L’Évolution des dépenses privées depuis sept siècles/05

L’ÉVOLUTION DES DÉPENSES PRIVÉES
DEPUIS SEPT SIÈCLES[1]

LE LOGEMENT
II.
LES MAISONS DE PARIS


I

Trop pauvres pour se payer des donjons individuels, les habitans des villes s’étaient ceinturés par cotisation d’un rempart commun, à l’entretien et à la défense duquel ils s’obligeaient à concourir de leur poche et de leur personne. À ce titre, on peut considérer à la fois comme un impôt, ou comme une portion du loyer urbain le service de la milice locale. La ville du moyen âge n’est pas, comme les nôtres, accessible au premier venu. Les « frères et sœurs de loi, » les « enfans de famille, » ainsi que s’appellent les citadins dans les coutumes, formaient un phalanstère fermé.

Pour y avoir droit de résidence, il ne suffisait pas de payer la taxe d’« habitage, » réduite de moitié en faveur de ceux qui ont pris femme dans la commune ; et ce n’était point assez de résider, fût-ce depuis cent ans, pour posséder l’aptitude légale aux honneurs et fonctions consulaires. Les habitans eux-mêmes, pour louer leurs maisons à des étrangers, doivent parfois obtenir l’autorisation de la communauté. Ces étrangers sont-ils « gens de considération ? » Il faut, avant de « les recevoir pour concitoyens, » l’assentiment du parlement de la province. Sont-ils enfin, « après avoir demandé cette faveur avec instance et à genoux, » investis du droit de cité, les nouveaux admis n’ont pas seulement à payer le « droit de bourgeoisie ; » ils sont tenus souvent de posséder le tiers de leurs biens meubles dans la ville, ou de l’y faire transporter sans délai. De même qu’il existe un droit d’entrée, il en existe un de sortie, à payer par les pères de filles indigènes qui vont habiter ailleurs avec leur mari.

Ceux qui, sans se munir au préalable de ces privilèges, « quittent leur lieu de naissance pour se retirer dans les villes, » auront beau y être depuis longtemps domiciliés, ils seront toujours sujets à l’expulsion sommaire. Ordre pourra leur être intimé par les échevins de « vider les lieux et d’aller s’habituer ailleurs. »

Ce particularisme, qui subsistait encore, bien que relâché, au XVIIe siècle, avait été fort strict au moyen âge. En retour de ces avantages qui les constituaient, en commun, propriétaires de leur cité, les bourgeois étaient tous astreints à sa garde, sans distinction de caste, ni de condition. Les ecclésiastiques sont tenus à faire le guet en personne ; à Angers, ils sont formés en troupe et ont pour chef un abbé notable.

C’était un usage général dans toute l’Europe. Dans le Midi de la France, la charge de capitaine est unie souvent à celle de premier consul ; partout elle est obligatoire pour qui est désigné par le conseil municipal, et nul ne peut démissionner, sauf pour « incommodité de vieillesse. » Obligatoire aussi était l’exercice de la pique, de la hallebarde, plus tard ‘du mousquet, dont un « joueur de hautes et basses armes, » payé par la ville, donnait des leçons. Chacun s’équipait et parfois devait fournir ses munitions. Aux patrouilles de nuit hebdomadaires les riches, en temps normal, se substituaient des portefaix et autres salariés, qui se chargeaient de « servir à la garde » cinq ou six maisons ; aux époques de troubles, les gens de toute qualité, conseillers et présidens de parlemens eux-mêmes, faisaient la ronde on personne. On voit de petites villes au XVIe siècle, où le bourgeois qui « abandonne le guet » est mis « dans une fosse de fossé » au pain sec pendant trois jours.

À ce prix on obtenait la sécurité vis-à-vis du dehors et, pour se la mieux assurer au dedans, certains hôtels avaient leurs retranchemens, certains quartiers avaient leurs barricades permanentes ; d’où cette locution, aujourd’hui singulière, « ouvrir la porte d’une rue. » Ces rues, sans alignement et longtemps sans pavage, n’étaient pour la plupart que de tortueux corridors dont beaucoup à Paris n’avaient pas quatre mètres de large. Paris lui-même, quoiqu’il eût changé de peau depuis le milieu du moyen âge, n’avait guère de trottoirs à la fin du XVIIIe siècle ; ce qui rendait toutes les rues périlleuses. « Ceux qui font les lois roulent carrosse, disait Mercier, et dédaignent les plaintes de l’infanterie. »

Le Paris dont Boileau nous a décrit les « embarras, » dans une de ses satires de jeunesse (1662), était, au point de vue de l’éclairage, de l’eau, de la propreté et des égouts, plus semblable à la capitale des premiers Capétiens qu’à celle de notre République. C’était un groupement de villages, sous le rapport de l’édilité comme au point de vue de la justice, que prétendaient y exercer cinquante pouvoirs juxtaposés et concurrens, abbayes et prieurés, chapitres, hôpitaux et collèges, à titre de seigneurs primitifs des hameaux englobés peu à peu dans ses murs.

