L’Île de Wight
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 12 (p. 691-715).
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L’ILE DE WIGHT.





LES CHATEAUX ET LES COTTAGES, EAST-COWES-CASTLE, NORRIS ET CARISBROOKE. — RYDE ET SHANKLIN. — LE TOUR DE l’ILE[1].




I.

Souvent, dans mes promenades, j’avais fait le tour du parc et du château d’East-Cowes, sans pouvoir découvrir autre chose de cette gothique demeure que le sommet de ses donjons et l’immense pavillon qui flottait au-dessus de sa grande tour. Encore fallait-il que je m’éloignasse beaucoup pour les apercevoir au-dessus des arbres; quant à pénétrer dans l’enceinte, j’y étais peu encouragé par des écriteaux qui me menaçaient de pièges à loup et de la dernière rigueur des lois. Cependant je commençais à m’impatienter de ce mystère, quand l’idée me vint de faire remettre ma carte au propriétaire du château. Cette démarche fut couronnée de succès, et je ne tardai pas à nouer de fort agréables relations avec M. et Mme J. Sawyer, les aimables hôtes d’East-Cowes-Castle. Durant mon séjour dans les environs, j’ai souvent visité leur magnifique habitation et l’ai dessinée de tous côtés. Les temps de la chevalerie ont empreint leur cachet romantique sur cet ensemble confus, mais grandiose, de murailles, de tours et de tourelles couvertes de lierre, qui renferment sous leur vaste enveloppe des arrangemens intérieurs on ne peut plus élégans et comfortables, mais dans le style moderne.

C’est ainsi qu’on a procédé pour les aménagemens d’un château voisin, celui de Norris, dont l’architecture est plus ancienne encore. L’époque de la construction de Norris est antérieure à celle où l’on commença à élever les créneaux des tours sur des corniches à mâchicoulis pour la défense du fossé. Cette vieille forteresse commande le passage du Soient[2], et a dû servir aux Saxons pour la perception du péage, qui donne un revenu considérable, et que le château de Cowes se charge d’assurer aujourd’hui. Norris a pour propriétaire actuel M. Bell, éditeur du journal le Bells’ life in London, qui s’est enrichi par la publication de cette feuille hebdomadaire; M. Bell occupe seul avec son fils cette royale demeure, où il m’a reçu avec beaucoup de politesse. Le roi de Hollande, lors de sa visite à la reine Victoria, y a demeuré pendant une semaine. MM. Bell sont de grands amateurs de yachting, et dans leur dernière tournée ils ont gagné huit coupes en argent, avec leurs cutters Héroïne et Secret.

La position de ces deux beaux châteaux est admirable; construits, comme Osborne, sur le sommet d’un promontoire élevé qui s’avance dans la mer, entre l’embouchure de la Médina et la baie de Ryde, ils sont entourés l’un et l’autre de prairies où paissent d’innombrables troupeaux de moutons, et qu’ombragent des bouquets de beaux arbres répandus çà et là sur ces tapis de verdure. Cependant la végétation d’East-Cowes-Castle est plus riche, et se ressent d’une exposition plus favorable, tandis que le vent de la mer brûle depuis bien des années le feuillage des vieux chênes de Norris, et ne leur a pas permis d’atteindre une grande hauteur. Les vagues rongent l’île de Wight au pied du domaine de M. Bell, qui a été obligé de faire construire une chaussée en pierres de près d’un mille de long pour en arrêter les envahissemens. Ce beau travail, qu’on peut appeler d’utilité publique, lui a coûté plus de sept cent mille francs.

Comme toutes les habitations du moyen-âge dans ce pays, Norris est presque entièrement couvert de plantes grimpantes dont les couleurs variées contrastent avec les nuances grisâtres des antiques murailles; il ne peut être aperçu qu’au loin et de la mer. C’est, comme East-Cowes-Castle, l’un des châteaux les plus beaux et les plus renommés de l’île; tous les deux ils servent de point de vue aux steamers qui passent devant Ryde pour se rendre à Southampton, et leur aspect au milieu des arbres est extrêmement pittoresque. — On ne permet pas aux étrangers de visiter la demeure royale d’Osborne pendant l’absence de la reine; mais le peu que j’en ai entrevu me fait supposer que, des trois châteaux du promontoire, Osborne, avec son architecture moderne, est sans contredit le moins remarquable.

Il y a peu d’années encore, lord Shannon possédait East-Cowes-Castle, lord Seymour le château de Norris; on assure que le splendide domaine d’Apuldurcombe est mis en vente (tar lord Yarborough. Les nobles font comme les rois, qui s’en vont, dit-on; cela a lieu au moins dans l’ile de Wight, où leurs aristocratiques demeures sont aujourd’hui la propriété de personnes qui, pour la plupart, ont fait leur fortune dans le commerce. En dépit des mœurs, des substitutions et des privilèges, la richesse territoriale, en Angleterre, finira comme ailleurs par tomber peu à peu entre les mains de l’industrie la fortune au travail, c’est justice.

J’avais fait chez M. Sawyer, au château d’East-Cowes, la connaissance de plusieurs officiers du 36e régiment, et j’avais reçu l’invitation d’aller visiter leurs barracks situées près de Newport; je m’y suis rendu et j’y ai examiné avec beaucoup d’intérêt les différens détails du service intérieur qu’on a bien voulu me faire connaître. Dans ce régiment, comme dans toute l’armée anglaise, le soin qu’on prend du bien-être des hommes est poussé jusqu’à la minutie. Cette armée se recrutant uniquement par des engagemens volontaires, il faut que l’état de soldat y soit au moins aussi comfortable que celui de paysan, et il est plus d’un bourgeois de nos villes qui envierait la situation de tel laboureur du Middlesex ou du Devonshire. Le flogging (coups de baguette) n’est malheureusement pas encore supprimé chez nos voisins; mais, grâce aux efforts persévérans de sir Charles Napier, la flagellation n’est plus en usage que pour des cas très rares. Toutefois le soldat anglais est encore soumis à des châtimens corporels d’une autre nature. Indépendamment du peloton de punition, qui est fort sévère, on l’oblige, pour certaines infractions au service, à ramasser des pierres dans un lieu donné, ou à transporter un boulet de 24 d’un point à un autre pendant un certain espace de temps. J’ai été plus frappé de la bonne qualité et de la mine appétissante des affluens du soldat que de la propreté des cuisines. Les hommes mangent dans les chambrées. Il est permis à un certain nombre de militaires par compagnie d’avoir femme et enfans au quartier, où de petits appartemens assez commodes leur sont accordés; ces soldats reçoivent, bien entendu, leur prêt franc. On m’a assuré que la présence de leurs femmes au milieu de la caserne n’avait jamais aucun inconvénient. Rien n’est plus sage ni moins bruyant que le soldat anglais; on peut bien se promener tout le jour dans les cours du quartier de Park-Hurst, par exemple, sans y entendre un cri ou un éclat de rire. L’Angleterre est le royaume du silence. Veut-on faire l’éloge de quelqu’un : t’is a very quiet gentleman, vous dira-t-on; « c’est un monsieur fort tranquille. » Comme chacun sait, les soldats anglais restent long-temps au service; en général ils ne sont pas jeunes; c’est peut-être à ce motif qu’est due la tranquillité exemplaire de leurs établissemens. Ce calme n’est troublé dans les barracks de l’Ile de Wight que par les batteries de caisses très peu tendues avec un accompagnement de galoubet un peu trop pastoral.

L’infanterie anglaise est pourvue d’armes excellentes; les fusils d’ancien modèle sont aujourd’hui supprimés. Je ne saurais en dire autant des sabres de la cavalerie, qui me paraissent mauvais et mal en main. Un fait intéressant, c’est que l’ivrognerie disparaît peu à peu de l’armée britannique. Ce vice est beaucoup moins répandu dans les basses classes, grâce à l’action bienfaisante des sociétés de tempérance; il n’est pas jusqu’à l’usage de demeurer long-temps à table après le départ des femmes qui, depuis quelques années, ne soit tombé en désuétude dans la bonne compagnie. Aussi les salles de police du bataillon du 36e étaient-elles vides. Cela m’a permis de les examiner en détail, et de constater que rien n’est plus mignon que ces petites cellules. Le système de l’isolement est ici en vigueur; chaque détenu occupe un lieu bien éclairé et aéré, pourvu d’une couchette parfaitement garnie, avec une table et deux chaises. Il a en outre à sa disposition un cordon de sonnette au moyen duquel il lui serait très facile de faire endêver son geôlier; mais le brave homme préposé à cet office m’a assuré que les soldats prisonniers n’en abusaient jamais.

