L’éducation platonicienne
Revue philosophique de la France et de l’étranger (p. 151-168).


L’ÉDUCATION PLATONICIENNE

(TROISIÈME ARTICLE)[1]

VIII

LE MYTHE D’ER LE PAMPHYLIEN

En essayant de décrire l’état de l’arithmétique et de la géométrie à l’époque de Platon, nous n’avons eu l’occasion de tirer des Dialogues aucun indice qui puisse faire supposer que les opinions du philosophe relatives à ces sciences aient jamais changé, au moins à dater du jour où il a commencé à écrire. Sans doute il les avait dès lors suffisamment étudiées pour que sa manière d’en envisager les objets dût demeurer inébranlable.

En astronomie, il en est tout autrement, non pas que Platon eût un rien négligé cette étude ; mais, comme nous le verrons, il semble qu’il n’ait jamais pu s’arrêter, avec une conviction réelle, à aucun système cosmologique, à aucune conception précise de l’ensemble de l’univers. Aussi convient-il que, sur ce terrain, nous changions de mode d’exposition, et que nous nous efforcions, avant tout, de retracer les diverses phases successivement traversées par la pensée de notre philosophe.

M. Schiaparelli, directeur de l’Observatoire de Brera, à Milan, dans un travail qui nous servira de guide[2], a notamment insisté, après Gruppe[3], sur la différence des conceptions cosmologiques exposées dans tel ou tel dialogue ; leur examen offre donc d’autant plus d’intérêt qu’il paraît pouvoir fournir de précieux indices sur les dates relatives de la composition des écrits platoniciens.

Mais cet examen ne peut être essayé sans une remarque préjudicielle ; les conceptions dont il s’agit se trouvent généralement enveloppées dans des mythes dont l’interprétation réclame la plus grande prudence. Si notamment, comme dans le Phèdre, nous ne rencontrons que des images vagues et incohérentes, si nous y soupçonnons des allégories ou des symboles, se rapportant à un tout autre ordre d’idées, il ne faut prétendre en rien tirer pour celui qui nous préoccupe ici. Qu’elles nous reportent aux croyances homériques, ou à d’autres semblables, plus ou moins naïves, il est bien clair que Platon, sorti de l’enfance, ne pouvait plus considérer des opinions de ce genre autrement que comme de grossières erreurs.

Mais si, au contraire, un mythe, comme celui d’Er le Pamphylien au livre X de la République, présente des allusions cosmologiques précises et détaillées, dont la combinaison nous apparaît comme sérieusement étudiée, et sous lesquelles ne peut certainement se cacher aucun dogme métaphysique, nous avons le droit de leur attribuer une réelle importance pour notre sujet. En revanche, il conviendra d’écarter, dans le même mythe, toutes les images qui offriraient un autre caractère ; aussi ne nous attacherons-nous pas à la description de ce lieu divin, où l’on voit deux ouvertures de la terre et deux ouvertures du ciel, ni à cette colonne de lumière qui soutient et embrasse le monde, mais bien à ces pesons (σφονδύλοι) que traverse le fuseau de la Nécessité.

Ce sont huit anneaux cylindriques (κάδοι), emboîtés au contact les uns dans les autres, et dont l’ensemble constitue comme un modèle en petit de l’univers. La verge intérieure et immobile qui remplit le creux intérieur est ainsi un cylindre et correspond à la terre. C’est une négation catégorique des formes sphériques de l’école pythagoricienne ; quoique Platon ait déjà, dans la République, subi l’influence d’Empédocle et de Philolaos, il reste encore fidèle à la constante tradition des Ioniens ; la terre est plate et immobile au centre du monde.

Nous croyons trouver ici une preuve sérieuse que le livre X, dont plusieurs érudits ont voulu retarder la date de composition par rapport aux autres parties de la République, a été écrit non seulement avant le Timée, où la sphéricité de la terre et du ciel est si nettement affirmée, mais même avant le Phédon, où Socrate, après avoir dit qu’il a cherché dans les livres d’Anaxagore s’il fallait croire que la terre fût plate ou ronde, déclare être partisan de la seconde de ces deux opinions[4].

Si nous nous demandons quelle est la source première d’où découle cette conception des anneaux cylindriques du mythe platonicien, nous ne pouvons méconnaître la doctrine d’Anaximandre ; la sirène qui chante sur chacun d’eux correspond à cette ouverture d’où jaillissent les flammes augustes, « comme le vent d’une flûte[5]. »

Mais, soit pour arriver jusqu’à Platon, soit pour être assimilée dans son esprit, cette doctrine du Milésien a dû subir une transformation radicale.

En premier lieu, les anneaux d’Anaximandre sont à de notables distances les uns des autres, et leurs épaisseurs semblent négligeables par rapport à ces distances ; ceux de Platon se touchent, en sorte qu’il faut supposer les astres correspondant à chaque anneau comme placés à la surface extérieure de cet anneau, et les épaisseurs transversales des couronnes comme représentant par suite les distances entre les orbites. Nous n’avons donc plus en aucune façon ces réservoirs creux d’Anaximandre, d’où sortent les feux célestes par des trous dirigés de notre côté ; nous nous trouvons en présence d’une conception mécanique toute spéciale de solides glissant les uns sur les autres et dont les mouvements doivent donc être soumis à une dépendance réciproque.

Quelle est la véritable origine de cette nouvelle conception, dont le caractère indiquerait un dogme de Leucippe ou de Démocrite ? La question peut rester ouverte ; en tout cas, nous ne sommes nullement portés à reconnaître ici une invention propre à Platon, Cette conception pouvait déjà être familière de son temps, car elle constitue le fond du système astronomique d’Eudoxe, qui l’a développée en l’adaptant à la forme sphérique introduite par les Pythagoriciens.