Il faut évoquer ces villes informes, sales et nues, où Dieu seul était bien logé dans sa cathédrale gothique, pour mesurer avec quelle amplitude les besoins des hommes peuvent varier d’intensité ou de nature ; combien le sens de la Commodité est indépendant par exemple de celui de la Beauté, puisque l’énorme New-York, avec ses cinq millions d’habitans, ne possède pas un seul monument grandiose et que le petit Paris de saint Louis a su bâtir Notre-Dame. Ces citadins du moyen âge ou de la Renaissance, avec les faibles moyens pécuniaires et mécaniques dont ils disposaient, ont mis sur pied des joyaux de pierre, de fer et de bois, par lesquels ils comptent encore et vivent dans la mémoire de l’humanité ; mais ils ne savaient tenir leurs rues ni droites, ni propres, ni sûres et des épidémies meurtrières les désolaient périodiquement, faute d’hygiène. Le Confortable moderne, dont nous sommes si fiers, ne serait-il que chimère, puisque tant de générations n’en ont pas soupçonné l’existence ?

Dans ce cadre urbain du XIVe siècle, les maisons populaires, serrées les unes contre les autres, ne différaient guère des logis ruraux si ce n’est par un détail : elles se présentaient à la rue non de face, mais de profil, par le pignon, sur lequel ouvrait au rez-de-chaussée l’allée d’accès et l’échoppe, au premier une ou deux fenêtres, puis un grenier dont les deux pentes s’unissaient avec celles des toits voisins, pour recueillir l’eau des pluies, que des gargouilles saillantes allaient verser en douche, au milieu de la rue, sur le dos des passans. Tel était le type des immeubles qui, suivant leur dimension, leur quartier, et suivant aussi la prospérité ou le malheur des temps, depuis Philippe-Auguste jusqu’à Louis XII (1200 à 1500), se louaient à Paris de 50 à 500 francs de notre monnaie.

Des boulangers, des bouchers, des épiciers paient de 120 à 320 francs ; des plâtriers, des charpentiers de 40 à 334 francs ; des savetiers, pelletiers, barbiers de 77 à 435 francs ; des fourbisseurs, gainiers, « sergens » (huissiers) ou apothicaires de 64 à 470 francs. Il va de soi que le loyer de ces ouvriers ou marchands varie dans la même profession, selon les ressources et l’achalandage de chacun, du simple au décuple, et qu’il se voit des maçons logés pour 54 francs rue des Marmousets (1358), et d’autres pour 412 francs, rue du Vert-Bois ; comme il se voit des loyers de « femmes amoureuses » à 166 francs, rue d’Autriche, et d’autres à 1 170 francs rue Saint-André-des-Arcs (1490). Il se voit même des « chambrettes à fillettes » pour 51 francs, rue de la Harpe ; car les maisons se détaillaient et pour 28 francs, au XIIIe siècle, on louait un étage rue Pavée (1286).

Cet étage, il est vrai, ne représentait qu’une chambre ; car il ne suffit pas de rapprocher les loyers anciens des modernes, il faut aussi comparer les logis auxquels ces loyers correspondent, aux temps passés et actuels, afin de savoir si, pour un prix égal, les logemens sont pareils, ou meilleurs, ou moins bons. Or il ne subsiste plus guère d’habitations privées remontant au moyen âge. Même les hôtels princiers de la capitale des premiers Valois ont disparu beaucoup plus complètement que les châteaux forts de cette époque. Il n’en est plus trace dans le Paris de 1910 : toutefois, les descriptions, mensurations et dessins des âges postérieurs nous en donnent une idée assez précise.

Il est moins aisé de reconstituer le home d’un prolétaire ou d’un petit bourgeois, contemporain de la guerre de (lent ans ou de la Renaissance. Il faut pour cela comparer les maisons entre elles, en deviner l’importance et les dimensions par le coût des matériaux qui, lui, nous est exactement connu. Ce dernier critérium n’est pas infaillible : on ne saurait dire que les immeubles urbains se vendent, et par conséquent se louent, pour le prix qu’ils ont coûté ou coûteraient à construire. Au contraire, suivant qu’une ville se peuple ou se vide, suivant qu’au sein d’une même ville tel ou tel quartier gagne ou perd la vogue, les constructions existantes enchérissent ou diminuent sans mesure et sans aucun rapport avec leur dépense initiale.

Nous avons sous les yeux des exemples topiques de ces fluctuations dans le triplement récent de certains loyers des environs de l’Opéra, où tel joaillier paie 360 000 francs par an la jouissance de son magasin ; tandis que le Palais-Royal, siège du commerce de la bijouterie avant 1870, a vu ses arcades, disputées alors à 6 000 francs chacune, tomber graduellement à 1 000 francs sans trouver toujours preneur à ce taux.

Pour les mêmes causes, sous le règne de saint Louis (1254), une maison avec cour, sise sur le Petit-Pont, se louait 6 500 francs, bien qu’elle ne pût être que fort exiguë, comme le montrent les miniatures du temps ; sans doute était-elle précieuse pour le trafic et le change, non loin des tours du Châtelet, au pied desquelles naquit « la Bourse. » Mais à la même époque, rue Montmartre (1260), hors de la porte Saint-Eustache, une maison avec jardin de 3 400 mètres ne se louait que 1440 francs.