L’un des bataillons du 36e est dans l’île de Wight, l’autre à la Barbade sous les ordres d’un lieutenant-colonel. Il y a deux officiers supérieurs de ce grade dans chaque régiment anglais; ils y remplissent les fonctions de chefs de bataillon dans notre armée. Quant au chef du corps, c’est un colonel du rang de général. Le 36e est sous les ordres de l’un des fils du feu roi. lord Frédéric Fitz-Clarence, actuellement gouverneur de Portsmouth. Rien de plus agité que la vie d’un régiment anglais; le 36e par exemple, après avoir combattu dans les Indes, où il a pris part aux glorieux faits d’armes qui s’y sont accomplis sous le commandement de lord Gough, est passé aux îles Ioniennes; de là il a été envoyé aux Antilles. Qui sait si, l’année prochaine, il ne fera pas la guerre en Cafrerie ? Cette manière de servir doit admirablement former l’armée anglaise, car la cavalerie, démontée bien entendu, en allant de garnison en garnison, fait, tout comme les troupes à pied, son tour du monde.

J’ai eu l’honneur d’être invité à un grand dîner par le colonel et le Corps d’officiers du 36e; le repas était servi dans une argenterie des plus riches, avec porcelaine, verrerie et linge de table à l’avenant. Tous les officiers, quel que soit leur grade, vivent à la même pension; c’est ce qu’on appelle la mess. Ils ont leur cuisine aussi bien que leurs logemens au quartier. Ce service de la mess fait partie du mobilier régimentaire. Plusieurs des officiers présens s’étaient distingués dans l’Inde. Le gouvernement anglais n’est pas prodigue de décorations : il n’en accorde que dans des cas fort rares et pour des faits d’armes éclatans. La poitrine de quelques-uns de nos braves convives en était ornée. Rien n’est plus gentleman like que les manières des officiers anglais. On a quitté la table de bonne heure, et aussi raisonnablement qu’on s’y était mis; les jeunes gens me paraissaient pressés de se rendre au bal que le régiment offrait ce soir-là aux dames de Newport et des environs. Comme officier français, j’ai reçu un très aimable accueil du lieutenant-colonel Trolloppe et de son corps d’officiers. J’ai déjà visité plus d’un régiment de l’armée anglaise, et, pour en avoir une très haute idée, je n’avais pas besoin de ce nouvel examen, qui, en m’initiant à quelques nouveaux détails, m’a confirmé dans mon opinion. Je dois le dire en toute franchise cependant, à ce sentiment d’approbation ne se mêlait aucun sentiment d’en vie; car, amour-propre national à part, rien, suivant moi, n’est au-dessus de notre armée et de nos soldats. Lors du séjour de mon régiment sur les bords du Rhin, j’ai profité du voisinage pour examiner de très près les contingens militaires prussiens, autrichiens, et d’autres troupes des différens états de l’Allemagne; si j’en excepte un escadron de cavalerie autrichienne que j’ai vu à Mayence et dont la tenue laissait beaucoup à désirer, je dois rendre justice à la discipline, à la bonne apparence de toutes ces troupes. Leurs officiers sont bien nés et bien élevés, on ne saurait avoir la pensée de mettre en doute leur courage personnel; mais il est fort rare de les voir au courant des détails du service intérieur. Mon observation porte moins sur les officiers anglais, qui me semblent en général approfondir davantage le métier. Je me rappelle avoir visite le quartier d’un régiment de hulans prussiens dans une des villes du bord du Rhin, Coblentz; j’y ai trouvé plus de trois cents chevaux réunis; c’était l’heure du pansage, pas un officier n’y assistait ! Un waguemeister ou adjudant présidait à cette opération si importante dans un régiment de cavalerie. Les officiers, m’a-t-on dit, ne paraissent que lorsque le régiment monte à cheval. Un jeune brigadier très instruit, s’exprimant on ne peut mieux, m’avait conduit partout, et, comme je laissai échapper en le quittant quelques paroles sur ses titres à l’avancement, je le vis rougir et secouer la tête : « Mon colonel, me dit-il, ce n’est pas dans notre armée comme dans la vôtre; je ne suis pas noble, et je n’obtiendrai jamais l’épaulette ! » J’eus le cœur serré de cette réponse, que je me reprochai presque d’avoir innocemment provoquée.

Le fait est que la perspective de ne jamais pouvoir s’élever aux grades supérieurs doit nécessairement paralyser dans les armées étrangères l’ambition et par suite l’élan du simple soldat. Les conditions démocratiques de notre armée, jointes à l’impétuosité du caractère français, mieux encore que le sentiment du devoir et de la hiérarchie militaire qu’elle possède d’ailleurs au plus haut degré, en font la première armée du monde. Je crois les Anglais, les Russes, les Allemands fort courageux, leur histoire militaire est là pour le prouver, mais leur courage est celui de l’obéissance et souvent de l’abnégation ; la valeur du soldat français est d’une autre nature, c’est celle d’un homme libre, et j’oserai dire d’un gentilhomme, En veut-on la preuve ? Notre armée est la seule en Europe où les simples soldats se battent en duel, où le fils d’un ouvrier ou d’un laboureur qui deviendra peut-être maréchal de France, du moment où il a endossé l’uniforme, se sent un homme nouveau et relève fièrement la tête. C’est la seule armée en Europe où un simple soldat se croie obligé de mettre le sabre à la main pour une offense légère, et d’affronter la mort plutôt que de souffrir une atteinte portée à son honneur. Ce fait seul démontre péremptoirement la supériorité du militaire français sur tous les autres.

Newport, centre du pays et de ses transactions agricoles, compte à peine quatre ou cinq mille habitans ; mais cette capitale de l’île de Wight est pourvue de nombreux établissemens publics. Je citerai, entre autres, l’Isle of Wight institution, qui réunit un musée, une bibliothèque et un cabinet de lecture ; la Free-Grammar school ; une école des arts et métiers, Mechanic institution ; une école de filles, Free school for girls ; enfin une National school for poor children, école pour les pauvres enfans des deux sexes. On a placé aux environs de la ville une maison de refuge qui peut contenir plus de mille indigens : ce poor house et un pénitencier pour les jeunes détenus qui lui est joint ont eu pour résultat de purger l’ile de Wight des mendians que l’affluence des étrangers n’aurait pas manqué autrement d’y attirer et d’y retenir. Enfin on compte dans la petite ville de Newport deux églises du culte anglican, une catholique, une unitaire, une méthodiste, et deux chapelles indépendantes.

Cette ville tire son véritable intérêt du voisinage de Carisbrooke et du château de ce nom, fondé par Guillaume Fitz-Osborne, l’un des lieutenans de Guillaume-le-Conquérant. Les églises d’Areton, de Whippingham (paroisse actuelle de la reine près d’Osborne), de Newchurch, de Godshill, de Niton et de Freshwater, c’est-à-dire la presque totalité des paroisses de l’île, ont long-temps dépendu du prieuré de Carisbrooke, qui était placé lui-même à cette époque sous la juridiction de l’abbaye de Lire, en Normandie. Près du Alliage de Carisbrooke se trouve le petit bourg de Newton ; brûlé en 1377, lors d’une descente des Français, et rebâti depuis, on l’a pendant long-temps appelé Francheville, sans doute en raison de ce souvenir. Les habitans de l’île de Wight ont eu à essuyer de nombreuses incursions de la part de leurs voisins, qui, dans les XIIIe et XIVe siècles, apparemment dédaignaient moins de la visiter qu’aujourd’hui. En 1797, la banque d’Angleterre suspendait ses paiemens à la nouvelle qu’une flotte française allait débarquer sur les côtes de la Grande-Bretagne. Tel a été de tout temps le cauchemar des habitans de ce pays. L’année dernière, après les fêtes navales de Cherbourg, nos vaisseaux avaient fait voile pour Brest ; mais, assaillis par des vents contraires, ils furent obligés d’aller chercher un abri momentané dans la baie de Torbay. Je me rappelle la lettre patriotique qu’adressa à l’amirauté, dans cette circonstance, le brave commandant du port de Torbay : « Une flotte française vient de mouiller dans la rade, écrivait-il en substance, nous n’avons pas de raisons de lui supp0ser des intentions hostiles… Cependant nous veillons, et au besoin chaque Anglais saurait faire son devoir, etc. » Sous le règne d’Édouard II, le comte de Chester, son fils aîné, gouverneur de l’île de Wight, poursuivi de la crainte des incursions françaises, avait déjà fait élever sur différens points du territoire vingt-neuf beacons ou tours de garde et de signaux, pour donner l’alarme à l’approche de l’ennemi. Les vestiges de quelques-unes de ces tours subsistent encore.

