L’économie politique en vingt-deux conversations/Conversation 21

Traduction par Caroline Cherbuliez.
Établissement encyclographique (p. 245-259).

CONVERSATION XXI.


DU COMMERCE EXTÉRIEUR, Suite.

Des lettres de change. — De la balance du commerce. — Cause de la variation réelle du change. — Disproportion des exportations et des importations. — Cause de la variation nominale du change. — Dépréciation de la valeur de la monnaie courante du pays.
MADAME B.

J’espère que vous êtes suffisamment convaincue des avantages du commerce extérieur.

CAROLINE.

Tout à fait convaincue ; il y a cependant une chose encore qui m’embarrasse. Sous un point de vue général je conçois que le commerce consiste en un échange de marchandises, mais je ne comprends pas comment cet échange s’effectue entre négociants. Le marchand de vin, par exemple, qui importe du vin de Portugal, n’exporte pas des marchandises en retour ; son commerce se borne au vin ?

MADAME B.

Il y a beaucoup de négociants, qui exportent et importent toutes sortes de marchandises. Le négociant espagnol, le négociant turc, le négociant des Indes Occidentales, importent chez nous les différentes marchandises que nous recevons de ces pays-là, et exportent en général des marchandises anglaises en retour. Mais ce sont les pays, plutôt que les individus, qui échangent leurs diverses productions ; car les marchandises, tant exportées qu’importées, sont, dans tous les cas, achetées et vendues, et jamais troquées.

CAROLINE.

Mais puisque les marchands de différents pays n’échangent pas, selon le sens littéral du mot, leurs marchandises, il faut donc que chacun d’eux envoie une somme d’argent en paiement ; et ces sommes doivent être, de part et d’autre, à peu près équivalentes. Si le marchand de Londres doit payer 1 000 liv. st. pour des vins achetés à Lisbonne, le marchand de Lisbonne aura à peu près la même somme à payer à Londres pour des draps. Il est donc à regretter que les marchandises n’aient pas été réellement échangées, ou que l’on n’ait pas imaginé quelque manière de se transférer mutuellement les créances, afin d’éviter tant de dépense et de peine inutiles.

MADAME B.

On a fait ce que vous demandez ; et tous ces achats et ventes se terminent habituellement sans l’intervention de la monnaie, au moyen d’ordres écrits que l’on nomme lettres de change.

CAROLINE.

Les lettres de change ne sont-elles pas une espèce de papier-monnaie comme les billets de banque ?

MADAME B.

Pas exactement ; au lieu d’une promesse écrite, c’est un ordre, adressé à la personne à qui le marchand envoie ses marchandises, par lequel il lui demande de payer, à une certaine date, une somme clairement énoncée dans la lettre, à une troisième personne qui y est nommée. Ainsi quand un marchand de draps en expédie en Portugal, il tire une lettre sur le marchand à qui il les consigne ; mais au lieu d’envoyer cette lettre avec ses draps en Portugal, il la négocie à Londres ; c’est-à-dire, qu’il cherche quelqu’un qui ait besoin d’une telle lettre pour acquitter une dette en Portugal. Il s’adresse donc à quelque marchand de vin, qui doit de l’argent à une maison de Lisbonne pour des vins importés de ce pays-là, et qui trouve commode de se servir de ce mode de paiement, pour éviter la dépense d’un envoi d’argent en Portugal. Il donne en conséquence au marchand de draps la valeur de sa lettre ; nomme son correspondant de Portugal comme étant la personne à qui la lettre est payable ; transmet la lettre à ce correspondant, qui va en recevoir la valeur chez celui sur qui elle est tirée.

CAROLINE.