II

Le plus gros loyer de Paris au moyen âge fut celui de l’Hôtel de Nesle. Sa valeur vénale, car il changea trois fois de propriétaire au XIVe siècle, montre aussi de quelles hausses était alors susceptible un immeuble parisien. Vendue 294 000 francs en 1321, puis 430 000 en 1330, cette demeure, qui occupait au bord de la Seine l’emplacement actuel de la Monnaie et de l’Institut, fut acquise en 1381 par le Duc de Berry, oncle de Charles VI, moyennant 720 000 francs, somme que vinrent accroître encore les embellissemens du nouveau possesseur. Trop à l’étroit dans le château crénelé qui avait suffi à la fameuse Marguerite de Bourgogne, le Duc de Berry y annexa des tuileries, le « jardin des arbalétriers » et divers terrains adjacens dans le faubourg, hors des fossés de Paris. Sur les uns il édifia de nouvelles galeries, avec jeu de paume, « librairie » et chapelle ; sur les autres il fit faire un jardin, « le séjour de Nesle » relié à son hôtel par un pont-levis.

Ces dépenses, auxquelles il fut pourvu par des dons royaux, montèrent à 390 000 francs ; à 9 pour 100, taux de revenu du XIVe siècle pour les placemens urbains, ce capital global de 1 100 000 francs, — en monnaie de jadis 30 550 livres tournois, — représenterait, pour le prince le plus fastueux du moyen âge, un loyer de 100 000 francs, chiffre qui n’a été ni dépassé, ni atteint dans les temps modernes, sauf par les rois.

Une valeur de 1 100 000 francs n’est pas aujourd’hui bien extraordinaire à Paris. D’après les estimations, plutôt modérées, du fisc, il se trouve dans notre capitale 1 100 immeubles de 1 à 2 millions, 310 de 2 à 5 millions, 60 au-dessus de 5 millions de francs. Mais tous ne sont pas, il s’en faut, destinés à l’habitation. Un tiers d’entre eux sont des usines, des théâtres, des gares de chemin de fer, des bureaux, des magasins, des banques dont une seule a coûté 40 millions. Ces catégories mises à part, et en négligeant 15 arrondissemens sur 20, il reste dans les Ier, VIIe, VIIIe, XVIe et XVIIe, c’est-à-dire dans ceux de la Madeleine, des Champs-Elysées, du faubourg Saint-Germain, de l’Arc de Triomphe et du Parc Monceau, quelque 800 logis de plus d’un million, dont 170 de 2 à 5 millions et 30 de plus de 5 millions.

L’intérêt de l’argent n’étant plus ce qu’il était au temps des Armagnacs et des Bourguignons, un loyer de 100 000 francs correspond à plus de 2 millions en capital et les 200 propriétés bourgeoises de cette valeur sont souvent occupées par plusieurs locataires différens. Il serait donc tout à fait inexact de dire qu’il y a 200 personnes, à Paris, dont l’habitation représente un loyer de 100 000 francs ; mais il y en a probablement une centaine. Or il n’y avait qu’une seule personne dans ce cas, il y a cinq siècles, et c’était un prince tout-puissant.

On ne saurait oublier que la statistique de l’impôt sur les loyers donne forcément des chiffres inférieurs à la réalité, parce que les immeubles habités par leurs propriétaires sont taxés par le fisc, non d’après leur valeur en capital, mais sur la base de leur valeur locative. Et, comme il n’y a pas de « locataire » bourgeois qui consentirait à payer annuellement plusieurs centaines de mille francs pour la jouissance d’un hôtel, quelque somptueux qu’il pût être, il en résulte que telle opulente demeure dont la valeur en capital, jardins et bâtimens compris, est officiellement de 6 700 000 francs, ne figure sur les rôles de la contribution mobilière que pour une valeur locative de 106 000 francs, au lieu des 335 000 francs correspondant au revenu de la somme qu’elle a coûté.

Cette distinction a son importance parce que, dans la comparaison que nous faisons ici du passé et du présent, nous avons évalué les loyers d’autrefois, urbains ou ruraux, aussi bien d’après le prix d’achat ou de construction des maisons, que d’après leur loyer effectif.

Sur cette base, le loyer le plus élevé du Paris ancien, après celui de l’hôtel de Nesle, fut de 65 000 francs, rue Saint-André-des-Arcs, pour L’hôtel d’Orléans, possédé (1401) par Amédée, premier duc de Savoie. C’était une manière de palais, avec lambris et plafonds de bois d’Irlande « de la même façon qu’au Louvre. » Il s’y remarquait un plus grand souci de luxe qu’à l’hôtel de Bourgogne, où Jean sans Peur couchait dans une chambre toute de pierres de taille, terminée de mâchicoulis. » A l’hôtel d’Orléans, les précédens propriétaires, le duc, père du célèbre Dunois, et la duchesse (Valentine de Milan) avaient occupé chacun un étage du corps principal dont l’appartement se composait d’une grande salle, d’une chambre de parade, — 16m, 50 de long ; — d’une grande chambre, — 12 mètres sur 6 ; — d’une garde-robe, de cabinets, — 7 mètres sur 4, — et d’une chapelle. Les croisées avaient 4m, 50 de haut sur 1m, 50 de large. Dans les sous-sols, les combles et les dépendances étaient installés le cellier, où se faisait l’hypocras, l’échansonnerie, la fruiterie, l’épicerie, et aussi la pelleterie, la maréchalerie et la fourrière, servant de remise aux « chariots branlans. »

Au XIVe siècle, les loyers princiers de la comtesse d’Artois (19 000 francs), de l’hôtel de Forez (13 000 francs) appartenant au duc de Bretagne, des hôtels de la Reine Blanche et du comte Palatin du Rhin, tous deux de 11 600 francs, s’appliquent à des logis où les plus grands personnages voisinaient avec de très humbles bicoques, dans les rues de la Tixeranderie, Saint-Jacques et de la Huchette. Rue Trousse-Nonnain, l’évêque de Châlons se déclarait fort incommodé (1368) par les femmes de mauvaise vie dont les asiles garnissaient ses entours. D’autres, pour avoir plus d’espace, s’étaient campés au milieu des vignes et des champs, dans les « cultures » Saint-Martin, Montmartre, du Temple ou rue des Fossés-Saint-Germain.