On a beaucoup discuté sur l’étymologie du mot un peu sauvage de Carisbrooke. Quelques auteurs prétendent que c’est le nom d’un chef saxon, nommé Whitgarsburgh, qui, sous le règne du roi Cerdic, en 530, assiégea et prit la citadelle. De Whitgarsburg, on aurait fait Garsbruk et enfin Carisbrooke. J’aimerais mieux assigner à ce nom barbare une plus ancienne origine encore : pourquoi ne serait-il pas breton, et conséquemment antérieur aux temps de l’heptarchie saxonne ? Dans Carisbrooke je trouve brooke, rivière (c’est la Médina), et caer, qui, en gallois ou en breton, veut dire ville, forteresse, comme dans Caermarten, Caernarvon. C’est le ker de notre Bretagne, qui signifie aussi ville, village, comme dans Kergariou, Keratry, Kersabiec. Dans quelques parties de l’Angleterre, on rencontre des lieux dont les noms sont semblables à ceux portés par certaines familles ou certaines localités de la Bretagne française : n’y a-t-il pas identité complète, par exemple, entre Caercaradok, nom d’une montagne près de Knighton dans le Shropshire, et Kercaradec en Bretagne ?

Il ne reste plus que des ruines du château de Carisbrooke. Pendant long-temps, cette position fut la clé de l’île. Les Romains, les Bretons, les Saxons et enfin les Normands, lors de la conquête, y établirent garnison, en réparèrent et en entretinrent les remparts. Il est facile d’y reconnaître l’époque de leurs différentes constructions, toutes les fois qu’elles ne sont pas superposées. Dans des temps plus modernes, les vieilles murailles normandes furent entourées d’une enceinte bastionnée, pourvue de quelques ouvrages avancés. Le château de Carisbrooke, situé sur le sommet d’une élévation, domine au loin le pays. On y arrive par un chemin rapide et difficile qui vous amène après un détour à l’ancienne porte seigneuriale, flanquée de deux tours rondes. Sous le porche gothique, une marchande vous vend de petites bouteilles de sable de couleurs variées et des diamans de la haie de Shanklin. On sonne à un guichet, et une autre femme vient vous ouvrir la porte de cette forteresse, dont la garde lui est confiée, sans doute en souvenir de l’héroïque défense de la belle comtesse de Portland. Il n’est pas de pays au monde où le lierre prospère mieux qu’en Angleterre, et dans l’île de Wight en particulier ; aussi on ne doit pas s’étonner que les ruines de Carisbrooke en soient du haut en bas habillées et emmaillottées ; pas une des pierres tombées dans cette cour aujourd’hui si solitaire, et jadis le théâtre de tant de faits dramatiques, qui ne soit cachée sous une épaisse enveloppe de verdure. La dégradation de ce pauvre vieux château dépasse toute idée. C’est vraiment un crime que de le laisser dans cet état. Il n’y a plus une vitre aux fenêtres de la chapelle où naguère encore les maires de Newport recevaient leur investiture du lord-lieutenant de l’île. Quant à la prison de Charles Ier dont il ne reste que le mur extérieur et quelque peu du plancher, on n’y arrive pas sans danger. Comment les Anglais, qui ont laissé voter tant de millions pour bâtir ces deux coûteuses et incommodes inutilités qu’on appelle le tunnel et les chambres du parlement, ne se font-ils pas un cas de conscience d’affecter quelques milliers de livres sterling à mettre dans un état respectable ce lieu témoin de l’agonie de leur roi martyr ? pour être un peu plus restauré, le château de Carisbrooke, à coup sûr, n’en serait pas moins pittoresque.

On peut juger de l’importance que les Romains attachaient à la position de Carisbrooke par un puits qu’ils y percèrent dans le roc et qui a plus de trois cents pieds de profondeur. Ce puits est encore aujourd’hui dans le meilleur état de conservation, et l’eau en est limpide et fraîche. L’âne qui en fait mouvoir le manège ne va pas vite, car il lui faut une heure montre en main, dit-on, pour élever un seau jusqu’à l’orifice. C’est sans doute à cet exercice régulier, sans être violent, qu’il faut attribuer la longévité extraordinaire des innocens animaux qu’on y assujettit ; la plupart d’entre eux ont atteint à Carisbrooke un âge très avancé. On en cite un entre autres qui fit le service de la roue pendant cinquante-deux ans et qui était encore plein de force et de santé, lorsqu’il périt par accident, ayant eu l’étourderie d’aller !)router sur le rempart, d’où il se laissa choir. Son successeur était pensionnaire du duc de Glocester, oncle de George III, qui avait placé sur sa tête une annuité d’un penny de pain par jour. Ce serviteur fidèle fut assez heureux pour en jouir pendant quarante-cinq ans.

Lorsqu’éclata la guerre entre les parlementaires et le roi Charles Ier le château de Carisbrooke avait pour gouverneur le comte de Portland, lord-lieutenant, ou, comme on disait alors, capitaine de l’île de Wight. Il était suspect à Cromwell pour son attachement aux Stuarts ; lady Portland surtout passait pour très royaliste. Portland fut mandé à Londres pour justifier sa conduite. Il paraît qu’il aimait à s’amuser et menait bonne vie dans son gouvernement, car, parmi les griefs articulés contre lui pour motiver sa destitution et sur lesquels il eut à répondre devant les meneurs du parti puritain, on voit figurer comme chef d’accusation « la grande quantité de poudre qu’il avait brûlée en réjouissances et celle de vin qu’il avait bue en santés depuis qu’il était entré en fonctions comme capitaine de l’île, où il n’avait cessé de se livrer à toutes sortes de joyeusetés[3]. » Quelque frivoles que parussent les charges élevées contre lui, il n’en fut pas moins jeté en prison. La nouvelle de cet acte d’injuste rigueur souleva presque la population de l’île, où Portland était extrêmement populaire ; mais, après mûre réflexion, les habitans, prudens politiques, finirent par envoyer leur adhésion au parlement, en y joignant toutefois une pétition dans laquelle ils demandaient avec instance qu’on leur rendît leur cher gouverneur.

D’un autre côté, le parti républicain, opposé à Portland, ne restait pas inactif ; son chef, Moses Read, maire de Newport, homme influent dans sa localité, représenta au parlement que l’île ne serait jamais tranquille tant que lady Portland demeurerait a Carisbrooke, et qu’il fallait à tout prix l’en faire sortir. Se reposant sur l’affection que le peuple portait à son mari, la comtesse s’était réfugiée dans le château, et avait réclamé pour elle et ses cinq enfans la protection du colonel Brett, qui y commandait au nom du roi une faible garnison de vingt hommes. Lady Portland comptait sur quelque changement politique, et voulait seulement gagner du temps ; elle espérait que sa présence et son savoir-faire contribueraient à conserver la citadelle à la cause royale.

Cependant la prudence du parlement était éveillée ; il s’empressa de mettre les équipages des navires de guerre mouillés dans la Medina à la disposition de Read, qui, se voyant désormais soutenu par une force suffisante, s’avança sans plus tarder, à la tête de la milice de Newport et de quatre cents marins armés, sous les murs de la forteresse, qu’il somma de se rendre. Alors la comtesse parut sur le rempart, tenant à la main une mèche allumée ; elle déclara bravement quelle s’ensevelirait sous les décombres du château avec tous ceux qu’il contenait plutôt que de le rendre, et que, pour preuve de ses intentions. elle allait mettre elle-même le feu à la pièce de canon sur laquelle elle s’appuyait, si la colonne d’attaque ne s’éloignait pas à l’instant. Cette attitude énergique fit réfléchir Read ; il commanda la retraite, et revint lui-même quelques instans après, porteur de propositions d’arrangemens, qui furent fièrement repoussées. La comtesse ne voulut entendre à rien tant qu’on n’y eut pas stipulé quelle resterait au château et libre, en attendant une décision ultérieure du parlement. Ces conditions accordées, la place fut rendue, et la petite garnison défila avec les honneurs de la guerre. Quand on songe qu’elle n’avait pas pour trois jours de vivres, on ne saurait trop admirer la belle conduite de lady Portland.

Les événemens trahirent les espérances de cette femme courageuse : le parlement refusa de ratifier la capitulation, et, peu de temps après, la comtesse reçut l’ordre de quitter l’Ile. Elle dut a l’humanité de quelques pécheurs de pouvoir être conduite en lieu sûr avec sa famille. Tous les forts du pays furent alors successivement occupés par les troupes du parlement, qui en nomma lord Pembroke gouverneur ; le colonel Robert Hammond l’y avait remplacé, lorsque, pour son malheur, Charles Iervint chercher un refuge dans l’île. Hammond était l’ami et la créature de Cromwell[4] ; il avait en outre Hampden pour beau-père ; cependant, comme il se trouvait être en même temps le neveu du chapelain favori du roi, encouragé par les assurances et les conseils de ce dernier, Charles crut devoir compter sur la générosité et même sur la sympathie du colonel, auquel il se rendit à discrétion le 12 novembre 1647.