La même lettre de change sert donc à payer l’une et l’autre marchandise, le drap et le vin ; et évite deux envois d’argent. C’est une invention commode et économique. J’ai bien envie d’en faire usage. J’ai une amie à York qui me doit quelque argent pour des emplettes que j’ai faites pour elle à Londres ; et ma sœur Émilie doit à peu près la même somme à un gantier d’York. Je pourrais donc tirer, sur mon amie, une lettre, que ma sœur m’achèterait, et qu’elle enverrait au gantier d’York pour acquitter sa dette ; et le gantier recevrait son argent de mon amie, sur qui j’aurais fait ma traite. C’est par de tels transports de créances, si je vous ai bien comprise, que les marchandises s’échangent entre commerçants.

MADAME B.

Je sais charmée que vous entendiez si bien l’usage des lettres de change. Vous voyez donc, que si, entre deux pays commerçants, la valeur des marchandises exportées égale celle des importées, la totalité des lettres de change remises de part et d’autre en paiement, sera aussi la même ; et les dettes contractées entre eux seront mutuellement acquittées, sans qu’il soit besoin de faire aucun envoi d’argent.

CAROLINE.

Cela est très-clair : mais il doit, je pense, arriver souvent, que la valeur des marchandises exportées et importées ne soit pas la même ; en ce cas, les lettres de change n’éteindront pas la totalité des dettes respectives ; et il restera un solde de compte, ou une somme d’argent due d’un pays à l’autre.

MADAME B.

C’est ce qu’on appelle la balance du commerce. Pour vous faire comprendre comment s’acquitte une telle dette, prenons pour exemple notre commerce avec la Russie. — Si, dans notre commerce avec ce pays-là, nos exportations et nos importations sont exactement égales en valeur, le change entre la Russie et l’Angleterre est dit être au pair, ou égal.

Mais si la valeur de nos importations a surpassé celle de nos exportations, en sorte, par exemple, que nous ayons reçu de la Russie plus de chanvre et de suif que nous n’avons envoyé à la Russie de draps et de quincaillerie, il y aura une somme plus considérable de lettres de change tirées par les marchands russes sur l’Angleterre, que par les marchands anglais sur la Russie. Après donc que leurs dettes réciproques auront été acquittées, autant qu’elles peuvent l’être par les lettres de change, il restera un surplus de lettres russes tirées sur l’Angleterre qu’il faudra payer en argent.

CAROLINE.

Il faudra donc que quelqu’un de nos marchands envoie de l’argent en Russie, pour acquitter leurs dettes ?

MADAME B.

C’est ce que tout marchand cherche à éviter, à cause de la grande dépense du frêt et de l’assurance ; aussitôt donc que l’on aperçoit une rareté de lettres anglaises sur la Russie, chaque marchand anglais qui a des dettes en Russie, pour le chanvre ou le suif qu’il y a acheté, cherche avidement à s’en procurer. La concurrence des marchands pour ces lettres de change en élève le prix ; car ils trouvent qu’il leur convient de donner quelque chose de plus que le montant de la lettre, plutôt que d’envoyer de l’or en Russie. Ce que l’on donne de la sorte pour une lettre de change, au delà du montant de cette lettre, s’appelle une prime, et notre change avec la Russie est dit en ce cas défavorable, ou au-dessous du pair.

CAROLINE.

C’est-à-dire, qu’un homme qui doit une somme d’argent à la Russie doit donner pour la payer quelque chose de plus que le montant de sa dette ?

MADAME B.

Oui ; et la grandeur de la prime dépend manifestement du degré de rareté des lettres de change.

CAROLINE.

Le change, j’imagine, ne peut jamais tomber au-dessous de ce qu’il en coûterait pour transporter l’or en Russie ; car comme nos marchands ont l’option de payer en lettres ou en argent, si la prime sur les lettres était plus grande que la dépense d’envoyer de l’argent, ils préféreraient ce dernier mode de paiement.

MADAME B.

Sans doute ; et comme la dépense d’envoyer de l’or en différents pays varie selon la distance et la facilité ou la difficulté des communications, le change favorable ou défavorable avec ces pays-là variera en conséquence.

