L’Étonnante Aventure de la mission Barsac/Deuxième partie/Chapitre 7

VIII

l’usine de blackland


Ses hôtes s’étant empressés d’accepter :

— Avant de descendre de cette tour, où nous reviendrons, d’ailleurs, en terminant notre visite, dit Camaret, rendez-vous compte, d’abord, de la disposition générale de l’Usine. Dans son ensemble, elle couvre, ainsi que vous le voyez, une surface rectangulaire, mesurant en largeur deux cent cinquante mètres, et trois cent soixante mètres parallèlement à la rivière. Sa superficie totale est donc de neuf hectares exactement, la partie occidentale, qui représente les trois cinquièmes de ce quadrilatère, étant consacrée à des jardins.

— Pourquoi des jardins ? interrompit Amédée Florence.

— Ils assurent en partie notre subsistance, le surplus nous venant du dehors. C’est donc seulement l’autre partie, large de cent mètres et desservie par le quai, c’est-à-dire celle où nous sommes, qui constitue l’Usine proprement dite. Au milieu, sur une longueur de deux cent cinquante mètres, les ateliers et mon domicile particulier sont groupés au pied de cette tour, qui en occupe le centre. À chaque extrémité, où restait libre, par conséquent, un espace de cinquante-cinq mètres, on a élevé, perpendiculairement à la rivière, deux rangées de maisons ouvrières séparées par une large rue. Chaque rangée ayant sept maisons, et chaque maison ayant quatre étages, rez-de-chaussée compris, nous disposons, en tout, de cent douze logements.

— Quelle est donc l’importance de votre personnel ? demanda Barsac.

— Cent hommes, exactement, mais quelques-uns sont mariés et plusieurs ont des enfants. Comme vous pouvez le constater, les ateliers ne comportent qu’un seul étage et sont recouverts d’une épaisse couche de terre gazonnée. Des obus seraient donc à peu près impuissants contre eux. Maintenant que vous connaissez les grandes lignes, nous pouvons descendre, si vous le voulez, et procéder à une visite détaillée.

Avant d’obéir à cette invitation, les auditeurs de Camaret jetèrent un dernier regard autour d’eux. La situation n’avait pas changé. Les guêpes continuaient leur promenade circulaire, et les assaillants, instruits par l’expérience, ne se hasardaient plus à pénétrer dans la zone dangereuse. Cette double constatation les ayant rassurés, ils quittèrent la plate-forme à la suite de l’ingénieur.

Guidés par lui, ils visitèrent tout d’abord cet étage de la tour qu’il appelait la « ruche », d’où les vingt guêpes s’étaient envolées d’un même nombre d’alvéoles, entre lesquelles était située la réserve de mitraille. On traversa ensuite une série d’ateliers : ajustage, menuiserie, forge, fonderie, etc., et on déboucha dans les jardins, du côté le plus rapproché du Palais.

En cet endroit, la haute muraille ceinturant l’Usine masquait la vue de celui-ci. Mais, quand on se fut éloigné d’une cinquantaine de mètres de cette muraille, la tour d’Harry Killer commença à poindre au-dessus de la crête. Aussitôt, une explosion retentit au sommet de cette tour et fut suivie du bruit caractéristique d’une balle qui passa au-dessus du groupe des promeneurs. Ceux-ci reculèrent avec précipitation.

— L’imbécile !… murmura tranquillement Camaret, qui se contenta de lever le bras sans interrompre sa marche.

À ce signal, un violent sifflement se fit entendre. Les hôtes de Camaret se tournèrent instinctivement du côté de l’Usine. Mais celui-ci leur montra le Palais. Le cycloscope qui en couronnait la tour avait disparu.

— Ça lui apprendra, dit Camaret. Moi aussi, j’ai des torpilles aériennes, j’en ai même plus que lui, puisque c’est moi qui les fabrique. Quant au cycloscope, j’en ferai un autre, voilà tout.

— Mais, monsieur, fit observer Amédée Florence, puisque vous possédez de ces projectiles que vous appelez des torpilles aériennes, pourquoi ne s’en servirait-on pas contre Harry Killer ?