Hammond traita d’abord Charles Ieravec le plus grand respect ; il accueillit le prince fugitif comme un hôte distingué, et non comme un prisonnier. Le roi était logé au château, mais il avait la liberté d’en sortir, et même de se promener à cheval dans l’île. Il aimait à jouer aux boules ; le colonel lui fit disposer un jeu dont on montre encore les traces. Un petit pavillon assez élégant fut aussi construit sur le rempart pour son usage spécial, et souvent Charles y allait rêver pendant le jour. Cependant ces attentions et ces égards furent bientôt refuses au prisonnier de Carisbrooke. Sur un ordre du protecteur, Charles fut écroué dans la forteresse, et on lui assigna pour prison l’un des appartemens situés du côté du nord. Il continua néanmoins, pendant tout le temps du séjour qu’il y fit, à y recevoir de nombreux témoignages d’intérêt et d’affection de la part d’une foule de personnes qui accouraient, même de fort loin, pour l’apercevoir. Il passait une partie de son temps dans la prière et dans la lecture de la Rible. Ses ouvrages favoris a cette époque étaient les sermons de l’évêque Andrew, les ouvrages du docteur Hammond, les paraphrases de Sand sur les psaumes, les poèmes religieux d’Herbert, enfin la traduction du Tasse par Fairfax et la Fairy-Queen de Spencer. Il composait aussi des vers et des sentences, et avait l’habitude de surcharger ses livres de notes marginales et de mottos. On y trouve très souvent écrite de sa main la devise : Dum spiro spero, ainsi que des vers latins de Boèce ou de Claudien.

Les partisans de Charles, dès les premiers jours de son emprisonnement au château, avaient arrêté pour lui un plan d’évasion si bien combiné, qu’il aurait très probablement réussi sans une circonstance dont la responsabilité doit malheureusement être imputée au roi. Firebrace, l’un de ses plus fidèles serviteurs, avait obtenu d’être attaché à sa personne, et de se faire comprendre au nombre des jeunes gens qui remplissaient à tour de rôle, auprès du roi, les fonctions de page. Son service lui fournissait des occasions de se concerter avec Charles, et ils tombèrent ainsi d’accord, après les avoir bien discutés, sur tous les détails relatifs à son évasion. Le roi devait d’abord scier l’un des barreaux de sa fenêtre ; mais il prétendit plus tard que cela était inutile, qu’il avait essayé de passer la tête entre ce barreau et l’imposte, qu’il y avait facilement réussi, et que partout où la tête passait, il devait en être de même du corps. Comme dans toutes les fenêtres gothiques, la baie de celle-ci était partagée en deux par le montant d’une croix en pierre, et il n’y avait à cette époque qu’un seul barreau de fer entre ce montant et le mur ; on en ajouta un second depuis.

Tout devait avoir lieu de nuit. Il était arrêté que Firebrace jetterait une petite pierre contre les carreaux ; à ce signal, le roi se serait laissé couler au moyen d’une échelle de cordes le long du mur dans le premier fossé, dont la contrescarpe n’était pas revêtue, et d’où il était facile de sortir. Une fois sur le chemin couvert, où Firebrace l’attendait, tout avait été préparé pour pouvoir gagner sans encombre le lieu où Wortsley et Osborne, montés, attendaient, avec un cheval sellé, des pistolets et des bottes pour le roi. Newman, de son côté, veillait, dans une grande embarcation, sur le rivage, prêt à conduire le fugitif hors de l’île.

Au signal convenu, Charles se mit en devoir de descendre par la fenêtre ; il s’aperçut alors, malheureusement trop tard, qu’il s’était étrangement abusé. Déjà ses pieds atteignaient le premier échelon de l’échelle de cordes, mais il lui fut impossible d’aller plus loin ; le barreau d’un côté, le mur de l’autre, le serraient comme un étau ; il se sentait pris entre la poitrine et les épaules de façon à ne pouvoir absolument ni avancer ni reculer. Firebrace, dans l’impuissance de lui venir en aide, entendit les gémissemens que lui arrachait la douleur. Cependant une sorte de pressentiment de ce qui allait lui arriver avait inspiré au roi la précaution de fixer solidement dans l’intérieur de sa chambre une corde, grâce à laquelle, après des efforts inouïs, il parvint à rentrer. Alors il referma sa fenêtre et plaça derrière les vitres une lumière comme avertissement que tout était manqué. Rien en apparence n’avait été découvert. On ajourna l’exécution d’une nouvelle tentative a une autre nuit. Cette fois, le roi avait scié le barreau, mais au moment de sortir, apercevant du monde au pied du rempart, il eut des craintes, remit toutes choses en place, et retourna dans sa chambre. Sir Richard Wortsley assura qu’il était trahi et que les sentinelles l’attendaient, avec ordre de tirer sur lui aussitôt qu’il paraîtrait. Ce qui rend cette supposition probable, c’est que les amis de Charles qui devaient coopérer à son évasion furent arrêtés le lendemain matin.

À partir de cet instant, son courage sembla l’abandonner, et son irritabilité nerveuse devint extrême. Il est vrai que le sort se plaisait chaque jour à mettre sa patience et sa résignation a de plus dures épreuves. Une fois, dit-on, le colonel Hammond entra inopinément dans sa prison, et après quelques recherches auxquelles il se livra malgré les protestations du roi, il saisit un chiffre au moyen duquel l’illustre captif correspondait avec ses amis du dehors. Indigné de la brusquerie que Hammond mettait dans son opération, Charles leva la canne sur le colonel. Celui-ci eut la lâcheté de l’arracher des mains du roi et de l’en frapper. Peu de temps après, Charles fut transféré à Hurst-Castle, sous la garde du colonel Corbet. Ce château, bâti par Henri VIII, est situé sur la côte du Hampshire, à l’extrémité d’une langue de terre qui s’avance dans le Soient, jusqu’à moins d’un mille de l’île de Wight, vers Norton. Ce lieu est humide, malsain et continuellement battu par les vagues. Le malheureux Charles n’y demeura pas long-temps ; le colonel Harrison arriva bientôt porteur d’un message du parlement qui ordonnait la translation du roi à Windsor, et de là à Londres, où il fut, comme on sait, jugé et exécuté sans pitié à Whitehall. On raconte que Harrison était jeune et l’un des plus beaux cavaliers de l’armée anglaise. Quand Charles le vit à la tête d’un escadron de cuirassiers et revêtu d’une étincelante armure, sa bonne grâce et sa tournure chevaleresque le portèrent à croire qu’un homme de si grand air et de si bonne mine ne pouvait être un seïde de Cromwell. Le roi rompit alors son silence accoutumé pour adresser au colonel quelques mots attables, espérant trouver en lui de la sympathie pour sa position et peut-être se le rendre favorable. Harrison répondit a ces avances avec la plus grande hauteur et le plus grand dédain.

On n’avait laissé auprès du pauvre roi qu’un vieux serviteur infirme, appelé sir William Patrick, et les officiers préposés à sa garde avaient pour instruction de le traiter sans aucune cérémonie. Sur sa route cependant, il ne cessa de recevoir des marques de respect et de sympathie de la part de la foule qui entourait sa voiture et lui prodiguait les témoignages de son intérêt avec les apparences d’une vive affliction. Charles cependant ne croyait pas qu’on songeât sérieusement à instruire son procès ; mais il s’attendait chaque jour à tomber sous les coups d’un assassin. Il avait laissé croître sa barbe, et sa chevelure grisonnante, ses vêtemens négligés, l’expression mélancolique répandue sur son visage, produisaient, dit lord Clarendon, l’effet le plus douloureux sur les personnes qui le virent durant ce triste trajet.


II.

L’East-riding de la Medina est le plus joli côté de l’île ; le West-riding en est le plus sévère. Aussi est-ce à Ryde, à Shanklin, à Ventnor, que vivement s’abattre en été les essaims des baigneurs, tandis que les touristes se bornent en général à visiter, sans y faire de séjour, les parties sauvages de la côte occidentale, depuis Gurnets-Bay jusqu’aux rochers de Freshwater. Sans prétendre ici tracer un itinéraire et lutter d’exactitude avec les guides que tout voyageur débarqué dans l’île de Wight peut acheter sur les lieux, je crois utile cependant d’indiquer quelques-uns des sites les plus intéressans.