En second lieu, Anaximandre ne parait avoir distingué que trois anneaux : celui du soleil, au plus loin de la terre, là où le mouvement circulaire doit porter la plus grande masse de feu ; en deçà, l’anneau de la lune ; et plus près enfin, toujours pour la même raison à priori, sur une même surface, les étoiles fixes et les cinq planètes, dont la théorie n’est pas encore commencée de son temps. Platon range au contraire les astres dans l’ordre suivant à partir de la terre, la Lune, le Soleil, Vénus, Mercure, Mars, Jupiter, Saturne, les fixes. Cet ordre est celui que les Pythagoriciens avaient adopté, en rejetant aux limites du monde la sphère où le mouvement est le seul parfaitement régulier, et en suivant, pour les sept planètes, la série décroissante des durées de la révolution[6].

En troisième lieu, les indications données par Platon sur les distances respectives des orbites témoignent d’un autre progrès sérieux de la science astronomique.

C’était encore Anaximandre qui avait le premier spéculé sur cette question. Il semble avoir adopté pour les rayons de ses trois anneaux une progression arithmétique, 10, 19, 28, dont la raison valait 9 fois le rayon du disque terrestre et dont cette unité formait le terme antérieur[7]. Inutile de dire qu’il ne faut pas chercher autre chose qu’une pure fantaisie dans ce premier essai, où l’on voit l’imagination s’épuiser avant d’atteindre la moitié de la distance qui nous sépare en réalité de la lune.

C’est également la fantaisie qui domine dans les combinaisons harmoniques des Pythagoriciens, dont Platon nous a conservé plus tard, dans le Timée, l’exemple le plus authentique, en indiquant pour les distances des orbites la double progression géométrique :

1

2 . 4 . 8
3 . . . 9 . 27

Dans le mythe d’Er, Platon ne donne aucun chiffre précis ; il se contente de faire connaître l’ordre relatif de grandeur des épaisseurs des anneaux, c’est-à-dire des distances entre les orbites ; d’après lui, cet ordre est le suivant, en diminuant du premier au dernier :

1er anneau 
De Saturne aux fixes.
6e  
Du Soleil à Vénus.
4e  
De Mercure à Mars.
8e  
De la Terre à la Lune.
7e  
De la Lune au Soleil.
5e  
De Vénus à Mercure.
3e  
De Mars à Jupiter.
2e  
De Jupiter à Saturne.

On pourrait être tenté de croire qu’il s’agit encore ici d’une combinaison pythagoricienne, alors surtout que tout à côté le chant des sirènes forme une allusion très nette au dogme de l’harmonie des sphères[8]. Mais après avoir, sur les données de Platon, essayé toutes les combinaisons musicales possibles, j’ai, pour ma part, renoncé à cette hypothèse[9].

Je crois au contraire avoir trouvé une explication assez satisfaisante de l’ordre indiqué ci-dessus, en le considérant comme réglé par la similitude plus ou moins grande des mouvements des planètes et la facilité ou la difficulté de donner des explications semblables des phénomènes présentés par deux astres voisins.

Cette explication suppose que Platon possédait une connaissance assez approfondie des mouvements apparents des planètes et se rendait assez exactement compte des difficultés de leur théorie. Elle revient à dire que les assertions sur les distances représentent symboliquement les propositions qui suivent, propositions qui sont conformes aux données de l’observation.

Le plus grand abîme à franchir pour l’explication des phénomènes célestes est celui des fixes aux planètes.

Le Soleil et la Lune d’un côté, les cinq autres planètes en second lieu, forment deux groupes entre lesquels il convient d’établir une distinction subséquente.

Puis, dans les cinq, il faut séparer Mercure et Vénus (nos planètes inférieures) de Mars, Jupiter et Saturne (nos planètes supérieures).

Dans les trois groupes ainsi obtenus, les mouvements se ressemblent plus pour les planètes supérieures que pour les inférieures, pour celles-ci que pour le Soleil et la Lune.

Le mouvement de Saturne ressemble plus à celui de Jupiter que ce dernier ne ressemble à celui de Mars.

À ces propositions, que dans le système des apparences tout astronome admettra facilement, il faudrait cependant en joindre une dernière, moins explicable, celle où interviendrait la terre immobile, plus loin du groupe le plus voisin que ne sont éloignés entre eux les astres de ce groupe, mais plus près que ne le sont deux groupes entre eux. Il eût été, ce semble, plus rationnel à Platon de placer le huitième anneau, de la Terre à la Lune, sinon au premier rang, au moins au second.

Toutefois l’objection, que je ne dissimule pas, me paraît insuffisante pour renverser l’explication essayée.

Platon a pu céder sur ce point à une habitude des combinaisons pythagoriciennes, à quelque croyance venue des pays barbares ; il a pu enfin, sous l’empire de son idée de l’unité du monde, ne pas vouloir mettre trop de distance entre notre globe sublunaire et les astres qui circulent autour de lui ; il se serait de la sorte contenté d’un moyen terme.

En résumé, le mythe d’Er nous montrerait Platon, au début de sa carrière d écrivain, également familier avec les doctrines ioniennes et les croyances italiques, en essayant une fusion, mais n’attachant pas sans doute une foi bien vive à aucune des opinions qu’il conserve, faisant enfin preuve de connaissances personnelles sérieuses sur la question.

IX

LA NÉCESSITÉ

Nous n’avons toutefois examiné ce mythe qu’à un point de vue que l’on peut qualifier de statique. Resterait à discuter le côté mécanique de la conception de l’univers qui s’y trouve exposée.

La Nécessité et Clotho (le présent) touchent de la main droite et font tourner la circonférence extérieure du fuseau. C’est le mouvement diurne (d’orient en occident) qui entraine les huit anneaux en raison de leur contiguïté.

Atropos (le futur) touche de la main gauche les cercles intérieurs ; c’est le mouvement propre des planètes (d’occident en orient).

Enfin Lachésis (le passé) touche successivement des deux mains le dedans et le dehors. On peut y voir une allusion aux anomalies du mouvement propre et en particulier aux stations et rétrogradations des planètes.

