Librairie Alcan (p. 7-20).



I

Suzette est une petite fille qui aura sept ans à l’automne. Elle a des cheveux coupés à la Jeanne d’Arc, des yeux bleus et un menton volontaire. Elle ne rit pas beaucoup. Elle est fort intelligente et son caractère est très décidé. Elle sait lire couramment, suit déjà un cours et déconcerte la directrice par son aplomb. Cependant, elle a un défaut qui lui nuit : c’est son étourderie.

Ses parents en sont désespérés et lui font des observations continuelles, mais Suzette se corrige peu. Elle promet d’être attentive, mais oublie ses promesses. Il est ennuyeux d’avoir dix ans pour les idées malencontreuses, et quatre seulement pour la sagesse. Telle est cependant Suzette.

Il en résulte des drames. Ainsi quand M. Lassonat son père, téléphone qu’un ami viendra déjeuner, et que Mme Lassonat charge Suzette de prévenir la cuisinière, on est sûr que la commission ne sera pas faite.

Justine, tout à coup, sait, vers onze heures, quand son marché est terminé, qu’un invité viendra prendre place au repas de famille.

— J’ai dit à Suzette de vous le dire, Justine, la couturière m’essayait une robe, je ne pouvais pas aller vous avertir…

— Ben, si Madame a compté sur l’étourneau qu’est mam’zelle Suzette, je ne suis pas surprise…

— Suzette… pourquoi n’as-tu pas prévenu Justine ?

— J’ai oublié…… J’ai rencontré ma poupée qui avait sali sa robe… et je l’ai déshabillée pour lui en mettre une autre…

C’était toujours ainsi. Suzette oubliait tout devant une idée nouvelle qui l’absorbait tout entière.

Suzette n’était pas seule. Son petit frère Bob était un gentil bambin de cinq ans. Il possédait moins de désinvolture que sa sœur et il admirait beaucoup les réponses que Suzette trouvait. Sa maman lui faisait remarquer que parfois elles étaient impertinentes, mais il ne savait pas ce que voulait dire ce mot. En revanche, il comprenait fort bien que ses parents s’étonnaient de l’esprit d’à-propos de Suzette.

Ce matin de mai était un jeudi. Il y avait un beau soleil dehors, et les deux enfants, excités par les rayons joyeux qui riaient dans les pièces, dansaient comme des lutins.

Mme Lassonat était excédée par le bruit et le mouvement qu’ils répandaient dans tout l’appartement.

Justine vint lui parler avant d’aller au marché.

— Oh ! petite mère, laisse-nous accompagner Justine au marché ! C’est si amusant !

Suzette et Bob aimaient beaucoup ces passetemps parce que la cuisinière connaissait des « dames » qui leur donnaient des bonbons. La crémière poussait même la gentillesse jusqu’à leur donner un petit morceau de fromage à goûter. Suzette détestait le fromage, mais, dans cette boutique blanche, c’était très amusant de jouer aux connaisseurs et de dire :

— Ce fromage-ci est meilleur que celui-là.

Justine n’était pas très enchantée d’emmener les enfants. Son panier était gros et elle avait assez de mal à s’en occuper. Mais, devant l’insistance de ses deux petits maîtres, elle fléchit en disant :

— Que Madame leur recommande d’être bien sages, sans quoi ce sera la dernière fois que je les prendrai avec moi… Puis, s’ils sont gentils, je leur ferai une petite crème…

Suzette et Bob sautèrent de joie et promirent tout ce qu’on voulut.

Il était dix heures du matin, quand le frère et la sœur, se tenant par la main, commencèrent la tournée des fournisseurs.

Dans l’escalier, Suzette s’était aperçue qu’elle avait oublié son chapeau. Elle croyait l’avoir à la main, mais c’était le parapluie de sa poupée. Vite, elle reprit l’ascenseur, pendant que Justine se lamentait sur la perte de temps et que Bob s’évertuait à lui dire :

— On n’est jamais tranquille avec les femmes…

Sans doute, Bob avait-il retenu cette belle phrase qu’il appliquait à sa sœur.