Je suppose qu’on a pris la route de Cowes à Ryde (la distance est de sept milles) : l’aspect du pays vu de cette route est délicieux. Je ne connais rien de plus ravissant qu’un joli paysage anglais, et surtout au coucher du soleil. J’ai beaucoup voyagé et visité la plupart des pays de l’Europe : si j’excepte les marronniers des Tuileries, je n’ai pourtant trouvé encore de vrais arbres qu’en Angleterre. Les rameaux contournés et noueux des chênes et des ormes y donnent naissance à une si merveilleuse quantité de feuilles, que les masses de cette végétation luxuriante sont presque impénétrables aux rayons du soleil ; l’obscurité des ombres dessine nettement alors les formes de ces épais bouquets de verdure et en fait ressortir toutes les saillies. Les arbres anglais ne lèvent pas bien haut la tête, mais ils étendent très loin leurs bras ; les vapeurs que la terre exhale sont retenues par les voûtes du feuillage à travers lequel elles ne peuvent se frayer une issue. Condensées par la fraîcheur, on les voit au déclin du jour colorer en bleu transparent les étages superposés de ces sombres demeures, asile ordinaire des tourterelles et des rossignols. Il y a dans cette juxta-position de lumières et d’ombres vigoureusement accusées de ravissantes harmonies pour l’œil d’un peintre ; que les lueurs du couchant viennent étendre sur les parties éclairées un glacis de rose et d’or, et l’effet de cette riche nature devient encore plus saisissant,

La route de Ryde est bordée à gauche par des bois touffus, et de temps en temps une légère fumée qui s’en élève y trahit la présence d’une maison de campagne ou de quelque modeste cottage. Au loin paraît la mer, et plus haut encore, les côtes du Hampshire bornent l’horizon. Sur la droite, des coteaux entièrement revêtus de moelleux gazons et semés de bouquets d’arbres déroulent jusqu’au fond des vallées leur manteau de velours vert dont un ruisseau d’argent dessine la bordure. Tantôt ce sont de coquettes chaumières parées de fleurs et à demi cachées sous des filleuls centenaires. Plus loin, sur une vaste pelouse que décorent des massifs d’œillets et de résédas, s’élève l’élégante habitation d’un squire. Pas un sentier de sable n’est tracé sur cette herbe délite, rasée d’aussi près que le drap le plus fin : aussi le soulier de satin s’y pose-t-il avec confiance. On dirait que dans ce pays du comfort il faille des tapis partout, même en dehors des maisons.

À un petit village appelé Wotton-Bridge, qui marque la moitié du chemin, on passe un pont sur une rivière, qui bientôt s’élargit et tourne vers le nord en disparaissant au milieu des bois ; ses deux rives sont entièrement couvertes d’arbres, dont les branches trempent dans des eaux où l’azur du ciel se reflète. Quel est le nom de cette gentille rivière ? C’est la mer, oui, la mer, qui pénètre ainsi sur plusieurs points du littoral et s’introduit sournoisement dans le pays pour vous faire de ces surprises.

J’ai déjà dit que les routes de l’île de Wight étaient entretenues comme les allées d’un parc ; elles sont en outre fréquentées par les équipages les plus fashionables ; il n’est pas jusqu’aux voitures publiques, que dis-je ? jusqu’au cart du cottager, qui ne participent à la bonne tenue de rigueur. Les vans des carriers[5], les charrettes de ferme, sont ici peints à l’huile, en rouge ou en bleu, et les cuivres de leurs harnais étincellent. Quant aux diligences, vit-on jamais rien de plus smart ? Je me sers d’un mot qui n’a pas d’équivalent en français ; je n’essaierai donc pas de le traduire. Avec quel plaisir je regardais relayer, à quatre heures, devant l’hôtel William de Shanklin, le Rocket, cet élégant stage-coach de Ventnor à Ryde ! Ses quatre jolis chevaux de pur-sang, avec leur rose coquettement attachée derrière l’oreille, semblaient en si bon état, que je ne leur voyais jamais un poil tourné, même après la côte de Luccombe, qu’ils montaient ordinairement au galop. Ce qui m’attirait aussi beaucoup, c’était l’amusant spectacle des douze ou quinze voyageurs perchés sur le toit de la voiture ; rien au monde n’a plus de couleur locale. Quant aux ladies out siders, drapées dans leurs tartans, je suis obligé de confesser qu’elles me paraissaient toujours charmantes.

Un romancier célèbre a prétendu que les Anglaises ne savaient pas marcher ; d’autres ont affirmé que c’était à cheval qu’il fallait surtout les voir ; je me suis trouvé de l’avis de ces derniers jusqu’au moment où, quittant les petits chapeaux d’homme qui leur allaient si bien, elles se sont coiffées d’une casquette ou du large sombrero espagnol orné d’une plume. Maintenant, j’oserai hasarder une autre opinion : c’est que, pour la bonne grâce et l’aisance, elles ne le cèdent à aucune femme au monde, si on les considère sur l’impériale d’une diligence ; c’est là, sans contester leur mérite en d’autres lieux, qu’elles triomphent, selon moi, véritablement.

À mesure qu’on approche de Ryde, la file des voitures devient plus serrée ; on se croit à la porte d’une grande ville ; il n’en est rien cependant : ce qui explique ce luxe et cette élégance, c’est que Ryde est presque exclusivement habité par des familles très riches. Cette petite ville est toute neuve, les rues en sont très proprement tenues, et l’on y trouve de magnifiques magasins. Sa proximité de Portsmouth, le service continuel des steamers qui traversent le détroit et communiquent avec les différens ports du littoral impriment aux environs du Pier une assez grande animation. Le Pier est une jetée en bois hardiment construite et soigneusement disposée ; elle s’avance au moins d’un kilomètre dans la mer et sert de promenade aux personnes qui n’ont pas peur du vent. Dans la belle saison, les yachts viennent croiser devant l’extrémité du Pier et faire admirer leurs évolutions aux belles dames de la ville.

Les navires qui se rendent de Southampton aux Grandes-Indes mouillent en général devant Ryde, pour y compléter leurs approvisionnemens. C’est un lieu à la mode pour les bains de mer, et il y a quelques années, il était d’usage dans la noblesse d’y avoir un pied à terre. Du reste, cette ville est surabondamment pourvue, comme Newport, de tous les établissemens religieux ou d’utilité publique que sa faible population peut désirer. L’église catholique est charmante ; elle a été bâtie par une dame irlandaise, la comtesse de Clare, qui subvient en outre généreusement aux frais du culte. Toutes les autres constructions communales, y compris le Pier, sont le résultat de contributions volontaires ; l’intervention du gouvernement ne se fait sentir nulle part ici. Ces travaux s’effectuent au moyen de capitaux réunis par souscriptions, c’est l’invariable manière de procéder en Angleterre. Ajoutons qu’on n’y spécule pas sur les actions de cette nature, et que les porteurs de titres se contentent d’avoir 1 demi ou 2 pour 100 de leur argent.

Ryde est entouré d’une multitude de maisons de campagne, dont un étranger peut tout au plus deviner l’existence, mais qui sont en général dissimulées aux yeux du public par des masses d’arbres plantés à cet effet. C’est au surplus ce qui arrive partout dans ce pays. L’amour de la vie de famille et des jouissances tranquilles d’un intérieur comfortable est tellement sincère chez les Anglais, qu’ils poussent jusqu’à l’exagération ce besoin d’isolement tout-à-fait caractéristique. Non-seulement on ne pénètre pas facilement dans l’intérieur de ces parcs si soigneusement gardés, mais on est tout surpris, après avoir passé l’été auprès de tel manor d’une architecture très remarquable, et dont on ne soupçonnait même pas le voisinage, de le découvrir tout d’un coup à

travers les bois, quand le vent d’automne a commencé à en éclaircir le

feuillage. Sainte-Claire, autrefois à lord Vernon, est, parmi les châteaux des environs de Ryde, le seul vraiment digne d’être mentionné. Il est presque superflu de dire que les collines dont cette ville est entourée sont couvertes de la plus riche végétation, car c’est une condition commune a toutes les parties de l’East-riding de la Medina. Cette riche verdure, jointe aux rians pâturages qu’animent de nombreux

troupeaux, aux milliers de buissons fleuris qui décorent les habitations ou brillent sur les parterres. fait des rives orientales de la Medina un séjour digne d’être chanté par Virgile.

On ne manque pas de mener les voyageurs a un lieu près de la ville

qu’on appelle Dover, et qui sert de sépulture aux infortunés naufragés du Royal-George. Partout dans l’île, et surtout à Ryde, on vend des boîtes à ouvrages, des tabatières, des bobines et d’autres menus

objets qui sont fabriqués avec un bois d’une nature particulière et

d’une couleur foncée, susceptible d’un très beau poli : ce bois a séjourné près de quatre-vingts ans au fond de la mer ; il provient des épaves du bâtiment de guerre dont je viens de parler, qui, par le plus

beau temps, périt corps et biens dans les eaux de Ryde. — Le 29 août

1782, le vaisseau à trois ponts de sa majesté le Royal-George, de 120 canons, ayant à son bord l’amiral Kampenfeld et l,200 hommes d’équipage, se préparait à appareiller ; les hommes avaient reçu leur paie ; le navire était encombré, non-seulement par les familles des soldats qui venaient leur faire leurs adieux, mais par beaucoup de fournisseurs et

