviendra à Québec.

Il semblerait que fût venu l’épilogue de ces événements.

Non, pas encore, car la femme de Le Chêneau, celle qui s’est appelée Lucie de la Pécherolle, vit encore… Elle n’est pas morte, et nous en constaterons la vérité en revenant à la baraque du mendiant Brimbalon.

Après l’horreur qui avait pétrifié le mendiant devant l’affreux tableau, le calme et le sang-froid lui étaient revenus. Il examina la blessure de la jeune femme, et constata avec joie qu’elle ne s’était fait qu’une longue déchirure, laquelle à son avis ne pourrait avoir de suite graves. De suite il courut chercher Mélie la servante de la jeune femme. L’hémorragie fut arrêtée et la blessure pansée.

Deux jours après, la malheureuse jeune femme pouvait regagner son domicile.

Si de ce côté se fermait le dernier chapitre de cette histoire, il n’en était peut-être pas de même au Château Saint-Louis ; car la guerre entre le parti de Frontenac et celui de l’évêque n’était pas terminée. À vrai dire elle ne faisait que de commencer. Mais Frontenac s’était juré d’avoir le dernier mot. Ce dernier mot, il l’aurait peut-être en terrassant à l’improviste ses ennemis.

Un incident allait donner au gouverneur l’opportunité de prouver sa puissance à la face même de ses ennemis.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Trois semaines s’étaient écoulées depuis les derniers événements.

Une matinée, un magnifique personnage portant l’épée, la mine froide et dédaigneuse, se présenta à la porte du cabinet de Frontenac. Ce personnage était l’intendant-royal.

Flandrin Pinchot était là, montant la garde. Il se tenait droit, immobile, et digne devant la porte.

L’intendant s’arrêta et considéra Flandrin avec surprise.

Flandrin ne sourcilla point.

— Ah ! ça, Flandrin Pinchot, dit l’intendant, je pense que Monsieur le Comte se fait bien garder… Tout de même, tu vas me livrer passage, j’espère !

— Certainement, Monsieur. Mais à condition que vous me remettiez votre épée.

— Allons donc ! fit l’intendant plus surpris encore, voilà qui est nouveau. Eh bien ! tu te trompes, mon ami, je ne remets mon épée qu’au roi. Donc, place ! j’ai affaire chez le gouverneur.

— On ne passe pas, Monsieur, avec des armes à la main, répliqua froidement Pinchot.

— Mais… je n’ai pas d’armes à la main ! Je n’ai que mon épée à mon côté !

— Voilà, Monsieur, où elle est surtout dangereuse, votre épée, car on ne se méfie pas autant d’une arme au côté qu’une arme à la main…

— Assez, place ! cria l’intendant que la colère et l’impatience gagnaient.

— Non, Monsieur, pas avant que vous ayez donné votre épée !

Cette fois l’intendant mit la main à la poignée de son arme et gronda :

— Je vais te la donner dans le ventre, si tu le veux… Place !

— C’est à voir, Monsieur, riposta Plandrin ; il vous faudra d’abord la frotter contre celle-ci !

Et Flandrin avait tiré sa longue rapière.

L’intendant recula.

— Allons ! Monsieur… approchez, sang-de-bœuf ! Nous allons voir de suite lequel de nous deux a plus de sang dans les veines et plus de tripes dans le ventre !

Frontenac avait entendu le bruit des voix. Il vint ouvrir la porte de son cabinet. Reconnaissant l’intendant, il ordonna à Pinchot de faire place, disant au premier :

— Je vous fais mes excuses, Monsieur, mais le Capitaine Flandrin avait mes ordres. Entrez, Monsieur !

— Excellence, répondit l’intendant d’une voix frémissante d’indignation, je n’entre pas. Je ne peux pas accepter vos excuses, après avoir été outragé par ce vil mercenaire et selon vos ordres.

— Sang-de-bœuf !… rugit Flandrin à ces mots de « vil mercenaire »…

Mais Frontenac d’un geste lui imposa silence. Et il répéta son invitation à l’intendant.

— Entrez, Monsieur…

— Je refuse, dit l’intendant.

— En ce cas, Monsieur, retournez là d’où vous venez ! répliqua durement le Comte,

— Inutile de me le dire, Excellence. Mais notez que cette situation doit avoir un terme. Je venais vous prier de convoquer une séance du Conseil pour affaires urgentes et graves, mais je ne le ferai point. Je m’adresserai au roi.

— Adressez-vous au roi si la chose vous convient. Mais je convoquerai le Conseil quand même, et vous aurez tout loisir de vous y expliquer. Vous désirez que change cette situation, elle va changer, Monsieur, je vous en donne ma parole.

