L’Étonnante Aventure de la mission Barsac/Première partie/Chapitre 12

XII

une tombe, des ossements

Accompagnés de six porteurs fournis par le dougoutigui de Kadou, les débris de la mission Barsac quittèrent ce village dans la matinée du 24 février. Pour troublants que fussent les derniers événements qui l’avaient désorganisée, le départ s’effectua dans la gaieté. Si on en excepte M. Poncin, dont les sentiments intimes demeuraient impénétrables, tous étaient agréablement surexcités par la perspective d’accomplir un acte généreux, voire héroïque en quelque manière, et se félicitaient réciproquement de la décision prise. Au surplus, rien n’était perdu encore. Les six Européens, de même que Tongané, qui avait pris Malik en croupe, possédaient toujours leurs montures, et on ne manquait ni d’armes, ni de vivres, ni d’objets d’échange. D’autre part, le pays paraissait tranquille, et on était en droit d’espérer que l’adversaire inconnu, contre lequel on s’était involontairement heurté jusqu’alors, mettrait un terme à ses persécutions, la mission n’étant plus capable d’inquiéter personne. Rien ne s’opposait donc, en principe, à ce qu’on atteignît Koubo sans avoir à subir d’épreuves vraiment sérieuses.

Rien, non plus, ne s’opposerait sans doute à ce qu’on y parvînt rapidement, maintenant qu’on ne serait plus retardé par un nombreux troupeau d’ânes, parmi lesquels il en est nécessairement de récalcitrants. Pour activer la marche, on s’était, d’ailleurs, imposé de lourds sacrifices. On avait laissé au dougoutigui de Kadou, à titre de rémunération pour ses bons offices, une partie de la pacotille, ce qu’on en conservait devant aisément permettre d’arriver à Gao. Sacrifice plus douloureux, on s’était résigné à abandonner les tentes, dont une seule avait été conservée pour l’usage exclusif de Jane Buxton, malgré que celle-ci s’en fût énergiquement défendue. Quant aux hommes, ou ils trouveraient à se loger dans les villages, ou ils dormiraient en plein air. Dans la saison sèche et pour un aussi court voyage, cela ne pouvait avoir grand inconvénient. Il ne s’agissait en somme que d’un parcours de cinq cents kilomètres environ, soit de quinze à vingt journées de marche. Selon toute vraisemblance, on serait donc à Koubo entre le 10 et le 15 mars.

Le début du voyage fut d’accord avec ces favorables auspices. Les porteurs, tout frais et pleins d’ardeur, gardaient un train soutenu, et on n’employa que cinq jours à franchir les cent quarante kilomètres séparant Kadou de Sanabo, où l’on arriva dans la journée du 28. Aucun incident n’était survenu pendant cette première partie du voyage. Conformément aux prévisions, on avait généralement trouvé à se loger, le soir venu, dans des cases indigènes, fort malpropres, à vrai dire, mais enfin suffisantes, et les nuits passées en plein air, lorsqu’il n’y avait aucun village à proximité lors de la seconde halte du jour, s’étaient écoulées paisiblement. Partout bien accueillis, les voyageurs avaient pu se ravitailler sans peine, et c’est toujours nantis de leur réserve de vivres qu’ils quittèrent Sanabo le matin du 1er mars. Ils n’avaient donc, jusque-là, aucune raison de regretter le parti qu’ils avaient adopté.

— C’est-à-dire que c’est trop beau ! proclamait Amédée Florence parlant à son ami Saint-Bérain, pendant qu’ils faisaient côte à côte la seconde étape du 2 mars. Le profond penseur que je suis devrait même s’en inquiéter et calculer de quelle fraction le rapport habituel du bien et du mal est vicié à notre profit. J’aime mieux supposer, toutefois, que le destin peut, de temps en temps, prendre modèle sur M. Poncin et négliger la fraction à son exemple.

— Voilà le résultat d’une bonne action, cher ami, répondit Saint-Bérain. Vous n’avez pas voulu nous abandonner. Le Ciel vous en récompense.

— Du train dont vont les choses, nous n’aurons pas grand mérite, dit, en se retournant sur sa selle, le docteur Châtonnay qui précédait les deux amis.

— Qui sait ? fit Saint-Bérain. Nous ne sommes pas encore au bout.

— Bah ! s’écrira Amédée Florence, c’est tout comme. Nous avons le vent en poupe, cette fois.

Ces choses-là se sentent, que diable ! Je soutiens que nous allons arriver à Koubo dans un fauteuil, sans la plus petite aventure au tableau, ce qui, d’ailleurs, n’est pas très réjouissant pour un journaliste, dont le directeur… Eh là ! s’interrompit-il tout à coup, en adressant cette exclamation à son cheval qui venait de buter lourdement.

— Qu’y a-t-il ? interrogea Barsac.

— C’est mon cheval, expliqua Florence. Je ne sais ce qu’il a. Il bute sans cesse, depuis ce matin. Il faudra que j’examine…

Il n’eut pas le temps d’achever sa pensée. Le cheval, qui s’était arrêté brusquement, tremblait et vacillait sur ses jambes. Le reporter eut tout juste le temps de mettre pied à terre. À peine avait-il quitté la selle, que l’animal pliait des genoux et s’allongeait sur le sol.

On s’empressa de secourir la pauvre bête, qui ahanait et soufflait péniblement. On relâcha la sangle de la selle, on lui mouilla les naseaux avec l’eau d’un petit cours d’eau voisin. Rien n’y fit. Une heure plus tard, elle était morte.

— J’aurais dû toucher du bois, tout à l’heure, dit piteusement Amédée Florence transformé en piéton. Se féliciter de sa veine appelle nécessairement la guigne, c’est bien connu.

— Seriez-vous superstitieux, monsieur Florence ? demanda Jane Buxton en souriant.

— Pas précisément, mademoiselle. Embêté seulement, très embêté, par exemple !

Le cheval de Tongané fut attribué au reporter, Jane Buxton prit Malik en croupe, et l’on se remit en route après une halte de deux heures, en laissant en arrière le cadavre du cheval et son harnachement qu’on ne pouvait songer à emporter. L’étape en fut raccourcie d’autant.