Justine qui le gâtait beaucoup n’était pas une femme à ses yeux, pas plus que sa petite maman, qui n’avait pas de défauts. Elles étaient simplement maman et Justine.

Suzette revint au bout de quelques minutes. Son chapeau était à l’envers, mais Justine le lui fit observer et l’ordre fut rétabli.

On commença par l’épicier. Bob contemplait avec tant d’attention un bocal de bonbons que l’épicière eut pitié de lui et qu’elle donna aimablement un bonbon à chacun des enfants.

Suzette remarqua :

— C’est bien dommage que Bob ait eu le bonbon vert parce qu’il ne les aime pas… et moi je les aime beaucoup…

L’épicière, qui tenait à la pratique de Justine rit de bon cœur et octroya un bonbon vert à Suzette et un rouge à Bob.

Justine était indignée :

— Ce n’est pas permis d’être aussi mal élevée que vous, mam’zelle Suzette…

— Mal élevée !… riposta Suzette, je n’ai rien dit de mal, c’est la vérité…

— On ne dit pas la vérité, dans ces cas-là, on se tait, et on se contente de ce qu’on vous offre…

— Je suis très contente…

— Moi aussi, renchérit Bob, qui croquait son deuxième bonbon avec une satisfaction évidente.

— Vous n’aurez pas de crème !… menaça Justine, furieuse.

— Oh ! bien alors, répliqua Suzette, je vais demander un autre bonbon pour le manger au dessert.

Le magasin étant plein de monde, cette réponse eut un succès considérable. Justine elle-même fut désarmée, et ce fut au milieu des rires qu’elle sortit, Suzette et Bob la suivirent, se tenant fièrement par la main.

— Pourquoi qu’on rit quand tu parles ?… demanda Bob ?

— Papa m’a dit que c’était parce que j’ai un nez pointu… répondit Suzette.

Justine recommanda :

— Attention pour traverser la rue… Allons du côté de l’agent…

— Je sais, dit Suzette, il y a longtemps que je traverse les rues…

Avec beaucoup de prudence, Suzette aborda sur l’autre rive, alors que Justine était encore en train de se demander comment elle allait s’y prendre.

Suzette disait à l’agent :

— Allez chercher Justine, monsieur l’agent, elle est vieille et elle a peur.

Bob cria à tue-tête :

— Justine est plus vieille que maman ! Maman est presque une petite fille, mais Justine n’a jamais été petite…

Sur ces entrefaites, Justine arriva et reprit son chemin escortée par les deux enfants.

Chez le fruitier, il y eut une « scène ».

Suzette n’aimait pas les carottes, et quand elle vit Justine qui en achetait, elle s’éleva contre ce « gaspillage ».

— Je t’assure que ce n’est pas bon…

— Ne vous mêlez pas de mes achats, mam’zelle Suzette, je sais ce que je fais…

— Quelle drôle d’idée de rapporter des carottes. La fillette regarda mélancoliquement les bottes qui s’entassaient dans le panier. Elle eut soudain l’horreur de ce plat qu’elle verrait sur la table et cette vision lui fut insupportable.

Elle décida de les rendre au magasin, Justine payait en bavardant et ne s’occupait pas de son panier. Suzette prit les carottes et les remit à la place où on venait de les prendre. Au moins de cette façon, elle n’en mangerait pas.



Les commis affairés ne prêtaient nulle attention à cette petite fille qui portait des carottes. Cela ne les regardait aucunement. Bob suivait ce manège d’un œil perplexe, mais du moment que Suzette entreprenait une chose, il n’y avait pas à s’en mêler. C’était une affaire entre Suzette et Justine.

— On s’en va… annonça la cuisinière… Venez, les enfants… Tiens, mon panier n’est pas si lourd que je l’aurais cru. Ces légumes printaniers sont légers comme des plumes…

Elle partit avec un sourire et Suzette en arborait un aussi, mais un peu inquiet.