CAROLINE.

Mais la prime donnée pour les lettres de change n’empêche pas, après tout, qu’il ne faille payer le solde de la dette en or ; elle ne fait qu’éloigner la difficulté en la renvoyant d’un individu à l’autre : car finalement, les marchands qui ne peuvent point obtenir de lettres de change sont bien forcés d’envoyer de l’argent en paiement.

MADAME B.

Je vous demande pardon ; un change défavorable se corrige lui-même en grande partie : mais ceci, il est vrai, demande quelque explication. Il y a une classe de négociants qui font leur occupation de trafiquer en lettres de change ; c’est-à-dire, de les acheter là où elles sont abondantes et à bon marché, et de les vendre où elles sont rares et chères. Ainsi les lettres de change deviennent un article de commerce comme l’or, comme toute autre marchandise. Il arrive donc, lorsque les lettres de change anglaises sur la Russie sont rares, que ces négociants achètent les lettres tirées sur la Russie par d’autres pays, et en garnissent le marché anglais.

CAROLINE.

Mais quand les lettres anglaises sur la Russie sont rares, il peut arriver qu’il n’y ait point un surplus de lettres sur la Russie dans les autres pays pour en fournir à l’Angleterre.

MADAME B.

En général quand il y a un déficit de lettres sur la Russie en un lieu, il doit y en avoir un surplus en quelque autre lieu ; car, quoique les exportations et importations de la Russie avec un pays particulier puissent être inégales, la totalité de ses exportations et importations doit à peu près se balancer ; la raison en est que, s’il y avait un excès constant d’importations, la Russie serait épuisée de numéraire ; que, si au contraire, il y avait excès d’exportations, l’argent s’y accumulerait et la monnaie y perdrait beaucoup de sa valeur. Il faut donc qu’à la longue les marchandises achetées par la Russie égalent en valeur celles qu’elle donne en échange ; en sorte que s’il y a un solde dû à la Russie par un pays, il doit y avoir un solde dû par la Russie à quelque autre pays. Par conséquent les lettres de change tirées par la Russie sur tous les pays étrangers, et celles que les pays étrangers tirent sur elle, doivent se balancer. C’est l’affaire des négociants en lettres de change de découvrir où ces lettres abondent et où elles manquent, afin de les acheter d’un côté et de les vendre de l’autre.

CAROLINE.

Si donc les marchands de lettres de change au lieu de garnir le marché anglais de lettres sur la Russie, achetaient le surplus des lettres de la Russie sur l’Angleterre, cela produirait également l’effet de payer la dette de l’Angleterre à la Russie.

MADAME B.

Précisément. Dans notre commerce avec l’Italie, par exemple, nous importons en Angleterre une grande quantité de soies, d’huile d’olive, et d’autres articles variés ; tandis que nos exportations, qui consistent en produits de nos manufactures, ne montent qu’à de fort petites sommes. Le change en conséquence deviendrait si défavorable, que nous serions réduits à la nécessité d’exporter de l’or pour payer le surplus de nos importations, si les banquiers ou marchands de lettres de change ne venaient à notre secours. Cette classe utile de commerçants achète le surplus des lettres de l’Italie sur l’Angleterre, et les envoie vendre en Allemagne, en France, en Espagne, et partout ailleurs où il y a un déficit de lettres sur l’Angleterre, et où par conséquent elles se vendent avec bénéfice.

CAROLINE.

Ainsi c’est l’Allemagne, la France et l’Espagne qui acquittent notre dette à l’Italie.

MADAME B.

Oui, pourvu que ces pays-là soient nos débiteurs ; autrement vous comprenez qu’ils n’achèteraient pas les lettres tirées sur nous.

CAROLINE.

Il semble que ces opérations devraient prévenir toutes les fluctuations du change et le maintenir constamment au pair.

MADAME B.