Sur le sol qui devait un jour former la place du Carrousel, dont le déblaiement ne fut achevé qu’au XIXe siècle, des maisons, démolies et reconstruites, des jardins et des ruelles, empiétant tour à tour les uns sur les autres, se succédèrent pendant cinq cents ans. A la place où s’élève aujourd’hui le monument de Gambetta, le surintendant Enguerrand de Marigny eut, au début du XIIIe siècle, son hôtel qui, après bien des changemens de maîtres et de structure, devenu la propriété du duc de Longueville, vit la belle duchesse Anne-Geneviève machiner la Fronde et distribuer les rôles à son mari, à son amant La Rochefoucauld et à son frère le Grand Condé.

Cette demeure fut expropriée en 1657, moyennant une indemnité de 1 140 000 francs pour les agrandissemens du Louvre. À ce prix, un seul peut être mis en parallèle : les 940 000 francs payés par Marie de Médicis pour l’hôtel et les onze hectares de terrain du Luxembourg, dont le vaste parc subsista dans son entier jusqu’au second Empire. La collection de bâtisses, connues sous le nom d’hôtel Saint-Pol ou des Tournelles, dont Charles V et son fils avaient fait leur palais et que Louis XI et François 1er dispersèrent, n’avait pas, semble-t-il, coûté aussi cher, et leur superficie, comprise entre la rue Saint-Antoine, la Bastille et le quai des Célestins, était moins étendue.

Il n’y avait pas eu au XVIe siècle de loyer plus coûteux que celui du duc François de Guise (34 200 francs) dans l’ancien hôtel du connétable de Clisson ; un autre grand seigneur, le cardinal de Bourbon, ne paie que 20 000 francs rue des Billettes. Au cours du XVIIe siècle, les chiffres les plus élevés sont ceux des hôtels de Condé, rue Monsieur-le-Prince, du chancelier de Sillery, rue Saint-Honoré (35 700 francs chacun), du duc de Bellegarde dans l’ancien hôtel Montpensier (32 000 francs) et du maréchal d’Effiat, surintendant des finances, rue Vieille-du-Temple (25 500 francs), en 1684.

Ce dernier, quarante ans après, avait baissé de 25 pour 100 ; dépréciation sans importance comparée à celles que subirent, en certaines périodes, les maisons que l’on peut suivre à travers les âges : tel immeuble de la rue Notre-Dame fut loué successivement 700 francs en 1241, 1 280 francs en 1295, 120 francs en 1369, 60 francs en 1442, 370 francs en 1507 et 620 francs en 1558. A de si longs intervalles on peut supposer que la maison a été plusieurs fois remaniée ; mais lorsqu’elle est demeurée sans changement, comme les hôtels de la place Royale qui baissèrent du XVIIe au XVIIIe siècle, c’est que la mode les abandonne.

Sous Louis XIII, la galerie quadrangulaire de « la Place, » — et chacun alors, sans être bien mondain, savait que « la place » et « l’île » tout court signifiaient la place Royale et l’île Saint-Louis, — était la promenade élégante. Les pavillons brique et pierre, qui en formaient le pourtour, contenaient les premiers « salons » dont ait parlé l’histoire : les « Messieurs du Marais » se donnaient rendez-vous chez Mme de Rohan et les « dix-sept seigneurs » chez Bassompierre. Le loyer du maréchal était le plus élevé — 16 300 francs ; — celui du président de Potier-Blérancourt ne dépassait pas 9 800 francs, et tel autre 7 500 francs pour une façade de 15 mètres sur 54 de profondeur.

Les loyers de 10 000 à 20 000 francs qui, dans le Paris actuel, sont au nombre de 2 300, étaient cités au XVIIe siècle : ceux de l’ambassadeur d’Angleterre, rue de Tournon, et de Cinq-Mars, pour l’hôtel de Clèves, étaient de 15 000 francs et l’on blâma beaucoup la folie de Mme de Coislin qui louait 19 500 francs l’hôtel d’Estrées, rue Barbette.