Un instant, Marcel Camaret regarda fixement celui qui lui posait cette question, et, une fois encore, une expression d’égarement passa dans ses yeux.

— Moi !… dit-il enfin d’une voix sourde. Moi, m’attaquer à mon œuvre !…

Sans insister, Amédée Florence échangea un regard avec ses compagnons. Décidément, cet homme surprenant à beaucoup d’égards avait une fêlure, et cette fêlure s’appelait l’orgueil.

On se remit en marche en silence. La leçon avait été comprise par le Palais. Aucune autre attaque ne fut tentée contre le groupe des promeneurs, tandis que ceux-ci continuaient à s’éloigner dans le jardin, qu’ils quittèrent du côté opposé à celui par lequel ils étaient entrés.

— Nous arrivons dans la partie intéressante, dit Camaret en ouvrant une porte. Ici, c’est l’ancienne machinerie, moteur et générateur à vapeur, que nous chauffions au bois, faute d’autre combustible. C’était toute une affaire, car le bois venait de loin, et nous en consommions de grandes quantités. Heureusement, cela n’a pas duré longtemps. Dès que la rivière eut de l’eau, après les premières pluies provoquées par moi, la station hydroélectrique que j’avais installée, pendant ce temps, à une dizaine de kilomètres en aval de la ville, commença à fonctionner. Depuis, nous n’utilisons plus ce matériel archaïque, et aucune fumée ne sort plus de cette cheminée devenue inutile. Nous nous contentons de transformer selon nos besoins l’énergie que la station génératrice nous envoie.

À la suite de Camaret, on passa dans une autre salle.

— Ici, dit-il, et dans les salles suivantes, remplies comme celle-ci de dynamos réceptrices, d’alternateurs, de transformateurs et de bobines, parfois assez imposantes, c’est le pays de la foudre. C’est ici que nous recevons et transformons le courant primaire qui nous parvient de la station.

— Comment ! s’écria Florence abasourdi. On a pu transporter toutes ces machines ici !

— Un petit nombre d’entre elles seulement, répondit Camaret. Nous en avons fabriqué nous-mêmes le plus grand nombre.

— Il vous a fallu tout au moins la matière première, objecta Amédée Florence. Comment diable vous l’êtes-vous procurée en plein désert ?

— Au fait !… dit Camaret, qui s’arrêta, pensif, comme si cette difficulté eût été pour lui toute nouvelle, vous avez raison, monsieur Florence. Comment ont pu être amenées jusqu’ici les premières machines et la matière première avec laquelle nous avons créé les autres ? Je n’avais jamais réfléchi, je l’avoue, à ce côté de la question. Je demandais, j’étais servi. Je ne cherchais pas plus loin. Mais, maintenant que vous attirez mon attention…

— Et quelle hécatombe d’hommes pour transporter tout cela à travers le désert, avant que vous n’ayez les planeurs !

— C’est vrai… reconnut Camaret qui pâlit un peu.

— Et l’argent ?… Ça en a mangé, tout ça, de la galette ! s’écria encore Florence dans son langage audacieusement familier.

— L’argent ?… balbutia Camaret.

— Oui, l’argent. Vous êtes donc bien riche ?

— Moi !… protesta Camaret. Je crois que je n’ai jamais eu cinq centimes en poche depuis que je suis ici.

— Alors ?

— C’est Harry Killer… commença timidement Camaret.

— Bien sûr ! Mais où le prenait-il ? C’est donc un milliardaire, votre Harry Killer ?

Camaret ouvrit les bras en signe d’ignorance. Il semblait démoralisé par la question d’Amédée Florence, et ses yeux avaient, de nouveau, cette expression égarée qui faisait vaciller son regard à toute émotion un peu vive. Pressant les solutions possibles du problème, si différent de ceux qu’il résolvait d’ordinaire, qui lui était brusquement posé, il éprouvait une sorte de vertige devant les horizons insoupçonnés qu’il découvrait. Il avait l’air si réellement éperdu, que le docteur Châtonnay eut pitié de lui.

— C’est un point qu’on élucidera avec les autres, dit-il. Pour le moment, ne nous éternisons pas là-dessus et continuons notre visite.

Comme pour chasser une pensée importune, Camaret se passa la main sur le front et entra silencieusement dans la salle suivante.