Faut-il d’ailleurs attribuer quelque importance aux significations mythiques des noms des trois Parques, significations indiquées par Platon lui-même[10]? Le rôle d’Atropos serait-il une allusion aux croyances barbares sur l’influence des planètes ? Celui de Clotho s’expliquerait-il par la domination suprême de la nécessité sur le temps présent ? Enfin Lachésis représente-t-elle les réactions matérielles et les irrégularités de mouvement qui en résultent ? Nous laisserons de côté ces questions, comme trop périlleuses.

En fait, les indications du mythe se rapportent exclusivement aux mouvements en ascension droite ; on dirait que toutes les planètes circulent sans déclinaison, parallèlement à l’équateur. Il est cependant clair que Platon savait qu’il n’en est rien et qu’il lui fallait laisser les sirènes se déplacer dans le sens de la hauteur des anneaux. C’était, pour le système, une complication évitée au moins en grande partie dans la conception pythagoricienne qu’expose le Timée. Mais, si l’obliquité donnée à l’écliptique dans ce dernier dialogue suffit en réalité pour le soleil, elle ne fait que diminuer les écarts des planètes par rapport à un plan moyen, puisque le mouvement géocentrique de ces astres n’est pas compris dans un même plan. La difficulté subsiste donc dans les deux cas ; aussi ne faut-il pas voir une grossière imperfection du mythe dans le silence observé sur cette question. Si l’on peut employer des expressions d’un âge postérieur, il sera permis de dire que le livre X de la République reste fidèle au système primitif d’observation par ascensions droites et déclinaisons, tandis que le Timée consacre l’établissement du nouveau système par longitudes et latitudes. C’est un progrès, mais seulement au point de vue des conséquences qui devaient en résulter plus tard.

La question que nous voudrions principalement examiner serait de savoir comment Platon s’expliquait en général les anomalies des mouvements des planètes, anomalies qui, pour nous, tiennent en dehors de l’obliquité des orbites, à leur forme elliptique et à la position excentrique d’où nous observons ces astres. Si ce problème avait-sans doute été à peine posé pour les premiers Ioniens, il existait depuis que les Pythagoriciens avaient affirmé la convenance aux choses célestes du mouvement circulaire et uniforme, et que cependant, plus on étudiait les apparences, plus elles se montraient rebelles à cette affirmation.

Nous avons déjà eu l’occasion de citer le système astronomique d’Eudoxe de Cnide, qui, au temps même de Platon, donna du problème une ingénieuse solution, trop longtemps méconnue par la postérité moderne, mais enfin restituée par M. Schiaparelli[11]. L’idée générale de ce système est la suivante. Chaque planète est supposée fixée sur l’équateur d’une sphère particulière concentrique à la terre et animée d’un mouvement de rotation uniforme autour de l’axe perpendiculaire à cet équateur. Les pôles de cet axe sont à leur tour fixés sur la surface d’une seconde sphère concentrique animée d’un autre mouvement de rotation autour d’un autre axe, et ainsi de suite. La combinaison de ces divers mouvements, où l’on dispose du nombre des sphères, des vitesses de rotation et des inclinaisons, peut être dirigée de façon à se mettre d’accord avec les phénomènes, et Eudoxe y avait brillamment réussi, eu égard aux connaissances de son temps. Digressions en latitude, stations, rétrogradations, tout se trouvait expliqué par cette combinaison de rotations uniformes de sphères concentriques.

Ce système était naturellement appelé à une grande vogue ; d’ailleurs il se prêtait aux perfectionnements successifs que pouvaient réclamer les progrès de l’observation. Il suffisait d’augmenter le nombre des sphères de telle ou telle planète, comme le fit Callippe. Quoique, pour les prévisions des mouvements, la complication des calculs soit plus grande qu’avec le système des épicycles, adopté plus tard par Hipparque et par Ptolémée, celui d’Eudoxe aurait pu se maintenir pendant toute l’antiquité, car il avait, outre l’appui d’Aristote, l’avantage d’offrir une explication mécanique plus satisfaisante, s’il avait pu résister aux preuves de la variation de la distance entre la terre et les astres, et notamment à la découverte du changement de diamètre apparent du Soleil et de la Lune, preuves que les progrès de la science devaient établir ultérieurement, mais que l’âge de Platon ne soupçonnait pas[12].

Mais était-ce bien un pareil système que rêvait notre philosophe ? fût-il jamais tenté de l’adopter, comme le firent nombre de ses amis ou disciples[13] ? Il faut, avant de se prononcer, relire ce qu’il dit au livre VII de la République (p. 529, 530) :

« Quand ceux qui marchent en philosophie traitent de cette science (l’astronomie), ils me semblent tout à fait regarder par terre… Cette variété du ciel, puisque nous la percevons par le sens de la vue, nous devrions penser que si elle est la plus belle, la plus régulière qui puisse être dans son genre, elle n’en est pas moins de beaucoup inférieure à la véritable, à la vitesse réelle plus ou moins grande, suivant le vrai nombre, suivant les vraies figures des mouvements qui entraînent réciproquement tout ce qui leur est lié ; cela, c’est la raison, la διανοία qui le saisit, et non pas la vue… Il faut donc se servir comme exemple de cette variété céleste pour apprendre ce qui concerne cet objet de la pensée. De même, devant des dessins, dus au plus habile travail d’un Dédale ou de tout autre artiste ou peintre, un homme connaissant la géométrie pourra les regarder comme la plus belle œuvre de l’art, mais il trouvera ridicule qui croirait devoir s’y appliquer pour y saisir dans leur vérité les rapports d’égal, de double ou de toute autre mesure… Le véritable astronome n’est-il pas de même devant les mouvements des astres ? Il pense que c’est l’œuvre la plus admirable qu’ait pu faire l’artisan du ciel et de ce qu’il renferme ; mais, s’il s’agit du rapport de la nuit au jour, des deux au mois, du mois à l’année, et de ceux des révolutions de tous les astres, ne jugera-t-il pas absurde celui qui croirait que ces rapports restent toujours invariablement les mêmes, ne subissent aucune irrégularité, quand ils sont entre des corps, des objets visibles, celui qui voudrait, de toute manière, y chercher la vérité ? »