Les immeubles offerts dans les Annonces-Avis de 1633 comportent, pour 8 000 à 9 000 francs, 3 salles et 4 chambres, parfois avec mention de « belles peintures » murales, cuisine, cour, une ou deux portes cochères, jardin souvent et toujours remises et écuries pouvant contenir de 5 à 11 chevaux ; le tout situé dans les quartiers du Temple, du Louvre ou du Pont-Neuf. Pour 4 à 5 000 francs, on a, place Maubert ou rue des Grands-Augustins, « grande salle, 4 chambres, bouges, cabinets, galerie, cour, caves, écurie pour 4 chevaux. » Pour 2 000 francs, l’on peut encore avoir « 6 chambres avec cabinets, 1 pavillon avec études, 2 caves, 2 boutiques, cour et puits ; » mais ici l’on n’a plus de « porte cochère. »

Cinquante ans plus tard, M. d’Aubigné comptait mettre 5 200 francs à son hôtel. Mme de Maintenon affirme qu’à ce prix « il sera fort beau ; » que l’on doit trouver, pour 3 500 francs, « vers le quartier de Richelieu, des Petits-Champs, tout le tour du Louvre et toutes les petites rues qui aboutissent, de côté ou d’autre, à la rue Saint-Honoré. Vous pourriez encore, écrit-elle à son frère, si le Pont-Rouge est rétabli, vous étendre sur les quais. Vous aurez toujours assez de logement dans une maison où il faut deux remises de carrosses et une écurie pour 8 ou 10 chevaux. » L’on ne sait ce qu’il advint de la location projetée ; nous avons dit, dans un article précédent[2], que le budget dressé par Mme de Maintenon n’était guère sérieux ; elle eût été bien empêchée de le mettre en pratique. Nous savons ce que l’on pouvait avoir à cette époque pour 3 500 francs.

C’était le loyer de Racine pour sa maison de la rue des Marais, qui existe encore, — elle porte aujourd’hui le n° 13, rue Visconti. — Sa façade, percée de trois fenêtres remarquablement exiguës, offre un aspect assez morne ; elle est élevée de deux étages, sous les combles ; chaque appartement consiste en trois pièces de médiocre dimension, avec une petite aile sur la cour d’où le logis tirait presque toute sa lumière. Si le loyer, qui baissa au XVIIIe siècle, où Mlle Clairon n’y payait que 2 600 francs, est aujourd’hui monté à 12 000, c’est qu’une imprimerie a transformé la cour en un vaste atelier vitré. Toute la valeur de cet immeuble réside dans sa superficie de plus de 500 mètres, tandis qu’elle consistait, sous Louis XIV, dans le bâtiment mal conçu qui utilisait une faible part de ce terrain.

Tout en essaimant au Sud, jusqu’à la rue de Vaugirard, au Nord-Ouest jusqu’à la nouvelle enceinte, de la Porte Saint-Denis à la Madeleine, les classes riches furent très lentes à déserter le Marais et les environs du Temple : quoique le maréchal de Luxembourg se fût bâti, sur l’emplacement actuel de la rue Cambon, un hôtel dont les jardins se prolongeaient jusqu’aux remparts ; quoique sur la rive gauche, la rue d’Enfer eût des hôtes de marque comme le prince de Salm-Kirbourg, la petite rue du Roi-de-Sicile où habitait le secrétaire d’Etat Chavigny n’avait pas perdu toute vogue et le duc de La Trémoïlle quittait, on 1745, la place Louis-le-Grand, sur la paroisse Saint-Roch, pour aller s’installer rue Sainte-Avoye, sur la paroisse Saint-Merry. Il payait là 12 300 francs par an.

Pour un loyer équivalent, place Vendôme, à la même date (1751), les Petites-Affiches offraient une maison « grande et belle » à vendre 250000 francs. Or, en 1909, la maison vendue le plus récemment place Vendôme dépassait le prix de 5 millions ; au lieu que l’hôtel de la rue Sainte-Avoye, dont le loyer avait monté à 20000 francs en 1788, époque où il était occupé par un avocat au conseil, ne trouverait peut-être pas preneur à son chiffre d’il y a cent vingt ans.

En effet le quartier Sainte-Avoye est de tous celui qui a le moins progressé (8 pour 100 seulement) durant la période 1860-1910, où le revenu des maisons parisiennes a passé dans son ensemble de 400 à 950 millions de francs. Il est vrai qu’à Chaillot et à la Porte-Dauphine, la valeur locative est sept fois et quatorze fois plus élevée qu’il y a cinquante ans, tandis qu’elle est restée presque stationnaire dans le centre.

Dans le faubourg Saint-Germain, certains immeubles bâtis sous la Régence ont simplement doublé de prix, témoin l’hôtel d’Avaray, une des rares habitations parisiennes qui, depuis deux siècles, se soit transmise immuable de père en fils jusqu’à nos jours. En 1718, le marquis d’Avaray, maréchal de camp, aïeul de celui qui fut le compagnon fidèle de Louis XVIII durant la Révolution, acquit rue de Grenelle un terrain de 2 500 mètres pour le prix de 104 200 francs. Ce taux de 41 francs le mètre semble excessif, comparé au sol maraîcher de la rue de Sèvres qui valait 1 franc en 1733 ; il était au contraire avantageux, rapproché des 60 francs que l’on demandait en 1707 pour un lot de 2 000 mètres au coin de la rue du Bac et du quai d’Orsay. Le placement n’était pas mauvais en somme, puisqu’en 1779, il se vendit du terrain à 93 francs rue de l’Université, aux environs de la rue de Solférino. Pour son hôtel, édifié entre cour et jardin, M. d’Avaray ayant déboursé 501 000 francs, cette demeure lui revenait ainsi à 605 000 francs. Elle n’est cependant pas estimée aujourd’hui plus d’un million, parce que, si le sol a théoriquement décuplé de valeur, ce serait à condition de remplacer l’hôtel seigneurial par une maison de location.