— Ici, dit-il, d’une voix que l’émotion altérait encore, sont les compresseurs. Nous employons beaucoup, en effet, l’air et d’autres gaz à l’état liquide. Ainsi que vous le savez, tous les gaz sont liquéfiables, pourvu qu’on les comprime et qu’on abaisse leur température d’une manière suffisante, mais, dès qu’on abandonne à eux-mêmes les liquides obtenus, ils se réchauffent et retournent plus ou moins vite à l’état gazeux. S’ils étaient alors contenus dans un récipient clos, les parois de celui-ci auraient bientôt à subir une pression telle qu’il volerait en éclats. Une de mes inventions a changé cela. J’ai, en effet, découvert une substance absolument anti-diathermane, c’est-à-dire, absolument imperméable aux rayons calorifiques. Il en résulte qu’un gaz liquéfié, l’air, par exemple, introduit dans les récipients fabriqués avec cette substance, conserve toujours la même température et reste, par conséquent, à l’état liquide, sans aucune tendance à l’éclatement. Cette invention m’a permis d’en réaliser plusieurs autres, et notamment celle des planeurs à grand rayon d’action que vous connaissez.

— Si nous les connaissons !… s’exclama Amédée Florence. Dites que nous les connaissons trop ! Ils sont donc aussi de vous, ces planeurs ?

— Et de qui voudriez-vous qu’ils fussent ? répliqua Camaret, soudainement atteint d’un nouvel accès de son maladif orgueil.

À mesure qu’il parlait, son émotion s’était dissipée peu à peu. Il n’en restait plus trace maintenant, et c’est tout entier à son sujet qu’il reprit :

— Mes planeurs ont trois particularités principales, relatives à la stabilité, au départ et à la force motrice, dont je vous donnerai une idée en peu de mots. Commençons par la stabilité.

Quand un oiseau subit la poussée d’une brusque rafale, il n’a pas besoin de calculer pour retrouver son équilibre. Son système nerveux, ou plutôt la partie de ce système nerveux qui constitue ce qu’on appelle les réflexes en physiologie, travaille et le redresse d’une manière tout instinctive. Afin que la stabilité de mes oiseaux mécaniques fût automatique, j’ai voulu les doter d’un pareil système de réflexes. Puisque vous les avez vus, vous savez qu’ils sont constitués par deux ailes placées au sommet d’un pylône haut de cinq mètres, à la base duquel est la plateforme qui supporte le moteur, le conducteur et les passagers. Il résulte déjà de cette disposition un notable abaissement du centre de gravité. Mais le pylône n’est nullement fixe relativement aux ailes. À moins qu’on ne l’immobilise, en totalité ou en partie, par la manœuvre de l’un des gouvernails de direction et de profondeur, il peut, au contraire, décrire de petits arcs dans tous les sens autour de la verticale. Si donc les ailes, hors de l’action d’un gouvernail, s’inclinent latéralement et longitudinalement, le pylône, entraîné par son poids, tend à faire avec elles un nouvel angle. Par ce mouvement, il actionne aussitôt des masses d’une pesanteur déterminée coulissant parallèlement et perpendiculairement aux ailes, lesquelles sont en même temps déformées de la manière convenable. Ainsi sont immédiatement — automatiquement, ai-je dit — corrigées les inclinaisons accidentelles du planeur.

Marcel Camaret, les yeux baissés vers le sol, donnait ces explications avec la sérénité d’un professeur faisant un cours. Il n’hésitait pas, ne cherchait pas ses mots, qui lui arrivaient d’eux-mêmes. Sans s’interrompre, il poursuivit de la même manière :

— Passons au deuxième point. Au moment du départ, les ailes du planeur s’abaissent et se replient contre le pylône. En même temps, l’axe de l’hélice, rendu mobile dans un plan vertical perpendiculaire à ces ailes, se relève, et celle-ci devient horizontale. L’appareil est alors un hélicoptère, et son hélice est uniquement suspensive. Mais, quand on a atteint une hauteur suffisante, les ailes s’ouvrent, tandis que, simultanément, l’axe de l’hélice s’incline vers l’avant jusqu’à ce qu’il soit horizontal. Graduellement, celle-ci devient ainsi propulsive, et l’hélicoptère se transforme en planeur.

