Librairie Alcan (p. 77-90).



VI

Pendant que Mme Lassonat attendait, avec une angoisse grandissante, des nouvelles de Bob, son mari reconduisait Jeannot.

Ce petit garçon n’était ni timide, ni étonné. Il était venu avec une petite fille inconnue, il repartait avec un monsieur qu’il ne connaissait pas davantage, mais il ne pleurait pas. Il continuait son bavardage d’enfant.

M. Lassonat fut vite au Luxembourg.

Là, il interrogea les gardiens. Mais aucun ne savait qui pouvait être le jeune Jeannot.

Peut-être ne lui avaient-ils jamais prêté attention. Ils questionnèrent quelques personnes qui accompagnaient des enfants, mais elles étaient ignorantes de ce qui concernait le petit inconnu.

Jeannot disait :

— C’est mon jardin, dans lequel je joue, mais j’aime mieux retourner chez la petite fille.

En vain, M. Lassonat lui demandait-il d’autres détails sur sa famille et son quartier par des questions détournées, le mystère ne s’éclaircissait pas.

Forcément, M.Lassonat racontait l’aventure de Bob et on le plaignait, tout en estimant que le sort de Jeannot était fort à plaindre aussi.

Quand une mère demandait au petit garçon où était sa maman, il répondait invariablement :

— Dans la maison.

M. Lassonat donna son nom aux gardiens et aux différentes personnes qui se trouvaient là, les prévenant qu’il gardait l’enfant chez lui où on pourrait le chercher. Il ajouta que si on pouvait lui donner des renseignements sur son propre fils, il en serait bien reconnaissant.

Le pauvre père refit le trajet, tenant par la main le bambin bavard qui lui posait des questions sans arrêt.

— On retourne chez la petite fille ? elle a encore d’autres joujoux ? J’apporterai mon ours à maman… et grand-père ?… Je pourrai lui donner le ballon ?

— Comment s’appelle-t-il, ton grand-père ?

— Il s’appelle grand-père, voyons !…

M. Lassonat renonça à savoir quoi que ce fût. Il fallait subir les événements et attendre les nouvelles. Il pensa que la mère de Jeannot était veuve et sa pitié pour elle augmenta en songeant à la douleur qu’elle devait avoir de ne pas revoir son petit garçon.

Quand M. Lassonat rentra chez lui, sa femme se précipita à sa rencontre, dès qu’elle entendit la porte s’ouvrir. Elle eut une exclamation de joie en voyant une ombre enfantine qui se déplaçait derrière son mari. Mais cette joie se changea en une affreuse déception quand elle reconnut l’intrus.

Elle eut de nouveau une crise de pleurs et M. Lassonat eut beaucoup de mal à la persuader que Bob ne tarderait pas à rentrer.

Suzette était ravie de revoir Jeannot. Elle lui fit l’accueil le plus empressé, et sa maman, un peu agacée, dut lui intimer l’ordre de modérer ses transports.

— Mais pourquoi ne serais-je pas gentille avec lui, puisqu’il est revenu ?

— Tu peux être gentille, mais ne pas l’appeler « mon petit frère »… C’est Bob, ton petit frère, et cela me fait de la peine de t’entendre parler ainsi à un petit étranger.

— Mais on le connaît maintenant… et puis il est tout à fait charmant, dit Suzette avec conviction, employant une phrase de sa maman.

Mme Lassonat ne discuta plus. Elle se sentait tellement désespérée qu’elle craignait d’être injuste. Après tout, ce petit garçon était perdu, lui aussi, et il fallait se montrer bon envers lui, comme elle aurait voulu que l’on se montrât pitoyable envers Bob.

Suzette conduisit Jeannot dans sa chambre. Elle l’amusa et bientôt ce furent des cris et des rires qui résonnèrent dans tout l’appartement.

Justine accourut :

— Il n’y a pas de bons sens à crier de cette façon-là ! on dirait qu’il y a dix enfants dans cette pièce…

— Papa nous laisse toujours crier et rire…

— Quand on a un petit frère je ne sais où, on se donne un peu moins de bon temps…

— Ce petit-là est perdu aussi. Ce n’est pas une raison pour pleurer…

— On n’a pas souvent vu votre pareille… Ah ! non, ça n’est pas le cœur qui vous étouffe…

Suzette se remit à chanter et Jeannot l’accompagna d’un tapage de sauvage.

Cela dura quelques minutes, puis Sidonie survint en disant :

— On ne s’entend plus… Madame m’a recommandé de vous faire taire… Mam’zelle Suzette, soyez un peu raisonnable… Vous savez que votre maman pleure et vous riez…

— Je ris parce que je ne veux plus que maman pleure. Où est papa ?

— Monsieur est sorti…

— Il est allé chez le commissaire ?

— Je crois… Tâchez de faire moins de bruit tous les deux…

Sidonie disparut et pendant quelques minutes, la chambre connut un peu de silence. Suzette parlait bas et Jeannot l’imitait par jeu. Mais soudain, les rires jaillirent de nouveau comme des fusées et, excédée, Mme Lassonat se montra :

— Aie pitié de moi, Suzette !