À la tombée de la nuit, on s’arrêta au pied d’un bouquet d’arbres naturellement disposés suivant une demi-circonférence, en bordure immédiate du chemin. Situé au sommet d’une petite éminence, ce point, d’où on avait vue dans toutes les directions, ce qui mettait à l’abri d’une surprise toujours possible, était heureusement choisi pour y passer la nuit. Ses avantages avaient, d’ailleurs, frappé de précédents voyageurs, qui, ainsi qu’on ne tarda pas à le reconnaître, avaient campé au même point. À en juger par leurs traces, ces voyageurs étaient assez nombreux et possédaient des chevaux, dont les sabots avaient laissé de multiples empreintes. Qui étaient ces gens ? Des nègres ou des Blancs ? La seconde hypothèse, la plus probable, car les nègres ne font pas en général usage de chevaux, devint une certitude, quand Amédée Florence eut découvert et montré à ses compagnons un objet oublié par leurs prédécesseurs. Cet objet, tout insignifiant qu’il fût, puisqu’il s’agissait d’un simple bouton, n’en était pas moins un produit de la civilisation peu employé par les Noirs, et témoignait irrécusablement de la couleur de ses anciens propriétaires.

L’état des herbes foulées, qui se redressaient déjà, prouvait, d’ailleurs, que le passage de cette troupe, quelle qu’elle fût, remontait à une dizaine de jours, à tout le moins. Comme on ne l’avait pas croisée, on devait en conclure qu’elle aussi suivait la route du Nord-Est, et que, par conséquent, on n’était pas destiné à la rencontrer jamais.

La journée du 3 mars n’offrit rien de particulier, mais, le 4, les explorateurs eurent à déplorer un nouveau décès dans leur cavalerie. Vers le soir, le cheval de Barsac mourut exactement comme était mort celui d’Amédée Florence. Cela commençait à devenir singulier.

Le docteur Châtonnay, qui avait examiné l’animal défunt, saisit la première occasion de parler confidentiellement à Amédée Florence, et dit à celui-ci :

— J’ai attendu d’être seul avec vous, monsieur Florence, pour vous apprendre quelque chose d’assez sérieux.

— Quoi donc ? interrogea Florence, surpris.

— C’est que les deux chevaux sont morts empoisonnés.

— Pas possible ! s’écria le reporter. Qui les empoisonnerait ? Les Noirs engagés à Kadou ?… Ils n’ont aucun intérêt à nous créer des difficultés, au contraire.

— Je n’accuse personne, insista le docteur, mais je maintiens ce que j’ai dit. Après le premier décès, j’avais des soupçons. Après le second, j’ai une certitude. Les signes sont indéniables. Le dernier des ignorants ne s’y tromperait pas.

— Alors, votre avis, docteur ?

— Sur quel sujet ?

— Sur ce que nous devons faire.

— Je n’en sais pas plus que vous. Mon rôle consiste à vous prévenir, et si je m’en suis acquitté de cette manière confidentielle, c’est pour que vous mettiez nos compagnons au courant, à l’insu de miss Buxton, qu’il me paraît inutile d’effrayer.

— Tout à fait, approuva Florence. Mais, dites-moi, docteur, est-il donc nécessaire de faire intervenir la malveillance dans ces deux accidents ? Ne peuvent-ils s’expliquer autrement ? Nos chevaux n’ont-ils pu brouter, en même temps que leur provende, une herbe vénéneuse quelconque ?

— Ce n’est pas seulement possible, dit le docteur, c’est certain. Reste à savoir si c’est le hasard qui a mêlé à leurs aliments cette plante vénéneuse, ou si ce hasard-là porte un nom d’homme. Là-dessus, je n’en sais pas plus long que vous.

On convint de surveiller plus rigoureusement que jamais les cinq chevaux survivants, afin d’éviter le retour de semblable malheur. Un des Européens ou Tongané resterait toujours auprès d’eux pendant les haltes, de telle sorte que personne ne pût en approcher sans être vu. Fût-ce à cause de ces précautions, ou simplement parce que les deux décès étaient accidentels, quoi qu’il en soit, il ne s’en produisit plus les deux jours suivants, si bien que l’on se rassura peu à peu.

Au surplus, la perte de ces chevaux était le seul incident fâcheux qui fût survenu jusqu’alors.

La contrée était très plate, on y cheminait sans fatigue, aussi vite que l’autorisait le train des porteurs, et on continuait à s’approvisionner facilement dans les villages, ce qui permettait de conserver intacte l’avance initiale de quatre jours de vivres.

Cependant, l’après-midi du 5 et toute la journée du 6 s’étant écoulées sans qu’on eût aperçu un seul village, force fut d’entamer cette réserve. On ne s’en inquiéta pas, au surplus, Tongané affirmant qu’on n’allait pas tarder à rencontrer une agglomération d’une certaine importance où il serait facile de se ravitailler.

On parvint, en effet, le soir du 6 mars, à cette bourgade, qui portait le nom de Yaho, mais les prévisions de Tongané ne se réalisèrent pas. Dès qu’on s’approcha du tata, des vociférations et même quelques coups de fusils à pierre partirent de son sommet, sur lequel se pressait une nombreuse foule de nègres. C’était la première fois qu’on recevait pareil accueil depuis le départ de Conakry, si on excepte la démonstration des naturels de Kokoro. Encore, à Kokoro, avait-il été possible de transformer leurs dispositions belliqueuses en sentiments plus amicaux, tandis qu’à Yaho on ne put même pas essayer d’arriver à un semblable résultat.