Quant à l’énergie motrice, elle m’est fournie par l’air liquide. D’un réservoir fabriqué avec la substance anti-diathermane dont je vous ai parlé, l’air liquide, dont l’écoulement est réglé par un jeu de soupapes, arrive dans un tube très fin perpétuellement chauffé. L’air retourne aussitôt à l’état gazeux, sous une pression formidable, et actionne le moteur.

— Quelle vitesse obtenez-vous avec ces planeurs ? demanda Amédée Florence.

— Quatre cents kilomètres à l’heure pendant cinq mille kilomètres, sans ravitaillement, répondit Camaret.

Nil mirari, a dit Horace : il ne faut s’étonner de rien. Les auditeurs de Camaret ne purent cependant retenir l’expression de leur admiration. On ne trouvait pas de termes assez enthousiastes pour célébrer son génie, tandis qu’on retournait à la tour. Mais cet homme étrange, qui, parfois, pourtant, faisait montre d’une si excessive vanité, demeura indifférent à ces éloges, comme s’il n’eût été sensible qu’à ceux qu’il se décernait lui-même.

— Nous arrivons maintenant au coeur même de l’Usine, dit Camaret, quand on fut à la tour. Cette tour comporte dix étages semblables à celui-ci et contenant des appareils analogues. Vous avez certainement remarqué que son sommet est surmonté d’un pylône métallique très élevé. Ce pylône est un « projecteur d’ondes ». La tour est, en outre, hérissée sur toute sa surface d’une multitude de pointes, qui sont autant d’autres projecteurs de taille réduite.

— Projecteurs d’ondes, dites-vous ?… demanda le docteur Châtonnay.

— Je ne voudrais pas vous faire un cours de physique, répondit Marcel Camaret en souriant. Quelques explications de principe sont cependant nécessaires. Je vous rappellerai donc, si vous le savez, je vous apprendrai, si vous l’ignorez, qu’un célèbre physicien allemand du nom de Hertz, a remarqué, il y a de cela déjà longtemps, que, lorsqu’on fait éclater l’étincelle d’une bobine d’induction dans le petit intervalle séparant les deux branches d’un condensateur, résonateur ou oscillateur, selon le mot qui vous conviendra le mieux, cette étincelle provoque, entre les deux pôles de cet instrument, une décharge oscillante, ce qui revient à dire qu’il est parcouru par un courant alternatif, ou, en d’autres termes, que ses deux pôles sont, à tour de rôle, positifs ou négatifs au cours d’une même décharge, jusqu’au moment où il est revenu à un état d’équilibre. La rapidité de ces oscillations, autrement dit, leur fréquence, peut être très grande et atteindre jusqu’à cent milliards par seconde. Or, celles-ci ne sont pas limitées aux points où elles se produisent. Elles ébranlent, au contraire, le milieu ambiant, c’est-à-dire l’air, ou, plus exactement, le fluide impondérable, qui remplit à la fois les espaces célestes et les vides intermoléculaires des corps matériels, auquel on a donné le nom d’éther. À chaque oscillation correspond donc une vibration éthérique qui se transmet, de proche en proche, toujours plus loin. Ce sont ces vibrations qu’on appelle avec juste raison des ondes hertziennes. Me suis-je fait comprendre ?

— Admirablement, proclama Barsac, qui en sa qualité d’homme politique, était peut-être, de tous les auditeurs de Camaret, le moins préparé aux questions scientifiques.

— Jusqu’à moi, reprit celui-ci, ces ondes n’étaient qu’une curiosité de laboratoire. On s’en servait pour électriser, sans contact matériel, des corps métalliques situés plus ou moins loin de leur point d’émission. Elles avaient, en effet, le défaut capital de se répandre dans tous les sens autour de ce point, absolument comme les ronds concentriques qui se forment dans une mare quand on y jette une pierre. Il en résultait que l’énergie initiale se diluait, s’émiettait, se vaporisait, pour ainsi dire, en se divisant sur une étendue de plus en plus grande, et, qu’à quelques mètres seulement de la source on ne pouvait plus en obtenir que des manifestations insignifiantes. Vous comprenez toujours ? Je suis clair ?