— Mais, maman…

— Je suis Bob !… cria Jeannot, stylé par Suzette.

— Seigneur !… cria Mme Lassonat, veux-tu te taire, petit !

— Je suis le petit frère !… renchérit Jeannot, espiègle, riant comme un diablotin.

— Cet enfant me rendra malade… gémit la malheureuse mère, prête à perdre connaissance.

— Il ne faut plus être malade, madame maman, je suis Bob…

Mme Lassonat les mains sur les oreilles, se sauva dans un cri de désespoir, alors que Suzette disait :

— Tout de même, ce petit Jeannot est bien affectueux… il veut consoler maman et cela ne va pas du tout… Sidonie revint quelques instants après :

— Qu’y a-t-il donc ? Madame est toute bouleversée ?…

— Je ne comprends pas maman, posa Suzette… j’ai appris à Jeannot qu’il était Bob maintenant et il l’a dit gentiment à maman qui est partie en pleurant… Ce n’est guère encourageant !

— Vous avez fait cela ?

— Dame ! il faut bien qu’on s’habitue à ce petit… Bob ne revient pas… Il va être quatre heures… Jeannot est perdu, lui aussi, puisque sa mère ne sait pas où il est, mais heureusement, je l’ai trouvé.

— Vous êtes inouïe !

— Inouïe ?… je ne sais pas ce que cela veut dire… mais je consens à être « une inouïe » tout est si bizarre aujourd’hui…

Sidonie s’en alla en haussant les épaules, mais elle revint quelques instants après en annonçant :

— Votre maman est sortie… elle ne peut plus vous entendre, pas plus que votre petit compagnon… Maintenant vous pouvez crier… nous ne vous entendrons pas à la cuisine…

Mais, Sidonie disparue, après avoir octroyé cette permission, Suzette n’eut plus du tout le



désir d’être bruyante. Elle resta silencieuse en

regardant Jeannot Elle semblait réfléchir et, soudain, elle déclara :

— Écoute, Jeannot… je crois que cette situation ne peut pas durer… Il faut que je te reconduise… Papa n’a pas su trouver la place où tu étais tout à l’heure, sans quoi il t’y aurait laissé… Viens…

— Il faut partir ?

— Oui, mais tais-toi… Il ne faut rien dire à Sidonie… Il vaut mieux que nous partions sans qu’on le sache… Ici, on n’est pas libre, bien qu’aujourd’hui, ce soit une fameuse journée pour la liberté. Maman est sortie, ainsi que papa… Ils vont revenir vite pour savoir si Bob est rentré… Nous, nous allons partir…

— Je ne veux pas… il y a beaucoup de joujoux… puis, je suis Bob.

— Non, tu n’es pas Bob, posa sévèrement Suzette. C’est fini… Personne ne veut de toi et tu es Jeannot.

— Je suis un petit frère ! cria Jeannot désespéré, se figurant que tous les joujoux allaient lui être enlevés.

— Non, tu n’es plus le petit frère non plus… Mais ne pleure pas… Nous allons emporter le mouton avec l’ours… Ce sera pour toi… Nous allons chercher ta maman… Tu l’aimes bien, ta maman ?

— Oui, murmura Jeannot qui s’arrêta de sangloter.

— Tu comprends, tu ne peux pas faire de peine à ta petite maman… Il faut aller la voir… Quand on est une petit garçon bien gentil, on ne reste pas loin de sa maman aussi longtemps…

Suzette prenait une voix émue et persuasive pour parvenir à ses fins. Elle trouvait subitement que le jeu avait assez duré, que ce petit frère n’avait eu aucun succès. Cet essai ne lui attirait que des désagréments et elle avait hâte de réparer en débarrassant la maison de cet hôte qui devenait encombrant.

Suzette était de caractère décidé. Elle était pressée de sortir. Sa fugue lui ayant réussi le matin, elle jugeait qu’elle pouvait récidiver sans dommage. Il s’agissait de ne pas hésiter. Il fallait surtout ne pas éveiller l’attention des deux domestiques.

Suzette prit ses précautions et alla examiner les voies. Tout était silence. Elle revint en chantonnant, afin de donner l’illusion d’un jeu plein d’entrain et, sans donner à Jeannot le temps de se reconnaître, elle l’entraîna.

Suzette ne manquait pas de chance dans ses expéditions spontanées : elle ne rencontra ni son père, ni sa mère.

Elle passa en trombe devant la loge de la concierge, sans s’inquiéter si on la voyait ou non.

Elle fut dans la rue et ralentit le pas, à cause de Jeannot qui courait près d’elle de toutes ses courtes jambes.

— Ouf !… nous voici dehors… je vais te ramener là où je t’ai vu.

— Non… chez maman et chez grand-père…

— Oui, si je trouve ta maison…

— Elle est là-bas…

— Oui, je sais…

Suzette s’avançait un peu, mais elle ne voulait pas décourager son compagnon.