III


Ces capricieuses évolutions étaient impossibles à prévoir dans ce Paris à qui il avait fallu un millier d’années, de Charlemagne à Napoléon, pour grouper ses 600 000 habitans de 1810 et qui, depuis cent ans, en a conquis 2 millions de plus. Au temps où la capitale était à peine du neuvième de sa superficie actuelle, le cardinal de Richelieu la déclarait à son apogée, « digne de l’admiration d’un chacun comme la huitième merveille du monde. » Le pouvoir était hostile à toute extension ; les terrains à l’intérieur de la ville semblaient suffire, leur prix n’avait rien d’exorbitant. Ceux du Marais, aussi recherchés sous Louis XIII que ceux des Champs-Elysées actuels, valaient de 21 à 45 francs le mètre. Si l’on rencontre au commencement du XVIIIe siècle, pour une enclave de 66 mètres près du Châtelet, le prix de 127 francs, ou celui de 714 francs pour 40 mètres près de Notre-Dame, on ne peut faire état de ces parcelles minuscules.

Au contraire, depuis 1760 jusqu’à la fin de la Monarchie, la population afflue, les terrains enchérissent. « Ce qu’on tirait de pierres de taille était prodigieux, remarque en 1767 un contemporain, ainsi que le nombre des maçons employés, ce qui gênait dans bien des rues. » On bâtit de tous côtés, écrit un autre sous Louis XVI ; « les entrepreneurs font aujourd’hui fortune ; des corps de logis immenses sortent de terre comme par enchantement et des quartiers nouveaux ne sont composés que d’hôtels de la plus grande magnificence. »

Quand le loyer seul de ces hôtels nous est connu, comme ceux du baron de Talleyrand, rue de l’Université (20 000 fr.), du comte de Bissy ou de la comtesse de Gramont, rue de Lille (14 000 fr.), mais que nous ignorons leur superficie, il est impossible de discerner l’influence de la hausse du terrain sur les prix de location ; mais lorsque de vastes immeubles de 800, 1 600, voire de 5 000 mètres de surface, se vendent à la fin de l’ancien régime sur le pied de 150 et 250 francs le mètre, le long des « nouvelles promenades formées, dit aigrement Casanova vieilli, sur les faux remparts décorés du nom sonore de boulevards, il est clair que la plus-value du sol intervient partout ; aussi bien sur la place du Palais-Royal, où le mètre vaut alors 900 et 1 300 francs, — au lieu de 25 francs au XVIIe siècle, — que près de la Madeleine où 4 hectares montaient en huit ans de 150 000 francs, à 600 000 (1767-1775). Tels morceaux triplèrent de valeur en un an, dit Restif, « parce qu’ils furent mis en rue. »

De ce nombre fut la place de la Concorde : le financier Law, mort insolvable en 1729, bien que sa succession, liquidée seulement en 1776, ait laissé un excédent d’actif, possédait 19 200 mètres de terrain entre la chaussée des Tuileries, la rue Saint-Honoré et la rue Boissy-d’Anglas (autrefois rue de la Bonne-Morue). Ses créanciers s’estimèrent heureux de vendre au maréchal de Belle-Isle, sur le pied de 25 francs le mètre, ce lot dont le nouveau propriétaire céda le tiers environ à la Ville, pour une place projetée au bout du jardin des Tuileries et « destinée à recevoir la statue équestre de Sa Majesté. »

Ce fut sur cet emplacement que Gabriel édifia ses deux façades monumentales, chacune de 120 mètres de long. L’une d’elles, aujourd’hui occupée par le ministère de la Marine, servit d’abord, comme on sait, de garde-meuble royal ; l’autre fut morcelée entre divers particuliers. Le terrain seul fit l’objet d’une adjudication publique ; les constructions, élevées par la Ville à ses frais, devant lui être remboursées par les futurs propriétaires. Le pavillon de droite et une travée de la colonnade, — 1 048 mètres carrés, — furent acquis en 1776, à raison de 90 francs le mètre, par la marquise de Coislin qui y joignit deux croisées de la rue Royale avec 360 mètres, sur le pied de 116 francs. Les cinq travées contiguës de la colonnade furent vendues au sieur Rouillé de l’Estang, sur la base de 140 francs le mètre, pour un carré de 800 mètres en façade, et de 70 francs pour 224 mètres en profondeur. Les autres adjudicataires obtinrent des conditions identiques.

Les terrains en bordure de la rue Royale trouvèrent moins aisément preneurs, parce qu’il restait deux maisons à abattre pour faire communiquer la voie nouvelle avec le faubourg Saint-Honoré. La Ville s’étant engagée à les acquérir, céda pour 100 francs le mètre, en 1777, la superficie de 5300 mètres qui lui restait à un entrepreneur auquel elle faisait remise par avance des taxes de mutation à venir.

Dans la dépense totale de 9 500 000 francs, faite pour l’aménagement de la place Louis XV et comprenant les balustrades de maçonnerie, fossés, guérites, pavillons du fontainier et trottoirs (1 800 000 fr.), le pavage et la serrurerie (400 000 fr.), les murs et terrasses du jardin des Tuileries et les achats de terrains, figurait, pour les deux grands corps de façade, une somme de 3 120 000 francs (dont 600 000 de sculptures exécutées sous la direction de Guillaume Coustou). Le remboursement à la Ville par les propriétaires, stipulé à forfait 175 francs le mètre, était loin de couvrir les frais de ces constructions, et la servitude architecturale qui leur était imposée ne fit pas obstacle à des profits successifs.