Si les opérations des banquiers, ou marchands de lettres de change, pouvaient se faire avec la même célérité et la même régularité que celles des caissiers de la ville de Londres, qui s’assemblent chaque jour, après l’heure des affaires, pour régler leurs comptes respectifs, elles pourraient avoir l’effet que vous supposez. Mais les spéculations des banquiers embrassent une si vaste enceinte, et tant de circonstances, tant d’événements politiques, influent sur les chances, qu’il n’est pas au pouvoir de la prudence et de la prévoyance humaines d’en prévenir les variations.

CAROLINE.

Arrive-t-il donc souvent que les commerçants soient réduits à la nécessité d’envoyer au dehors de l’argent en paiement des marchandises étrangères ?

MADAME B.

Rarement, je crois, excepté quand l’argent est plus demandé que les marchandises ; car, indépendamment des opérations des banquiers, il y a d’autres moyens de prévenir cette dépense. Quand les marchands anglais qui exportent des marchandises en Russie, s’aperçoivent que l’excès des importations sur les exportations produit une rareté de lettres sur la Russie, et qu’en conséquence ils peuvent vendre ces lettres avec bénéfice aux marchands occupés d’importer, cette addition survenue aux profits ordinaires de leur commerce les engage à augmenter leurs exportations. Cette prime a tout l’effet d’une gratification ; car elle permet d’exporter des marchandises, qui auparavant ne donnaient pas assez de profits pour que l’on pût les exporter. Au contraire nos marchands qui importent les marchandises russes, se voyant obligés d’acheter ces lettres de change avec une prime (qui a pour eux l’effet d’un impôt), bornent leurs importations aux marchandises qui peuvent donner les profits ordinaires de ce commerce, après avoir déduit la prime qu’ils ont été forcés de payer.

CAROLINE.

Les primes perdues par le marchand qui importe sont donc gagnées par celui qui exporte. Cela ne peut manquer d’encourager l’exportation et de décourager l’importation ; et par-là même de rétablir l’équilibre du change.

MADAME B.

Ainsi le mal d’un change défavorable produit immédiatement le remède, et tend à maintenir l’égalité entre les exportations et les importations. Mais pour que cet effet fût complètement obtenu, il faudrait que le pays avec lequel le change est défavorable demandât autant de nos produits que nous demandons des siens, ce qui n’est pas toujours le cas. Le change défavorable toutefois permet au marchand exportateur de vendre au dehors ses marchandises au plus bas prix, parce qu’une partie de ses profits provient de la prime sur le change ; par ce moyen, un plus grand nombre de personnes dans l’étranger se trouvant en état d’acheter au prix réduit, le marché pour ces marchandises acquiert plus d’étendue, et la quantité qui s’en consomme est beaucoup plus considérable.

CAROLINE.

Toutes ces circonstances réunies doivent presque entièrement prévenir le besoin d’envoyer de l’argent pour balancer les comptes ?

MADAME B.

Presque entièrement, à ce que je crois, excepté avec les pays, qui, ayant des mines à eux, peuvent être envisagés comme produisant les métaux précieux. Si l’Espagne et le Portugal retenaient chez eux tout l’or et l’argent qu’ils retirent de leurs mines, ces métaux y perdraient tellement de leur valeur, qu’aucune loi ne pourrait empêcher qu’on ne les transportât en d’autres pays où leur valeur serait plus grande. Ce serait l’article d’exportation qui donnerait les plus gros profits aux marchands espagnols ou portugais, lorsqu’ils l’enverraient en paiement des marchandises importées chez eux. Aussi voyons-nous que ces pays-là fournissent l’or et l’argent à l’Europe, comme nous lui fournissons les productions de nos colonies des Indes Occidentales, le café et le sucre. Nous avons vu, dans un précédent entretien, comment les métaux précieux se sont répandus chez toutes les nations civilisées ; et comment partout la quantité en a été si bien proportionnée à la demande, que la valeur n’éprouve aucune variation, si ce n’est la petite différence qui résulte des frais de transport des mines aux divers lieux où l’on en fait usage.