Barsac eut beau s’ingénier afin d’entrer en relation avec les habitants de ce village, les moyens employés échouèrent les uns après les autres. Un drapeau blanc fut en vain porté au bout d’un bâton. Cet emblème symbolique, dont le sens pacifique est compris sur toute la surface de la terre, provoqua un ouragan de hurlements, accompagnés d’une nuée de balles, qui eussent été mortelles pour le porteur du drapeau, s’il n’avait eu la prudence de se tenir à distance suffisante. Tongané, puis successivement deux des porteurs, gens de même race, ou à peu près, que les habitants de Yaho, furent sans plus de succès envoyés en parlementaires. On refusa de les écouter, et on ne leur répondit que par le jet de projectiles divers, que la maladresse seule des tireurs rendit inoffensifs. Il était évident que la population de ce village entendait, pour une raison ou pour une autre, n’avoir aucun rapport avec des étrangers, et qu’elle ne voulait même pas connaître leurs intentions. Il fallut y renoncer.

D’ailleurs, ces nègres inhospitaliers se bornèrent à faire bonne garde autour du tata, dont ils refusaient si formellement l’entrée, sans se livrer à aucun acte d’hostilité plus directe.

Quels que fussent les motifs d’une telle attitude, les voyageurs ne purent se ravitailler comme ils l’espéraient, et durent repartir le lendemain 7 mars, n’ayant plus que deux jours de vivres devant eux. La situation n’avait encore, du reste, rien d’inquiétant. On avait fait alors plus de trois cents kilomètres depuis Kadou, c’est-à-dire plus de la moitié du parcours total, et tout portait à croire que les prochains villages auraient une attitude plus amicale que celle de Yaho.

Le chemin n’en ayant traversé aucun, la question ne put être tranchée pendant la journée du 7 mars, qui fut bonne au point de vue du nombre de kilomètres parcourus, mais au cours de laquelle survint un nouveau malheur. Un troisième cheval mourut, de la même manière qu’étaient morts les deux premiers.

— Quelqu’un réussirait-il donc, demanda Florence au docteur Châtonnay, à empoisonner nos animaux, malgré la surveillance dont nous les entourons ?

— C’est peu probable, répondit le docteur. L’empoisonnement doit être antérieur à notre départ de Kadou. Peut-être remonte-t-il au jour où notre escorte a déserté. Si nos chevaux meurent successivement, et non tous à la fois, cela doit tenir à la différence de leurs résistances individuelles et sans doute aussi à la différence des doses.

— En attendant, dit Amédée Florence, nous voici trois piétons contre quatre cavaliers. Ce n’est pas drôle !

Le 8 mars, ce ne fut pas sans inquiétude qu’on se remit en route. De quelque côté qu’on le considérât, l’avenir commençait à devenir sombre. On ne pouvait pas se dissimuler que la puissance adverse dont on se croyait à jamais débarrassé n’eût pris la précaution d’empoisonner les chevaux avant de disparaître, ce qui impliquait une persistance de haine aussi effrayante qu’inexplicable, et on s’attendait à voir tomber d’un instant à l’autre les quatre animaux survivants. D’autre part, on ne possédait plus qu’un seul jour de vivres, et on souffrirait de la faim, si un village n’était pas rencontré avant le coucher du soleil.

On n’eut même pas si longtemps à attendre. La première heure de marche n’était pas écoulée qu’une agglomération de cases apparaissait dans le lointain.

Les voyageurs s’arrêtèrent quelques instants, s’efforçant de prévoir l’accueil qui les attendait. Dans la vaste plaine qui se déployait sous leurs yeux, ils ne distinguèrent rien qui fût de nature à les renseigner. Autant qu’on en pouvait juger à cette distance, le village semblait mort, et l’étendue était déserte. On ne voyait que le haut tapis de la brousse, et la trouée du chemin, sur lequel, de place en place, on apercevait des taches noires, dont il était impossible de reconnaître la nature.

Après une courte halte, Barsac et ses compagnons se remirent en marche vers le village. Ils n’avaient pas fait un kilomètre qu’une odeur nauséabonde les saisit à la gorge. Quelques pas encore, et ils furent auprès d’une de ces taches noires qu’ils avaient remarquées de loin. Ils eurent un mouvement de recul. Cette tache noire, c’était le cadavre à demi putréfié d’un nègre. Jusqu’au village, le chemin était jalonné de la sorte. Ils purent compter dix de ces bornes funèbres.

— Voyez combien petite est l’entrée du projectile qui a frappé cet homme, dit à Amédée Florence le docteur Châtonnay qui examinait l’un des cadavres, et combien est grand au contraire son orifice de sortie, quand ces projectiles ont traversé les corps de part en part. D’autres ont rencontré des os et vous pouvez constater quels effroyables ravages ils ont produits dans ce cas. Ces hommes ont été tués par des balles explosibles.

— Encore ! s’écria Amédée Florence.

— Encore.

— Comme le vieux nègre que nous avons soigné dans le petit hameau, pendant notre première étape avec la nouvelle escorte ?

— Comme ce jour-là, répondit le docteur Châtonnay.

Amédée Florence et le docteur rejoignirent leurs compagnons en silence. Ils étaient pensifs, et se demandaient ce qu’il fallait conclure de l’explicable répétition d’un fait aussi anormal.

Dans le village, le spectacle était plus affreux encore. À de nombreux signes, on reconnaissait qu’il avait été le théâtre d’une lutte acharnée. En outre, après la bataille, les vainqueurs l’avaient incendié, et la plupart des cases étaient détruites par le feu. Dans celles qu’ils avaient épargnées, on trouva d’autres cadavres.

— La mort de ces malheureux remonte au moins à dix jours, dit le docteur Châtonnay, et, comme pour les autres, ce sont des balles explosibles qui l’ont provoquée.

— Mais quels peuvent bien être les misérables qui se sont livrés à un pareil carnage ? s’écria Saint-Bérain.

— Peut-être, suggéra Amédée Florence, ceux dont nous avons remarqué les traces, il y a quelques jours. Nous estimions alors leur avance à une dizaine de jours. Cela coïnciderait avec le délai que fixe le docteur.

— Ce sont eux à n’en pas douter, dit Barsac indigné.

— Comme ce sont eux, ajouta Amédée

Florence, qui nous ont valu la fraîche réception de Yaho, qu’ils auront voulu traiter comme ils ont traité ce village. Yaho étant entouré d’un tata, ils n’auront pu y entrer, mais cela expliquerait que les nègres effrayés se soient tenus depuis ce moment sur la défensive.