La plus récente transaction, dont un hôtel de la place de la Concorde ait été l’objet, fait ressortir le prix du mètre à 1 800 francs ; elle concerne le pavillon de gauche avec deux travées de la colonnade, vendu par la famille de Polignac 2 600 000 francs à la Société des magasins du Louvre pour l’exploitation d’une hôtellerie. Le comte de Crillon l’avait acheté en 1788 à l’entrepreneur Trouard 600 000 francs. A la fin du règne de Louis XVI, ce dernier prix était encore exceptionnel ; tout près de là, on offrait pour 300 000 francs, à l’entrée du faubourg Saint-Honoré, un grand hôtel avec jardin donnant sur les Champs-Elysées.

Le bon marché relatif de cet hôtel, qui vaudrait aujourd’hui sans doute plusieurs millions, tenait à ce que les Champs-Elysées étaient, à cette époque, la frontière du Paris habité. Mais au XIVe siècle, dans un quartier alors aussi excentrique, — entre le Louvre et les Tuileries, — un hôtel princier, avec 43 000 mètres de terrain, ne valait que 144 000 francs ; tandis qu’en 1778, sur un emplacement d’environ 4 200 mètres allant du quai d’Orsay à la rue de Lille (n° 82, 84 et 86 actuels), près du futur pont de la Concorde, l’hôtel bâti par le duc d’Havre lui revenait à 1 200 000 francs.


IV

Par une lente évolution de la chaumière à la caserne, les maisons de Paris, sur une surface donnée, ont grandi en taille et par conséquent diminué en nombre. Les Petites-Affiches contiennent sans cesse sous Louis XV l’offre, dans les vieux quartiers, de « deux maisons contiguës qui n’en font plus qu’une, » ou « d’une maison qui en composait ci-devant quatre. » Et le mouvement se poursuit de nos jours : dans les quartiers Saint-Germain-des-Prés, de la Monnaie, du Mail, Bonne-Nouvelle et Saint-Gervais, il y a aujourd’hui moins de maisons qu’en 1860. Lorsqu’on voit, aux derniers siècles, des immeubles loués de 1 000 à 2 000 francs à un épicier, un maître-cuisinier, un lecteur du roi, un sculpteur, ou de 2 000 à 3 000 francs à un parfumeur, rue Saint-Sévérin, à un drapier, rue du Petit-Four, à un mesureur de bois, à un marchand de vin, même à un substitut du procureur général, rue des Blancs-Manteaux, l’on ne sait si ces immeubles sont intégralement occupés par leurs locataires en titre.

S’il s’agit de personnages comme le marquis de La Vrillière ou le duc de Béthune-Charost qui paient, l’un 4 225 francs rue Saint-Thomas-du-Louvre, l’autre 11 400 francs rue Saint-Guillaume, ou si les bâtimens sont affectés à un usage déterminé : le collège Sainte-Barbe (4 275 francs en 1738), le jeu de Paume de la rue du Bouloi (8 700 francs en 1741), il n’y a pas de doute possible : mais nous ignorons si le tapissier Jean Poquelin, père de Molière, pour sa maison de la rue Saint-Honoré (8 200 francs en 1638), ou si tel avocat, tel épicier, tel contrôleur de la Chancellerie, voire tel receveur général des Monnaies ou tel entrepreneur des bâtimens du Roi, ont payé seuls les 7 000, 9 000 et 10 000 francs par an qui leur incombent en personne. Et cette observation est nécessaire, parce qu’à ne considérer les maisons qu’en totalité, sans prendre garde qu’on les morcelait, on serait porté à exagérer beaucoup le nombre des gros loyers de jadis.

Si la hausse des loyers, depuis le moyen âge jusqu’à la fin de l’ancien régime, n’avait pas correspondu à la hausse du sol, c’est que les maisons du peuple et de la bourgeoisie avaient perdu ce caractère de domicile personnel, qu’elles gardaient à la campagne et dans les localités secondaires, pour devenir des ruches humaines où chaque famille occupe privément un certain nombre d’alvéoles, sous la condition de payer son terme au propriétaire.

Cette division en appartemens devait être difficile dans les hôtels construits sur les plans antérieurs à Louis XIII, où « l’on ne savait que faire une salle à un côté, une chambre à l’autre et un escalier au milieu. » On apprit de Mme de Rambouillet à placer à l’extrémité du bâtiment ces escaliers de pierre, précédemment disposés en spirale avec une corde fixée au mur, dont la forme se modifia. On obtint ainsi une suite de pièces ; car « plusieurs, sans être de grande qualité, remarquait Fontenay-Mareuil (1610), commençaient déjà à mettre une salle et une antichambre devant leur chambre. » On s’avisa au même temps de placer les portes et les fenêtres vis-à-vis les unes des autres et de faire celles-ci hautes et larges, descendant jusqu’au sol pour laisser jouir de la vue des jardins.

Les 4 000 maisons « à porte cochère » que Germain Brice (1718) apprécie en moyenne à 6700 francs, s’élevaient parfois au triple sous Louis XVI, témoin l’hôtel de la rue de Vaugirard dont le marquis de La Blache payait 10000 francs le premier étage ; le rez-de-chaussée et le deuxième étant loués séparément à deux autres seigneurs pour 4 000 et 5 000 francs.