de marchands qui l’avaient envahi. Des quantités d’embarcations l’entouraient de toutes parts ; il devait mettre à la voile le soir même. Suivant le procédé en usage à cette époque pour les bâtimens de guerre, et qui est encore suivi, je crois, pour les navires du commerce, on avait incliné le Royal-George sur un de ses flancs, afin de faire quelques raccords de peinture dont la partie inférieure de l’autre côté avait besoin. Or, comme l’opération s’effectuait en pleine mer, pour obtenir cette inclinaison, tous les canons de tribord avaient été reculés, au moyen de leurs amarres, à une distance telle que leur poids, venant à s’ajouter à celui des batteries opposées, pût faire plonger le bâbord du navire de la quantité voulue. Le ciel était pur, la mer tout-à-fait calme. Une rafale inattendue, accompagnée de pluie, ce qu’on appelle en anglais un shower, vint inopinément fondre sur le pauvre bâtiment du côté opposé à celui où il était incliné, et avec une telle force, dit-on, que le pavillon royal qui flottait au haut du grand mât fut un instant en contact avec la mer. Malheureusement on n’avait pas fermé les sabords, et dans cette immersion latérale et instantanée, le Royal-George embarqua tant d’eau. qu’il ne se releva que pour couler à pic. La plupart des embarcations attachées aux côtés du bâtiment le suivirent dans le gouffre. On ne put sauver qu’une partie des personnes qui se trouvaient à ce moment sur les gaillards ; de ce nombre était l’amiral Durham, alors midshipman à bord du vaisseau, et qui commandait, il y a quatre ans encore, à Portsmouth. — La presse anglaise nous a souvent entretenus des procédés de sauvetage mis en pratique sous les ordres de l’amirauté, depuis quelques années, pour retirer du fond de la mer ce qui pouvait s’y trouver encore de la coque du Royal-George. Des explosions sous-marines, déterminées par le moyen d’une pile voltaïque et fréquemment réitérées, ont Uni par réduire en miettes ses derniers vestiges.

Peu de temps après avoir quitté Ryde, en continuant le tour oriental de l’île, on traverse Brading : c’est un petit village sans importance, où se trouve cependant une vieille église saxonne assez remarquable. Au-dessous de Brading, la mer s’avance dans les terres de manière à former un grand lac à la marée haute : c’est ce qu’on appelle le Brading-Haven ; malheureusement, au moment du reflux, la plus grande partie des eaux se retire, et laisse le lit du golfe à découvert. Vu du sommet de la haute colline où s’élève la route, ce petit Zuyderzée produit un bel effet. Le sol de l’île est ici fort accidenté, et les légères voitures qui servent aux voyageurs de moyen de transport sont obligées elles-mêmes d’enrayer à la descente de Brading.

Le fort de Sandown, qu’on laisse un peu loin en passant à gauche, a pour but de défendre la baie de ce nom, et n’est pas occupé maintenant. Une réunion de villas, uniquement destinées à loger les étrangers pendant la saison des bains, forme ce qu’on appelle Sandown ; leur architecture à toits pointus, dans le style du temps d’Elisabeth, donne à ces constructions un certain cachet d’originalité. Sandown. ainsi que son nom l’indique, est bâti sur le sommet des dunes sablonneuses qui enserrent la baie. Situé à une hauteur considérable au-dessus de la mer, où les baigneurs descendent par des escaliers grossièrement taillés dans les cliffs[6], Sandown se ressent de son élévation et de son exposition à tous les vents ; ce lieu est assez aride. Dans les parties de l’île de Wight où règnent les hautes falaises et où le pays se trouve découvert de tous les côtés, la végétation ne prospère qu’aux lieux où les plis du terrain lui procurent un abri. Il n’en est pas de même de l’intérieur et de la côte septentrionale. Le charmant hameau de Shanklin, à quelques pas de Sandown, est favorisé par de nombreux mouvemens du sol, et surtout par la haute chaîne de coteaux qui le protège contre l’action des vents de sud-ouest. Là on retrouve cette admirable verdure qu’on peut appeler la parure spéciale de l’île de Wight.

Les personnes qui prennent des bains de mer en Angleterre se divisent en deux catégories : la première est celle des gens auxquels il faut, été comme hiver, du bruit et du mouvement autour d’eux ; ceux-là vont à Cowes, à Ryde, et surtout à Brighton, où ils retrouvent un peu de ce qu’ils ont laissé à Londres : des réunions fashionnables, l’agitation et les ressources d’une grande ville, les jouissances du monde et de la vanité. Dans la seconde catégorie, il faut classer les baigneurs d’humeur douce et rêveuse qui aiment à se reposer, aussitôt qu’ils le peuvent, de l’étourdissement de la capitale. Ceux-ci fuient, pendant la belle saison, les soirées, les bals et les concerts, et recherchent les plaisirs de la solitude et le spectacle d’une belle nature. De tous les points de la côte de l’île de Wight où l’on a coutume de prendre des bains de mer, Shanklin est, sans contredit, le plus agréable et le mieux fait, sous tous les rapports, pour convenir aux dispositions des touristes qui cherchent le calme. Les maisons de Shanklin ont toutes l’apparence de chaumières gothiques, mais de formes et de grandeurs différentes ; quelques-unes sont meublées et disposées intérieurement avec la plus grande élégance ; je citerai, entre autres, Vernon-cottage, à M. Philipps. Placées à une assez grande distance les unes des autres, elles sont séparées par des jardins et des bouquets d’arbres. Les hôtels de ce village sont tenus avec luxe et aussi soignés que les maisons particulières.

Je crois qu’on doit considérer la flore de Shanklin comme l’une des plus riches de l’île. Les habitans du village ont l’habitude de placer çà et là, sur les gazons, des espèces de tables rondes, soutenues par un pied en bois rustique et formant corbeilles, où l’on cultive des fleurs aux couleurs les plus vives et les plus variées. Tel est l’amour des fleurs dans ce pays, qu’indépendamment de celles qui tapissent les murs ou recouvrent les toits des cottages, des guirlandes qui envahissent les branches des arbres, des massifs qui interrompent la verdure des pelouses, on a imaginé encore ces jardinières, sorte de moyen ingénieux de les multiplier. À part un ou deux ormes qui se trouvent à Richmond, sur le bord de la Tamise, et que je connais bien, je n’ai pas vu en Angleterre de plus beaux arbres qu’à Bonchurch et à Shanklin ; ceux qui ombragent le presbytère de l’Achdeacon-Hill, dans le dernier de ces villages, sont surtout extraordinaires par leur hauteur, la grosseur de leur tronc, le nombre de leurs branches et l’abondance de leur feuillage.

C’est à Shanklin aussi qu’on trouve le premier chine de l’île[7]. Un chine (prononcez tchaïne) est une vallée profonde et très étroite, perpendiculaire à la côte, et au fond de laquelle coule un ruisseau qui va se jeter dans la mer. Ce nom singulier, qui n’a rien de chinois, malgré son apparence, s’applique à une foule d’excavations de ce genre dans la partie sud de l’île. Les chines de Shanklin et de Luccombe, surtout le premier, sont le plus en renom, à cause de la végétation dont ils sont ornés ; tous les autres, à l’ouest de Ventnor, offrent seulement l’aspect d’affreuses déchirures de terrain, d’une nature triste et sauvage. C’est un pays curieux que celui-ci, quand on réfléchit à la singulière anomalie des noms qui s’y rencontrent, à la difficulté de leur découvrir une étymologie raisonnable et surtout un air de famille. Le nom de chine, par exemple, n’est en usage que dans l’île de Wight, pour désigner les fissures particulières du sol auxquelles on l’applique. On prétend très sérieusement qu’il provient du mot français échine ; je n’en crois rien : j’aime mieux faire dériver le mot tchaïne du grec χαίνω[8], qui signifie en latin hisco ou dehisco. « Mais, dira-t-on, qu’est-ce que les Grecs ont jamais eu à démêler avec l’île de Wight ? » Il est vrai qu’on pourrait bien se demander aussi d’où vient ce nom si euphonique de la rivière Médina accolé sur la carte au nom si barbare de Carisbrooke. Médina veut dire ville en arabe ; c’est très bien, mais nous n’en sommes pas plus avancés pour cela, et on a le droit de s’écrier, après Voltaire, que l’étude des étymologies est une science ingrate et pleine de déceptions.

Bordée d’un côté par les Culwer-cliffs, dont les masses crayeuses et blanchâtres se dessinent d’une manière si pittoresque sur la couleur de la mer, et d’un autre par les cliffs de Duunose, la baie de Sandown et de Shanklin s’étend, suivant une douce courbure, sur un espace d’environ quatre milles et demi. Les falaises qui marquent les deux extrémités de ce fer-à-cheval ont plus de trois cents pieds d’élévation ; elles sont en général, et surtout dans le sud, formées d’une substance sablonneuse que nuancent des veines d’ocre jaune et rouge foncé. Cependant cette baie ne peut servir de mouillage qu’à de petits bâtimens ; son fond de sable fin la rend très agréable pour les baigneurs. Les habitations qu’on a pu construire à Shanklin, à Ventnor et sur d’autres points de la côte méridionale de l’île, toutes les fois que le pied des dunes s’y trouve assez éloigné du rivage pour le permettre, sont à la fois abritées des vents du nord et exposées en plein midi : cela les fait rechercher par les personnes dont la poitrine est délicate. Il y a à Shanklin une vingtaine de maisons sur le bord de la mer, ainsi placées en espalier ; mais le village proprement dit est situé sur le plateau supérieur.