CAROLINE.

Mais n’ai-je pas ouï dire que le change était fort au-dessous de ce qu’il en coûterait pour envoyer l’argent au dehors ?

MADAME B.

Il est vrai ; mais je crois que c’est l’effet d’une cause toute différente, qui a sur le change une grande influence nominale. Nous avons eu occasion d’observer qu’une dépréciation dans la valeur de la monnaie courante d’un pays y élevait le prix de toutes les marchandises. Soit que cette dépréciation provienne d’une augmentation inutile de la quantité de la monnaie, ou d’une altération de la monnaie, ou de toute autre cause, l’effet en question en est infailliblement la suite.

Supposons que la monnaie courante d’Angleterre soit dépréciée de 25 pour cent ; c’est-à-dire, qu’une somme valant 100 liv. sterl. avant la dépréciation ne vaille plus réellement que 75 liv. st., en conservant toutefois sa valeur nominale de 100 liv. st. Une lettre de change anglaise, qui représente une certaine quantité de monnaie courante, participera à cette dépréciation, et ne sera plus égale en valeur à une lettre de change étrangère de la même somme. Il faudrait une lettre de change anglaise de 133 livres sterling pour obtenir une lettre étrangère de 100 liv. st. Si donc, avant la dépréciation, le change était au pair, cette circonstance le ferait baisser immédiatement de 25 pour cent.

CAROLINE.

Ne remédierait-on pas à ce mal en augmentant les exportations et diminuant les importations, comme lorsque le change défavorable provient d’une balance de commerce inégale ?

MADAME B.

Nullement ; car, bien que, dans les deux cas, le marchand exportateur puisse vendre ses lettres de change avec une prime ; cette prime, lorsqu’elle provient d’une dépréciation de la monnaie, n’est pas un gain pour le marchand, parce qu’elle est exactement balancée par le haut prix des marchandises, qui a, pour lui, tout l’effet d’une perte.

CAROLINE.

Il me semble que j’entends cela. La dépréciation de la monnaie, qui produit une prime sur la lettre de change, produit aussi une hausse dans le prix de la marchandise ; et ces deux effets, provenant de la même cause, doivent se correspondre et se faire toujours sentir dans la même proportion. Si un marchand exporte à Hambourg du drap, qui lui coûte 200 liv. st., quel que soit le profit sur lequel il compte dans l’état ordinaire de la monnaie, ce profit sera diminué de 25 pour cent, parce qu’il devra payer 67 liv. st. de plus pour son drap qu’il n’aurait fait avant la dépréciation. Mais comme il vendra la lettre qu’il tire sur Hambourg en paiement avec une prime de 67 liv. st., ses profits resteront précisément les mêmes en dernier résultat que si les choses avaient suivi leur marche régulière et accoutumée.

MADAME B.

C’est bien cela. Souvenez-vous donc, que quand le change est défavorable en conséquence d’une dépréciation de la monnaie, il n’est pas tel réellement, mais nominalement ; car cela peut avoir lieu dans le temps même où les exportations égalent les importations. Et n’oubliez pas non plus, que la différence, produite par le change dans la vente et l’achat des lettres de change, n’est, en ce cas, ni une perte ni un gain pour ceux qui les négocient, et n’a aucun effet sur l’exportation ou l’importation.

CAROLINE.

Mais est-il aisé de distinguer deux causes si semblables dans leurs effets, et de reconnaître en tout temps laquelle des deux fait varier le change ?

MADAME B.

Loin de-là : c’est une question qui a donné lieu à beaucoup de discussions, en particulier dans la dernière guerre. S’il est vrai que la monnaie courante ait été multipliée au delà du besoin, on peut l’envisager comme ayant été dépréciée, et comme ayant affecté nominalement le change.