En passant devant un bazar, Justine se rappela qu’elle avait besoin de cirage et elle entra pour s’approvisionner.

Suzette et Bob étaient enchantés. Un bazar est un endroit charmant. Il y a une masse de choses à regarder. Pendant que la cuisinière choisissait un produit à sa convenance, Suzette et Bob contemplaient les trésors qui s’accumulaient sur les comptoirs. Ils furent tirés de leur extase par les cris de Justine :

— Mes carottes !… Où sont mes carottes ?

Bob jeta un coup d’œil vers sa sœur qui ne broncha pas.

— C’est tout de même un peu fort, cria plus véhémente Justine, qu’ayant payé mes carottes, je ne les aie plus dans mon panier. Il va falloir que je retourne chez le fruitier.

Suzette prit la parole :

— On se passera de carottes…

— C’est impossible ! monsieur n’aime que le veau aux carottes… Ah ! je vais donner une bonne semonce à ces commis… Venez…

La fillette eut peur. Elle prévoyait que les garçons épiciers seraient questionnés et que l’affaire pourrait comporter des conséquences ennuyeuses. On lui avait toujours enseigné qu’il fallait se montrer loyale et ne pas charger les autres de torts qu’ils n’avaient pas.

Alors, en chemin, Suzette avoua courageusement :

— Tu sais, Justine, les carottes, je ne les aime pas… alors…

— Eh bien ! vous n’en mangerez pas !…

— Écoute donc… Alors, comme je ne les aime pas, celles qui étaient dans le panier, je les ai replacées dans la grande corbeille du fruitier…

— Hein !… vous avez fait cela !… clama Justine au milieu de la rue.

— Oui, cria Bob, je l’ai vue…

— C’est épouvantable ! hurla Justine exaspérée ; qu’est-ce que je vais pouvoir expliquer ? On ne me croira pas ! Il va falloir que je paie deux fois mes carottes… Ah ! c’est bien la dernière fois que je vous emmène… Et vous serez punis…

— Je n’ai rien fait, risqua Bob.

— Non, c’est votre sœur…

— Alors, je ne serai pas puni ?

— Moi, intervint Suzette, je veux bien donner ma tirelire, pour payer des carottes que je n’aime pas ; ce sera un sacrifice qui rendra très content le petit Jésus…

— Ah ! ben, vous pouvez parler du petit Jésus, je vous le conseille… Il est honteux de vous…

Heureusement pour la cuisinière, elle était si bien considérée par les fournisseurs que ses carottes lui furent rendues sans difficulté. Il est vrai qu’un commis assura qu’il avait vu la petite demoiselle prendre les légumes du panier de Justine pour les replacer parmi les autres.

La cuisinière ne se fît pas faute de raconter la malice de Suzette qui obtint un succès de mauvais aloi qui ne la flattait nullement. Mais il lui fallait subir les suites de son acte et elle opposa un visage sérieux aux sourires qui convergeaient vers elle.

Justine n’avait plus qu’une course : aller à la poissonnerie. C’était pour les enfants un endroit de délices. On voyait des poissons vivants qui s’ébattaient dans les bassins, et Suzette et Bob, le nez écrasé contre les parois de verre, seraient restés là pendant des heures sans avoir conscience du temps. Justine était obligée de les arracher de force à leur contemplation.

Elle les prévint avant d’entrer :

— Nous sommes en retard. Quand j’aurai choisi ma dorade, il ne faudra pas me faire attendre… Tâchez que je ne sois pas obligée de vous appeler deux fois…

— Oui, Justine, répondit gentiment Suzette qui éprouvait le besoin de rentrer dans les bonnes grâces de la domestique. Elle pensait que la rentrée à la maison serait assez orageuse, car Justine, certainement, ne garderait pas secret, l’incident des carottes.