— Lumineux, affirma Amédée Florence.

— Bien avant moi, on avait remarqué que ces ondes sont comme la lumière, susceptibles d’être réfléchies, mais on n’avait tiré aucune conclusion de cette propriété. Or, grâce au métal extra-conducteur que j’ai découvert — celui-là même dont j’ai garni la crête de notre muraille — j’ai pu établir des réflecteurs tels que la presque totalité des ondes émises est dirigée dans le sens qui me convient. La force initiale est ainsi intégralement envoyée dans cette direction, et s’y transmet de proche en proche tant qu’elle n’a pas été consommée dans un travail quelconque. Le moyen de faire varier la fréquence de ces oscillations étant, d’une part, bien connu, j’ai pu imaginer des récepteurs d’ondes qui ne sont sensibles qu’à une fréquence déterminée. C’est ce qu’on appelle en physique la « syntonisation ». Un récepteur donné réagira donc à toutes les ondes ayant la fréquence pour laquelle il a été construit, et à celles-ci seulement. Le nombre des fréquences possibles étant infini, je peux établir, par suite, une infinité de moteurs parmi lesquels il n’en existera pas deux qui soient sensibles à des ondes identiques. On me comprend toujours ?

— C’est plus dur, reconnut Barsac. On suit tout de même.

— J’ai fini, d’ailleurs, dit Camaret. C’est par ce moyen que nous actionnons une quantité considérable de machines agricoles qui, toutes, reçoivent leur énergie à distance de l’un ou de l’autre des projecteurs qui hérissent cette tour. C’est également par ce moyen que nous dirigeons les guêpes. Chacune d’elles a quatre hélices et contient quatre petits moteurs de syntonisation différente, dont nous excitons, à notre choix, un ou plusieurs. C’est, enfin, par ce moyen que je pourrais détruire la ville entière, si la fantaisie m’en prenait.

— Vous pourriez d’ici détruire la ville !… s’écria Barsac.

— Très aisément. Harry Killer m’a demandé de la rendre imprenable, et je l’ai rendue imprenable. Sous toutes les rues, sous toutes les maisons, sous le Palais et sous cette usine même, sont déposées de fortes charges d’explosif accompagnées d’un détonateur en syntonisation avec des ondes de fréquences connues de moi seul. Pour faire sauter la ville, il me suffirait donc d’envoyer dans la direction de chaque mine des ondes de la fréquence correspondant à son détonateur.

Amédée Florence, qui prenait fiévreusement des notes, eut la velléité d’insinuer qu’on ferait peut-être bien d’user de ce procédé pour venir à bout d’Harry Killer, mais il se souvint à temps du peu de succès qu’avait rencontré sa suggestion d’employer les torpilles aériennes dans le même but, et il s’abstint prudemment.

— Et le grand pylône qui surmonte la tour ? demanda le docteur Châtonnay.

— J’y arrive, et ce sera ma conclusion, répondit Camaret. Pour ces ondes dites hertziennes, tout se passe, c’est même assez curieux, comme si elles étaient soumises à l’attraction, et, parties de leur point d’émission, elles retombaient lentement vers la terre, où elles iraient finalement se perdre. Si, donc, on veut qu’elles aillent loin, il faut les produire à une certaine hauteur. Pour moi, c’était d’autant plus nécessaire que je désirais les envoyer, non pas très loin, mais très haut, ce qui est encore moins facile. J’y ai réussi, cependant, tant grâce à un pylône d’une centaine de mètres relié à l’oscillateur, que grâce au réflecteur de mon invention dont l’extrémité du pylône est armée.

— Pourquoi envoyer des ondes en hauteur ? demanda Florence, qui ne comprenait plus.

— Pour faire pleuvoir. Tel est, en effet, le principe de l’invention que je projetais, quand j’ai connu Harry Killer, et que celui-ci m’a aidé à réaliser. Par le pylône et le miroir, j’envoie des ondes aux nuages, et j’électrise ainsi jusqu’à saturation l’eau qu’ils contiennent à l’état globulaire. Quand la différence de potentiel de ce nuage avec la terre ou avec un nuage voisin est devenue suffisant, ce qui n’est jamais très long, un orage éclate, et la pluie tombe. La transformation de ce désert en campagne fertile prouve, au surplus, l’efficacité du procédé.