D’un autre côté, comme le système de guerre dans lequel on avait été jeté, était singulièrement défavorable à nos exportations, la balance de la dette étrangère était fort contre nous, et la dépense de faire passer de l’or considérablement accrue. Sous ce rapport, on peut dire que le change était devenu réellement défavorable.

Il est probable que les deux causes ont agi, et ont contribué ensemble à produire dans notre change la grande baisse qui a eu lieu pendant la guerre.

Après toutes les recherches faites sur les sujets dont nous venons de nous occuper, on voit subsister encore, même parmi nos législateurs, l’ancien préjugé populaire sur la balance du commerce. Aujourd’hui encore on trouve des personnes prêtes à féliciter ce pays de ce que les exportations surpassent les importations, et de ce qu’en conséquence le solde en argent nous reste dû, ce qui leur paraît un gain pur.

CAROLINE.

Ceux qui ont cette opinion savent-ils que cet argent ne nous serait pas dû, si nous n’avions pas exporté un surplus de marchandise égal en valeur ?

MADAME B.

C’est en cela précisément qu’ils trouvent un avantage. Ils disent que, puisque les pauvres vivent de leur travail, plus nous travaillons pour les autres pays, plus aussi nous recevons d’argent pour nos ouvrages, et par conséquent plus nous sommes riches.

CAROLINE.

Non certes, si nous exportons les fruits du travail de nos ouvriers pour ne recevoir en retour que de l’or. Car ce n’est pas de leur travail, mais du produit de leur travail, que les pauvres vivent ; si tout ce produit était exporté et qu’en échange on ne reçût que de l’or, notre situation ne ressemblerait pas mal à celle du roi Midas, qui mourut de faim parce que, sous sa main, tout se changeait en or.

Mais les marchands ne préviennent-ils pas cette importation de l’or, en transportant les lettres de change d’un pays à l’autre ? Car si la balance du commerce nous est favorable avec un pays, elle doit nous être défavorable avec un autre.

MADAME B.

Vous avez raison. S’il était possible que nous eussions ce que l’on appelle une balance de commerce favorable avec tous les pays, nous accumulerions une quantité de métaux précieux qui n’aurait d’autre effet que de déprécier notre monnaie.

Le commerce le plus avantageux pour les deux parties intéressées est celui dans lequel les exportations et importations se compensent, de manière que la balance ne penche ni d’un côté ni de l’autre, car il est également nuisible à un pays de se défaire de la monnaie dont il a besoin dans l’intérieur, qu’à l’autre d’en recevoir quand il n’en manque pas.

Quand un pays reçoit des lingots, ce n’est pas en paiement d’un solde de dette, c’est une marchandise demandée. Une telle demande doit toujours avoir lieu dans les pays qui avancent vers la richesse, non-seulement parce que les lingots d’or et d’argent sont nécessaires aux joailliers et aux orfèvres pour divers objets de luxe ; mais parce que le produit vénal du pays croît, et qu’il faut de la monnaie additionnelle pour en opérer la circulation.

CAROLINE.

D’après cette fausse théorie de la balance du commerce, la balance devrait être constamment contre l’Espagne et le Portugal, et constamment favorable aux autres pays ; puisque c’est d’Espagne et de Portugal que tous les trésors du nouveau monde coulent en Europe ?

MADAME B.

En effet, mais ils ne sont pas envoyés immédiatement aux parties de l’Europe les plus éloignées ; ils y sont portés par les pays intermédiaires. C’est ainsi que la France envoie des louis à Genève, pour payer les montres qu’elle y achète ; ou en Italie, pour payer les soies écrues, l’huile d’olive, etc. En sorte que les pays les plus éloignés de l’Espagne et du Portugal auraient sans cesse ce que l’on appelle si absurdement une balance de commerce favorable ; tandis que les pays intermédiaires l’auraient favorable avec ceux qui sont plus voisins qu’eux de l’Espagne, et défavorable avec ceux qui en sont plus éloignés.