— Comme il y a toujours beaucoup de monde à la poissonnerie, tenez votre petit frère par la main, afin que je n’aie pas à courir après l’un et après l’autre quand j’aurai terminé mes achats…

— Non, Justine…

On entra dans la boutique. Il y régnait une délicieuse odeur de crevettes et Bob dit :

— On se croirait au bord de la mer…

Suzette se planta devant le vivier où sautaient des carpes, et Bob, abandonnant sa sœur, s’arrêta, très intéressé, devant une langouste qui cherchait à fuir.

Justine était allée faire la queue, et, devant elle, vingt personnes au moins, devaient être servies.

Suzette remarqua ces faits en personne avertie et se dit : « On a le temps, il y en aura bien pour un bon quart d’heure… Pendant que Bob regardera les homards, j’irai voir autre chose. »

Il y avait, dans le fond de la boutique, un beau bassin avec des poissons rouges et dorés. C’était très amusant de les contempler. et Suzette, laissant Bob aux prises avec un crustacé, se dirigea vers son but.

Combien de temps passa dans l’admiration de ces bijoux vermillonnés qui jouaient ? Suzette ne sut le dire, mais elle se réveilla de sa torpeur admirative, en entendant une voix courroucée :

— Venez donc… voici une demi-heure que je vous appelle !

Suzette se retourna vivement et suivit Justine parmi la foule des acheteurs.

Dehors, la cuisinière demanda :

— Où est m’sieu Bob ?

— Bob ?… répéta Suzette, comme si elle descendait de la lune, je n’en sais rien, il regardait les crabes…

— Mon Dieu ! gémit Justine, il faut encore rentrer dans cette boutique…

Furieuse, elle se précipita vers le rayon indiqué, mais elle n’y vit pas le petit garçon.

— Seigneur !… cria-t-elle, le voici perdu !… Vous ne pouviez donc pas rester à côté de lui ! À l’heure de mon déjeuner, il faut que je cherche cet enfant. Où peut-il être ?

Justine ameutait tous les clients. Tout le monde avait vu Bob, mais personne ne savait où il était. Suzette était presque décontenancée et elle se reprochait amèrement de n’avoir pas mieux surveillé son petit frère. Cependant, comme ce n’était pas dans son caractère de se laisser décourager, elle dit :

— Bob, ne nous ayant plus vues au milieu de cette foule, a dû rentrer tranquillement…

— Tout seul ! si petit !… larmoya Justine incrédule ; ce n’est pas possible… Quel malheur !… Qu’est-ce que Madame va dire ?

— Puisque je te dis qu’il est rentré… Il doit bien rire de sa bonne niche…

— Ah ! cette fois, c’est bien le dernier marché que vous faites avec moi ! J’en ai presque un coup de sang… Qu’est-ce que Madame va penser de moi… Misère…

Autour de Justine, les domestiques du quartier s’apitoyaient et Suzette fut toute surprise de s’apercevoir qu’on les connaissait.

— Ah ! oui, c’est ce beau petit blond avec des grands yeux bleus, une figure joufflue…

— Je sais, reprit une autre, c’est un brun avec de grands yeux bleus…

— Mais non, se récria Suzette, il a des cheveux blonds…

— Oui, c’est bien ce que je voulais dire…

Suzette avait hâte de rentrer pour retrouver Bob. Elle n’était pas inquiète, mais elle pensait que Justine allait compliquer cette affaire en l’accusant près de sa maman.

Vraiment, ce n’était pas de sa faute si Bob était hypnotisé par les pinces des homards. Il aurait dû la suivre, mais il ne faisait que ce qu’il voulait.

Justine reprit son panier et s’achemina en soupirant vers l’immeuble de ses maîtres. Suzette essayait de la réconforter :

— Tu sais que Bob aime les niches… Il se cache toujours dans l’appartement pour te faire de grosses peurs…

— Et si une auto l’avait écrasé…

— Quelles drôles d’idées tu as !… Tu sais bien que les agents s’occupent des enfants et des grands-pères qui sont dans les rues…