— C’est assez logique, en effet, approuva le docteur Châtonnay.

— Mais qui peuvent bien être ces misérables, demanda Jane Buxton, et leur présence ne peut-elle être un danger pour nous ?

— Qui ils sont, je n’en sais rien, répondit Amédée Florence, mais ils ne me paraissent pas à craindre en ce qui nous concerne. Tout concourt à nous démontrer qu’ils ont sur nous une avance de dix à douze jours, et, comme ils sont montés, il est peu probable que nous les rattrapions jamais.

On parcourut tout le village incendié sans y rencontrer aucun être vivant. Ceux des habitants que les balles n’avaient pas atteints s’étaient enfuis, et il était complètement désert. Il était aussi pillé de fond en comble, tout ce que le feu n’avait pas dévoré, on l’avait jeté aux quatre vents. Même spectacle aux alentours, dans les lougans saccagés, dévastés. La volonté de destruction était évidente.

C’est en proie aux plus tristes pensées qu’on laissa en arrière le malheureux village. Le soir, on fit halte en pleine campagne. Il ne restait alors de vivres que pour un seul repas. De cet unique repas, on fit deux parts, l’une qu’on mangea sur-le-champ, l’autre qui fut réservée pour le lendemain matin.

Au cours de la journée du 9 mars, deux villages furent rencontrés. On ne put s’approcher du premier, que défendait un petit tata, et dont l’accueil fut en tout point semblable à celui de Yaho. Quant au second, qu’aucune fortification ne protégeait, il était, comme celui du jour précédent, saccagé, incendié et vide d’habitants.

— On dirait vraiment, observa Barsac, que des gens s’ingénient à créer le désert devant nous.

L’observation était juste. On aurait voulu affamer les voyageurs qu’on n’aurait pas procédé autrement.

— Bah ! fit Amédée Florence, avec une insouciance voulue, nous le traverserons malgré eux, ce désert. C’est à peine s’il y a cent cinquante kilomètres d’ici à Koubo. Ce n’est pas la mer à boire, après tout. Puisque les bouchers et les épiciers sont en grève, la chasse nous fournira nos biftecks.

À l’exception de M. Poncin, tout à fait incapable de manier un fusil, on suivit aussitôt cet excellent conseil. Malheureusement, les hautes herbes arrêtaient trop souvent la vue, et la contrée n’était pas très giboyeuse. De toute la journée, on n’eut qu’une outarde, deux pintades et deux perdrix au tableau. Pour nourrir quatorze personnes, c’était à peine l’indispensable minimum.

À l’étape du soir, Amédée Florence et le docteur Châtonnay constatèrent pour la seconde fois que l’endroit où l’on s’arrêtait avait antérieurement reçu la visite d’autres voyageurs. Les herbes paraissaient même plus récemment froissées, comme si l’avance de ceux-ci eût diminué.

Pendant qu’on échangeait des réflexions à ce sujet, Tongané, préposé à ce moment à la surveillance des chevaux, appela ses maîtres tout à coup. Deux des animaux venaient de tomber, comme étaient tombés les trois premiers. Comme ceux-ci, ils agonisèrent sans qu’il fût possible de les secourir, et moururent après une heure de souffrance.

Deux chevaux restaient encore, mais on ne devait pas garder longtemps ces deux animaux, qui succombèrent à leur tour pendant la journée du 10 mars.

Les porteurs engagés à Kadou furent-ils effrayés par ces décès successifs ? Plus simplement, la chasse n’ayant, au cours de la journée du 10, produit qu’un résultat dérisoire, redoutèrent-ils de souffrir de la faim ? Quoi qu’il en soit, ils disparurent dans la nuit du 10 au 11, et, le matin venu, les six Européens, Tongané et Malik, se réveillèrent sans porteurs, sans chevaux et sans vivres.

Ils éprouvèrent alors un moment de découragement bien naturel, qu’eût, d’ailleurs, suffi à expliquer la faiblesse qu’ils commençaient à ressentir. La plus accablée était Jane Buxton, qui se reprochait d’avoir entraîné ses compagnons dans ce déplorable voyage et se sentait responsable de leur misère. Elle s’accusait et sollicitait leur pardon.

Amédée Florence comprit la nécessité de réagir contre la dépression générale.

— Que de paroles inutiles ! s’écria-t-il en s’adressant à Jane Buxton avec une affectueuse brutalité. Nous ne sommes pas encore morts, je suppose. Que la chasse n’ait pas été très bonne ces jours-ci, la belle affaire ! Elle sera meilleure demain, voilà tout.

— N’oublions pas, fit observer le docteur Châtonnay venant au secours du reporter, que nos nègres, en nous laissant en plan, nous ont, du même coup, débarrassés de leurs six estomacs.

— C’est tout bénéfice, conclut Florence. S’ils n’étaient pas partis, j’allais vous proposer de les renvoyer à leurs aimables familles. J’estime que, dans les circonstances présentes, rien ne pouvait nous arriver de plus heureux.

— Merci, monsieur Florence, merci, messieurs, disait cependant Jane Buxton, profondément émue. Croyez que je n’oublierai jamais votre bonté et votre dévouement.

— Pas d’attendrissement ! interrompit Florence. Rien n’est plus mauvais avant le déjeuner. Si vous voulez m’en croire, filons, mettons-nous en chasse, et mangeons jusqu’à l’indigestion inclusivement. Nous nous épancherons au dessert, si ça vous chante.

Le départ des porteurs rendant impossible le transport des colis, on dut abandonner la dernière tente et le reste de la pacotille d’échange. Jane Buxton dormirait désormais, elle aussi, en plein air, quand on ne pourrait trouver un abri dans un village abandonné. Quant à la perte des objets d’échange, on n’en éprouva pas de trop vifs regrets. À quoi eussent-ils été bons, le pays étant désert et toute transaction y étant impossible ? D’ailleurs, n’avait-on pas de l’or, pour le cas où les circonstances viendraient à changer ?