— Encore faut-il avoir des nuages, fit observer le docteur Châtonnay.

— Bien entendu, ou tout au moins une atmosphère suffisamment humide. Mais, des nuages, il en vient nécessairement, un jour ou l’autre. Le problème était de les faire crever ici et non ailleurs. Maintenant que la campagne est cultivée, que les arbres commencent à pousser, un régime de pluies régulières a une tendance à s’établir, et les nuages deviennent de plus en plus fréquents. Dès qu’il en arrive un, je n’ai que ceci à faire, expliqua Camaret, en déplaçant une manette, et aussitôt, des ondes, issues d’une force électromotrice de mille chevaux, vont le bombarder de leurs milliards de vibrations.

— Merveilleux ! s’extasièrent les auditeurs de l’ingénieur.

— En ce moment, sans que vous en ayez la moindre conscience, poursuivit Camaret, que cette revue de ses inventions exaltait progressivement, les ondes s’écoulent par le sommet du pylône et vont se perdre dans l’infini. Mais je leur rêve un autre avenir. Je sens, je sais, je suis certain qu’elles pourraient s’adapter à cent usages divers, qu’il serait possible, par exemple, de correspondre sur toute la surface de la terre, par téléphone ou par télégraphe, sans qu’il soit besoin de fil pour réunir les postes correspondants.

— Sans fil !… s’écrient ses auditeurs.

— Sans fil. Que faudrait-il pour cela ? Peu de chose. Simplement que l’on imaginât un appareil récepteur convenable. Je le cherche, je suis même près du but, mais je ne l’ai pas encore atteint.

— Nous commençons à ne plus comprendre, avoua Barsac.

— Rien n’est plus simple, cependant, affirma Camaret, qui s’excitait de plus en plus. Tenez, voici un appareil Morse, couramment employé dans la télégraphie ordinaire, que j’ai intercalé pour mes expériences dans un circuit particulier. Je n’ai qu’à manœuvrer ces leviers — et, tout en parlant, il les manoeuvrait en effet — pour que le courant traducteur des ondes soit sous la dépendance de ce circuit. Tant que le manipulateur du Morse sera relevé, les ondes hertziennes ne passeront pas. Quand il sera baissé, au contraire, et seulement pendant qu’il le sera, les ondes s’échapperont par le pylône. Toutefois, ce n’est plus vers le ciel qu’il s’agirait de les projeter, mais dans la direction du récepteur supposé, en orientant convenablement le miroir qui les concentre et les réfléchit, si la direction de ce récepteur n’était pas connue, il suffirait de supprimer purement et simplement le miroir, comme je le fais en actionnant cet autre levier. Maintenant, les ondes que j’émettrais se répandraient dans l’espace de tous côtés autour de nous, et je pourrais télégraphier, sûr d’atteindre le récepteur où qu’il soit, s’il existait. Malheureusement, il n’existe pas.

— Télégraphier, dites-vous ?… demanda Jane Buxton. Qu’entendez-vous par là ?

— Ce qu’on entend d’ordinaire. Je n’aurais qu’à manœuvrer le manipulateur à la manière habituelle, en me conformant à l’alphabet Morse bien connu de tous les télégraphistes. Mais un exemple vous fera mieux comprendre. Si le récepteur hypothétique existait, vous vous empresseriez d’en profiter pour sortir de votre situation actuelle, j’imagine ?

— Sans aucun doute, dit Jane.

— Eh bien ! Agissons comme s’il en était ainsi, proposa Camaret en s’asseyant devant l’appareil

Morse. À qui télégraphieriez-vous, dans ce cas ?

— Dans ce pays où nous ne connaissons personne… dit Jane en souriant, je me demande à qui… Je ne vois guère que le capitaine Marcenay, ajouta-t-elle en rougissant légèrement.

— Va pour le capitaine Marcenay, fit Camaret, qui manœuvra, tout en parlant, le manipulateur du Morse suivant les longues et les brèves de cet alphabet. Où est-il, ce capitaine ?