Et Frontenac referma sa porte.

L’intendant enrageait.

Et Flandrin avait à ses lèvres un sourire… ah ! un sourire qui n’était pas d’espèce à adoucir la colère de l’autre.

— Toi, Flandrin Pinchot, menaça l’intendant, je te ferai tenir de mes nouvelles avant peu de temps… souviens-toi !

Flandrin se borna à rire.

Et l’intendant, mortifié et furieux, s’en alla comme il était venu.

Frontenac tint parole. Quelques jours après il réunissait les membres du Conseil, mais en même temps il invitait à cette séance les notables de la cité : officiers, fonctionnaires, marchands.

Monsieur de Laval était venu accompagné du supérieur des Jésuites et de l’intendant. Et sur une cinquantaine de personnages réunis dans la grande salle des audiences, l’évêque ne comptait que douze de ses partisans. Les autres étaient du côté de Frontenac.

Personne n’avait pris de sièges. On s’était réunis par groupes çà et là. L’évêque et ses partisans se tenaient à une extrémité de la salle, Frontenac à l’autre extrémité. Tous ces gens s’entretenaient des discussions qu’on allait faire durant la séance et préparaient les débats.

Mais voici que s’ouvre la porte donnant sur le vestibule. Un valet introduit le lieutenant des gardes, Bizard, que le sieur Perrot de Ville-Marie avait fait mettre en prison. Mais, pour comble de surprise, voici derrière Bizard le sieur Perrot lui-même qui entre avec une assurance et une hauteur qui rivalisent avec la contenance de Frontenac. Et derrière Perrot paraissent Polyte et Zéphir Savoyard.

La porte s’est refermée. Mais de l’autre côté vingt gardes commandés par Flandrin Pinchot surveillent cette porte.

Monsieur de Laval s’est précipité vers le gouverneur de Ville-Marie et lui a soufflé ces mots :

— Mon cher ami, je crains bien que vous ne vous soyez jeté dans la gueule du loup !

Perrot sourit avec dédain. Et, quittant l’évêque, il marche fièrement vers le Comte de Frontenac.

Ce dernier le regarde venir.

— Ah ! ah ! fait-il moqueur, lorsque Perrot se fut arrêté à quelques pas, vous avez cru bon, Monsieur, de me venir faire des excuses !

— Monsieur, réplique Perrot, je ne fais jamais d’excuses à personne, si ce n’est au roi !

— Oh ! oh ! monsieur Perrot, ricane Frontenac blessé, vous êtes-vous imaginé que vous pourriez venir ici pour me narguer impunément ? Et vous vous donnez encore cette audace après avoir fait jeter en prison un de mes serviteurs ?

— Monsieur, je suis venu vous donner des explications à ce sujet, mais non vous faire des excuses.

— En ce cas, riposte Frontenac en promenant son regard dur sur le groupe de ses ennemis, vous aurez tout le temps de fournir ces explications… Dès ce moment, Monsieur, vous êtes mon prisonnier !

Perrot pâlit et recula.

Mais déjà l’évêque et l’intendant s’interposaient.

— Excellence, dit l’évêque, prenez garde de vous laisser aller à des actes que vous pourrez regretter plus tard. Retirez les paroles que vous venez de prononcer !

— Est-ce à moi, Monsieur, que vous donnez des ordres ? demande Frontenac blême de courroux. Eh bien ! sachez une chose, Monsieur de Laval, et vous Monsieur l’intendant… il n’y a qu’un maître en ce pays… et ce maître, c’est moi ! Allez ! la séance est levée !

Et aussitôt le Comte appela :

— Gardes !…

L’instant d’après, Perrot était entraîné par les gardes, puis l’assemblée se dispersa.

Le maître avait parlé… il avait agi ! Ses ennemis étaient terrassés !

Le peuple, dehors, acclamait la victoire de Frontenac aux cris de « Vive notre roi ! » « Vive notre gouverneur » !

Pour narguer ses ennemis, Frontenac fit décréter sur-le-champ que ce jour serait grand jour de fête. Et de suite, pour mieux inviter le peuple à la réjouissance, il ordonna à ses maîtres d’hôtel et à ses sommeliers que dix tonneaux de vin fussent roulés sur la place du Château.

Pour le Comte de Frontenac ce fut peut-être le plus beau jour de son gouvernement en Nouvelle-France, car il pouvait se dire que sa puissance était maintenant assise sur un socle inébranlable.

Le peuple… tout le peuple, au reste, l’appuyait et l’acclamait…

— Vive notre gouverneur !

Et l’écho portait ce joyeux vivat jusqu’aux crêtes les plus lointaines des Laurentides…



FIN.