Certes, dans ce passage bien connu, mais que nous avons cru devoir remettre devant les yeux du lecteur, on voit affirmer nettement le besoin de dégager, de l’observation confuse des faits, des lois simples et mathématiques qui mettent l’ordre à la place du chaos. Mais, en même temps, est déclaré impossible le succès absolu de toute tentative à cet égard ; il ne faut pas chercher plus qu’une certaine approximation ; les anomalies dans les phénomènes matériels sont nécessairement irréductibles. L’exagération d’un tel dogme n’irait à rien moins qu’à nier la science ; en tout cas, Platon nie expressément la constance dans la durée des révolutions des astres, Or cette constance, dont au reste, à cette époque, l’imperfection des observations pouvait très raisonnablement faire douter, c’est précisément le point de départ d’Eudoxe.

Pour refuser d’adopter le système de son contemporain, Platon avait d’ailleurs divers motifs ; non seulement l’explication mécanique répugnait aux tendances de son esprit ; mais, déjà sans doute imbu des doctrines pythagoriciennes, il ne lui convenait guère de déduire de l’expérience les données arbitraires d’un système cosmique. Il eût rêvé de les tirer à priori de lois numériques simples, dût-il ne pas se trouver d’accord avec les phénomènes. Rien d’étonnant dès lors que, dans le mythe d’Er, il ait, d’une part, fait abstraction même des variations en déclinaison, que de l’autre il ait fait intervenir les à coups irréguliers de la main des Parques pour mettre en branle le monde de la Nécessité.

Si grand que fût le génie de notre philosophe, il est clair qu’il s’engageait là dans une voie périlleuse ; mais il a su se garder du danger, et la position qu’il a prise lui a permis d’ailleurs de se maintenir dans une réserve dédaigneuse vis-à-vis des nouveaux systèmes qui auraient pu le séduire. Tandis que son disciple, Aristote, embrasse sans réserve les hypothèses d’Eudoxe, et qu’il essaye même d’y apporter un perfectionnement théorique, au point de vue de la conception mécanique, par l’invention des sphères ἀνελιττούσαι, Platon semble, jusqu’à la fin de sa vie, ainsi que nous le verrons, garder son esprit libre et prêt à accueillir toute idée neuve qui paraîtra lui offrir quelque intérêt pour ses tendances intimes. Il ne pouvait, certes, jouer aucun rôle qui fût plus favorable au progrès de la science.

On se demandera peut-être si sa croyance à l’irréductibilité des anomalies dans les phénomènes était en concordance rigoureuse avec ses principes métaphysiques, si son esprit n’était pas, pour les lois des astres, comme hanté du vieux rêve des mythes barbares, la lutte de l’ordre contre le désordre, des dieux célestes contre les monstres toujours vaincus, jamais détruits. Nous n’aborderons pas cette discussion, nous nous contenterons de montrer qu’il est resté fidèle jusqu’au bout de sa carrière à la croyance dont il s’agit et que nous lui avons vu affirmer dans la République.

La doctrine du Timée sur le semblable (mouvement diurne), et sur l’autre, l’ensemble des mouvements non diurnes et plus ou moins irréguliers, laisse subsister dans toute sa force, en face du principe de l’unité, cette négation, ce refus d’astreindre rigoureusement la matière aux lois de l’idée.

Mais c’est surtout au Xe livre des Lois (p. 897) que nous voyons Platon, dans sa dernière œuvre, développer la même pensée, là où l’on devrait peut-être le moins s’y attendre. Il veut précisément appuyer les dogmes religieux sur le spectacle du ciel ; après avoir affirmé que l’âme est antérieure au corps, l’avoir posée comme principe universel, du bien comme de son contraire, il dit qu’elle s’étend et habite dans tout ce qui se meut et qu’elle doit donc gouverner aussi le ciel. Mais y en a-t-il une ou plusieurs ? Plusieurs, répond-il, deux au moins : l’une bienfaisante, l’autre contraire ; le mouvement régulier (diurne) de la sphère céleste, le plus conforme à la raison, dépend exclusivement de l’âme la meilleure ; là où il n’y a pas d’ordre ni de rapport régulier, domine l’ἀνοία. Les conséquences de cette thèse sont inéluctables, et si la nécessité de ne pas blasphémer les dieux célestes[14] oblige Platon à ne pas mettre ses conclusions en pleine lumière, nous avons le droit de le faire sans scrupule. L’ἀνοία, conséquence nécessaire de l’autre, comme l’autre est la conséquence de l’un, s’étend dans tout le monde, sauf à la sphère supérieure des fixes ; les planètes y sont donc soumises dans une certaine mesure, plus ou moins grande, et de là les anomalies de leurs mouvements, anomalies sans doute elles-mêmes soumises à des lois, mais seulement aussi dans une certaine mesure plus ou moins grande, et ainsi finalement et au fond, irréductibles à la règle, au moins autant que l’autre l’est à l’un.