— À Tombouctou, pour le moment, je crois, dit Jane, hésitante.

— Tombouctou, répéta Camaret en continuant à faire jouer le manipulateur. Maintenant, que lui diriez-vous, au capitaine Marcenay ? Quelque chose dans ce genre, je suppose : Jane Buxton…

— Pardon, interrompit Jane, le capitaine Marcenay ne me connaît que sous le nom de Mornas.

— Cela n’a aucune importance, puisque la dépêche n’arrivera pas, mais enfin, mettons Mornas. Je télégraphierais donc : Venez au secours de Jane Mornas, prisonnière à

Blackland…

Marcel Camaret s’interrompit.

— Et, comme Blackland est inconnue du monde entier, paraît-il, j’en préciserais la situation, et j’ajouterais : latitude 15° 50’nord, longitude…

Marcel Camaret quitta brusquement son siège.

— Bon ! s’écria-t-il, Harry Killer a coupé le courant.

Ses hôtes se pressaient autour de lui, ne comprenant pas.

— Comme je vous l’ai dit, expliqua-t-il, l’énergie nous arrive d’une station hydroélectrique installée à une dizaine de kilomètres en aval. Harry Killer nous a isolés de cette station, voilà tout.

— Mais alors, dit le docteur Châtonnay, les machines vont s’arrêter.

— Elles le sont déjà, répondit Camaret.

— Et les guêpes ?

— Elles sont tombées, cela n’est pas douteux.

— Harry Killer va donc pouvoir s’en emparer, s’écria Jane Buxton.

— C’est moins sûr, répliqua l’ingénieur. Montons au sommet, et vous verrez qu’il n’en sera rien.

On gravit rapidement les étages supérieurs, et on entra dans le cycloscope. Comme précédemment, on aperçut aussitôt la face extérieure de la muraille, y compris le fossé qui la bordait et au fond duquel gisaient les guêpes immobiles.

Sur l’Esplanade, les Merry Fellows poussaient des clameurs de triomphe. Déjà ils revenaient à la charge. Plusieurs d’entre eux sautèrent dans le fossé et portèrent la main sur ces guêpes mortes, qui les terrifiaient si fort quand la vie les animait.

Mais, à peine les avaient-ils touchées, qu’ils donnèrent des signes de malaise. S’en écartant avec effroi, ils s’efforcèrent de sortir du fossé. Aucun d’eux n’eut la force d’y parvenir, et, l’un après l’autre, ils retombèrent inanimés.

— Je ne donnerais pas deux sous de leur peau, dit froidement Marcel Camaret. Vous devez bien penser que j’avais prévu ce qui arrive, et que j’avais pris mes mesures en conséquence. En coupant le courant de la station, Harry Killer a déclenché ipso facto un dispositif grâce auquel des bonbonnes d’acide carbonique liquide ont déversé dans le fossé leur contenu qui est retourné immédiatement à l’état gazeux. Ce gaz, plus lourd que l’air, est resté dans le fossé, et ceux qui s’y trouvent maintenant vont inévitablement périr asphyxiés.

— Pauvres gens ! fit Jane Buxton.

— Tant pis pour eux, déclara Camaret, je ne peux rien pour les sauver. Quant à nos machines, j’avais également pris mes précautions. Depuis ce matin, on se tient prêt à substituer l’air liquide, dont j’ai fait une provision inépuisable, au courant de la station, comme agent moteur des appareils électriques. C’est fait maintenant, et voici les machines qui tournent. Les guêpes vont s’envoler de nouveau.

Les hélices des guêpes étaient, en effet, reparties dans leur giration vertigineuse, et ces engins avaient recommencé leur ronde protectrice, tandis que reculait jusqu’au Palais la foule des Merry Fellows abandonnant ceux des leurs qui gisaient dans le fossé.

Marcel Camaret se retourna vers ses hôtes. Il paraissait nerveux, agité même, d’une manière anormale, et la lueur inquiétante qu’on avait remarquée à plusieurs reprises troublait une fois de plus son regard.

— Nous pouvons dormir tranquilles, ce me semble, dit-il, tout gonflé d’une vanité un peu ingénue.