C’est dans ces tristes conditions que la marche fut reprise. Au cours de cette journée du 12 mars, le chemin traversa un village, où l’on découvrit encore de nombreux cadavres de nègres. Le docteur fit remarquer à ses compagnons que la mort de ces malheureux était plus récente et paraissait remonter à deux jours tout au plus. Devait-on en conclure que la bande des assassins était maintenant plus proche, et fallait-il s’attendre à se heurter contre elle un jour ou l’autre ?

Malgré cette perspective peu rassurante, on continua à s’élever dans le nord. Quel moyen de faire autrement, au surplus ? Revenir au sud, sur ce chemin jalonné de villages hostiles ou détruits, eût été impossible. Mieux valait gagner à tout prix le Niger, puisque là seulement on aurait du secours.

C’était toujours le désert que trouvaient devant eux les voyageurs épuisés. Pas un village qui ne fût hostile, quand un tata l’avait défendu contre la destruction, ou pillé, brûlé, dévasté, dans le cas contraire. Nulle part, il ne leur était possible de se procurer des vivres, et ils ne subsistaient que grâce à des hasards favorables : ignames, patates ou autres racines déterrées par chance dans un lougan saccagé, heureux coup de fusil, ou, parfois encore, quelque misérable poisson capturé par Saint-Bérain pendant la halte du jour.

Cette dernière ressource manquait, à vrai dire, le plus souvent. Outre que l’adversité n’avait en rien diminué la perpétuelle distraction, non plus que la sensibilité excessive du fantaisiste neveu de Jane Buxton, on traversait des territoires où les cours d’eau étaient rares. On eut plus d’une fois à souffrir de la soif, les puits qu’on découvrait de temps à autre étant invariablement comblés. La puissance malfaisante qui s’ingéniait à accabler les voyageurs n’avait rien oublié.

L’énergie de ceux-ci n’était pas entamée, cependant. Brûlés par un soleil de feu, se traînant péniblement quand le gibier avait fait défaut, réglant les étapes sur leur faiblesse croissante, ils gagnaient courageusement vers le nord, jour par jour, pas à pas, malgré la fatigue, malgré la soif, malgré la faim.

Les deux Noirs opposaient à ces épreuves une merveilleuse indifférence. Habitués aux privations, accoutumés à subir une vie de misère, peut-être souffraient-ils moins que leurs maîtres de la misère présente. Tous deux faisaient preuve du dévouement le plus touchant.

— Moi, y en a pas beaucoup faim, disait Tongané à Malik, pour l’engager à accepter quelque racine comestible qu’il avait découverte.

Malik acceptait le présent, mais pour l’offrir à Jane Buxton, qui, d’ailleurs, s’empressait de le joindre à la réserve collective dont serait composé le prochain repas de tous.

Ainsi chacun faisait son devoir, tout en réagissant selon son tempérament personnel.

Barsac inclinait plutôt vers la colère. Il ne parlait guère, et, si parfois un mot s’échappait de ses lèvres, ce mot s’adressait généralement au Gouvernement français, dont l’incapacité l’avait mis, lui Barsac, dans un pareil pétrin. Déjà, il se voyait à la tribune de la Chambre. En attendant, il préparait ses foudres, qu’il lancerait au retour, tel Jupiter, du haut de cet Olympe parlementaire.

Le docteur Châtonnay parlait peu lui aussi, mais, bien que fort inhabile à la chasse, il ne s’en rendait pas moins utile. Il cherchait les fruits comestibles, qu’il découvrait assez souvent, et, soucieux avant tout de conserver au moins l’apparence de la gaieté, il ne manquait jamais de rire, avec son éternel bruit de vapeur fusante, au moindre mot que prononçait Amédée Florence.

— Dommage, docteur, lui disait ce dernier, que vous n’ayez que l’échappement des gaz. Vous n’auriez pas le moteur sur vous, par hasard ? C’est ça qui ferait notre affaire !

Et l’excellent docteur de rire de nouveau, par principe.

M. Poncin parlait moins encore, puisqu’il n’ouvrait pas la bouche. Il ne chassait pas, ne pêchait pas, et, d’ailleurs, ne se plaignait pas. Il ne faisait rien, M. Poncin, si ce n’est écrire de temps à autre quelque mention sur son mystérieux carnet, ce dont Amédée Florence était toujours fort intrigué.

Saint-Bérain se comportait comme à l’ordinaire, ni plus gai, ni plus triste qu’au moment du départ. Peut-être ignorait-il dans quelle situation il se trouvait, et était-il distrait au point de ne pas savoir qu’il avait faim.

À en juger par les apparences, il eût semblé que Jane Buxton supportait avec moins de philosophie les épreuves dont le sort l’accablait, et pourtant celles-ci étaient étrangères à la tristesse grandissante que reflétait son visage. N’ayant jamais espéré que le voyage s’accomplirait sans effort, elle acceptait d’un coeur ferme les obstacles qu’elle rencontrait sur sa route. Amaigrie, affaiblie par les privations et par les souffrances de toute espèce, son énergie, du moins, demeurait intacte, et sa pensée restait tendue vers le but qu’elle s’était fixé. Mais, à mesure qu’elle en approchait, son trouble, son angoisse augmentaient sans qu’elle pût s’en défendre. Quelle réponse allait donner la sépulture de Koubo ? Que lui apprendrait l’enquête qu’elle entamerait ensuite, en prenant comme centre de ses recherches les lieux où son frère était tombé ? Apprendrait-elle quelque chose seulement, et ne lui faudrait-il pas revenir les mains vides ? Ces questions se pressaient dans son esprit, chaque jour plus impérieuses et plus absorbantes.

Amédée Florence n’était pas sans avoir remarqué la tristesse de Jane Buxton, et il la combattait de tout son pouvoir. En fait, il était l’âme de ce petit monde, et les pires épreuves n’avaient aucune influence sur sa persistante gaieté. À l’entendre, on devait remercier le Ciel pour sa paternelle bienveillance, aucun autre genre de vie ne pouvant être aussi rigoureusement conforme à une hygiène bien comprise. Quoi qu’il arrivât, il s’en applaudissait. Avait-on soif ? Rien de plus favorable à sa dilatation d’estomac commençante. Avait-on faim ? Rien de meilleur pour combattre l’arthritisme qui le guettait. Était-on exténué de fatigue ? On n’en dormirait que mieux, d’après lui. Et il en appelait au docteur Châtonnay, qui approuvait, en admirant le courage et l’énergie du brave garçon.