Elle s’achemina rapidement vers le Luxembourg. Il n’était plus vide comme le matin. Une masse d’enfants s’y ébattaient et Suzette se trouva un peu gênée d’être là sans sa bonne.

Mais elle surmonta vite ce léger embarras et entra résolument dans le jardin pour se rendre à l’endroit qu’elle désirait.

— Mon jardin ! cria Jeannot enchanté.

— Tu ne vois pas ton frère ?… demanda Suzette.

— Non… ni maman…

— Comme c’est ennuyeux… alors, il faut que je te laisse là…

— Non…

— Je ne puis pas attendre qu’on te cherche. Je suis occupée… il faut que j’aide mes parents à retrouver mon frère…

— Oui, murmura le petit, docile.

— Tu comprends, tu n’es pas Bob…

— Non, je ne suis pas Bob, répéta Jeannot en serrant son ours et son mouton sur son cœur.

— Au revoir Jeannot… Voici ton ballon… On va venir tout de suite te chercher…

Après un léger signe de la main, Suzette s’en alla. Elle n’était pas très fière de laisser le bambin tout seul. Un remords l’envahissait, mais elle avait été si peu encouragée dans sa tentative qu’elle pensait agir sagement maintenant.

Elle se retourna pour voir ce que faisait Jeannot et elle vit une personne de mise modeste qui accourait vers lui et le prenait dans ses bras.

Puis, cette maman, qui retrouvait si miraculeusement son enfant, courut pour rattraper Suzette.

Elle lui frappa sur l’épaule et l’apostropha :

— Alors, c’est vous qui volez les enfants ?

— Moi !… s’écria Suzette indignée, vous devez voir que je ne vole rien du tout… Je l’ai rapporté votre enfant, avec un ours, un mouton, un ballon et un paquet de cigarettes en chocolat pour son grand-père… Et tout cela était à moi…

La maman de Jeannot parut déconcertée par cette algarade et elle reprit plus doucement :

— Un garde m’a prévenue que vous aviez emmené mon petit garçon parce que vous aviez perdu votre frère…

— C’est vrai…

— Mais il ne connaissait pas votre adresse…

— Tiens, papa serait-il donc étourdi, aussi ?

— C’était le garde de ce coin-ci qui l’avait et je venais la demander, quand je vous ai aperçue avec Jeannot.

La maman embrassa de nouveau son fils, et s’adressant aux personnes qui faisaient cercle autour d’elle :

— Ah ! quelle émotion, mesdames !… Mon fils aîné est rentré à trois heures, tout en pleurs, pour me raconter qu’il n’avait plus retrouvé son petit frère…

— C’est comme moi, murmura Suzette, mais je suis plus brave que ce garçon, je n’ai pas pleuré du tout…

La mère poursuivit sans prêter attention à cette interruption :

— J’ai bondi dans la rue… nous l’avons cherché partout… Mon aîné ne se consolait pas… Je suis revenue ici où je retrouve mon Jeannot…

— Vous avez de la chance, déclara Suzette, nous n’avons pas encore Bob…

La maman de Jeannot, serrant la main de son enfant, afin qu’il ne s’échappât plus, s’apitoya sur le malheur de M. et Mme Lassonat.

— Vous comprenez, expliqua Suzette, papa et maman ne veulent pas entendre parler d’un autre petit frère que Bob… J’avais cru que celui-ci ferait l’affaire… Il était tout seul, comme un abandonné…

— Seigneur !… cria la mère affolée, en reprenant Jeannot dans ses bras.

— Il n’aurait pas été malheureux, allez, madame, pour peu que maman ait voulu s’y habituer…

— Vous êtes folle, ma petite !

— Ce n’est pas poli de me le dire, madame… j’ai été fort gentille avec Jeannot…

Les mères, les nourrices, les bonnes qui entendaient cet entretien, riaient aux larmes de la façon dont Suzette se débattait.

On était confondu de cet arrangement désinvolte.

— Quel aplomb !

— Quelle machination !

— On n’a pas idée de çà !

La maman de Jeannot s’écria :

— C’est un miracle que nous nous soyons rencontrées…

— Puisque papa avait donné notre adresse, vous auriez toujours eu Jeannot… Vous avez eu de la chance que votre petit garçon n’ait pas plu à maman, sans quoi je ne l’aurais pas ramené ici, aussi vite…

— C’est épouvantable ! gémit la mère… Mais je pourrais vous faire jeter en prison, parce que vous avez volé mon fils, mademoiselle !

— Je n’ai pas peur… Nous sommes très bien avec le commissaire… Il cherche Bob et il le ramènera sans doute pour dîner… Au revoir madame, au revoir Jeannot !

— Au revoir Suzette !… cria Jeannot en se jetant au cou de sa sœur de quelques heures.

La maman, encore tout étourdie par cette aventure, regarda s’éloigner Suzette qui disparut bien vite, pendant que l’on commentait sa conduite.