La « porte cochère » constituait, entre les deux catégories de logemens parisiens, une démarcation profonde. On n’y pouvait renoncer sans déchoir. Il était presque ignoble de ne pas « demeurer en porte cochère. » Fut-elle bâtarde, c’est-à-dire trop exiguë pour le passage d’un carrosse, elle avait un air de décence que n’obtenait jamais une allée. « Celle-ci conduirait à l’appartement le plus commode qu’elle serait proscrite, fût-elle encore large et bien éclairée. Il y a des portes cochères obscures, embarrassées par des équipages, où l’on risque de donner de l’estomac dans le timon et dans l’essieu. Eli bien ! l’on préfère ce passage étroit à cette voie roturière qu’on appelle « allée. » « Les femmes de bon ton ne vont point visiter ceux qui sont logés ainsi. » cette morgue est-elle sans excuse ? Mercier, de qui nous tenons ces détails, sous Louis XVI, ajoute : « Les allées des maisons ont ceci de vraiment incommode que tous les passans y lâchent leurs eaux, et qu’en rentrant chez soi on trouve, au bas de son escalier, un pisseur qui vous regarde et ne se dérange pas. Ailleurs on le chasserait, ici le public est maître des allées pour les besoins de nécessité. Cette coutume est fort sale et fort embarrassante pour les femmes. »

Ce type était, au temps de la Régence, celui des cinq sixièmes des maisons parisiennes, — 20 000 sur 24 000, — et plusieurs milliers de ces allées desservaient à la fois un immeuble de façade de 2 000 à 2 400 francs de loyer, et, dans le fond de la cour intérieure, une bâtisse masquée dont le prix était moitié moindre. Ces maisons se gardaient comme elles pouvaient. L’idée d’y mettre, et surtout d’y payer, un portier ne vint que fort tard : c’était encore, vers la fin de Louis XV, une nouveauté assez rare pour que le propriétaire la signalât et la fît valoir : « Appartement au premier, dans une maison neuve, où il y a un portier, » disaient les annonces de 1760.

L’ouvrier du moyen âge, dont le gain annuel était d’un millier de francs, se payait sans peine une maisonnette de 100 à 200 francs par an ; sa situation fut meilleure encore lorsque les loyers baissèrent prodigieusement au XVe siècle, en raison de l’abondance des logis vides, pendant que les salaires montaient à 1 200 francs. Mais du moment où le compagnon de métier ne gagna plus, à partir de 1550 jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, qu’une moyenne de 675 francs par an et que les moindres maisons parisiennes se louaient 350 francs, on devine qu’il dut renoncer à vivre sous un toit distinct.

Aujourd’hui les trois quarts des locaux de Paris, — 735 000 sur 980 000, — correspondent à un loyer de moins de 500 francs ; la moitié d’entre eux, — 436 000, — n’atteignent pas 300 francs et près du quart, — 205 000, — sont inférieurs à 200 francs par an. Mais ils sont à peu près tous supérieurs à 100 francs. Un loyer de moins de 100 francs est présentement exceptionnel, puisqu’il n’en existe que 17 000, et que, parmi les pauvres mêmes, vieillards, infirmes ou incurables, secourus de façon permanente par l’Assistance publique, 1 pour 100 seulement paient moins de 100 francs de loyer, 74 pour 100 paient de 100 à 200 francs et 24 pour 100 de 200 à 300 francs. De cette population indigente le sixième (16 pour 100) en 1886, — la moitié (50 pour 100) en 1856, — et les deux tiers (68 pour 100) en 1829, — mettaient moins de 100 francs à leur loyer. Et, bien que 100 francs de 1856 et de 1821) vaillent 140 et 160 francs de 1910, cette comparaison n’en rend pas moins sensible la hausse des petits loyers depuis quatre-vingts ans.

Le loyer moyen du ménage populaire, qui ressort de nos jours, à Paris, à 280 francs, peut être évalué à 140 francs sous Louis XV. Mlle Godiche, la monteuse de bonnets, qui habite avec sa tante rue des Cordeliers, ne paie que 90 francs par an ; c’est pourtant une « bonne petite hardie » qui a des amoureux, nous dit dans ses Contes M. de Caylus. A ces prix minimes répondaient des locaux à l’avenant. — « Comment es-tu logée, demande-t-on à la Petite Eventailliste de Restif ? — Dans la rue Saintonge, chez la Crémière, dans un trou, sur la cour, où l’on ne voit pas clair à midi. »

On traitait ainsi le plus souvent avec un principal locataire qui détaillait par étages la « montée, » — ainsi nommait-on les escaliers étroits et raides, — et chaque étage à son tour était l’objet de rétrocessions entre trois ou quatre sous-locataires qui, sur le même palier, tenaient leurs baux les uns des autres. Qu’étaient ces logemens modestes, comparés à ceux d’aujourd’hui ? Qu’étaient-ils, non pas seulement à Paris, mais dans les villes petites et grandes de la province ? Il n’en a été jusqu’ici que fort peu question ; ce sont pourtant ceux des millions de ménages qui forment la majorité de la nation. Mais, pour en parler, il faut les reconstruire, connaître en détail les prix de chaque nature de matériaux et de leur mise en œuvre depuis sept siècles ; c’est l’histoire que j’essaierai de faire dans une prochaine étude.


GEORGES D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre.
  2. Voyez la Revue du 15 avril, page 804.