Le mérite d’Amédée Florence était d’autant plus grand qu’il éprouvait, en fait, outre les soucis communs à tous, une inquiétude supplémentaire que ses compagnons ne soupçonnaient même pas. Cela remontait au 12 mars, c’est-à-dire au jour où, pour la première fois, on avait traversé un village dont le sac paraissait dater de la veille. Depuis ce jour, Amédée Florence avait acquis l’intime conviction qu’on était surveillé, suivi, épié. Des espions guettaient dans la brousse, il en était sûr, escortant pas à pas la mission désemparée, assistant à son agonie, prêts sans doute à annihiler l’effort de ces naufragés de la terre, au moment où ceux-ci atteindraient enfin le salut. L’œil et l’oreille constamment au guet, il avait recueilli des preuves nombreuses à l’appui de ses soupçons : pendant le jour, nouvelles traces de campement récent, détonations à peine perceptibles, galops de chevaux dans le lointain ; pendant la nuit, chuchotements, glissements, et, parfois, passage d’une ombre incertaine quand l’obscurité était profonde. De ses observations, de ses réflexions, de ses craintes, il s’était abstenu de rien dire à ses compagnons, afin de ne pas augmenter leurs angoisses, et il avait recommandé le silence à Tongané, dont les remarques étaient conformes aux siennes. Ils se contenteraient de faire tous deux une garde vigilante, jusqu’au moment où le reporter estimerait utile de mettre ses amis dans la confidence.

Le voyage, compliqué par de telles difficultés, ne put évidemment s’accomplir dans les délais prévus. Ce fut seulement le soir du 23 mars qu’on fit halte pour la dernière fois avant d’arriver à Koubo. Sept à huit kilomètres en séparaient encore les voyageurs exténués, mais, à moins de deux mille mètres, on devait trouver, d’après Tongané, la tombe où reposaient les restes du capitaine George Buxton. Le lendemain, dès l’aurore, on se remettrait en route. Quittant le chemin tracé, on irait d’abord jusqu’aux lieux où la troupe révoltée avait été anéantie, puis on se dirigerait vers le village. S’il était en meilleur état que les autres, on s’y ravitaillerait et l’on y prendrait un repos de plusieurs jours, pendant lesquels Jane Buxton poursuivrait son enquête. Dans le cas contraire, ou bien on obliquerait sur Gao, ou bien on se dirigerait sur Tombouctou ou sur Djenné, dans l’espoir de rencontrer vers le nord ou vers l’ouest des territoires moins ravagés.

C’est à ce moment qu’Amédée Florence crut devoir mettre ses compagnons au courant des faits qui le préoccupaient. Pendant qu’on se reposait des fatigues du jour et que Malik faisait cuire le frugal repas sur un feu d’herbes, il leur fit part de ses remarques nocturnes et diurnes, desquelles il résultait qu’on ne pouvait très probablement faire un pas sans qu’il fût connu d’ennemis invisibles mais toujours présents.

— J’irai plus loin, ajouta-t-il, et j’oserai prétendre que nos adversaires sont pour nous des relations déjà anciennes, presque de vieux camarades. Je soutiendrai mordicus, jusqu’à preuve du contraire, qu’ils se composent exactement de vingt Noirs et de trois Blancs, et que l’un de ceux-ci ressemble comme un frère à notre élégant ami, le soi-disant lieutenant Lacour, si avantageusement connu de l’honorable société ici présente.

— Sur quoi repose cette hypothèse, monsieur Florence, demanda Barsac.

— Sur ceci, d’abord, que notre prétendue escorte a pu aisément connaître nos intentions et nous précéder sur la route que nous devions suivre, afin d’y faire, contre nous, le joli travail que vous avez pu admirer, tandis qu’il serait difficile d’admettre la présence d’une autre troupe, qui se serait livrée, tout en ignorant notre existence, aux mêmes distractions, dans un but qui serait alors inexplicable. Il y a encore autre chose. Les habitants des villages détruits et le vieux nègre que le docteur a rafistolé avant Kadou ont été frappés de la même manière. Donc, les meurtriers étaient déjà dans nos environs avant l’arrivée de la deuxième escorte, de même qu’ils y sont après son départ.

— Peut-être avez-vous raison, monsieur Florence, reconnut Barsac, mais vous ne nous apprenez pas grand-chose, après tout. Personne de nous n’a jamais douté que la dévastation de ce pays ne fût dirigée contre nous. Que cette dévastation soit l’œuvre du lieutenant Lacour ou de tout autre, que ces bandits soient autour de nous, au lieu de nous précéder comme nous le supposions, cela ne change rien à notre situation.

— Ce n’est pas mon avis, répliqua Amédée

Florence. C’est si peu mon avis, que je me suis décidé à parler ce soir, après avoir longtemps gardé le silence pour ne pas accroître inutilement vos craintes. Mais nous voici arrivés au but, malgré tout. Demain, ou nous serons à Koubo, à l’abri, par conséquent, ou bien nous aurons changé de direction, et l’on cessera peut-être de nous persécuter. Je souhaiterais, je l’avoue, tromper pour une fois la surveillance dont nous sommes l’objet, afin que personne ne sache ce que nous sommes venus faire ici.

— Pour quel motif ? demanda Barsac.

— Je n’en sais trop rien, avoua Florence. C’est une idée que j’ai comme ça. Mais il me paraît préférable, dans l’intérêt de miss Buxton, que le but de son voyage ne soit pas connu avant qu’elle ait pu mener à bien son enquête.

— Je suis d’accord avec M. Florence, approuva Jane Buxton. Qui sait si nos adversaires ne sont pas sur le point d’entamer plus franchement la lutte ? Ce sera peut-être demain qu’ils nous attaqueront, et peut-être me feront-ils échouer au port. Je ne voudrais pourtant pas être venue si loin sans atteindre mon but. C’est pourquoi je pense que M. Florence a raison de vouloir échapper aux espions qui nous entourent. Malheureusement, je n’en vois guère le moyen.