X

LE MOUVEMENT DE LA TERRE

Pour compléter notre étude sur les opinions astronomiques de Platon, nous ne nous arrêterons pas au Timée, où il n’y a plus à glaner après M. Th.-H. Martin. Il a surabondamment établi en particulier, sur un passage déjà trop controversé, que, dans ce dialogue, Platon tient toujours pour l’immobilité de la terre au centre du monde. Mais la méprise, peut-être volontaire, d’Aristote sur ce point, prouve au moins que cette antique croyance était, dès ce temps, fortement battue en brèche, quoiqu’elle dût garder encore la prépondérance pendant de longs siècles. Ii semble d’ailleurs que cette méprise ait été occasionnée par la connaissance qu’avait Aristote d’un revirement ultérieur dans les idées de Platon, fait qui paraît suffisamment établi par le témoignage de Théophraste[15] : « Platon devenu vieux, se repentit d’avoir donné à la terre la place centrale dans l’univers, place qui, étant la principale, convenait à quelque chose de mieux. » Il est clair que, si Platon arriva à supposer à la terre une position excentrique, il lui supposa en même temps le mouvement.

Une étude sur le progrès et le sort, dans l’antiquité, des opinions contraires au système des apparences astronomiques, ne sera donc point déplacée ici, si nous voulons présenter un tableau suffisamment complet de l’état des sciences à l’époque qui nous occupe.

On sait que le premier système où la terre fut déplacée et mise en mouvement est celui de Philolaos. On ne peut guère douter que Platon n’en eût pleine connaissance dès l’époque où il écrivait la République : car il y fait une allusion très claire à la grande année empruntée par ce pythagoricien à Œnopide de Chios[16]. On ne peut douter non plus que ce ne soit ce système qu’il ait regretté plus tard, d’après Théophraste, de n’avoir pas développé dans le Timée. Car nous ne pensons pas que ce repentir lui soit venu après la rédaction des Lois, date à laquelle sa pensée devait probablement avoir subi de nouvelles évolutions.

On connaît également les grandes lignes des doctrines de Philolaos ; la voûte sphérique des fixes est immobile ; les sept planètes et la terre, plus un neuvième astre, toujours invisible, l’antichtkone (inventé d’après Anaxagore, moins pour compléter le nombre 10 que pour se prêter à des explications d’éclipses), circulent autour d’un feu central que nous ne pouvons deviner que par sa réverbération dans le soleil et les autres astres.

Mais ce que l’on a le moins discuté, c’est l’idée mère d’où est sorti ce système.

Dans les dogmes astronomiques de Pythagore se trouvait un principe de contradiction. Si c’est l’harmonie des nombres qui régit le monde, ce n’est point le mécanisme, et cependant on ne peut comprendre les apparences, le mouvement diurne commun à tous les astres, si la révolution de la sphère supérieure (celle des fixes) n’entraîne pas mécaniquement toutes les autres. Cette explication mécanique est celle que nous avons vu guider Eudoxe dans la conception de son système ; c’est elle qui devait conduire Aristote à y ajouter les sphères ἀνελιττούσαι, destinées à annuler l’action des sphères eudoxiennes des planètes supérieures sur celles des planètes inférieures. Nous avons vu Platon l’admettre dans la République ; elle subsiste déguisée dans le Timée ; mais elle n’en est pas moins aussi antipathique aux tendances intimes de son esprit qu’elle devait l’être à l’ensemble des dogmes pythagoriciens.

Une autre difficulté se présentait dans le système des apparences, du moment où le mouvement diurne était distingué des mouvements propres, distinction qui paraît la gloire de l’école pythagoricienne et qui permettait seule de rapprocher les seconds, comme le fit cette école, de la circulation uniforme.

Les anciens ne pouvaient s’imaginer, au début de la science, — nous l’avons vu par l’exemple d’Anaximandre, — l’énormité de la distance du soleil par rapport à celle de la lune, Eudoxe de Cnide admettait encore qu’elle était seulement neuf fois plus considérable. Il en résulte que les Pythagoriciens devaient regarder le mouvement propre du soleil sur son orbite comme moins rapide que celui de la lune, et en thèse générale, considérer les vitesses propres des planètes comme décroissant à partir de la terre[17]. En arrivant à la sphère des fixes, il fallait faire un saut brusque et énorme en sens contraire. Comment soutenir après cela la théorie de l’harmonie ?

Sortir de ces difficultés en mettant en mouvement notre poste d’observation, fut un trait de génie.

Mais pourquoi ne pas se contenter de faire tourner la terre autour de son axe ? Pourquoi, comme Philolaos, lui faire décrire une orbite ? C’est que la seconde idée était, en fait, plus naturelle, pour un ancien qui pouvait la concevoir par analogie avec la circulation des astres, tandis que pour la première aucune similitude pareille ne se présentait à son esprit. Les deux éléments principaux du système étant ainsi déterminés, la riche fantaisie de l’inventeur put faire le reste.

Cette doctrine singulière dut sans doute, dès son apparition, exciter un grand intérêt, et on eut à se préoccuper, sinon de la défendre, au moins de la réfuter ; on dut donc essayer de la mettre en désaccord avec les faits.

La première objection à faire était que, si ce système rendait bien compte du mouvement diurne, il devait apporter des perturbations dans les apparences des mouvements propres ; on eut donc à rechercher en quoi le déplacement circulaire du point d’observation pouvait influer sur les apparences.

Le problème se posait ainsi : Un point A décrit autour d’un centre fixe un cercle donné avec une vitesse donnée. Un autre point B décrit autour du même centre un autre cercle donné avec une vitesse également donnée. Quel sera le mouvement apparent du point B, observé du point A ?

Il était facile de reconnaître par des raisonnements simples que ce mouvement est le même que si, le point A restant immobile, on en observait un mobile décrivant un cercle égal à celui que décrit en réalité le point A, avec la même vitesse, mais dirigée en sens contraire, tandis que d’ailleurs le centre de ce cercle serait animé lui-même autour du centre d’observation d’un mouvement circulaire et uniforme, égal à celui que possède en réalité le point B autour du centre fixe.

Ainsi, dans le système de Philolaos, les astres auraient tous dû paraître décrire toutes les vingt-quatre heures un petit cercle autour de leur position relative au centre du monde ; ce petit cercle eût eu un rayon égal à celui sous lequel eût paru, transporté à la distance de l’astre, l’intervalle entre la surface terrestre et le centre de l’Ἑστία.