Arrivé à Shanklin avec l’aversion systématique des auberges qui me poursuit partout. j’ai fièrement brûlé l’hôtel Daish, et, sans daigner regarder les valets de chambre qui, placés sur la porte, en habits noirs et en bas de soie, souriaient agréablement à mon cocher, j’ai ordonné qu’on me conduisît plus loin. La voiture a tourné à gauche ; je rencontrais à chaque pas d’élégans lodgings entourés de cèdres, de lauriers et de magnolias, mais qui tous étaient occupés. — En avant encore ! criai-je à mon driver. Cependant, après être descendu pendant quelque temps, sentant que le cheval était arrêté par un obstacle sérieux, je mets la tête à la portière. Nous étions arrivés au sommet d’un cliff perpendiculaire de cent cinquante pieds de hauteur au-dessus de la mer, que couronnait une frêle barrière, muette comme mon cheval et mon cocher, mais qui nous en disait cependant assez pour nous engager à ne pas aller plus loin. La mer, à nos pieds, roulait avec fracas et couvrait la plage d’une blanche écume ; force me fut de quitter la route carrossable pour suivre un petit sentier de piéton qui se perdait, en tournant à droite, au milieu des arbres. Je sentis que je descendais dans le chine en l’abordant par son flanc gauche. Le soleil brillait au bas de l’horizon ; c’était l’heure où les ombres portées s’allongent, où tout dans la nature se dessine avec plus de netteté, cette heure chère, pour des motifs différens, aux paysagistes et aux travailleurs de la campagne qui rentrent chez eux. Au loin, la mer reflétait les nuances des nuages lilas répandus dans l’atmosphère ; devant moi se tordaient des arbres rabougris, mais dont le corps immense et les bras vigoureux montraient qu’ils avaient su regagner en largeur ce que le vent de la mer leur refusait en élévation ; leur feuillage, déjà sombre, se découpait sur l’azur empourpre du ciel, A droite, une chaumière, mais une de ces chaumières dont les hôtes se servent d’argenterie et de faïence du Japon, était à moitié cachée dans le fourré et comme ensevelie sous des revêtemens de lierres et des dômes de verdure. Adossé au rocher, ce cottage, Chine Inn[9], est précédé d’une petite terrasse rustique. Là des buveurs silencieux étaient attablés, la pipe de terre à la bouche, devant de grands gobelets d’étain poli. Ce remblai était nécessaire, tant la pente qui conduit au chine est rapide ; les troncs de deux beaux chênes lui servent de contreforts ; des lierres, des myrtes, des rosiers du Bengale, ont élu domicile dans ces troncs vigoureux et en recouvrent l’écorce ; ces plantes parasites font corps avec l’arbre, leurs feuilles se confondent, leurs tiges s’entrelacent, elles rampent en spirales odorantes autour de ses branches, et se perdent dans des hauteurs invisibles.

Quels effets de lumière chatoyante, à travers ces taillis, sur les vitres en losange de l’auberge, caressant les mousses des rochers, dorant l’épiderme des gazons ! Comment décrire ce tableau ? La plume est si maladroite, le pinceau si terne, si impuissant ! Vous descendez encore ; alors il faut baisser la tête, et se faire jour au milieu de jeunes gaulis dont les rameaux vous barrent de temps en temps le chemin. Les degrés d’un petit escalier qui s’abaisse en zigzag vous amènent enfin à un sentier plus facile, cette fois parallèle à la vallée, et dans la direction de la mer, dont la grosse voix se fait alors entendre de plus près. À cet endroit, vous êtes surpris, puis attiré par le parfum suave d’un chèvrefeuille qui embaume les environs. L’interdiction ordinaire : no-thorougfare[10], écrite en gros caractère sur une grille en bois, vous fait hésiter un instant ; mais il y a tant de mystère et de séduction dans ce lieu charmant, que vous poussez la barrière, malgré la consigne, et que vous entrez. J’avoue que j’ai commis cette indiscrétion. À l’extrémité d’une toute petite clairière, jardin, cour, tout ce que vous voudrez, tapissée d’une herbe de très près tondue, s’élève une maisonnette. Au centre de la verte pelouse, un beau fluxia étale avec orgueil des milliers de clochettes d’un rouge écarlate. La maisonnette est, bien entendu, couverte en chaume, mais son toit a disparu, tout comme ses murs, sous des masses de rosiers, de jasmins et de chèvrefeuilles dans tout l’éclat de leur floraison. Un hortensia bleu gigantesque est placé, comme une sentinelle, à la porte, et s’élève jusqu’au faîte de cette demeure rustique. Je trouve le rez-de-chaussée ouvert, j’y entre : c’est un petit salon coquettement meublé, avec des fauteuils comfortables, un tapis, de jolies gravures, un excellent piano ; je pousse plus loin, et, à mon grand étonnement, au lieu d’un logement pour rire, comme je m’attendais à en rencontrer un, je suis obligé de constater la présence de plusieurs chambres à coucher, d’une cuisine, de tout ce qu’il faut, en un mot, pour passer le mois de juillet très agréablement à l’ombre, et à trente pas de la mer. Mon étoile a permis que le Honey-moon-cottage[11] fût à louer par hasard, et j’en pris possession à l’instant. Ce cottage m’a paru encore plus joli le lendemain. C’est, au surplus, l’effet qu’il produit sur tout le monde. À cette époque de l’année, les visiteurs se succédaient sans interruption dans le chine ; tous les jours, une foule de touristes descendaient le petit escalier de bois, et passaient devant ma porte pour se rendre à la mer. À la vue de mes chèvrefeuilles et de mon bel hortensia, la party ne manquait jamais de s’écrier : How beautifull ! how very beautifull ! au point que j’avais fini par rire un peu au nez des cockneys que, de l’intérieur de mon sitting-room, je voyais se pâmer ainsi devant ma porte.

L’intérieur du chine de Shanklin est, dans toute son étendue, protégé par d’épais ombrages ; la nature a pourvu les deux côtés de cette étroite vallée de la plus riche végétation : c’est, pendant l’été, le rendez-vous de nombreuses sociétés qui viennent y faire des parties. Chose singulière, dans ce pays où le soleil est si rare, les moyens de se mettre à l’ombre sont multipliés partout avec une sollicitude extrême ; les femmes adaptent à leur chapeau des visières en soie bleue pour adoucir l’éclat de la lumière ; j’ai vu même des dandies porter des voiles verts en se rendant en voiture découverte aux courses d’Epsom. Le soleil et la poussière sont, le croirait-on ? deux inconvéniens dont on est singulièrement effrayé en Angleterre, dans ce pays classique de l’humidité et des brouillards !

Au fond du chine coule un petit torrent qui descend en cascade jusqu’à la mer ; il est alimenté par une assez jolie chute d’eau, peu intéressante cependant pour qui a parcouru des pays de montagnes. J’ai trouvé que, sur une échelle réduite, le chine de Shanklin présentait plus d’une analogie avec certaines gorges de la Suisse et des bords du Rhin. Le voisinage de la mer, il faut bien le dire, lui prête un charme tout particulier, Shanklin est l’une des escales des steamers de plaisir : on peut y faire des pêches assez amusantes dans la baie, à la ligne de fond, au filet, ou même au harpon ou à la lance, suivant la grosseur des poissons.

Mises en parallèle avec Shanklin, les autres watering-places de l’île perdent beaucoup à la comparaison. La ville de Ventnor, par exemple, qui semble marquer la limite de la végétation dans l’île, est fort triste. Adossée à des rochers élevés et à de hautes collines sur le penchant desquelles elle est en partie construite, elle a de loin un peu l’aspect d’mie ville d’Italie. Ainsi que je l’ai dit, le climat de Ventnor est doux ; aussi les médecins y envoient-ils beaucoup de personnes attaquées de la consomption, ce cruel fléau de l’Angleterre. Ventnor est à quatre milles de Shanklin ; le ravissant petit village de Bonchurch lui sert de faubourg ; je recommande aux voyageurs sa magnifique allée de grands arbres, sa pièce d’eau couverte de cygnes et son beau parc. Celui d’Apuldurcombe, situé à deux milles et demi de distance de Ventnor, mais dans l’intérieur, vaut aussi la peine d’être visité. Ce domaine est le séjour de la famille des Pelham, dont l’aîné porte le nom de lord Yarborough. Quant au château, il est dénué d’intérêt depuis qu’on l’a dépouillé de sa célèbre collection de tableaux. On a choisi, pour établir cette grande maison blanche et carrée, le fond d’un vallon d’où l’on n’a aucune vue. C’est le seul manor dans l’île qui ne voie pas la mer. Au demeurant ;, c’est une belle propriété qu’Apuldurcombej elle rapporte, dit-on, de 12 à 15,000 livres sterling de revenu. Les Pelham sont alliés à cette famille des Wortsley dont un membre prêta son concours à la tentative d’évasion de Charles Ier En souvenir du dévouement de sir Richard, le roi lui avait laissé sa montre. Cette précieuse relique, religieusement conservée par les descendans de sir Richard, est encore entre les mains de sa famille.