— Rien de plus facile au contraire, à mon sens, expliqua Amédée Florence. Il est incontestable que, jusqu’ici tout au moins, ceux qui nous en veulent ne se sont risqués à aucune tentative directe. Ils se contentent de contrecarrer notre marche et de nous espionner, en se réservant, si l’idée de miss Buxton est juste, d’intervenir plus efficacement le jour où notre entêtement sera devenu supérieur à leur patience. Il est donc probable que leur surveillance se relâche quand ils sont certains que nous avons fait définitivement halte pour la nuit. La régularité de nos habitudes doit les rassurer, et ils ne mettent pas en doute, qu’ils nous retrouveront le matin là où ils nous ont quittés le soir. Il n’y a aucune raison pour que leur garde soit plus vigilante aujourd’hui que les autres jours, à moins qu’ils ne se soient résolus à une attaque immédiate. Encore, dans ce cas, serait-il plus opportun que jamais d’essayer de filer par la tangente. Mais, s’il n’en est pas ainsi, rien de plus simple que de partir tout à l’heure, en profitant de l’obscurité. Nous nous en irons successivement, en faisant le moins de bruit possible, tous dans la même direction, après être convenus d’un rendez-vous général. Après tout, ce n’est pas une armée innombrable que nous avons à nos trousses, et il faudrait une remarquable guigne pour que nous tombions juste sur le séduisant lieutenant Lacour.

Ce plan, chaudement approuvé par Jane Buxton, fut adopté. On convint que, les uns après les autres, on s’en irait dans l’Est, jusqu’à un fort bouquet d’arbres, distant d’un kilomètre environ, qu’on avait aperçu avant la tombée de la nuit. Ces arbres étaient maintenant invisibles, mais on savait dans quelle direction ils se trouvaient, et l’on pouvait les atteindre sûrement, en se guidant sur une étoile qui scintillait à l’horizon, au-dessous de gros nuages qui augmentaient encore l’obscurité. Tongané partirait le premier, puis Jane Buxton, puis Malik. Les autres Européens viendraient ensuite à tour de rôle, Amédée Florence devant fermer la marche.

Le départ s’effectua sans incident. Deux heures plus tard, les six Européens et les deux Noirs étaient réunis à la lisière du bouquet d’arbres. On se hâte de le traverser, de façon à placer cet impénétrable écran entre les fugitifs et leurs ennemis. On s’avança ensuite plus librement. La proximité du but rendait des forces aux moins valides. Personne ne sentait plus sa fatigue.

Après une demi-heure de marche rapide, Tongané s’arrêta. D’après lui, on devait être arrivé à l’endroit même où la troupe révoltée de George Buxton avait été exterminée ; mais, dans cette nuit profonde, il ne pouvait indiquer avec exactitude le point précis qui intéressait Jane Buxton. Il fallait attendre le jour.

On prit donc quelques heures de repos. Seule, Jane Buxton, incertaine de ce que la prochaine aube lui réservait, ne put trouver le sommeil. Plus pressantes que jamais, cent questions se posaient pour elle. Son malheureux frère était-il réellement mort et en découvrirait-elle une preuve que le temps n’eût pas détruite ? Si une telle preuve existait, tendrait-elle à confirmer le crime, à démontrer l’innocence, ou la laisserait-elle dans la même incertitude ? Et demain, dans quel sens commencerait-elle l’enquête qu’elle avait résolue ? Les derniers témoins du drame n’étaient-ils pas dispersés, disparus, morts peut-être à leur tour, ou bien serait-il possible de retrouver quelques-uns d’entre eux ? Et si elle y parvenait, quelle serait la vérité qui sortirait de leur bouche ?

Un peu avant six heures, tout le monde fut debout. Tandis que le jour se levait, on attendit, étreint par une vive émotion, les yeux fixés sur Tongané, qui examinait les alentours et cherchait ses points de repère.

— Là, dit enfin le nègre en désignant un arbre éloigné de trois à quatre cents mètres, qui s’élevait solitairement dans la plaine.

En quelques instants, on fut au pied de cet arbre. Tongané continuant à se montrer très affirmatif, on attaqua le sol au point qu’il désignait, bien que rien n’indiquât qu’une tombe eût jamais existé à cet endroit. Fébrilement, les couteaux fouillèrent la terre, qu’on rejetait à pleines mains sur les bords du trou qui se creusait rapidement.

— Attention ! s’écria tout à coup le reporter… Voici des ossements…

Miss Buxton, très émue, dut s’appuyer au bras du docteur.

Avec précaution, on acheva de déblayer la fosse. Un corps apparut, ou plutôt un squelette merveilleusement conservé. Autour de ce qui avait été les bras, subsistaient des lambeaux d’étoffe et les broderies d’or, insignes de son grade. Parmi les os du thorax, on découvrit encore un portefeuille, presque entièrement détruit par le temps. On l’ouvrit. Il ne contenait qu’un unique document : une lettre adressée à George Buxton par sa sœur.

Les larmes jaillirent des yeux de la jeune fille. Elle porta à ses lèvres le papier jauni, qui s’effrita entre ses doigts ; puis, défaillante, elle s’approcha de la tombe.

— Docteur, je vous en prie, dit-elle à

Châtonnay d’une voix tremblante, ne pourriez-vous avoir la bonté d’examiner les restes de mon malheureux frère ?

— À vos ordres, miss Buxton, répondit le docteur, troublé au point d’en oublier la faim qui lui tenaillait les entrailles.

Le docteur Châtonnay descendit dans la tombe et procéda, avec le soin et la méthode d’un médecin légiste, à l’examen qui lui était demandé. Quand il l’eut terminé, son visage était grave et exprimait une intense émotion.

