Texte établi par Alphonse Constantau bureau de la direction de La Vérité (p. 36-40).

VI

Le Génie et l’Amour


Un instinct sacré dirige les peuples à leur insu dans le choix et la manifestation de leurs symboles. Ainsi, de nos jours, sur la place où le despotisme eut autrefois ses cachots, on a élevé une colonne à la liberté, et sur la cime de cette colonne rayonne l’ange de la lumière, le jeune et glorieux Lucifer !

Lucifer, l’ange du génie et de la science que les superstitions du moyen âge avaient relégué sur le trône des enfers, délivré enfin avec la conscience humaine, remonte triomphant vers le ciel, avec son étoile sur le front, et dans la main droite ce flambeau qui ne s’éteint pas.

Le Saint-Esprit a maintenant aussi, comme le Père et le Fils, une figure humaine pour être invoqué par les hommes, et la colombe symbolique a replié ses blanches ailes.

L’esprit d’intelligence et d’amour doit se manifester maintenant au monde sous les traits jeunes et souriants de Lucifer !

L’intelligence est affranchie, elle sort victorieuse des abîmes de la réprobation, et elle amène par la main l’ange gracieux de l’amour qui pour un temps avait été banni avec elle.

Car Lucifer n’avait pas été réprouvé seul, et il avait entraîné une douce compagne dans sa chute.

Lorsque le Père des êtres proféra cette parole : Que la lumière soit ! son regard s’illumina de gloire.

Les rayons de son diadème se détachèrent de son front et tombèrent autour de lui comme une pluie d’or.

Puis chaque goutte de lumière prit une forme inconnue au ciel et devint un ange.

Mais un esprit plus beau et plus grand que les autres était né du regard même et du sourire resplendissant de Dieu.

Tous les esprits se prosternèrent en naissant ; celui-là seul resta debout, et il était triste, car dans le rayon du regard de Dieu qui l’avait formé il y avait eu un éclair de liberté et une étincelle de puissance.

Dieu regarda alors ce bel ange avec l’amour jaloux que plus tard connurent les mères, et lui dit : Pourquoi es-tu triste ?

— Parce que je vois ta gloire qui me force à t’adorer, répondit Lucifer, et je t’aime d’un trop noble amour pour être jamais ton esclave !

Aussitôt le Seigneur retira à lui son vêtement d’azur parsemé d’étoiles, et l’étendit entre son visage et celui de l’ange trop aimé. Une nuit profonde enveloppa la nature naissante, et l’étoile qui scintillait sur le front de Lucifer illumina seule les ténèbres, et lui montra la profondeur de sa solitude. L’ange de la lumière pleura ; mais il releva triomphant ses yeux baignés de larmes ; il serait malheureux, mais il était libre !

Près de lui, sur une roche, aride et désolée, ossement du vieux chaos mis à nu par ces convulsions récentes, était assis un autre ange qui le regardait, et qui pleurait en le regardant avec un douloureux sourire.

Qui es-tu ? lui demanda l’ange rebelle. — Je suis ton frère Ariel, ou plutôt, s’il m’est permis d’emprunter d’avance la langue que parleront les hommes, je suis ta sœur, ô Lucifer !

Tu es l’ange du génie, et moi je suis le génie de l’amour. Tu es sorti du front de Dieu par son regard comme un rayon de sa grandeur, et moi de son cœur par l’effusion de son sourire comme un souffle de son amour infini.

Je ne pouvais vivre sans toi, et je suis venue dans ton exil pour me perdre avec toi, souffrir avec toi et me sauver avec toi.

— Merci ! répondit Lucifer, et il déposa son premier baiser sur le front d’Ariel, puis il lui dit :

Sœur, une grande œuvre nous est donnée à faire. Nous devons affranchir les créatures de Dieu par l’intelligence et par l’amour, en les rendant plus fortes que la crainte et que les douleurs. Créons l’enfer pour ennoblir le chemin du ciel.

Désormais la race humaine sera partagée en deux : le troupeau des timides, et la phalange des braves ;

Ceux qui craindront de perdre leur héritage qu’ils n’auront pas gagné et qui laisseront dormir leur liberté oisive, et ceux qui prendront la liberté seule pour héritage en renonçant à tout le reste.

Or, je te dis en vérité que, si Dieu a pitié des premiers, il aimera les seconds de tout son amour, parce que la liberté est le plus beau et le plus noble de ses dons.

Voici à quels signes on les reconnaîtra :

Ce sont ceux en qui l’amour sera plus puissant que toute espèce de crainte ;

Ceux qui dédaigneront le mal et n’auront pas peur de l’enfer ;

Ceux qui feront le bien pour le bien, et non pour plaire ou obéir aux hommes ;

Ceux enfin qui trouveront la malédiction glorieuse tant que leur esprit et leur cœur ne les condamnera pas, car ils seront persécutes par les esprits serviles, et on croira les flétrir en les appelant comme nous des réprouvés et des parias !

Un coup de tonnerre suivit cette parole du plus grand des anges ; et lui, comme un coursier qui entend la trompette et qui respire de loin la bataille, il releva fièrement la tête, serra Ariel contre sa poitrine enflée de courage, regarda le ciel avec un orgueil tranquille et sembla s’enivrer de la foudre.

Quant à Ariel, elle n’entendait pas le tonnerre, elle ne voyait pas l’éclair déchirer la nuit de ses flammes livides ; car son regard plein d’extase se perdait dans celui de Lucifer.