Comme le système de Philolaos a sa partie de vérité, que la terre tourne autour de son centre, cette apparence existe théoriquement pour tous les astres ; mais de fait, en raison de l’énormité des distances astronomiques, elle n’est sensible, même aux observations les plus précises, que pour les astres les plus voisins. C’est ce qu’on appelle la parallaxe diurne.

Comme les anciens étaient loin de pouvoir s’imaginer les distances réelles des astres, l’objection était sérieuse, si imparfaite que fussent les moyens d’observation à cette époque. À tout le moins les partisans du système de Philolaos étaient-ils conduits à diminuer autant que possible le rayon de l’orbite supposé décrit par la terre, et finalement, supprimant l’inutile antichtone, à replacer notre globe au centre du monde, tout en lui conservant son mouvement de rotation autour de ce centre. Arrivés à cette limite, Ecphante de Syracuse et Héraclite du Pont, disciple de Platon, étaient inattaquables, car il leur était à leur tour facile de démontrer que, du moment où la position de l’observateur est excentrique par rapport au centre du monde, la parallaxe est identique, que le mouvement diurne appartienne aux astres ou à la terre.

Ainsi le principe de la théorie des excentriques et des épicycles était découvert, et l’examen tant soit peu approfondi de ces questions permettait à un astronome de reconnaître qu’il y avait là une hypothèse se prêtant, grâce à des combinaisons faciles, à l’explication des anomalies célestes.

Un passage très précis de Platon montre qu’il ne resta pas étranger à ces discussions. À près avoir décrit le mouvement d’un corps de révolution auteur de son axe fixe (ἐν ἑνὶ), il ajoute (Lois, X, 893 d) : « Quant aux mobiles ἐν πολλοῖς, tu me sembles désigner ainsi ceux qui sont animés d’un mouvement de translation et se déplacent continuellement de lieu ; et ceci peut arriver qu’ils tournent soit autour d’un seul centre, soit autour de plusieurs, par une circulation avec roulement τῷ περικυλινδεῖσθαι). » Ainsi on s’était de fait déjà préoccupé, à sa connaissance, du problème de représenter un mouvement quelconque par une combinaison de mouvements circulaires et uniformes, ce qui est précisément le problème des épicycles.

Comment ne pas supposer dès lors qu’il fait précisément allusion ici à la première application heureuse de cette théorie, l’explication des mouvements de Mercure et de Vénus par l’hypothèse de leur rotation autour du soleil mobile, système que nous savons avoir été adopté, en même temps que la rotation diurne de la terre sur elle même, par ce disciple dont nous avons cité le nom tout à l’heure, Héraclite du Pont[18] ?

Il convient d’expliquer comment ce lambeau de la vérité fut saisi le premier, et comment il put être abandonné plus tard par Hipparque et Ptolémée.

Longtemps encore après l’époque de Platon, l’inexactitude des moyens d’observation ne permettait pas de réclamer, pour représenter le mouvement d’une planète quelconque, plus qu’une des combinaisons suivantes, entre lesquelles on peut d’ailleurs choisir indifféremment au point de vue de la représentation des phénomènes :

1o Un mouvement régulier sur un excentrique dont le centre mobile décrit un cercle concentrique à la terre ;

2o Un mouvement régulier sur un épicycle dont le centre mobile décrit un cercle excentrique à la terre[19].

Si l’on adopte l’hypothèse de l’épicycle pour le soleil et les planètes inférieures, celle au contraire de l’excentrique pour les planètes supérieures, on trouve que tous les centres des épicycles et des excentriques sont constamment sur une même droite. Comme d’ailleurs la valeur absolue des rayons est arbitraire, on peut faire l’hypothèse que tous ces astres ont un mouvement de rotation autour d’un même point du ciel, lequel point tourne autour de la terre. Les apparences seront au reste les mêmes, que l’on suppose ce point immobile au centre du monde et la terre tournant autour de lui. Alors c’est le soleil qui se trouve au plus près de ce centre du monde, et on peut enfin l’y supposer fixe, à la condition d’excentrer les circonférences décrites autour de lui.

Mais ce dernier système, que nous connaissons sous le nom de Copernic, ne pouvait venir à l’esprit avant que l’on eût démontré que la grandeur du soleil était incomparablement supérieure à celle de la terre et que, par suite, il méritait suffisamment d’obtenir la place centrale. C’est à Aristarque de Samos qu’au siècle suivant cette double gloire était réservée. À l’époque de Platon, la théorie commençait seulement à s’ébaucher. Or il n’était certes pas naturel d’adopter les épioycles pour certaines planètes, les excentriques pour d’autres, tandis que le fait du voisinage toujours constant entre le soleil, et Mercure et Vénus, l’égalité des durées de leurs révolutions géocentriques conduisaient naturellement Héraclite à essayer l’hypothèse de trois épicycles tournant autour d’un même centre, celui-ci effectuant de son côté autour de la terre une révolution uniforme dans l’intervalle d’une année solaire.

Le système d’Aristarque devait échouer d’autant plus contre la force des préjugés religieux et vulgaires qu’il n’apportait pas la simplicité complète des mouvements circulaires, concentriques et uniformes, rêvés à l’origine par les Pythagoriciens. L’imperfection des moyens d’observation faisait qu’on n’était pas encore obligé de multiplier outre mesure les épicycles et les excentriques, et la simplification apportée dans la conception générale du monde n’était pas dès lors aussi désirable qu’elle le devint avant Copernic. L’hypothèse des épicycles, adoptée par Hipparque, triompha donc pendant de longs siècles pour les diverses planètes, et l’opinion particulière d’Héraclite demeura comme une supposition plausible à certain égards, pouvant se concilier avec les théories dominantes, mais d’ailleurs sans preuves suffisantes pour en établir la vérité.