À un mille de Ventnor s’élève le château gothique de Steep-Hill, remarquable par sa grande tour carrée ou barbican. flanquée de quatre petites tourelles. Du haut de sa colline couverte de taillis, Steep-Hill a une vue fort étendue sur la mer. À partir de ce point de l’île commencent les chines sans verdure, les rocs stériles et les rivages déserts. Le joli hôtel de Sandrock et ses jardins sont placés comme une oasis d’étape au milieu de cette contrée sauvage. Les grottes de Blackgang et de Cliale, tout aussi bien que les Needles d’Alum-Bay, attirent aussi la curiosité des étrangers. Quant à la baie de Freslnvater, dont les cliffs verticaux dépassent en hauteur les falaises les plus élevées de l’île, elle est renommée par la finesse et la qualité exceptionnelle du sable de ses rivages ; on en expédie chaque année de grandes quantités pour l’usage des verreries et des manufactures de glaces en Angleterre. Près de Freshwater se trouve la baie de Scratehell ; c’est l’extrémité sud-ouest de l’île où sont situés les fameux Needles ; ce sont des rochers de forme conique, éloignés de la côte, qui surgissent hors de la mer et s’élèvent à une hauteur considérable. J’engage les chasseurs qui me liront à aller faire un tour du côté des Needles, quand la mer n’est pas trop agitée ; ces rochers sont peuplés de myriades d’oiseaux de différentes espèces qu’il est très amusant de tirer. Quand on est parvenu à en abattre un, il faut le laisser surnager ; d’autres viennent aussitôt voltiger autour, souvent à petite portée, et l’on peut en remplir son canot, si l’on a plusieurs fusils et suffisamment de poudre et de plomb. Au printemps, lorsque les petits ne peuvent pas encore voler, les mères sont très audacieuses et ne craignent pas quelquefois de s’élancer sur le chasseur et de l’attaquer à coups de bec. La baie d’Alum, au sud des Needles (car ici la côte tourne brusquement dans le sud-est), contient, ainsi que son nom l’indique, beaucoup de sulfate d’alumine. La mer pénètre assez loin dans les terres à Yarmouth et à Newton, mais ces criques ne sont des mouillages qu’à la marée haute. La côte occidentale de l’île est plate et sans grand intérêt.

On prétend que l’ancienne Vectis[12], à des époques fort reculées, était partagée en quatre portions de surfaces presque égales par deux bras de mer qui se coupaient à angles droits vers Newport. Depuis, l’exhaussement des terres les a en grande partie comblés ; seule la Medina a survécu. De Brading à Freshwater et de Newport à Knowless, deux longues dépressions assez fortes du sol donnent quelque vraisemblance à cette tradition.

L’île de Wight, dans sa plus grande largeur, de l’est à l’ouest, mesure environ vingt-deux milles, et treize milles dans sa plus grande hauteur, du nord au sud, c’est-à-dire de Cowes à Knowless ; sa surface est de quatre-vingt-six mille huit cent dix acres ; sa population, d’après le recensement de cette année, de cinquante mille âmes. L’île envoie au parlement un député, et Newport, son chef-lieu (borough town), deux. Le gouverneur de l’Ile est actuellement lord Heitesbury, mieux connu comme diplomate sous le nom de sir William A’Court. Les prévenus de crimes et délits dans l’île sont envoyés pour être jugés à Winchester, capitale du Hampshire, dont l’île de Wight fait partie. Les habitans appartenant à la communion anglicane dépendent du diocèse de cette ville ; quant aux catholiques, ils sont sous l’autorité de l’évêque de Southwark.

Le plus grand dignitaire de l’église d’Angleterre dans l’île de Wight est le recteur de Carisbrooke et de Northwood. La majorité des habitans se partage entre plusieurs sectes dissidentes, telles que les sectorians, les wesleyans, les indépendans et les pouletistes[13]. Quant aux grands propriétaires du pays, ils professent pour la plupart le culte réformé. Il faut en excepter le lord of the manor[14], M. Wood, qui a abjuré les erreurs du protestantisme, s’est fait catholique, et est aujourd’hui retiré dans un couvent. Le commerce d’exportation de l’île est sans grande importance ; il consiste en fromages, beurre, viande de boucherie sur pied et en produits chimiques ; d’assez nombreuses embarcations sont employées à draguer des huîtres sur les côtes et notamment dans la Médina. On connait la réputation des constructeurs de navires et surtout de yachts à Cowes et à Ryde. Les habitans de l’île sont laborieux et sobres et de bonne conduite ; les vols y sont très rares. Le gibier n’y est pas abondant ; on chasse cependant le lapin dans les dunes et le renard dans le centre de l’île. L’équipage de renard est établi à Newport ; on y compte trente ou quarante couples de chiens de haute taille et de bonne race. Il n’est guère de points sur les côtes de l’Angleterre où la circulation des steamers soit plus active. Plusieurs bateaux à vapeur font régulièrement le tour de l’île, d’autres desservent Lymington et font le service entre Southampton, Cowes, Ryde et Portsmouth. Il faut enfin y ajouter les innombrables steamers qui sortent sans cesse de Southampton ou qui y reviennent.

Tel est le tableau bien incomplet, mais fidèle, des lieux qui m’ont le plus frappé dans cette île charmante. J’y suis venu souvent et l’ai toujours quittée avec regret. L’accueil que j’ai reçu de plusieurs des personnes distinguées qui l’habitent et avec lesquelles j’ai eu la bonne fortune de nouer d’agréables relations me donne le désir de la revoir encore. Le capitaine et Mme Lumley à Shanklin, et la famille de l’excellent M. Coppinger, lieutenant de vaisseau commandant du port de Cowes, me permettront peut-être de les citer à cette occasion.

Hélas 1 que j’avais le cœur serré cette année en disant adieu à ces paisibles rivages, quand je songeais à la situation si critique et si douloureuse de notre pauvre France, à ces luttes parlementaires si menaçantes auxquelles mon devoir m’obligeait d’aller prendre part !


Le colonel de la MOSKOWA.

West-Cowes, octobre 1851.

  1. Voyez la livraison du 15 octobre dernier.
  2. On prétend que l’ile de Wight adhérait anciennement à l’Angleterre, que la mer est parvenue à dissoudre la langue de terre qui reliait la presqu’île au continent, et que c’est de cette action dissolvante que provient l’étymologie du mot Solent (solvent, solvente pelago).
  3. Acts of jollity.
  4. On a des lettres que le protecteur écrivait à cette époque à Hammond ; elles sont du style le plus familier. Cromwell l’appelait « mon cher Robin. »
  5. Voitures de déménagement pour le transport des effets et des paquets.
  6. Cliff, dune, falaise.
  7. On en compte neuf en tout : les chines de Shanklin, de Luccombe, de Blackgang, de Chale, de Whale, de Cowleaze, et trois autres sans nom.
  8. Le chi de χαίνω devait être prononcé tchi par les anciens Grecs.
  9. L’hôtel du Chine.
  10. On ne passe pas.
  11. Ce cottage est souvent occupé par de nouveaux mariés, qui viennent y passer leur honey-moon, leur lune de miel.
  12. Insula Vectis ; c’est le nom latin de l’ile de Wight.
  13. C’est contre les Anglais qui suivent ce rite qu’était dirigée la fameuse lettre de lord John Russell l’année dernière au sujet de l’agression papale. Le fait est que la secte des pouletistes compte des adhérons de plus en plus nombreux, qui ne diffèrent des catholiques, auxquels ils finiront par s’assimiler bientôt, que sous quelques rapports sans importance.
  14. En Angleterre, l’expression de lord of the manor est le titre donné au propriétaire du sol ou de portions de pays auxquelles sont attachés certains droits ou privilèges, tels que le droit de chasse, de fauconnerie, de pêche, etc. Guillaume Ierd’Angleterre, duc de Normandie, divisa sa conquête en fiefs militaires, dont il fit présent aux chevaliers normands qui l’avaient suivi dans son expédition. Tous les noms des seigneurs de ces fiefs furent enregistrés dans un grand livre appelé the Doomsday-Book. Depuis, les noms de toutes les personnes qui ont acheté ces domaines avec leurs droits seigneuriaux ont été substitués dans le livre à celui de l’ancien propriétaire. C’est ainsi que le grand-père du lord of the manor actuel, qui avait fait sa fortune dans le commerce, a été investi, tout comme s’il les tenait en ligne directe de ses ancêtres, de tous les privilèges dont jouissaient les anciens seigneurs du manor, lequel comprend le district de Northwood, Devenham, etc.