C’est là toutefois un principe général, qui, tout vrai qu’il est en théorie, demande à être modifié dans la pratique. Une grande variété de circonstances occasionne des fluctuations dans la distribution régulière de la richesse venue d’Amérique. Tout extraordinaire que la chose puisse paraître, il n’y a qu’assez peu de temps que nous avons envoyé des sommes considérables d’espèces en Espagne et en Portugal, pour l’entretien des troupes que nous avions dans ces pays-là ; tant la guerre renverse l’ordre naturel des choses ! Au lieu d’exporter les ouvrages de nos manufactures pour rapporter chez nous de l’or, nous étions obligés d’enlever notre monnaie à la circulation, tandis que nos manufacturiers mouraient de faim ou s’enrôlaient dans l’armée même qui était la source de leur ruine.

CAROLINE.

Mais si l’Espagne, par une suite de cette abondance d’or et d’argent qui y règne, importe chez elle de si grandes quantités d’ouvrages fabriqués, cela ne doit-il pas arrêter les progrès de sa propre industrie ?

MADAME B.

Cela l’arrête en effet ; mais moins que vous ne pourriez l’imaginer, parce qu’elle ne reçoit pas l’or et l’argent d’Amérique libre de tous frais. Elle l’obtient en partie sous forme d’une taxe, imposée par la mère-patrie ; et en partie en les payant par des produits et des ouvrages fabriqués. À la vérité ces ouvrages ne sont pas nécessairement fabriqués en Espagne. Un marchand espagnol importe des marchandises d’Angleterre qu’il envoie en Amérique ; il reçoit en retour de l’or et de l’argent, qui est envoyé en Angleterre, si le besoin de ces métaux s’y fait sentir ; l’Espagne et le Portugal étant l’entrepôt de ce commerce, à cause des règlements stricts, en vertu desquels il faut que l’or et l’argent soient directement apportés des colonies dans la mère-patrie.

Le manque d’industrie en Espagne est probablement en grande partie dû à la nature de sa religion et de son gouvernement ; mais il doit être attribué aussi en partie aux suites de cette affluence des métaux précieux.

On lit dans les Voyages de Townsend en Espagne, ouvrage plein d’observations philosophiques, que « l’or et l’argent d’Amérique, au lieu d’animer le pays et d’y exciter l’industrie, au lieu de donner à toute la communauté de la vie et de la vigueur, par le progrès des arts, des manufactures et du commerce, ont un effet tout opposé, et dans le fait sont une cause de faiblesse, de pauvreté et de dépopulation. La richesse qui est le fruit du travail ressemble à un fleuve abondant et tranquille, qui passe en silence, presque invisible, et enrichit tout le pays qu’il arrose ; les trésors du nouveau monde, semblables à un torrent gonflé par les pluies, ont été vus, entendus, sentis, admirés ; mais leur première opération a été de porter la désolation et le ravage dans le lieu sur lequel ils sont venus fondre. Le choc a été soudain ; le contraste a été trop grand. L’Espagne s’est vue submergée d’espèces, tandis que les autres nations, comparativement pauvres, en étaient dépouillées. Le prix du travail, des vivres, des ouvrages fabriqués, se proportionnait à la quantité de la monnaie en circulation. Il est facile de voir quelle dut être la suite de cet ordre de choses. Dans les pays pauvres l’industrie faisait des progrès ; dans le pays riche elle allait en déclinant.

Aujourd’hui même (1806), l’espèce a une valeur en Espagne, inférieure de 6 pour cent à celle qu’elle a dans les autres pays ; et opère précisément dans le même rapport contre ses manufactures et sa population. »

Nous pouvons, je pense, terminer ici nos observations sur les principes du commerce ; nous avons exposé les différentes sources d’où l’on peut tirer un revenu ; dans notre prochain entretien nous examinerons la nature et les effets de la dépense.