Ces aperçus sur l’histoire de l’astronomie ancienne nous ont écartés de Platon. Il est temps de revenir à lui et d’essayer de préciser les évolutions de sa pensée en ce qui concerne le repos ou le mouvement de la terre.

Il est certain que dans sa dernière œuvre, les Lois, il conforme en général son langage aux opinions vulgaires de son temps, et semble, par conséquent, considérer encore, ainsi qu’il l’avait fait dans le Timée, notre globe comme immobile, la sphère des fixes comme en mouvement. M. Th.-H. Martin a donc-pu se croire autorisé à regarder cette croyance comme un dogme platonicien.

M. Schiaparelli, au contraire, s’il répugne à admettre, ainsi que nous l’avons fait, que Platon ait connu l’ébauche de la doctrine des épicycles, pense trouver dans les Lois même : la preuve qu’a l’époque de leur rédaction l’opinion intime de notre : philosophe justifiait déjà le témoignage de Théophraste sur son revirement. Dans cette thèse, le plus plausible est de croire qu’après le Timée Platon aura momentanément adopté le système de Philolaos (la terre excentrée et décrivant un orbite), pour se rallier ensuite à celui d’Ecphante et d’Héraclite (la terre au centre de l’univers, mais animée d’un mouvement de rotation sur elle-même).

La contradiction entre la doctrine scientifique, réservée au cercle intime des disciples, et la concession faite aux croyances populaires, dans les ouvrages destinés à la publicité, ne peut étonner aucun de ceux qui ont étudié Platon ; Teichmüller, au reste, a suffisamment établi qu’il ne faut, dans les Dialogues, accepter sans réserves que les parties dialectiques comme exprimant la véritable pensée de l’auteur ; il a assez montré, sous cette condition, la parfaite unité des dogmes métaphysiques, assez élucidé les principes de l’interprétation des mythes, sous le trompeur rideau desquels le grand écrivain se plaît à dissimuler prudemment sa doctrine, pour que nous n’ayons point, dans le cas tout particulier qui nous occupe, à insister sur la nécessité de ne pas prendre à la lettre telle ou telle expression des Lois, que l’on pourrait opposer à M. Schiaparelli.

Ce dernier s’appuie principalement sur un long passage du livre VII, où il est d’ailleurs très clair que Platon ne veut pas dévoiler le fond de sa pensée, mais seulement indiquer qu’elle s’éloigne de l’opinion vulgaire. Contentons-nous de traduire la phrase la plus importante (822, a) :

« Ce n’est point la droite opinion que de considérer comme errants la lune, le soleil et les autres astres ; c’est tout le contraire qui est vrai. Chacun poursuit toujours la même route et non par divers chemins, une seule révolution circulaire, quoiqu’il puisse paraître soumis à plusieurs ; et par là c’est à tort que l’on regarde comme le plus lent celui qui est le plus rapide, comme le plus rapide celui qui est le plus lent. »

Ce passage se rapporte, en première ligne, à la complication du mouvement diurne et du mouvement propre, d’où résulte le mouvement apparent. Si nous considérons le soleil par exemple, il nous paraît décrire chaque jour un parallèle différent (divers chemins) ; pour les ioniens en général, pour Anaxagore et Démocrite en particulier, ce mouvement apparent est bien le mouvement réel du soleil. Cette opinion contre laquelle s’élève Platon, peut d’ailleurs être contredite de deux façons : ou bien, suivant le système du Timée. le mouvement diurne de la sphère céleste est supposé entrainer tous les astres, et alors il ne faut considérer comme le mouvement vrai du soleil que sa circulation annuelle dans le plan de l’écliptique ; ou bien, suivant le système d’Ecphante, on peut nier le mouvement de la sphère céleste, remplacé par la rotation de la terre, et la même conséquence, relative au mouvement vrai du soleil, ne souffre plus aucune difficulté.

C’est sur le choix de Platon entre ces deux alternatives que porte le désaccord de M. Th.-H. Martin et de M. Schiaparelli. Si l’on tient compte de l’opinion du philosophe sur les distances des planètes à la terre, il nous semble que, dans le passage cité, la phrase mise en italique donne raison à l’astronome de Milan.

Dans la thèse de Démocrite, le mouvement le plus rapide est celui de la sphère céleste ; les vitesses des planètes décroissent des plus lointaines aux plus voisines de la terre. Dans le système du Timée, le mouvement le plus rapide est encore celui des fixes ; mais les vitesses propres des planètes décroissent des plus voisines de la terre aux plus lointaines. Pour Ecphante enfin, la vitesse des mouvements célestes décroit régulièrement à partir de la terre, jusqu’à la sphère des fixes, qui est immobile. C’est donc bien ce dernier système qui est le plus exactement contradictoire de la thèse attaquée par Platon.

Si nous allons d’ailleurs chercher dans l’Epinomis (987, b) les indications données sur la véritable pensée du maître par son disciple le plus fidèle, nous la trouvons toujours enveloppée des mêmes réticences ; mais le voile en est cette fois un peu plus transparent :

« Il faut mettre à part le huitième (la sphère des fixes), qu’on peut de préférence dénommer le monde supérieur, qui se meut en sens contraire de tous ces autres et les entraîne, à ce qu’il semble du moins aux hommes peu instruits de ces choses. Mais il faut parler, et nous parlons suivant ce qu’il suffit de savoir ; car ce qu’est en soi la sagesse apparaît ainsi en une certaine manière même à celui qui ne participe que faiblement à l’intelligence du vrai et du divin. »

On ne peut certes demander un témoignage plus précis en faveur de l’adoption définitive par Platon du système d’Ecphante, si l’on réfléchit à la ligne de conduite que le philosophe suivait rigoureusement à l’égard des préjugés populaires. N’oublions pas au reste que cette ligne de conduite était suffisamment motivée par les persécutions qu’avait déjà subies la vérité, et qu’un siècle plus tard Aristarque de Samos se vit accusé pour ses opinions, comme dix-neuf cents ans après devait l’être Galilée pour la même doctrine.

