Texte établi par Alphonse Constantau bureau de la direction de La Vérité (p. 87-94).

XVI

L’Antechrist


Le monde moral a son mouvement de gravitation comme le monde physique, et il tourne sans cesse autour d’un centre lumineux qui est la vérité éternelle.

Il a aussi ses jours et ses nuits, ses printemps et ses hivers.

Le genre humain cherche par des oscillations continuelles son centre de gravité, qui est l’absolu.

Ainsi dans toute grande action intellectuelle et morale se trouve un principe de réaction, et l’opinion va et vient comme le balancier d’une horloge, parce que le mouvement la pousse aux extrêmes et que son centre de gravité l’attire sans cesse.

C’est d’après ce principe que le monde antique, fatigué de son luxe sensuel, a pressenti la réaction chrétienne, réaction essayée par le stoïcisme et poussée à l’extrême par les ascètes du désert.

Mais ce que le christianisme eut d’excessif prépara un triomphe nouveau à la chair, et les voyants de la primitive église annoncèrent le règne futur de l’Antechrist.

L’Antéchrist, c’est l’homme animal qui se met à la place de Dieu et qui s’adore.

C’est la négation de tout ce que le Christ est venu affirmer et l’affirmation de ce qu’il a nié !

Le Christ a dit : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés, c’est-à-dire, s’il le faut, jusqu’à la mort.

L’Antechrist dit : Chacun chez soi et chacun pour soi.

Le Christ a dit : Heureux les pauvres !

L’Antechrist dit : Heureux les riches !

Le Christ a dit : Donnez.

L’Antechrist dit : Exploitez et amassez.

Le Christ a dit à la pauvre femme pécheresse : Beaucoup de péchés te sont remis parce que tu as beaucoup aimé.

L’Antechrist lui dit : Tu es éternellement flétrie.

Le Christ a dit : Pardonnez les injures.

L’Antechrist dit : Dévorez les affronts pour parvenir, et vous vous vengerez plus tard.

Le Christ s’est sacrifié pour le peuple.

L’Antechrist sacrilie l’humanité tout entière à son égoïsme.

Le Christ a été vendu, l’Antechrist vend la religion et ses prêtres.

À ces caractères, qui peut méconnaître le génie de notre malheureuse époque ?

Oui, la grande nuit intellectuelle et morale a remplacé le beau jour du Christianisme ; mais nous alternions une autre aurore.

Plus la nuit, maintenant, est profonde, plus le jour qui suivra sera éclatant et radieux.

Veillez, enfants de la lumière, et ne vous laissez pas engourdir par le sommeil de mort qui enchaîne les enfants de la nuit.

Serrez-vous les uns contre les autres et encouragez-vous mutuellement, car l’heure de votre délivrance approche !

Protestez contre l’Antechrist et contre ses doctrines impies par votre union, par votre dévouement les uns pour les autres, par un amour immense de la justice !

Séparés les uns des autres, vous êtes faibles ; unissez-vous, vous serez forts.

Ne protestez pas contre la violence par d’autres violences, mais unissez-vous tous pour demander justice, et vous l’obtiendrez.

Aspirez de toute votre âme à des lois plus parfaites, mais soumettez-vous d’abord à celles qui régissent la société, afin d’être protégés par elles.

Demandez et vous recevrez, cherchez et vous trouverez, frappez et l’on vous ouvrira.

Que votre protestation ne se rebute jamais, qu’elle emprunte toutes les voix, qu’elle prenne toutes les formes, excepté celles de la révolte, et du désordre ; soyez toujours ensemble et prêts à répondre les uns pour les autres, vous verrez que vous serez forts.

Peu à peu, et sous la tutelle même des lois, organisez-vous en association unitaire, comme la primitive Église, sans rassemblements et sans troubles ; ayez dans toutes les provinces vos pères et vos surveillants, et faites des collectes pour ceux qui sont dans le besoin.

Recommencez, en un mot, l’association chrétienne sur un plan plus raisonnable et plus large ; vous ne pourrez quelque chose qu’autant que vous serez unis.

C’est ce que vous dit une femme qui s’enorgueillit du nom de paria, et qui, à l’exemple du Christ, veut donner sa vie pour vous.

Et vous direz d’elle un jour : N’est ce pas cette femme qui prêchait au peuple l’association pacifique, et qui voulait, avec les liards des pauvres, doter les vétérans du travail d’une retraite plus que royale[1] !

Rappelez-vous cette parabole évangélique où il est dit qu’avec cinq pains d’orge et quelques petits poissons le Christ a nourri tout un peuple.

C’est que l’association vraiment fraternelle multiplie les moindres ressources d’une manière miraculeuse.

Pour avoir le droit de se dire vraiment chrétiens, il faut pratiquer immédiatement la communauté.

Or, songez-y bien, la communauté doit être volontaire, et la désappropriation forcée, dans le sens absolu, est inique.

Le droit actuel de propriété, étant reconnu de tous, ne peut se transformer entièrement que par le consentement de tous.

Ainsi, pour établir le règne de Dieu et la richesse de tous, il ne faut rien prendre à personne, mais chacun peut donner ce qu’il a.

La communauté serait établie sur toute la terre, et un seul riche s’excommunierait lui-même parce qu’il voudrait garder ses biens ; il en aurait le droit, et l’on devrait respecter tout ce qui serait à lui !

Seulement on le regarderait comme un mauvais frère, et on l’inviterait à rentrer en lui-même. On lui ferait tout le bien qu’on pourrait pour lui donner un salutaire exemple, et à la fin, sans doute, il en serait touché.

Toutefois, ne perdons pas l’énergie de notre âme dans des rêves, et ne bâtissons pas notre communauté au pays des chimères.

On peut transformer la propriété, mais on ne peut abolir la possession.

Seulement la possession doit être réglée par des lois communionistes, si l’on veut me passer ce mot qui exprime seul ma pensée.

La loi devra régler l’usage de la possession et en proscrire l’abus. Tous se devront à tous, et la société surveillera le besoin, pour le prévenir, avec autant de soin qu’elle surveille à présent les complots et les crimes pour les faire avorter ou les punir.

Tout appartient à Dieu, et les hommes ne sont que les fermiers de la terre.

L’un est fort et adroit, l’autre est faible et inexpérimenté ; donc la récolte de l’un doit nécessairement être plus abondante que celle de l’autre.

Mais Dieu veut que le fort soit le tuteur du faible, et qu’au lieu de l’exploiter et de l’asservir pour s’enrichir davantage il l’aide à travailler et lui donne de son superflu.

C’est donc la charité que nous voulons établir à la base du droit social, afin qu’elle ne soit plus seulement une vertu religieuse, mais un devoir politique.

C’est le règne du Christ que nous appelons de tous nos vœux, et nous avons la ferme conviction qu’il ne peut manquer d’arriver.

Mais pour qu’il commence plus vite, réalisons d’abord entre nous l’association humanitaire.

Organisons un service d’assistance mutuelle entre les pauvres et entre les corps d’état ; demandons avec persévérance le droit au travail, et protestons par tous les moyens légaux contre l’exploitation injuste.

La force intelligente est infiniment plus puissanté que la force brutale ; opposez donc ta résistance morale à l’oppression matérielle, agissez ensemble et vous triompherez.


  1. Madame Flora Tristan prévoyait alors sa fin prochaine.