— Moi, Laurent Châtonnay, docteur en médecine de l’Université de Paris, prononça-t-il, non sans une certaine solennité, au milieu d’un profond silence, je certifie ce qui suit : premièrement, les ossements soumis à mon examen, et que miss Jane Buxton déclare être ceux de son frère George Buxton, ne portent la trace d’aucune blessure faite par une arme à feu ; deuxièmement, l’homme de qui proviennent ces ossements a été assassiné ; troisièmement, la mort a été provoquée par un coup de poignard porté de haut en bas, qui a traversé l’omoplate gauche et atteint un des lobes supérieurs du cœur ; quatrièmement, voici l’arme du crime, retirée par moi-même de la gaine osseuse dans laquelle elle était restée plantée.

— Assassiné !… murmura Jane éperdue.

— Assassiné, je l’affirme, répéta le docteur Châtonnay.

— Et par-derrière !…

— Par-derrière.

— George serait donc innocent !… s’écrira Jane Buxton en éclatant en sanglots.

— L’innocence de votre frère est une question qui excède ma compétence, miss Buxton, répondit doucement le docteur Châtonnay, et je ne saurais l’affirmer avec la même rigueur que les faits matériels constatés par moi, mais elle me paraît, je dois vous le dire, infiniment probable. Il résulte, en effet, de mon examen, que votre frère n’est pas tombé les armes à la main, comme on l’avait cru jusqu’ici, mais qu’il a été assassiné par-derrière, avant, pendant ou après le feu de salve que l’histoire a enregistré. À quel moment exact et par qui a-t-il été frappé ? Je l’ignore. Tout ce qu’on peut dire, c’est que le coup n’a pas été porté par un des soldats réguliers, car l’arme qui a tué votre frère est un poignard et non une arme de guerre.

Merci, docteur, dit Jane qui se remettait peu à peu. Tels qu’ils sont, les premiers résultats de mon voyage sont de nature à me donner confiance… Encore un mot, docteur. Seriez-vous disposé à attester par écrit ce que vous avez vu aujourd’hui, et ces messieurs voudraient-ils avoir la bonté de servir de témoins ?

Tous se mirent avec empressement à la disposition de Jane Buxton. Amédée Florence, sur une feuille que M. Poncin consentit à détacher de son carnet, rédigea une relation des faits constatés au cours de la matinée, et ce procès-verbal, signé par le docteur Châtonnay, puis par toutes les personnes présentes, fut remis à Jane Buxton avec l’arme trouvée dans la tombe de son frère.

Cette arme, la jeune fille frémit en la touchant. C’était un poignard dont une épaisse couche de rouille, peut-être mélangée de sang, recouvrait la forte lame quadrangulaire aux faces moulurées par de profondes gouttières. Sur le manche d’ébène, à demi rongé par l’humidité de la terre, on discernait encore la trace d’une inscription disparue.

— Voyez donc, messieurs, dit Jane en montrant ces linéaments presque invisibles, cette arme portait autrefois le nom du meurtrier.

— Dommage qu’il soit effacé, soupira Amédée Florence, en examinant l’arme à son tour. Mais attendez donc… On lit encore quelque chose… un i et un l, je crois.

— C’est maigre, dit Barsac.

— Peut-être n’en faut-il pas plus pour démasquer l’assassin, dit gravement Jane.

Sur son ordre, Tongané rejeta sur les restes de George Buxton la terre qu’on avait extraite et qui fut ensuite tassée avec soin ; puis, laissant la tombe tragique à sa solitude, on se dirigea vers Koubo.

Mais, après trois ou quatre kilomètres, on dut s’arrêter. La force manquait à Jane Buxton, dont les genoux fléchissaient et qui dut s’étendre sur le sol.

— L’émotion, expliqua le docteur Châtonnay.

— Et la faim, ajouta avec juste raison Amédée Florence. Allons ! vieux Saint-Bérain, nous n’allons pas laisser mourir d’inanition votre nièce, même si elle est votre tante, quand le diable y serait ! En chasse ! et tâchez de ne pas me prendre pour un gibier de choix !

Malheureusement, le gibier était rare. La plus grande partie de la journée s’écoula avant que les deux chasseurs eussent vu un animal quelconque au bout de leurs fusils. Ce fut seulement vers la fin du jour que le sort les favorisa. Par contre, le tableau n’avait jamais été aussi brillant, deux outardes et une perdrix étant, coup sur coup, tombées sur leur plomb. Pour la première fois depuis longtemps, on put donc faire un repas abondant. En revanche, on dut renoncer à atteindre Koubo le soir même, et se résoudre à passer une dernière nuit en plein air.

Épuisés de fatigue, et d’ailleurs convaincus d’avoir dépisté leurs adversaires, les voyageurs négligèrent ce soir-là la garde qu’ils s’imposaient d’habitude. C’est pourquoi personne ne vit les phénomènes bizarres qui survinrent pendant la nuit. Vers l’ouest, de faibles lueurs scintillèrent à plusieurs reprises dans la plaine. D’autres lumières, puissantes celles-ci, leur répondaient dans l’est, à une grande hauteur, bien qu’il n’y eût aucune montagne dans cette contrée remarquablement plate. Peu à peu ces faibles scintillements de l’ouest et les puissants éclats de l’est se rapprochèrent les uns des autres, les premiers lentement, les seconds très vite, tous deux convergeant vers le point occupé par les dormeurs.

Tout à coup, ceux-ci furent réveillés en sursaut par l’étrange ronflement qu’ils avaient déjà entendu après leur départ de Kankan, mais le ronflement était aujourd’hui plus proche et infiniment plus intense. À peine avaient-ils ouvert les yeux, que des lumières fulgurantes, émanant d’une dizaine de foyers de grande puissance tels que des projecteurs électriques, jaillissaient soudainement dans l’Est, à moins de cent mètres d’eux. Ils cherchaient encore à se rendre compte de la nature du phénomène, quand des hommes, sortant des ombres du nord et du sud, entrèrent dans le cône éclairé et bondirent sur les dormeurs étourdis, aveuglés. En un instant, ceux-ci furent renversés.

Dans la nuit, une voix brutale demanda en français :

— Y êtes-vous, les garçons ?

Puis, après un silence :

— Le premier qui bouge, une balle dans la tête… Allons ! en route, nous autres !

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
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