Sans nous astreindre rigoureusement, dans cette étude, à une époque déterminée, nous avons essayé de retracer quelques-unes des étapes qu’a suivies la science astronomique dans les longs et pénibles détours de l’erreur à la vérité ; nous avons vu la pensée de Platon parcourir ces voies moins avec la hardiesse du novateur, qu’avec la réserve d’un sceptique à large vue. S’il n’a point sur ce domaine, comme pour les mathématiques pures, marqué pour l’avenir la trace puissante de son génie, au moins il a touché des lambeaux de la vérité que l’antiquité sut découvrir, mais qu’elle laissa échapper pour en léguer la gloire à l’âge moderne.

(À suivre.)

Paul Tannery.
  1. Voir les numéros de novembre 1880 et mars 1881.
  2. I precursori di Copernico nell’ antichitá. Milan, Hæpli, 1873.
  3. Die kosmichen Systeme der Griechen. Berlin, 1851.
  4. Nous savons par un texte formel d’Aristote (De cælo, II, 13, 9) qu’Anaxagore et Démocrite défendaient encore la première.
  5. Plutarque, De placit. philos., II, 20. ὥσπερ διὰ πρηστῆρος αὐλοῦ. — Voir Gustav Teichmüller (Studien zur Geschichte der Begriffe, Bertin, 1874, p. 12, à qui l’on doit d’avoir définitivement reconstruit le système d’Anaximandre.
  6. Cette raison de l’ordre pythagoricien (également à priori, sauf pour la lune, à cause des occultations d’étoiles et de planètes) ne suffit pas pour déterminer les rangs du soleil, de Venus et de Mercure, qui ont la même durée de révolution géocentrique. Aussi les anciens se sont-ils partagés à ce sujet. Nous n’entrons pas dans le détail de leurs opinions, nous contentant, de remarquer que l’ordre de Platon paraît bien le plus ancien.
  7. Le premier de ces trois nombres, 10, n’est pas fourni par les témoignages de l’antiquité, mais il nous semble qu’on peut logiquement le restituer en toute sûreté.
  8. Nous avons un peu plus haut indiqué pour les sirènes une analogie plus lointaine. L’école de Pythagore, comme Héraclite le reprochait au maître, s’est peut-être beaucoup plus assimilé d’opinions venant, d’ailleurs, des sources les plus diverses, qu’elle n’en a proprement inventé.
  9. Le passage qui nous occupe a été au reste entendu jusqu’à présent dans les sens les plus différents : les explications données se heurtent toutes à de sérieuses difficultés ; celle que nous proposons est nouvelle, autant que nous le croyons. M. Th.-H. Martin admet qu’il s’agit des hauteurs des anneaux, ce qui nous semble contraire au texte de Platon.
  10. Il est singulier au reste qu’il ait attribué l’avenir à Atropos, qui semble bien être le temps passé (what return no more) ; de même, Lachésis est plutôt le présent, et Clotho l’avenir.
  11. Le sfere omocentriche di Eudosso, di Cullippo e di Aristotele. Hæpii, Milan, 1875.
  12. Le système d’Eudoxe était encore en pleine vigueur au temps d’Archimède, qui dut l’adopter dans le célèbre engin qu’il construisit pour figurer les mouvements célestes. Les derniers coups lui furent, semble-t-il, portés par l’astronome Sosigène, le réformateur du calendrier au temps de Jules César.
  13. Avant Aristote, il faut citer Ménechme, l’inventeur des sections coniques.
  14. Nécessité d’autant plus grande qu’il trouve sans doute leur culte plus pur et plus raisonnable que celui des dieux populaires, et qu’il voudrait peut-être substituer le premier au second. Cette tendance est, comme on sait, très nettement accusée dans l’Épinomis, qui, à cet égard, forme le complément logique de l’ensemble des Lois.
  15. D’après Plutarque, Platon. Quæst. VIII ; Vie de Numa, XI.
  16. Civitas, IX, 588 a. « C’est bien le nombre (729) vrai et convenable aux vies, si à celles-ci conviennent les jours et les nuits, les mois et les ans. » Ce cycle comprenait 21,537 jours, 720 mois lunaires contre 59 années solaires (31 révolutions de Mars, 5 de Jupiter, 2 de Saturne). 729 est aussi, à une unité près, le nombre des jours et des mois de l’année. Ce dernier rapprochement appartient à Philolaos (Censorinus). Comme période luni-solaire, ce cycle est beaucoup moins exact que celui de Meton, déjà en vigueur au temps de Platon. Il est également possible que le célèbre passage sur le nombre nuptial (Civitas, VIII, 546, b-c) cache une allusion à la grande année de Philolaos. Nous avons proposé une autre explication de ce passage (Revue philosophique, I, p. 171,) mais nous serions disposés à appuyer néanmoins cette conjecture, si les manuscrits se prêtaient à quelques changements de texte favorables.
  17. C’est ce qui est supposé implicitement dans les systèmes harmoniques attribués aux Pythagoriciens où les notes les plus élevées correspondent aux astres les plus voisins de la terre ; ils avaient parfaitement reconnu en effet que la hauteur du son dépend de la rapidité un mouvement. Les systèmes où la progression est inverse sont au contraire d’une époque postérieure à Aristarque de Samos (commencement du iiie siècle avant J.-C.), dont les travaux établirent définitivement que le mouvement propre apparent du soleil sur son orbite est plus rapide que celui de la lune.
  18. On n’ignore pas que ce fut un des plus illustres élèves de Platon, et qu’il remplaça le maitre pendant son troisième voyage en Sicile (361 av. J.-C.).
  19. Pour le soleil et la lune en particulier, le centre de l’excentrique est fixe ; la durée de la révolution sur l’épicycle est égale à celle de la révolution du centre de l’épicycle lui-même.